Trois contes (Moréas)/Les Deux Damoiselles

La bibliothèque libre.
Trois contesFrançois Bernouard (p. 33-42).



LES DEUX DAMOISELLES


Ayant défait dans une grande bataille le roi Manfred, le roi Charles le Vieux, ou le Premier, chassa les Gibelins de Florence et y fit rentrer les Guelfes. Un chevalier nommé Neri degli Uberti, qui était du parti des Gibelins, s’en alla, avec toute sa famille, dans un lieu solitaire où abondaient les oliviers, les noyers et les châtaigniers. Là il fit bâtir un logis agréable et commode, avec un clair vivier plein de poissons. Or, il arriva que le roi Charles, se promenant un jour d’été aux environs du logis de messer Neri, voulut visiter son jardin dont tout le monde racontait des merveilles. Le roi n’oublia point que ce chevalier était son ennemi, et c’est avec toutes sortes d’égards qu’il lui fit savoir son désir de souper le jour suivant dans son jardin, sans apparat, et accompagné seulement de quatre de ses gentilshommes. Messer Neri en fut fort content, et il reçut le roi dans son beau jardin, le mieux qu’il pouvait. Le roi admira et loua fort la maison et le jardin, puis il se lava les mains et vint s’asseoir à table, au bord du vivier, entre messer Neri et le comte Guido de Montfort, l’un de ses compagnons : et il commanda aux trois autres de servir. Le repas fut excellent en viandes et en vins, et le roi jouissait de la fraîcheur des ombrages, lorsque deux damoiselles, âgées chacune d’environ quinze ans, entrèrent dans le jardin. Leurs cheveux étaient de fin or, bouclés et enguirlandés de fleurs : et elles étaient vêtues de lin léger, blanc comme neige. Celle qui allait la première portait sur ses épaules une paire de filets à pêcher qu’elle tenait avec sa main gauche, et dans la droite elle tenait un long bâton. L’autre qui venait après avait sur l’épaule gauche une poêle, et sous le bras de ce même côté, un petit fagot de bois, et à la main un trépied : et de l’autre main elle tenait un pot d’huile et un petit flambeau allumé.

Arrivées devant le roi, les deux damoiselles lui firent la révérence avec grand respect : puis elles s’approchèrent du vivier à l’endroit de l’entrée : et celle qui portait la poêle la posa par terre avec le reste de sa charge et prit le bâton que l’autre damoiselle tenait. Alors toutes deux entrèrent dans le vivier, et l’eau leur venait plus haut que la ceinture.

Un des serviteurs de messer Neri alluma promptement le feu, et ayant mis la poêle pleine d’huile sur le trépied, il attendit le poisson que les damoiselles allaient lui jeter. Elles ne tardèrent pas à prendre du poisson en quantité, l’une fouillant l’endroit où elle savait qu’il se cachait, l’autre tendant le filet. Et le roi suivait cette scène avec attention et plaisir.

Lorsqu’elles eurent jeté assez de poisson au serviteur, qui le mettait vivant dans la poêle, les damoiselles commencèrent à prendre dans le vivier, parmi les plus beaux poissons, et à les jeter adroitement et avec beaucoup de grâce au roi. Ces poissons frétillaient sur la table devant le roi, qui s’amusait à en jeter à son tour aux damoiselles. Ils jouèrent ainsi jusqu’au moment où le poisson qui cuisait dans la poêle fut servi au roi.

Peu après, les damoiselles sortirent du vivier, ayant leurs vêtements tout humides. Elles saluèrent encore le roi avec la même retenue, puis elles rentrèrent au logis.

Elles étaient si belles et gracieuses, que le roi se sentit devenir amoureux, sans savoir encore lui-même laquelle des deux il préférait, car elles se ressemblaient jusqu’au miracle.

Enfin, sortant de sa rêverie, le roi se tourna vers messer Neri et lui demanda qui étaient ces deux damoiselles. Et messer Neri répondit :

— Sire, ce sont mes filles, et elles sont jumelles : l’une se nomme Ginevra la belle, et l’autre Isotta la blonde.

Le roi loua fort la beauté des jeunes filles et conseilla à messer Neri de les marier.

— Sire, répondit celui-ci, ma fortune ne me permet plus de le faire.

Il ne restait à servir que les fruits, et les deux damoiselles revinrent, en cotte d’un taffetas fort beau, et portant deux grands bassins d’argent pleins de divers fruits. Elles posèrent les fruits sur la table, devant le roi, et, s’étant mises un peu en arrière, elles commencèrent à chanter fort agréablement.

Le roi les écoutait ravi, car leurs voix étaient douces et bien timbrées.

Après avoir chanté, les deux damoiselles s’agenouillèrent devant le roi en demandant congé. Et le roi l’accorda, quoique à regret.

Bientôt, le roi et ses compagnons montèrent à cheval et quittèrent messer Neri pour retourner chez eux. Le roi cachait sa passion, qui allait, en vérité, à la belle Ginevra : mais, il n’y avait pas d’affaire, tant grave fût-elle, capable de lui faire oublier la beauté de la jeune fille. Aussi, il n’était jamais à court de prétextes lui permettant de visiter messer Neri et de voir sa fille. Et quand il s’est senti tenu par l’Amour comme un oiseau qui s’est englué les ailes, il délibéra d’enlever la belle Ginevra, et il découvrit son dessein à son confident, le comte Guido, qui lui répondit, en seigneur sage et vertueux :

— Je m’étonne, Sire, de vous entendre parler ainsi, car je vous connais mieux que tout autre, et depuis votre enfance. Quelle trahison méditez-vous ? Quoi ! priver de sa fille ce chevalier qui vous reçut avec tant de respect et de confiance !… Prenez garde, Sire ! la victoire que vous avez remportée sur Manfred est bien glorieuse, certes : mais celle que vous pourriez remporter sur vous-même le serait davantage.

— Hélas ! répondit le roi, ce que vous me demandez me coûte en ce moment plus que vous ne pouvez penser. Cependant, je vous montrerai bientôt que si je sais vaincre les autres, je sais aussi me surmonter moi-même.

Le roi alla voir messer Neri, et quelque temps après, il maria et dota, avec son consentement, ses deux filles. Il donna Ginevra la belle à messer Matteo da Palizzi, et Isotta la blonde à messer Giuglielmo della Magna, tous deux nobles chevaliers et seigneurs.

Puis le roi s’en alla promener dans la Pouille sa grande tristesse. Et, à la fin, sa volonté dompta si bien sa passion, qu’elle le laissa en paix le reste de ses jours.