Les Deux croisières/Partie 1/09

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La Renaissance du livre (p. 72-83).


IX


C’est le dernier jour…

Dès l’aube, tout le monde est sur le pont. Le Pennland entrera dans la rade de New-York vers trois heures.

Le ciel resplendit. La mer a une douce couleur d’absinthe laiteuse. Des algues sombres font serpenter leur chevelure le long des flancs du navire et de grosses bulles éclatent, pétillent continuellement à la surface de l’eau molle.

Des voiliers, des paquebots empanachés de fumées, toute une flottille de bateaux pêcheurs apparaissent au loin. On hume comme une vague odeur de boue.

Tous les yeux, enflammés, pointent sur le bas du ciel et croient déjà entrevoir, tant l’impatience illusionne les sens, les premières bandes terrestres. Mais l’Amérique reste invisible ; elle est encore bien au-delà de cette ligne bleuâtre qui borne l’horizon.

Sur le haut-pont, les passagers mènent grand bruit autour du doctor Pimley qui tient comiquement dans ses bras un joli tonnelet, cerclé de cuivre. Après un boniment du petit homme, misses et gentlemen déposent une pièce d’or sur un plateau ; puis enfonçant la main dans le tonnelet ils en retirent un mince tuyau de papier.

C’est le « jeu du pilote ». Chaque bateau du pilotage porte, tracé en chiffres immenses sur sa brigantine, un numéro d’ordre. Le passager à qui la chance réserve le numéro du bateau amenant le pilote à bord gagne toutes les mises.

Le tirage est vite terminé : l’enjeu dépasse mille francs.

Toutes les dames se précipitent aux bordages, ajustent des lorgnettes. Leur fièvre gagne les émigrants. Bientôt il n’y a plus personne qui n’interroge anxieusement l’horizon.

Soudain un cri tombe de la hune.

He comes !

C’est une bousculade indescriptible.

— Le voilà, c’est lui, le pilote, le pilote !

On trépigne, on se hausse sur les pointes, tandis que les officiers sourient avec indulgence devant cette puérile frénésie qui se répète au terme de chaque voyage.

Oui, c’est le bateau-pilote. Il arrive, penché, toutes voiles dehors. Parfois, dans ses bordées, on aperçoit une tache noire dans le haut de sa brigantine ensoleillée. C’est le numéro ; mais il défie encore les plus fortes jumelles.

Des loustics crient :

— C’est dix ! Non, c’est dix-neuf ! C’est vingt-quatre !

Le voilier grandit. On se met à interpeller la vigie, mais celle-ci demeure imperturbable, sa longue-vue obstinément braquée sur le petit bateau.

Tout à coup, dans un silence, elle crie :

Thirty three ! All right !

Une immense clameur lui répond.

C’est une jeune miss qui gagne les enjeux !

Cependant le petit bateau approche avec vitesse. C’est un cutter, coquettement gréé, d’une légèreté admirable. Ses grandes ailes le font bondir et ricocher sur le flot. Il fonce droit sur le steamer, quand tout à coup, par une belle manœuvre, il vire, s’incline vers nous comme dans un salut de bienvenue.

Puis, après une petite fantasia de voltes et virevoltes, il laisse tomber toute sa toile.

Deux hommes ont déjà sauté dans la chaloupe de remorque.

L’un s’empare des rames, tandis que l’autre reste debout, tenant un sac sous le bras. L’esquif aborde bientôt notre vaisseau.

Alors, retentissent des acclamations, des hurrahs frénétiques, quand le pilote, enjambant la rampe, tombe légèrement sur le pont et salue l’équipage.

Une émotion inexprimable s’empare des passagers ; les femmes palpitent, pleurent ! Tout le monde veut serrer la main de cet homme qui montre un visage inconnu et nous apporte les pensées de la terre.

Enfin, le capitaine vient délivrer le héros silencieux qui lui remet sa valise gonflée de journaux et de lettres.

Après quoi, se frayant à grand’peine un passage au milieu de la foule, le pilote monte sur la passerelle.

C’est un solide gaillard dont la figure douce, fleurie d’une belle barbe blonde, contraste avec ses muscles puissants.

Quand il salue de la main les blanches voiles qui l’ont amené et que nous laissons en arrière, il semble un Lohengrin en jersey, disant adieu à son cygne aimé ! Mais il a saisi la barre : dès lors, indifférent aux rumeurs sympathiques qui ne cessent de monter jusqu’à lui, il ne s’occupe plus que de la course du navire.

Cependant le pont s’encombre de malles, de caisses, de paniers, de bagages de toutes sortes, autour desquels les émigrants s’agitent avec anxiété.

La circulation devient difficile. Les manœuvres provoquent la joie des enfants qui bondissent comme des chevreaux. Ils deviennent si encombrants qu’il faut les renvoyer dans l’entrepont.

Enfin, vers midi, une ligne pâle-grise comme un lavis à l’encre de Chine, apparaît au lointain.

Sandy Hook !

On se rue à l’avant. Tous, les yeux exorbités, nous crions : « Sandy Hook » ! sans bien savoir ce que c’est.

On entend maintenant le rugissement, le roaring des bouées à air qui guident les vaisseaux au milieu de la nuit et de la ouate des brouillards que nulle lumière ne saurait percer.

À de courts intervalles, d’immenses paquebots croisent le Pennland, qu’ils saluent de leur pavillon.

Mais la côte cendrée s’élève lentement au-dessus de la mer ; déjà l’on distingue des hautes maisons solitaires qui semblent suspendues entre le ciel et l’eau.

Tout à coup, le Pennland frôle une balise : c’est la première ; il vient d’embouquer le chenal.

Alors, ébloui, ivre de lumière, je descends dans le steerage pour reposer mes yeux. Et, justement, la petite Eva Linnet arrive à ma rencontre, toute parée et souriante. Elle se jette dans mes bras et, longtemps, je la retiens sur mon cœur.

Je prends entre mes mains sa tête angélique, aux belles boucles blondes ; je la contemple longuement, afin que ce doux visage reste pour toujours gravé dans ma mémoire. Encore quelques heures et ce sera la séparation. Je ne la reverrai jamais ! Ah ! vrai, je ne savais pas que je l’aimais tant !

En ce moment, des clameurs se font entendre et l’entrepont résonne sous le cloutis des grosses semelles.

Le clerk apparaît à la porte de l’escalier et me crie :

— Monsieur, Monsieur, venez donc, voilà New-York !

D’un bond, je suis sur le tillac. Spectacle grandiose ! New-York surgit dans les lumineuses vapeurs de l’Hudson.

Cependant Mr. Evans, armé d’horribles jumelles, me nomme les monuments, les hautes tours, désigne l’emplacement des principaux quartiers de la ville…

Je me sauve à l’arrière, déserté par tous et là, appuyé contre la dunette, j’admire la cité surprenante, l’Hudson immense et turbulent, plein de vaisseaux.

Un sentiment de triomphe oppresse ma poitrine. Le voyage finit dans l’apothéose attendue. Je peux maintenant braver l’ironie familiale…

Je regarde, sans me rassasier, frémissant d’orgueil, quand une femme s’approche de moi.

C’est la jolie mâdchen que je cherche depuis ce matin. Je ne puis réprimer un geste de joyeux étonnement. Alors, d’une voix lente, pénétrée, avec un accent très pur :

— Ah, Monsieur, comme c’est beau n’est-ce pas !

À ces mots, j’écarquille les yeux et demeure stupéfait :

— Vous savez le français, Mademoiselle !

Elle sourit :

— C’est la langue que je parle de préférence.

— Vous saviez le français, vous saviez le français ! fais-je avec exaltation. Comme c’est mal à vous ! Ah, si vous aviez voulu, nous aurions été moins malheureux !

Elle secoue doucement la tête :

— C’est vrai, dit-elle, peut-être aurions-nous été moins tristes pendant quelques heures. Mais aujourd’hui, est-ce que nous ne serions pas tristes pour jamais !

Elle fixe sur moi ses clairs yeux bleus :

— Je ne suis pas Allemande, comme vous pensez, mais Luxembourgeoise. Je viens de Remich, et vais avec mon cousin dans le Kentucky, auprès d’un oncle qui veut bien nous recueillir. Nous sommes orphelins. Bientôt, je serai loin, mais, je le jure, je garderai toujours le souvenir de vos bontés. Je vous remercie de tout mon cœur…

Je la regarde éperdu, douloureusement charmé, voulant encore entendre ses dolentes paroles qui me bouleversent l’âme de joie et d’angoisse.

Sa voix s’altère, s’entrecoupe de soupirs ; des larmes jaillissent de ses yeux :

— Et vous, dit-elle en saisissant mes mains, est-ce que vous m’oublierez ?

Alors, dans une explosion de tendresse muette et désespérée, je l’attire dans mes bras et la presse contre ma poitrine avec tout ce qu’il me reste de force…

Sur le quai de Jersey-City, elle se retourne une fois encore et m’envoie de la main le suprême adieu.

Puis, entraînée par son compagnon, elle disparaît au milieu de la foule des émigrants dans le hall de la douane.

Je cache mes yeux. Je ne mens plus à mon émotion. Je pleure sans honte, comme les héros de George Sand…

— Eh bien, s’écrie gaiement derrière moi Mr. Evans en frappant mon épaule, qu’en dites-vous jeune homme ? Hein, c’est plus drôle qu’au départ ? Allons, habillez-vous tout de suite ; nous irons jeter nos lettres au Post-Office…