Les Deux Étoiles (Gautier)/9

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Librairie de Tarride (p. 125-135).



CHAPITRE IX.


La yole nagea encore quelque temps, jusqu’à la hauteur de Gravesend à peu près. La tempête s’était un peu apaisée, et le ciel, quoique toujours menaçant, laissait entrevoir quelques étoiles dans le bleu noir de la nuit, à travers les déchirures élargies des nuages. Les vagues, remuées jusque dans leurs profondeurs, s’agitaient lourdement et déferlaient en lames pesantes sur les berges du fleuve évasé en bras de mer ; le vent grommelait en s’éloignant, comme un chien hargneux et poltron qui vient de recevoir un coup de pied.

Une coque noire, surmontée d’esparres déliées comme des fils d’araignée, sortit de l’eau, et se dessina vaguement dans l’obscurité.

C’était la Belle-Jenny à l’ancre, et masquée jusque-là par un coude du fleuve. Tout semblait dormir à son bord : les écoutilles étaient soigneusement fermées, pas une lumière, pas un mouvement, rien que le cri des poulies fouettées par les derniers souffles de la rafale ; ce sommeil était trop profond pour être naturel. En effet, la belle Jenny ne dormait que d’un œil, car la yole ne fut pas plutôt dans ses eaux qu’une tête se leva au-dessus du bastingage, et se penchant vers le fleuve, murmura d’une voix basse mais distincte :

— Ohé ! là-bas, de la yole ! ohé ! est-ce vous ?

— Oui, répondit sur le même ton Saunders, et voici le mot de passe : « Le crabe marche de travers, mais il arrive. »

— Sage maxime, ajouta Mack-Gill en se présentant au sommet de l’échelle.

Le canot s’était rangé tout à fait sur le flanc de la Belle Jenny, et Saunders tenant toujours d’une main le bras d’Arundell, et de l’autre empoignant une des cordes de tire-veilles, commença à gravir l’échelle escarpée. Arundell eut un instant l’idée de se laisser tomber, mais la main de Saunders l’étreignait comme un étau, et d’ailleurs les autres compagnons, montant immédiatement après lui, avaient les doigts à la hauteur de ses talons, et l’eussent probablement retenu. Il eût pu aussi rouler dans le canot resté en bas.

Toute tentative d’évasion était donc impossible ; il continua son ascension aussi lentement que s’il eût monté les échelons de la potence, car il sentait que chaque pas qu’il faisait l’éloignait d’une immensité de miss Amabel. Son transport opéré avec tant de précaution et de mystère sur un vaisseau qui semblait l’attendre annonçait un projet médité depuis longtemps ; tous ces agents silencieux obéissaient à une volonté dont le but restait impénétrable pour lui. Que voulait-on faire de sa personne ? l’emmener dans une région lointaine, le retenir en otage pour obtenir une rançon de ses parents et de ses amis ? Aurait-il été la victime à Londres d’une de ces troupes de trabucaires qui emmènent leurs prisonniers dans la montagne, sauf à envoyer à la ville une oreille du captif en manière de sommation ?

— Et la femme, qu’en allons-nous faire ? dit Saunders qui était resté étendu dans le canot, après avoir confié sir Benedict Arundell aux soins de Jack et de Mack-Gill, à l’homme au manteau, toujours assis près de la poupe. La rejeter à l’eau après l’avoir sauvée, ce serait dur.

— Qu’on la monte là-haut, répondit brièvement l’homme embossé dans sa cape.

Edith avait écouté ce dialogue, où sa vie s’agitait comme si la question ne l’eût pas regardée ; elle tremblait convulsivement, et les bourdonnements de la folie passaient dans sa tête traversée d’éblouissements fébriles ; elle se laissa prendre et emporter comme un enfant malade par sa nourrice.

Saunders, habitué à de plus lourds fardeaux, gravit l’échelle vacillante avec la légèreté d’un chat, et eut bientôt déposé sur le pont miss Edith, qu’il adossa contre le mât, car elle se soutenait à peine, et ses membres inertes, n’étant plus guidés par aucune volonté, flottaient comme au hasard. L’homme au manteau ordonna à Saunders de la conduire sous l’entrepont, dans un endroit d’où elle ne pût rien voir et où elle ne pût pas être vue.

L’ordre fut aussitôt exécuté, et le pont de la Belle-Jenny, redevenu désert, ne résonna bientôt plus que sous les pas de l’homme au manteau qui se promenait sur le tillac, épiant la direction du vent, car Benedict avait aussitôt été conduit dans la cabine d’arrière par Jack et Mack-Gill, et soigneusement enfermé dans sa nouvelle prison.

Sa cabine était ornée avec assez d’élégance ; le lit, caché par de courts rideaux de damas, s’enfonçait dans un cadre de bois des îles. Un divan de crin noir, une table suspendue de manière à ce que son niveau ne fut pas dérangé par le roulis, et une petite lampe enclavée au plafond en formaient l’ameublement ; mais la fenêtre à laquelle Benedict courut d’abord était faite d’un rond de verre dépoli joint avec une précision parfaite et d’une épaisseur à ne laisser ni transparence ni espoir d’évasion. La porte paraissait également bien fermée.

Arundell, voyant que tout essai de fuite était impossible, alla s’asseoir dans l’angle du divan et resta là sans pensée et sans rêve, subissant son sort avec la patience morne du sauvage ou de l’animal captif : des suppositions, il était las d’en faire ; des projets, ils étaient inutiles. Perspicacité, intelligence, résolution, rien ne pouvait servir. Enveloppé d’inextricables réseaux par un ennemi inconnu, pauvre mouche prise dans la toile d’une araignée mystérieuse, il ne pouvait, en se débattant, qu’enchevêtrer ses ailes encore davantage, et que faire redoubler les fils qui le retenaient. Jouet d’un guet-apens horrible ou d’une trahison infâme, il lui fallait attendre son sort en silence. Fatigué des événements et des émotions de cette journée terrible, malgré son désir de rester éveillé pour observer les choses qui allaient se passer, il sentait malgré lui ses paupières s’apesantir. Quoique son esprit veillât, son corps dormait.

Pendant ce temps, la brise avait sauté, et le capitaine Peppercul, en train de déguster à petites gorgées un gallon plein de rhum pour se préserver du brouillard humide, interrompit cette douce occupation, et, sur l’avis de l’inconnu au manteau noir, qui avait observé les rhumbs du vent avec la sagacité d’un homme expérimenté aux choses de la mer, monta sur le pont en chancelant un peu. Comme le brouillard était extrêmement humide ce soir-là, en mortel plein de prudence, il s’était extrêmement prémuni. Mais le digne capitaine Peppercul n’était pas un gaillard à péricliter pour une mesure de spiritueux, et deux ou trois bouffées d’air frais lui eurent bientôt rendu tout son sang-froid.

— Capitaine, la marée nous favorise, le vent a changé, il faut mettre le cap sur la pleine mer ; notre expédition en Angleterre est finie, dit l’homme au manteau, en voyant paraître Peppercul.

— Entendre, c’est obéir, répondit celui-ci en parodiant à son insu la formule du dévoûment oriental ; car l’homme au manteau paraissait lui inspirer un respect mélangé de crainte, quoique de sa nature le capitaine Peppercul ne fût ni servile ni poltron.

L’ordre fut donné d’appareiller. Les barres d’anspect furent placées dans l’arbre du cabestan, et les matelots, pesant dessus de toute la force de leurs bras et de leurs poitrines, commencèrent leur manège circulaire en poussant sur un rhythme plaintif ce singulier gloussement composé de la plainte du vent, du sanglot de la lame, du cri de la mouette, et dans lequel l’inquiétude de la nature semble se mêler à l’effort humain. L’ancre dérapait, et déjà plusieurs tours de chaîne s’enroulaient au tambour et mouillaient le pont de leur dégoût.

À ces piaulements bizarres, aux piétinements réguliers qui les accompagnaient, Benedict, qui déjà ébauchait un rêve plein de catastrophes étranges et d’apparitions sinistres, vague image de ses aventures de la journée, comprit qu’on levait l’ancre et qu’on allait partir. Quoique ce détail n’aggravât pas beaucoup sa situation et qu’il fût au fond assez indifférent d’être captif dans une prison immobile ou dans une prison voyageuse, il se sentit pris d’une incommensurable tristesse : être prisonnier en Angleterre, sur un sol peuplé de ses amis qui le cherchaient, vivre dans l’air que respirait Amabel, c’était encore une consolation ; il ne pouvait plus compter sur les efforts de ses parents et de ses connaissances pour le retrouver. Comment suivre sa trace dans ce sillage qui se referme aussitôt en tourbillonnant ? Amabel était à jamais perdue pour lui !

Les cris singuliers continuaient toujours, et bientôt l’ancre relevée fut attachée aux amures ; les matelots, grimpés sur les huniers et sur les vergues, déferlèrent les voiles qui s’ouvrirent à la brise en palpitant avec bruit, comme des ailes d’oiseaux de mer qui voudraient s’envoler ; mais, retenues par les écoutes, elles se creusèrent, s’arrondirent, et donnant leur impulsion à la Belle-Jenny, la firent gracieusement pencher dans son sillage.

Mack-Gill, debout près de l’habitacle de la boussole, éclairée par une lueur tremblotante, tenait la roue du gouvernail, et guidant la Belle-Jenny, aussi sensible à l’impulsion qu’un cheval à bouche délicate à l’action du mors et de la bride, il la redressait, l’infléchissait, évitant les rencontres des navires et des barques, que les approches du jour commençaient à faire sortir de leur torpeur et qui se croisaient en tous sens sur le large fleuve.

Le matin commençait à se lever ; des lignes de lumière blafarde sillonnaient les épais bancs de nuages. Les feux rouges des bateaux-phares pâlissaient sensiblement, éteints par les lueurs du jour naissant ; les rives du fleuve, à peine visibles, reculaient à l’horizon, et les eaux jaunes bouillonnaient en lames plus larges. L’approche de la haute mer se faisait sentir, et la Belle-Jenny, bercée par le roulis, enfonçait et relevait sa proue entourée d’un flot d’écume.

Benedict à moitié assoupi se tenait accoudé sur son oreiller de crin lorsqu’un craquement de la porte le réveilla tout à fait.

Le panneau glissa dans la rainure, et l’homme au manteau noir parut sur le seuil de la cabine.

La chambre était sombre, et Benedict ne put tout de suite distinguer les traits de celui qui venait ainsi troubler sa solitude ; l’ombre du grand chapeau voilait encore sa figure et les plis du manteau dissimulaient sa taille.

Cependant l’intention du nouveau survenant ne parut pas être de prolonger plus longtemps son incognito, car il s’avança sous la petite lampe qui brûlait encore, jeta en arrière sa cape, ôta son chapeau, et découvrit aux regards surpris d’Arundell la tête de sir Arthur Sidney.

Arundell ne put retenir un cri de surprise.

Sir Arthur Sidney resta parfaitement calme en face de son ami, et comme s’il ne se fût rien passé d’extraordinaire. Les rayons de la lampe jouant sur les luisants satinés de son front lui faisaient comme une espèce d’auréole. Son regard était plein de calme, et ses traits exprimaient la sérénité la plus parfaite.

— Quoi ! c’est vous ! sir Arthur.

— Moi, revenu ce matin des Indes.

— Que signifie tout ceci, Arthur ? s’écria Benedict, ne pouvant plus douter de l’identité de Sidney.

— Cela signifie, répondit tranquillement Sidney, que je n’avais pas donné mon consentement à ce mariage, et qu’il a bien fallu l’empêcher. Voilà tout. Je vous demande pardon des moyens employés. Je n’en avais pas d’autres, j’ai pris ceux-là.

— Quelle prétention étrange ! répliqua Benedict, décontenancé par la simplicité froide de la réponse. Êtes-vous mon père, mon oncle, mon tuteur, pour vous arroger de tels droits sur moi ?

— Je suis plus que tout cela, je suis votre ami, répondit gravement Sidney.

— Singulière façon de le montrer que de détruire le bonheur de ma vie et de me plonger dans le plus affreux désespoir.

— Le chagrin passera, sir Arthur : les peines des amoureux ne sont pas de longue durée, le vent les emporte comme des plumes de mouette sur la mer. D’ailleurs, vous ne vous apparteniez pas, continua-t-il en tirant de sa poche un papier qu’il déploya devant Benedict.

Ce papier déjà jauni semblait écrit depuis longtemps, il était cassé à ses plis. L’écriture qu’il contenait avait dû changer de couleur ; les caractères en étaient roussâtres, on eût dit que pour les tracer le sang avait servi d’encre.

À l’aspect de ce papier d’apparence cabalistique, et qui ne ressemblait pas mal à la cédule d’un pacte avec le diable, sir Benedict Arundell parut embarrassé et garda le silence.

— Est-ce bien là votre signature ? dit Sidney en tenant le papier à la hauteur des yeux de Benedict.

— Oui, c’est bien mon nom et mon paraphe, répondit sir Benedict Arundell d’un ton résigné.

— Avez-vous librement posé là votre nom de gentilhomme ?

— Je ne puis dire qu’on m’ait forcé, répondit Arundell ; oui, j’ai mis là mon nom plein d’enthousiasme et de foi.

— Et c’est un serment formidable que celui renfermé dans cette lettre. Vous avez juré par tout ce qui peut lier sur cette terre où nous sommes, par le Dieu qui créa les mondes, par le démon qui les veut détruire, par le ciel et l’enfer, par l’honneur de votre père et la vertu de votre mère, par votre sang de gentilhomme, par votre âme de chrétien, par votre parole d’homme libre, par la mémoire des héros et des saints, sur l’Évangile et sur l’épée, et, au cas où notre religion ne serait qu’une erreur, par le feu et l’eau, sources de la vie, par les forces secrètes de la nature, par les étoiles, mystérieuses régulatrices des destinées, par Chronos et par Jupiter, par l’Achéron et par le Styx, qui autrefois liait les dieux. S’il est au monde une formule plus irrévocable, je l’ignore ; mais quand vous avez écrit ces lignes, vous avez cherché tout ce qu’il y a de plus redoutable et de plus sacré pour donner de la force au serment que ce papier contient.

— C’est vrai, répondit Arundell.

— J’avais besoin de vous, continua Sidney, et en vertu des droits que cet écrit me donne, je suis venu vous chercher, puisque vous ne veniez pas.

Benedict, comme accablé, baissa la tête et ne répondit point.

— Lorsque vous serez plus calme, continua Sidney, je vous dirai ce que j’attends de vous et ce que vous aurez à faire.

Cela dit, sir Arthur se retira, fermant après lui le panneau à coulisses, et la Belle-Jenny, poussée par un bon vent, entra dans la pleine mer.


FIN DU TOME PREMIER.