Les Ducs et la cour d’Urbin

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LES DUCS


ET


LA COUR D’URBIN.




Memoirs of the dukes of Urbino, by James Dennistoun ; 3 vol. Londres, Longman, 1851.




L’art italien aux XVe et XVIe siècles a été l’objet de tant d’études et de travaux successifs, qu’il semble à peu près impossible d’ajouter quelque chose à la somme des renseignemens que l’on possède. Ce n’est cependant qu’en l’envisageant dans son ensemble que l’on peut croire ce sujet épuisé, et si les points essentiels en ont été suffisamment éclaircis, quelques-unes de ses particularités les plus curieuses demeurent encore assez obscures. Ainsi l’on n’a jamais nettement attribué aux souverains des petits états de l’Italie la part qui leur revient dans les progrès accomplis à l’époque de la renaissance. Les histoires générales n’assignent point de place parmi les promoteurs de cette grande révolution intellectuelle aux Malatesta de Rimini, aux Gonzague de Mantoue, aux Montefeltro d’Urbin, et les noms de ces hommes qui favorisèrent de tout leur pouvoir le développement des arts figurent presque uniquement dans l’exposé des ligues politiques ou dans le récit des guerres contemporaines. En parcourant les biographies des poètes et des peintres, on les trouve, il est vrai, cités avec honneur, mais de loin en loin et sans qu’on s’y arrête, tandis que les Médicis sont glorifiés à chaque page et paraissent seuls mériter l’attention. Certes, la famille à laquelle appartiennent Côme, Laurent et Léon X est plus illustre qu’aucune autre; il n’en est pas qui ait plus puissamment dirigé la marche de la civilisation moderne en Italie: si heureux toutefois qu’aient été ses efforts. il ne faut pas y voir une impulsion isolée, et l’on serait aussi peu autorisé à réclamer pour les Médicis le monopole du goût et des encouragemens efficaces qu’à leur refuser le premier rang parmi les protecteurs des arts. À leur suite, sinon à côté d’eux, il est juste de placer plusieurs seigneurs des états voisins de la Toscane, et les princes des deux dynasties qui régnèrent sur le duché d’Urbin sont peut-être ceux qui présentent le plus de titres et les droits les mieux établis.

Au milieu des troubles auxquels l’Italie fut livrée depuis le XVe siècle jusqu’au XVIIe troubles qu’ils ne suscitèrent jamais, dont ils furent quelquefois les modérateurs et souvent les victimes, les ducs d’Urbin se transmirent, comme une tradition héréditaire, l’amour des lettres, des sciences et de tous les travaux de l’esprit. Quelques-uns d’entr’eux ajoutèrent à ces nobles inclinations la gloire militaire : tous gouvernèrent leur peuple avec sagesse et loyauté. Cependant, malgré tant de souvenirs honorables attachés à leurs noms, les ducs d’Urbin n’avaient pas trouvé d’historien. Même dans leur pays, il ne s’était rencontré que quelques biographes, et les travaux, très recommandables d’ailleurs, de Muzio, de Leoni, de Baldi, ne nous font guère connaître que quelques pages de l’histoire des maisons de Montefeltro et della Rovere. Il appartenait à un écrivain étranger de nous la donner complète. À force de soins et de recherches patientes, M. Dennistoun a réussi à rassembler les documens épars dans une multitude de livres ou dans des manuscrits ignorés, et il en a composé, sous le titre modeste de Mémoires, une véritable histoire des ducs d’Urbin.

Bien que les événemens politiques auxquels ces princes se trouvèrent mêlés aient surtout préoccupé M. Dennistoun et constituent le fond même de son livre, les détails relatifs à des événemens d’un autre ordre y tiennent encore assez de place pour mettre en relief sous tous ses aspects l’influence exercée sur l’Italie par les cours d’Urbin et de Pesaro. M. Dennistoun a donc fort élargi une voie à peine frayée par ses prédécesseurs. Si nous évitons de l’y suivre pas à pas en la parcourant à notre tour, si nous insistons sur plusieurs points qu’il a voulu seulement reconnaître, c’est que nous nous proposons de ne juger dans l’histoire des ducs d’Urbin que les faits où les arts et les lettres se trouvent directement intéressés; nous ne ferons qu’analyser les autres sans prétendre les examiner tous, et seulement pour rendre intelligibles certaines circonstances qui se rattachent à la vie ou aux travaux des écrivains et des artistes. S’il s’agissait des Médicis. un pareil procédé ne serait pas de mise. Les moyens dont ils usèrent pour établir leur domination, leurs intrigues pour l’étendre on la consolider, tout, jusqu’aux guerres qu’ils entreprirent, est si intimement lié à leur action sur l’art italien, qu’il semble impossible de séparer leur rôle de Mécènes de leur existence politique. Les excès de malheur et de crime auxquels la fatalité les condamne, ces horribles tragédies de famille qui s’accomplissent au fond de leur palais, jettent d’ailleurs sur le règne des descendans de Côme un éclat sinistre, un reflet de la destinée des Atrides. La physionomie des ducs d’Urbin, beaucoup moins imposante sans doute, a plus d’unité, de sérénité et de charme. Aucun de ces princes ne fut, à proprement parler, un grand homme; mais il n’en est pas un qui n’ait aimé sincèrement le bien, et leur gloire plus humble est pure de ce mélange de vices qui souille la gloire des Médicis. Dans le domaine des arts, bien d’autres points de dissemblance se révèlent entre les deux familles. L’une disposait de ressources immenses, et son opulente protection n’avait qu’à seconder le développement du génie sur un sol favorisé où il germait de lui-même; l’autre eut d’abord tout à créer, et, avec une autorité et des richesses infiniment plus restreintes, elle parvint à faire d’un peuple à demi barbare une colonie d’artistes et d’érudits. Les goûts raffinés des ducs d’Urbin donnent à cette race d’amateurs et de bibliophiles couronnés, pour ainsi dire, un caractère d’autant plus digne d’étude qu’il se retrouve tout entier dans les œuvres écloses sous leur douce influence. Rarement ces œuvres portent l’empreinte de la force et de la grandeur; mais, depuis les écrits de Bembo et de Castiglione jusqu’aux poésies de Guarini, elles respirent la grâce et l’exquise élégance. Veut-on de plus illustres exemples? Deux noms résument la diversité des tendances qui régnèrent à Florence et à Urbin. Les impérieuses créations de Michel-Ange ne sont pas sans analogie avec l’absolutisme et la fierté des Médicis; la perfection harmonieuse de Raphaël rappelle au contraire la puissance bienfaisante et l’éclectisme savant des princes de Montefeltro.

Il serait d’ailleurs assez difficile de cheminer sur les traces de M. Dennistoun dans la voie pleinement historique où il s’est engagé. Il lui arrive plus d’une fois de perdre de vue le but qu’il s’est proposé en y entrant; de peur de rien omettre, il se laisse distraire par les objets environnans et se détourne volontiers pour les regarder de près et les décrire. Ces digressions fréquentes embarrassent le récit et jettent quelque confusion dans la classification des faits. Ainsi la conjuration des Pazzi, le sac de Rome par les troupes impériales, semblent trop complaisamment racontés. De tels événemens ne pouvaient assurément être passés sous silence; mais ne suffisait-il pas d’en indiquer la corrélation avec les phases diverses de l’histoire des ducs d’Urbin? Ailleurs, au milieu de l’énumération des peintres d’Urbin, une longue page est consacrée à fra Angelico da Fiesole, qui ne se rattache à ces artistes que par sa liaison avec l’un d’entre eux, liaison fort passagère du reste, et qu’il était tout au plus nécessaire de rappeler incidemment. Il n’est pas inutile d’ajouter que M. Dennistoun possède deux tableaux: de fra Angelico, et que peut-être il n’aura pu résister à la tentation de nous l’apprendre, quitte à nous dérouter un peu. De là aussi la surprise qu’on éprouve en voyant les estampes qui ornent ces volumes. A côté des portraits de personnages de la cour d’Urbin figurent deux compositions tout-à-fait étrangères à la matière de l’ouvrage, et qui appartiennent à l’école florentine. Je me trompe, l’une de ces compositions attribuées à fra Angelico serait, si la gravure est fidèle, d’une authenticité au moins douteuse : elle a toute l’apparence d’une production de l’école d’Ombrie; il serait donc possible que, malgré la signature qu’elle porte, et contre le vœu de l’auteur des Mémoires, elle fût ici beaucoup moins déplacée qu’il ne semble au premier abord. On aurait mauvaise grâce à pousser plus loin les critiques et à faire ressortir les imperfections d’un livre qui n’a que le tort d’être trop rempli. M. Dennistoun est allé de lui-même au-devant des reproches. En livrant au public le résultat de ses très estimables travaux, il ne prétend fournir que des renseignemens. Il n’a tracé, dit-il, qu’une esquisse (a sketch having no pretensions to a history); mais il lui serait facile de convertir cette esquisse en tableau, et d’ajouter, par le sacrifice de quelques accessoires, au relief et à l’éclat des morceaux essentiels.

Ces réserves une fois faites, il n’y a plus qu’à louer l’exactitude scrupuleuse avec laquelle M. Dennistoun a présenté les événemens et l’esprit de justice qui lui a dicté ses opinions sur les hommes. Il n’exagère pas plus l’importance de ses héros qu’il ne cherche à atténuer les vices de quelques personnages voués à l’infamie. Exempt de cette manie de réhabilitation qui, de notre temps, a inspiré plus d’un écrit coupable où le crime est expliqué par les nécessités politiques et absous eu quelque sorte en considération de son énormité même, il ne rajeunit pas par des louanges paradoxales les figures vieillies sous les stigmates de l’histoire. César Borgia n’est à ses yeux rien de plus qu’un franc scélérat, et les faits prouvent assez qu’en jugeant ainsi le fils d’Alexandre VI, on ne court pas le risque de méconnaître un grand homme. La lâcheté de Laurent II de Médicis, l’immoralité de l’Arétin, la félonie du connétable de Bourbon, sont flétries comme elles méritent de l’être. En un mot, l’historien des ducs d’Urbin montre le bien et le mal là où ils se trouvent, et où, tout compte fait, la postérité a eu raison de les voir. Il n’écrit pas pour contredire l’opinion, il écrit surtout pour achever de l’instruire, et ce rôle de simple narrateur semble aujourd’hui si peu recherché, qu’il y a lieu de féliciter M. Dennistoun d’y avoir borné son ambition.


I. — DUCS DE LA MAISON DE MONTEFELTRO.

Le duché d’Urbin, formé d’une partie de l’ancienne Ombrie, comprenait à peu près le territoire qui s’étend de la mer Adriatique à la Toscane et de la Marche d’Ancône à Rimini. La maison de Montefeltro, qui régna la première sur ce petit état, tirait son origine des comtes de Carpegna, devenus, vers le milieu du XIIe siècle, comtes de Montefeltro. Dans le siècle suivant, les comtes de Montefeltro ajoutèrent à ce titre celui de comtes d’Urbin, et l’un d’eux, le comte Guido, fut au nombre des plus célèbres guerriers de son époque. Chef du parti gibelin en Romagne, il avait acquis au dehors une si grande réputation militaire, que les Pisans s’adressèrent à lui pour repousser les Guelfes de Florence et de Lucques, et n’hésitèrent pas à le déclarer seigneur de leur ville, afin de s’assurer sa protection. Guido exerça trois ans cette autorité souveraine, et l’on a conjecturé quelquefois qu’Ugolin subit son terrible supplice pendant la durée de sa seigneurie. Cependant ni Villani, ni Dante ne mêlent le nom du comte de Montefeltro à ceux des persécuteurs d’Ugolin, et le silence du poète est surtout significatif : on ne saurait l’attribuer à un excès d’indulgence. Puisqu’un chant tout entier de l’Enfer consacre la mémoire des forfaits de Guido, il est permis de supposer, en n’y voyant pas figurer celui-là, que le comte n’y eut point de part, et l’on a bien assez, en ce qui le regarde, des accusations formelles, sans y joindre, par surcroît les soupçons.

Après la paix que ses exploits avaient value aux Pisans, Guido, de retour à Urbin, s’était réconcilié avec le pape. Deux fois excommunié, il avait fini par se montrer fils soumis de l’église, et, de peur de rechute, il s’était retiré dans le couvent de franciscains récemment fondé à Assise. Il y faisait pénitence de sa vie passée, lorsque Boniface VIII envoya ses troupes assiéger Palestrine. pour réduire une place aussi forte, le pape avait besoin des conseils d’un homme expérimenté. Il vint trouver le vieux moine de Montefeltro, et, tout en sollicitant le secours de ses lumières, il commença par lui accorder l’absolution de ce retour vers les pensées mondaines, mesure prudente, et qui leva si bien les scrupules de Guido, qu’au lieu d’un moyen stratégique il en indiqua deux : l’assaut pendant la nuit, ou, ce qui lui semblait plus sûr, les promesses frauduleuses. Des deux avis, Boniface préféra le second. Palestrine se rendit sur la foi de conventions que le pape se garda bien de respecter, et Guido put s’applaudir d’un succès qu’il avait préparé du fond de son cloître; mais, dix ans plus tard, Dante immortalisait le crime et les complices, maudissant à la fois « le prince des nouveaux pharisiens » et ce fils de saint François, qui avait. « comme le renard, pratiqué toutes les ruses et connu toutes les voies couvertes. »

Pendant plus de cent années, l’histoire des descendans de Guido n’offre qu’une succession de troubles et de luttes tantôt avec les légats des papes, tantôt avec les seigneurs de Rimini. Dépossédés de leurs fiefs, les comtes de Montefeltro ne les recouvrent qu’à la fin du XIVe siècle. Enfin, vers 1443, le comte Odd’Antonio reçoit du saint-siège le titre de duc d’Urbin. Ce prince, qui ne signala sa courte vie que par des débauches et des cruautés monstrueuses[1], périt assassiné dans son palais, et le peuple d’Urbin appela d’une voix unanime Frédéric, fils naturel du dernier comte, à occuper le trône que la mort d’Odd’Antonio laissait vacant. C’est à partir de ce moment que commence la gloire de la dynastie des Montefeltro, et qu’une ère de civilisation et de progrès s’ouvre pour le duché d’Urbin,

Lorsque Frédéric succéda à son frère, il n’avait encore que vingt-deux ans, et déjà il s’était distingué par plus d’une action d’éclat dans les guerres, presque continuelles alors, entre les papes et les vassaux de l’église. Ses goûts studieux l’avaient d’autre part mis en relation avec les savans italiens les plus renommés, et l’un de ceux-ci, Victorin de Feltre, qui tenait à Mantoue une école célèbre, avait compté le jeune prince parmi ses auditeurs les plus assidus. L’éducation publique venait d’être mise à la mode en Italie, grâce aux efforts du marquis de Mantoue. Il arrivait souvent que les fils des nobles et les enfans du peuple se rencontrassent sur les mêmes bancs; mais il n’en allait pas ainsi de l’éducation des princes. Ce fut une nouveauté que de voir Frédéric, issu d’une race souveraine et déjà parvenu à l’âge d’homme, suivre en simple écolier les leçons d’un grammairien, comme on disait alors assez improprement. Il s’agissait en effet, dans ces cours, de bien autre chose que de grammaire : la théologie, la dialectique, la politique même, servaient de texte aux dissertations des professeurs aussi communément que la science des langues; et, pour ce qui est de Victorin, Tiraboschi, en parlant de lui, s’étonne qu’il se soit rencontré, dans un siècle encore grossier, un philosophe si clairvoyant, un moraliste si profond. Victorin d’ailleurs ne se bornait pas à exposer des théories: il entretenait à ses frais les enfans dont les familles étaient pauvres, et consacrait au soulagement de toutes les infortunes le gain qu’il tirait de ses travaux. Il exerça sur Frédéric la double autorité des enseignemens et de l’exemple, et, comme il vécut jusqu’en 1447, on peut supposer qu’il ne fut pas étranger aux premiers actes du règne de son ancien élève. Peut-être les mesures de justice que prit Frédéric à son avènement lui furent-elles inspirées par les conseils de cet homme de bien.

Sous le règne du disciple de Victorin, le pays d’Urbin se trouva pour la première fois soumis à une administration régulière; les attributions des magistrats furent définies et respectées, les impôts équitablement répartis. Il y avait loin de ce gouvernement paternel au régime d’exactions pratiqué par les légats et les anciens comtes. Aussi ces progrès alarmèrent-ils les seigneurs des états environnans. Un homme d’humeur fort opposée à toute réforme libérale, Sigismond Malatesta, se chargea de défendre la cause commune et de couper court aux dangers de la contagion. Dans cette pensée, et un peu aussi dans celle de s’emparer des possessions de son voisin, il organisa contre Frédéric une conspiration qui fut découverte à propos. N’ayant pu réussir à faire assassiner ce prince, il essaya d’un autre moyen pour se débarrasser de lui, et, sans perdre de temps à chercher des prétextes, il lui déclara la guerre : guerre longue et acharnée, féconde en alternatives de toute espèce, au bout desquelles Malatesta fut obligé de rendre les places dont il s’était emparé et de souscrire à une paix honteuse. Sa mort donna lieu à de graves contestations, et sa succession fut vivement disputée. pour tout autre que Frédéric, l’occasion eût été belle de se venger sur la famille d’un ennemi de tous les maux passés, et de trancher la difficulté survenue entre les seigneurs de Rimini et le saint-siège par l’occupation à son profit du territoire en litige; mais il ne se laissa pas aller à la tentation, et ce fut au contraire grâce à son entremise que la souveraineté des Malatesta fut rétablie sur Rimini. Un tel acte de générosité n’était pas dans les mœurs des hommes de ce siècle, et les Médicis entre autres n’avaient pas coutume de se montrer aussi désintéressés. Peut-être auraient-ils, comme Frédéric, consenti à laisser la dynastie régnante en possession de l’héritage; mais, dans ce cas, ils n’auraient pas manqué de mettre un prix à leur clémence et d’enrichir leur trésor ou les galeries de leurs palais de quelques précieuses dépouilles. La magnificence des Médicis ne s’inspira pas toujours de l’amour des beaux-arts ni même des calculs de la politique; elle ne fut souvent qu’un déguisement de l’avidité, et Pierre Ier, usant d’abord de l’autorité que lui transmet son père pour se rembourser sans miséricorde des avances faites aux cliens de sa famille et à ses propres partisans, n’est-il pas fort au-dessous de Frédéric refusant de profiter, à peu près à la même époque, de la ruine de ses ennemis?

La guerre soutenue contre Sigismond Malatesta n’avait pas duré moins de vingt-quatre ans. Toutefois il ne s’était pas écoulé un moment de trêve sans que Frédéric en profitât pour continuer à l’intérieur son œuvre de civilisation. Il ouvrait des écoles, élevait des monumens où il accumulait les objets d’art, et formait la célèbre collection de manuscrits et de livres qu’augmentèrent encore ses successeurs, et qui est aujourd’hui l’une des richesses du Vatican. Cette bibliothèque d’Urbin ne fut pas, connue on l’a prétendu, la première bibliothèque publique en Italie. A Florence Côme de Médicis, à Rome Nicolas V, en avaient déjà créé de semblables, ou plutôt Nicolas V les avait créées toutes deux[2], et le double catalogue composé par les soins de ce savant pontife guida Frédéric dans les recherches où il apporta toute sa vie l’ardeur d’un érudit et d’un curieux. Plus d’une fois, il lui arriva de les poursuivre jusque sur les champs de bataille, — témoin ce jour où, de tout le butin enlevé par son armée à la prise de Volterre, il s’empressa de réclamer pour sa part une Bible hébraïque qu’il emporta précieusement à Urbin. La conquête de ce manuscrit était la seule qu’il fit alors pour son propre compte. En s’emparant de la ville de Volterre, il agissait comme général des Florentins, à la solde desquels il s’était mis, comme il avait été, quelques années auparavant, au service du duc de Milan, puis à celui du roi de Naples. Tel était l’usage de ce temps. — Lorsque les souverains des petits états de l’Italie n’étaient pas en guerre pour défendre leurs droits personnels, ou lorsque leurs finances devenaient insuffisantes, ils ne faisaient pas difficulté de conclure un engagement temporaire avec quiconque pouvait les payer. Condottieri de bonne maison, ils vendaient au plus offrant leur dévouement et leur expérience, et, le pacte expiré, il n’était pas rare de les voir se mettre aux gages de l’ennemi qu’ils combattaient la veille. Cette coutume avait bien ses inconvéniens. Les campagnes menées de la sorte se prolongeaient indéfiniment, parce qu’on spéculait sur la durée des opérations, ou qu’on s’y ménageait avec soin ; et, comme des deux côtés, les soldats étaient souvent aussi désintéressés que les chefs dans la question qui s’agitait, les rencontres n’étaient pas toujours fort meurtrières. On se rappelle, entre autres, cette journée d’Anghiari, où les troupes mercenaires à la solde de Florence remportèrent la victoire sur les bandes à la solde de Milan : il y périt un seul homme ; encore, s’il faut en croire Machiavel, fût-ce d’une chute de cheval. La mêlée avait duré quatre heures.

Frédéric ne mérite pas les reproches qu’on pourrait adresser à plusieurs condottieri de ce siècle. Jamais il ne traîna la guerre en longueur pour s’épargner les dangers ou les fatigues, et ce fut à sa bonne foi autant qu’a ses succès qu’il dut son élévation et sa renommée. L’année de la prise de Volterre (1472) et les années qui suivent marquent le plus haut point de la fortune de Frédéric. Son retour à Florence, à la suite de cet important fait d’armes, avait eu l’éclat d’une entrée triomphale. Peu après, il recevait de Sixte IV le titre de duc d’Urbin[3] à l’époque même où il fiançait une de ses filles à Jean della Rovere, neveu du souverain pontife ; le roi de Naples lui envoyait l’ordre de l’Hermine, le roi d’Angleterre celui de la Jarretière : il était devenu beaucoup mieux qu’un heureux aventurier. On voyait en lui le plus puissant défenseur du saint-siège, le soutien de tous les droits, l’arbitre de tous les différends, depuis les querelles des princes jusqu’aux contestations des érudits, et il faut ajouter que celles-ci n’étaient pas toujours à ses yeux les moins dignes d’intérêt et d’étude. Renfermé dans sa bibliothèque, il passait parfois une journée entière à méditer sur une question littéraire débattue la veille en sa présence, sur quelque passage d’un auteur ancien diversement interprété ; puis, le soir venu, il rassemblait les savans qui vivaient habituellement à sa cour, donnait son avis qu’on acceptait comme une loi, et, si l’on avait du temps de reste, on soulevait quelque difficulté nouvelle. Lorsque la guerre ne le retenait pas hors de ses états, Frédéric consacrait régulièrement plusieurs heures par jour à ces entretiens, qui bien souvent ne roulaient pas sur des sujets fort graves, et qui dégénéraient même en jeux d’esprit un peu puérils. On se réunissait à l’heure de l’Ave Maria; il fallait qu’à minuit la discussion fût close, car le duc était en toutes choses ami de la règle et de la méthode. Dans les cas jugés importans, lorsqu’il s’agissait, par exemple, de trouver « un remède à l’amour, » ou d’établir la supériorité, aujourd’hui suffisamment évidente, du style de Cicéron sur celui de saint Thomas d’Aquin, on s’exprimait en latin, et chacun des assistans, y compris même la duchesse et ses dames, portait la parole à son tour.

Battista Sforza, seconde femme de Frédéric, était parfaitement capable de prendre part à ces doctes luttes. De bonne heure elle avait fait ses preuves, puisque nous la voyons, âgée de moins de quatre ans, débiter une longue harangue latine à son oncle, le duc de Milan; répondre, quelques années plus tard, aux discours des ambassadeurs envoyés à son père, et entretenir, au nom de celui-ci, une correspondance active avec les savans de toutes les provinces d’Italie. La mort de la duchesse, survenue au bout de treize ans de mariage, affligea profondément Frédéric; mais il ne paraît pas qu’elle ait pu le distraire de ses occupations favorites et modifier, même dans les premiers momens, les habitudes de son esprit. Dans une lettre adressée au secrétaire du duc de Milan, qui lui avait écrit à l’occasion de la mort de Battista, lettre que M. Dennistoun ne cite que comme un témoignage de douleur, le duc d’Urbin trouve moyen, au milieu de l’expression de ses regrets, de rendre hommage au talent épistolaire de l’auteur, et il le félicite en connaisseur sur le « brillant » de son style de condoléance. Frédéric, on le voit, n’était pas exempt du travers à la mode : comme les autres lettrés de son temps, il sacrifiait au culte du beau langage jusqu’au sentiment personnel, jusqu’à l’indépendance de la pensée.

D’où venait cette tendance, alors si générale, à l’affectation et au pédantisme? La question mérite bien qu’on y réponde en quelques mots. Au XVe siècle, l’étude des monumens de l’antiquité, que Côme et Laurent de Médicis avaient les premiers remise en honneur et qui devait dans le siècle suivant enfanter des chefs-d’œuvre, n’avait encore inspiré qu’un enthousiasme stérile, qu’une impuissante manie d’imitation. Ce retour vers le passé équivalait pour tout le monde à un progrès définitif, et le but unique semblait être de transporter intacts dans le monde moderne les spéculations et le langage de la philosophie ancienne. À Urbin comme à Florence, comme dans tant d’autres villes qui s’intitulaient, chacune de son côté, l’Athènes de l’Italie, la dévotion à l’antiquité devint bientôt de l’idolâtrie. Les noms d’Aristote et de Platon furent les mots d’ordre qui rallièrent toutes les sectes de logiciens; — les ouvrages grecs ou latins, la loi invariable de la raison et du goût. De là cette ostentation de classicisme qui caractérise les productions de la littérature italienne au XVe siècle, à quelque genre qu’elles appartiennent, morale, histoire ou poésie. De peur de s’écarter des modèles, ou ne fit guère que les copier. Bien plus : on épura, sous prétexte d’atticisme, jusqu’aux écrits des pères de l’église, et, à force de réagir contre les formes, on finit par attaquer implicitement la doctrine. Le paganisme, qui n’avait été d’abord qu’un caprice élégant, une formule de l’érudition, s’infiltra par l’habitude dans le fond même des croyances. Il faussa les mœurs et la foi de l’époque, comme il en avait faussé l’esprit, et un prélat de la cour d’Urbin, l’évêque de Gubbio. écrivant au pape qu’un de ses parens avait à son lit de mort reçu les derniers sacremens, pouvait, sans scandaliser personne, voir dans cet acte de piété chrétienne un moyen d’apaiser les dieux. Riche en commentaires de toute espèce, le XVe siècle fut assez pauvre en œuvres créatrices. Il remplit dans l’histoire des lettres et des arts l’espace qui sépare les deux belles périodes de la renaissance italienne, entre lesquelles il paraîtrait indigne de figurer, si Ion oubliait que, impuissant à continuer le siècle de Dante et de Giotto, il a préparé celui du Tasse et de Raphaël.

C’est cet entraînement de tous les esprits vers l’érudition à outrance et le zèle pédantesque de l’antiquité qu’activèrent singulièrement Frédéric et les savans qu’il avait appelés auprès de lui. Une multitude de traductions dédiées au duc d’Urbin, à l’instigation duquel elles avaient été entreprises, attestent son ardeur à propager le goût des ouvrages classiques. Quelques-unes attestent aussi l’esprit d’adulation des traducteurs, et la dédicace que Marsile Ficin a placée en tête de la République de Platon peut être choisie entre autres comme spécimen du genre. L’écrivain, un des beaux-esprits de l’époque, suppose que Jupiter, las de voir les façons d’agir des humains, voulut mettre ordre aux affaires de ce monde et rappeler ceux qui le gouvernaient au respect de leurs devoirs. Il résolut donc de leur donner un modèle formé de sa propre main; puis, son œuvre accomplie, il assembla les dieux et la leur présenta, ajoutant qu’il avait jugé bon de la nommer (non sans quelque négligence grammaticale) : Fidem regum orbinatem ducem. c’est-à-dire ou à peu près : Bonne foi royale, guide de l’univers. Les habitans de l’Olympe applaudirent aux intentions de Jupiter, et, comme ils ne se piquaient pas d’être puristes, ils trouvèrent le nom bien choisi; après quoi, l’être dans lequel s’était incarnée la volonté céleste fut dépêché vers la terre. Il y vécut fidèle à son origine et à sa mission; seulement il n’y conserva pas dans son intégrité première ce nom reçu des dieux, et Fidem regum, etc., devint, selon Marsile Ficin, Federigo Urbinate duca. Peut-être cette fiction, par trop ingénieuse, fit-elle réfléchir Frédéric sur le danger des interprétations, et lui inspira-t-elle une juste défiance de l’exactitude des traducteurs en général. Ce qui est certain, c’est que bientôt il n’excita plus personne à traduire les chefs-d’œuvre de l’antiquité grecque. Il voulut que ses sujets pussent les lire dans le texte même, et il attira à Urbin deux Grecs fugitifs, qui y ouvrirent chacun une école. Quant au latin, il en avait fait depuis long-temps la base de l’éducation publique, et l’usage de cette langue était devenu si général, que, même pour écrire une lettre familière, on ne se servait plus de l’italien.

Les travaux scientifiques et littéraires ne furent pas l’unique objet de l’ardente sollicitude de Frédéric. Le célèbre architecte siennois Francesco di Giorgio nous apprend qu’en 1475 il était à lui seul chargé de la construction de cent trente-six édifices sur le territoire du duché, occupations auxquelles se joignaient des soins d’un autre genre; car le duc, selon sa coutume de tout résumer en préceptes, n’avait eu garde d’employer un pareil homme sans lui recommander d’écrire un traité sur son art. Les palais d’Urbin, de Cagli et de Gubbio s’enrichirent de sculptures dues, pour la plupart, au ciseau d’artistes florentins, de bronzes, de marbres antiques et (ce qui était alors un luxe presque sans exemple) d’une collection complète d’instrumens de musique. La peinture ne pouvait être moins protégée que les autres arts; mais, comme l’architecture et la statuaire, elle fut pratiquée, sous le règne de Frédéric, par des hommes nés pour la plupart en dehors des états de ce prince. L’école d’Ombrie se formait à peine, et le moment n’était pas venu encore où le nom d’Urbin allait être inséparable de celui du peintre par excellence. Il importe cependant de voir ce qu’étaient ces prédécesseurs de Raphaël et d’observer quelques-unes des œuvres qui devaient attirer ses premiers regards. Il ne paraît pas que les anciens comtes de Montefeltro aient jamais eu le loisir ou la volonté de favoriser les progrès de l’art que Cimabue et Giotto venaient de régénérer en Italie. Vers la fin du XIIIe siècle, un peintre de Gubbio, le miniaturiste Oderigi, s’était acquis pourtant une grande renommée; mais aucun de ses ouvrages ne subsiste aujourd’hui, et l’on est obligé de croire Dante sur parole, lorsqu’il chante celui « qui fut la gloire de Gubbio, la gloire de l’art qu’on appelle à Paris enluminure[4]. » Depuis cette époque jusqu’à celle où Frédéric monta sur le trône, les peintres qui travaillaient à Urbin ou dans les villes environnantes ne s’élevèrent pas au-dessus de la médiocrité. Seul, Gentile da Fabriano mérite d’être honorablement cité, et sans partager, tant s’en faut, l’opinion de M. Dennistoun, qui compare presque ses tableaux à ceux de fra Angelico, on ne peut refuser à cet artiste de l’élégance, de la finesse et un goût d’exécution distingué. Frédéric avait donc beaucoup à faire pour vivifier l’école de peinture d’Urbin, s’il est permis de donner ce nom à un ensemble d’œuvres produites sans élan et en dehors d’une direction commune. Ce fut aux artistes étrangers qu’il s’adressa d’abord, et il en détermina quelques-uns à venir essayer à Urbin la puissance de leurs exemples. Juste de Gand remplaça Gentile, qui était allé à Florence se perfectionner auprès des maîtres, et qui n’avait revu ensuite son pays natal que pour le quitter de nouveau. Lorenzo de Salerne, le Vénitien Carlo Crivelli, plusieurs autres peintres que cite Lanzi, décorèrent de fresques les églises et les palais des principales villes du duché, et furent magnifiquement récompensés par Frédéric ; mais celui auquel il accorda la préférence sur tous, et qui, pendant de longues années, resta l’objet de sa protection spéciale, fut Pietro della Francesca. Nul en effet n’était plus digne des sympathies du docte Frédéric que cet homme à l’esprit si profondément méditatif, dont les tableaux semblent avoir pour but la solution exacte d’un problème plutôt que l’expression d’un sentiment, et qui, jusque dans les œuvres d’imagination, apportait la rigueur des démonstrations mathématiques et les habitudes d’un logicien.

Le rôle de ce maître, méconnu quelquefois par les historiens de la peinture italienne et, à beaucoup d’égards, par M. Dennistoun lui-même, est trop considérable pour qu’il suffise de l’indiquer en passant. Pietro était né près de Borgo-San-Sepolcro, petite ville dans le voisinage d’Arezzo. Sa mère, pauvre paysanne, veuve depuis peu de jours au moment où elle le mit au monde, reporta sur lui toute sa tendresse et releva de son mieux; de là ce surnom de Fils de Françoise qu’on donna à l’enfant, et que Pietro, devenu homme, tint pieusement à conserver. Plusieurs écrivains ont prétendu que, le premier en Italie, il avait appliqué à la peinture les principes de la perspective; d’autres attribuent l’honneur de cette découverte au Florentin Paolo Ucello; tous s’accordent du moins à présenter Pietro della Francesca comme le plus habile géomètre qui existât alors. La géométrie et la peinture! voilà deux termes qui semblent s’exclure, de notre temps surtout où nous sommes habitués à voir dans l’exécution d’un tableau l’emploi de facultés d’un ordre unique, et où les peintres eux-mêmes affectent de dédaigner tout ce qui se l’attache à la partie purement linéaire de leurs travaux. Au XVe siècle, les maîtres italiens étaient à la fois plus ambitieux et plus modestes. Ils ne concentraient pas tous leurs efforts sur un seul point de l’art, et cherchaient à augmenter leur gloire en se proposant plus d’un but : voilà pourquoi ils ne jugeaient pas au-dessous d’eux de se livrer à de minutieux calculs, d’opérer avec circonspection, et d’assurer l’œuvre du pinceau par les mesures préalables du compas.

Si cependant les enseignemens de Pietro della Francesca n’avaient eu pour effet que de populariser en Italie la connaissance de la perspective, il serait permis, tout en constatant ce progrès, de lui accorder seulement une importance secondaire. Des peintures qui n’offriraient d’autre mérite que l’exactitude des proportions n’auraient pas droit a une admiration fort grande, et ne sauraient, en tout cas, intéresser long-temps. Celles de Pietro se recommandent par des qualités plus sérieuses, par un style fortement original, savant et naïf à la fois, et par un mélange singulier d’énergie poussée jusqu’à l’âpreté, de correction scrupuleuse jusqu’à la sécheresse. Malheureusement il n’existe que bien peu de morceaux où l’on puisse apprécier la manière de ce maître. Les nombreux ouvrages qu’il avait exécutés à Urbin sont presque tous anéantis, comme ses fresques du Vatican, que Raphaël fit, dit-on, copier par ses élèves et qu’il ne détruisit qu’à regret, et l’on serait à peu près réduit, en ce qui le concerne, aux témoignages des contemporains, si l’on ne trouvait dans l’église Saint-François, à Arezzo, un spécimen achevé de son talent.

Les peintures de Pietro dans cette église ont d’abord cela de remarquable qu’elles représentent, non plus comme au temps de Giotto et de ses élèves, des sujets tirés de l’Évangile, mais de véritables scènes historiques : l’Invention de la sainte Croix, la Vision de Constantin et la Défaite de Maxence. À l’époque où elles furent entreprises, la peinture entrait dans une phase nouvelle, et déjà l’idéal chrétien avait cessé d’inspirer les artistes. Une certaine tendance à l’imitation absolue de la réalité se manifestait dans leurs travaux, tendance regrettable à beaucoup d’égards, où l’on pourrait même, comme cela est assez de mode aujourd’hui en Allemagne, voir le commencement de la décadence italienne, s’il était permis de confondre avec les excès que ce système engendra plus tard les immenses progrès qui en furent la conséquence directe, si en un mot l’on imputait aux peintres du XVe siècle les erreurs de ceux du XVIIe siècle, en oubliant de tenir compte du rôle intermédiaire des grands maîtres. Sans Luca Signorelli, qui peignit à Orvieto le Jugement dernier, qualifié de nos jours par quelques esprits un peu exclusifs d’innovation matérialiste, peut-être Michel-Ange n’aurait-il jamais accompli les prodiges de la chapelle Sixtine; peut-être aussi Raphaël serait-il resté inférieur à lui-même dans sa Bataille de Constantin, s’il n’avait été secouru par les exemples de Pietro della Francesca. Il serait facile en effet de déterminer plusieurs points de ressemblance entre la fresque du Vatican et celle de l’église d’Arezzo : l’une est plus généralement admirée que l’autre, et c’est justice; mais la Défaite de Maxence n’en demeure pas moins une œuvre très remarquable, le plus ancien tableau de bataille de l’école italienne, digne sous plus d’un rapport d’être compté parmi les meilleurs. La mêlée des combattans, leurs gestes, l’expression de leurs visages, y sont rendus avec une apparence de vérité toute nouvelle et avec une grande force dramatique. pourtant, quelque mouvementée que soit cette composition dans l’ensemble et dans les détails, on y sent beaucoup moins la hardiesse irréfléchie de la verve que l’opiniâtreté du raisonnement. L’aspect enchevêtré des lignes générales est le résultat de combinaisons patientes au moyen desquelles le sens de chaque partie contrarie celui de la partie voisine, de manière à simuler l’exactitude de l’imprévu pour ainsi dire. Le caractère des ajustemens est aussi soigneusement étudié, et les costumes, sans être encore parfaitement conformes aux monumens de l’antiquité. révèlent déjà une recherche assidue de la fidélité historique. Enfin, comme la science de la perspective, la science des raccourcis est plus évidente dans cet ouvrage que dans aucun de ceux des peintres antérieurs.

Jusque-là on avait regardé comme une difficulté à peu près insurmontable la représentation des formes fuyantes ou modifiées en raison de la hauteur du point de vue. Faute d’étude ou d’attention, on n’osait figurer dans un espace de quelques pouces des objets dont la longueur réelle eût été de plusieurs pieds, et l’on se contentait le plus souvent de les placer de manière à en laisser voir la dimension complète. Un corps couché, par exemple, se dessinait dans un sens parallèle à la base du tableau. Un bras levé, une tête renversée, n’affectaient guère que des positions conformes à cette règle, et l’on évitait ainsi les lignes précipitées, les parties à modeler en raccourci. Pietro della Francesca se proposa au contraire de nécessiter par l’attitude de ses figures l’inégalité de proportion des détails. Il ne recula pas devant l’étrangeté que pouvait offrir l’aspect de formes diminuées ou renforcées à dessein, et, selon sa coutume, il rechercha dans les mathématiques les lois de cette nouvelle vérité pittoresque. Quelques-uns des travaux entrepris par lui pour la répandre passèrent dans les mains de son élève, fra Luca Pacioli, que Vasari accuse d’avoir dérobé à Pietro une partie de sa gloire en publiant sous son propre nom ces précieux manuscrits. D’autres traités sur la Lumière et la Géométrie, composés à la requête du duc d’Urbin, se trouvent aujourd’hui à la bibliothèque du Vatican : il ne nous est pas permis d’en parler; mais les tableaux de Pietro della Francesca garantissent la valeur des procédés techniques qu’il recommande dans ses écrits, et l’on peut croire à la justesse de ses théories en voyant comment il savait les mettre en pratique.

Après avoir terminé ses fresques d’Arezzo et quelques tableaux à Pérouse et à Ancône, Pietro se décida à revenir auprès de Frédéric, qui lui écrivait lettres sur lettres pour hâter son retour. Chargé par le duc de la décoration de la cathédrale d’Urbin, il allait commencer ces vastes peintures, lorsqu’une Cécité complète vint le condamner à l’oisiveté : rude épreuve à laquelle le digne maître eut le courage de se résigner aussitôt. Renonçant dès-lors à la vaine considération que lui promettait encore la cour d’Urbin, aux offres généreuses de Frédéric, dont ses talens ne pouvaient plus payer la protection, et de qui il ne voulait pas accepter des aumônes, il alla s’ensevelir dans le bourg qui l’avait vu naître. Il y mena vingt-six ans une vie simple et noblement cachée. Mort au monde et à la gloire, redevenu l’égal des paysans qui l’entouraient, il ne s’occupa plus que de méditations pieuses, et l’homme qui avait tenu le premier rang parmi les savans et les artistes ne fut plus qu’un humble chrétien.

Pietro della Francesca eut une grande influence sur les peintres d’Ombrie et de Toscane, et ce fut à son école que se formèrent entre autres le Pérugin et Luca Signorelli. Cependant, au moment où il cessa de travailler, il ne laissait pas à Urbin de successeur digne de lui. Celui qu’on regardait comme tel, et qui hérita en effet de la faveur dont Pietro avait joui auprès de Frédéric, était un dominicain, fra Coradino, artiste médiocre, religieux de mœurs fort peu ascétiques, auquel son humeur joyeuse et l’apparence prospère de sa santé avaient valu le surnom de fra Carnovale. Il va sans dire que ce qu’on trouve le moins dans les tableaux d’un homme qui mérita d’être ainsi surnommé, c’est l’austérité du sentiment. On y reconnaît une certaine habileté de main, quelques velléités de style, mais il faut y voir surtout une preuve de l’abaissement de l’art religieux en Italie à la fin du XVe siècle. Les peintres de sujets sacrés, entraînés par le mouvement philosophique et littéraire de l’époque, cherchaient à substituer la correction à l’ingénuité de la pensée, et cette réaction contre le pur spiritualisme n’aboutissait encore qu’à des résultats négatifs, jusqu’au jour où Léonard résuma dans son incomparable chef-d’œuvre la méthode du siècle passé et les tendances nouvelles, il ne paraissait pas possible d’allier la perfection de la forme à la profondeur du sentiment. On sacrifiait le respect de l’inspiration au culte de la beauté réelle, et l’on en était venu déjà à choisir dans la nature vivante les types que les anciens maîtres demandaient au ciel de leur révéler. Fra Angelico s’agenouillait pour peindre ses madones, et n’entrevoyait qu’à travers les larmes de la ferveur la chaste image qu’il allait retracer : trente ans plus tard, fra Carnovale se contentait de copier les modèles qu’il avait habituellement devant les yeux, et représentait la Vierge sous les traits de la duchesse d’Urbin, le Christ enfant sous les traits du fils de cette princesse. Le Florentin Botticelli introduisait invariablement dans ses Saintes Familles l’image de sa maîtresse, et jusque sur les murs des églises chacun reconnaissait les courtisanes travesties en personnages évangéliques. On conçoit que de pareils abus aient enflammé le zèle de Jérôme Savonarola. Ils expliquent de reste la véhémence des reproches que le terrible frère adressait aux peintres de son temps, et la réforme radicale qui fut un moment le fruit de ses prédications.

Tandis que fra Carnovale usurpait à la cour d’Urbin la place qui avait appartenu à Pietro della Francesca. un autre artiste semblait mériter davantage les encouragemens de Frédéric. Il se nommait Giovanni Sanzi[5]. Peintre et poète, il justifiait par son double talent la réputation qu’il commençait à acquérir, mais qui ne devait pas lui survivre long-temps. Quelques années après sa mort, à peine s’occupait-on de ses ouvrages; aujourd’hui on a complètement oublié le peintre jadis célèbre de la Madone de Cagli, l’auteur d’un poème épique admiré à son apparition : on ne se souvient plus que du père de Raphaël. Si Giovanni Sanzi n’avait laissé que des vers, peut-être n’y aurait-il pas lieu de se plaindre de l’indifférence dont il est devenu l’objet : il raconte plutôt qu’il ne chante les hauts faits de Frédéric, et la prétendue épopée dont ce prince est le héros n’est qu’une longue chronique rimée, où l’on trouve assez de précision historique, fort peu d’imagination et de poésie; mais ses tableaux sont loin de donner raison à l’opinion qui les dédaigne. Traités dans un goût sévère qui participe à quelques égards de la manière de Pietro della Francesca, ils se distinguent par la fermeté du style, et l’on a peine à comprendre, en les examinant, l’unanimité avec laquelle les biographes de Raphaël qualifient de « pauvre peintre » l’artiste qui les a exécutés. Ce qu’ils disent de l’obscurité de sa vie ne semble pas moins inexact. Il est difficile d’admettre que Sanzi fût un homme obscur, lui que le duc et la duchesse honoraient parfois de leur visite et qui vivait familièrement auprès d’eux. Beaucoup de détails contenus dans ses écrits attestent qu’il était en relations habituelles avec tous les personnages de la cour, qu’il jouissait à Urbin d’une considération très grande, et que, tout en rendant hommage au talent des peintres contemporains, il ne s’immolait pas pour cela et savait fort bien se rendre justice à lui-même. L’extrême modestie dont on lui a su gré, et qu’on a jugé bon de lui attribuer à défaut d’autre mérite, pourrait bien n’être qu’une erreur de plus, et il est permis de douter que Sanzi se soit jamais avoué incapable de diriger les études de son fils. Que Raphaël, adolescent, ait été élève du Pérugin, voilà qui est incontestable; mais par qui avait-il été placé dans l’atelier de ce maître, et qui lui avait enseigné auparavant cette « belle manière de dessiner » dont parle Vasari? Raphaël était, dit-on, âgé de quatorze ans, lorsqu’il commença à recevoir les leçons du Pérugin. Il était né en 1483 : il dut donc quitter Urbin en 1497. Or Sanzi mourut vers la fin de 1494. Comment concilier cette date avec le fait d’un voyage, en compagnie de son fils, près de trois ans plus tard, et n’aurait-on pas le droit de supposer que celui-ci fut conduit à Pérouse par son oncle Bartolomeo, devenu, comme on sait, son tuteur? Nous conclurions de là que Sanzi ne songea jamais à se séparer du noble enfant que le ciel lui avait donné, et qu’il se crut jusqu’à la fin de sa vie assez expérimenté pour seconder ses progrès sans emprunter le secours de personne.

Entouré de cette foule de savans et d’artistes dont les plus éminens viennent d’être nommés, Frédéric passa les dernières années de son règne dans la situation brillante que lui avaient faite ses exploits, ses goûts et la sagesse de sa politique. L’indépendance du duché une fois assurée, il ne reprit plus les armes qu’à de longs intervalles, soit pour soutenir les droits du souverain pontife dont il se montrait l’allié fidèle, soit pour protéger les petits états du littoral de l’Adriatique contre les envahissemens des Vénitiens. Nommé chef de la ligue formée à cet effet, il s’apprêtait à défendre Ferrare et se portait déjà sur le théâtre de la guerre, lorsqu’il tomba malade de la fièvre. Au lieu de se retirer à Bologne, où les médecins lui conseillaient d’aller passer la mauvaise saison, il s’obstina à entreprendre une campagne que ses forces ne lui permettaient pas de poursuivre : il mourut au bout de quelques semaines, à peine âgé de soixante ans.

Les historiens modernes qui, avant M. Dennistoun, ont parlé de Frédéric s’accordent à le présenter comme un prince très éclairé, un capitaine de premier ordre. Les témoignages de ses contemporains ne lui sont pas moins favorables, et le pape Pie II, qui avait recouru plus d’une fois à son expérience militaire et à son habileté diplomatique, déclarait dans un consistoire que le duc d’Urbin « voyait toutes choses avec son seul œil, » car, il faut bien le dire, Frédéric était borgne, et parmi tous les avantages dont les dieux se plurent à le pourvoir, au dire de Marsile Ficin, la beauté semble avoir été entièrement oubliée. Les nombreux panégyristes qui louent en lui tant de qualités diverses se taisent sur ce point. Tout en comparant leur héros aux grands hommes de l’antiquité, ils n’ont garde de pousser le parallèle jusqu’à la ressemblance physique, réserve prudente et bien justifiée par les portraits de Frédéric, Celui, entre autres, qu’on voit à la galerie des Offices, à Florence, est fait pour déconcerter quiconque aurait pris dans une acception un peu trop étendue ce surnom de « Périclès, » si souvent donné au duc d’Urbin. Les peintres, il est vrai, avaient soin de ne montrer Frédéric que de profil, et réussissaient ainsi à dissimuler une: des difformités de son visage. Malheureusement, l’accident qui lui avait fait perdre un œil lui avait aussi brisé le nez; quelle que fût la pose choisie, il était au moins difficile d’atténuer à cet égard la laideur de la réalité. Défiguré dès sa jeunesse, dans un tournoi où la lance de son adversaire souleva la visière de son casque et s’enfonça obliquement entre les deux sourcils, Frédéric fit bientôt après une chute de cheval qui acheva de le rendre méconnaissable. Quelques années plus tard, un balcon s’écroulait sous ses pieds, et il devenait boiteux pour le reste de ses jours. Sanzi, qui rapporte ces faits, s’efforce en vain de les ennoblir par l’intervention des songes, des prédictions et des phénomènes sinistres, précurseurs ordinaires de tout grand événement. Comme il ne s’agit pas ici de la mort de César, mais seulement de la perte de l’œil ou de la rupture de la jambe du duc d’Urbin, on ne saurait prendre fort au sérieux les fictions du poète, et l’on est d’autant moins disposé à plaindre la victime de ces accidens vulgaires, qu’on se rappelle qu’elle y survécut de longues années. Le moyen d’ailleurs d’oublier l’aspect si peu épique des portraits de Frédéric, en écoutant les pompeuses lamentations de Sanzi?

Frédéric, en se distinguant des Médicis par un caractère de loyauté qui lui est propre, leur ressemble par leurs meilleurs côtés. A l’imitation de Côme, il réussit à anéantir dans sa patrie une turbulente oligarchie, et fonda sur les ruines de la tyrannie un gouvernement paternel. Beaucoup moins libre que Laurent de donner carrière à ses goûts magnifiques, il protégea de tout son pouvoir les savans et les artistes dont il avait fait ses amis. Il s’efforça, comme lui, de populariser en Italie les chefs-d’œuvre de l’antiquité, les découvertes scientifiques et les progrès de toute sorte. Si le rôle qu’il joue dans l’histoire de la renaissance italienne n’a pas autant d’éclat que celui d’un tel rival, il ne doit pas cependant lui être sacrifié, et ce n’est pas faire injure à la gloire de Laurent de Médicis que de rapprocher de ce grand nom le nom moins illustre du deuxième duc d’Urbin. Frédéric d’ailleurs serait le seul de sa race dont la vie pût autoriser un semblable rapprochement. Son fils, qui se montra digne de lui par la douceur de son gouvernement, par sa munificence et son amour des lettres et des arts, n’hérita ni de son caractère résolu ni de son aptitude militaire ; il ne sut que subir avec résignation des événemens funestes dont Frédéric n’eut pu triompher peut-être, mais que sans aucun doute il eût plus énergiquement combattus.

Guido-Paolo-Ubaldo, ou, par abréviation, Guidobaldo, seul enfant mâle issu du mariage de Frédéric avec Battista Sforza, avait douze ans lorsqu’il succéda à son père, en 1482. Incapable à cet âge d’exercer le pouvoir par lui-même, il se laissa guider par les anciens amis de Frédéric, et, grâce à leurs conseils, il réussit d’abord à maintenir les affaires du duché dans l’état florissant où il les avait trouvées ; mais cette prospérité ne devait pas être durable. Bien peu d’années après son avènement, le jeune duc était précipité du trône pour y faire place à César Borgia, et l’indigne pontife qui occupait alors la chaire de saint Pierre assouvissait son ambition furieuse sur la nouvelle proie que la trahison venait de lui livrer.

Guidobaldo avait pu apprendre déjà à connaître Alexandre VI. Prisonnier des Orsini, dans une guerre où il secondait docilement la politique du pape, il s’était vu refuser par lui le prix de sa rançon, et il avait fallu que la duchesse d’Urbin vendît tous les bijoux qu’elle possédait pour le tirer de captivité. D’autres campagnes, entreprises également sur des ordres émanés de Rome, avaient eu une issue malheureuse, parce que les secours formellement promis n’étaient jamais arrivés, et Guidobaldo, qui n’avait retiré de ses services que des infirmités cruelles, sollicitait en vain la permission de retourner dans ses états. Las enfin d’être le jouet de la duplicité d’Alexandre, il s’était séparé de lui pour reprendre la vie calme et studieuse que sa soumission au saint-siège l’avait seule forcé d’interrompre ; mais l’ennemi qui depuis long-temps méditait sa ruine était en mesure de ne plus la différer.

Avant d’en venir à la violence ouverte, Alexandre avait essayé de l’intrigue pour assurer à sa famille la possession du duché d’Urbin. Guidobaldo n’avait pas eu d’enfans de son mariage avec Elisabeth Gonzague, et il songeait à adopter son neveu, François-Marie della Rovere, fils de Jeanne de Montefeltro et du préfet de Rome. Lorsque ce projet fut soumis à l’approbation du pape, celui-ci y mit pour condition l’alliance de sa nièce Angela Borgia avec l’héritier présomptif de la couronne, auquel il accorda en revanche la dignité dont son père avait été revêtu. François-Marie, ou, comme on disait alors, le prefettino, fut donc fiancé à Angela et amené ensuite à la cour de Guidobaldo ; mais, le mariage ne pouvant avoir lieu avant quelques années à cause de l’âge des deux enfans, Alexandre, dont le népotisme effréné ne s’accommodait pas des retards, jugea qu’il était plus sûr de s’emparer sans délai du duché et d’en donner la souveraineté à César. Guidobaldo, sans alliés, sans forces suffisantes pour résister, fut réduit en quelques jours à la nécessité de fuir. Il arriva non sans peine à Mantoue, d’où il écrivit au cardinal della Rovere, qui fut depuis le pape Jules II, le récit circonstancié de sa course à travers les montagnes et des événemens qui l’avaient précédée. « Je n’ai sauvé du désastre, dit-il à la fin de cette lettre, que ma vie, un pourpoint et une chemise. » C’était certes bien peu, et cependant, en se sentant en sûreté, Guidobaldo semble croire que tout est sauvé. Il se félicite trop du succès de sa fuite, et ne se souvient pas assez qu’en succombant sans lutte il a perdu quelque chose de plus que sa couronne : vingt ans plus tard et presque aux mêmes lieux, François Ier avait d’autres motifs pour se consoler de la défaite de Pavie.

César Borgia entra en grande pompe à Urbin et alla s’installer au palais ducal, non sans avoir inauguré son règne par le supplice d’un de ses affidés, qui s’était engagé à lui livrer le duc et qui lui avait manqué de parole. Les jours suivans, César s’occupa de transporter à Forli les objets d’art et les livres qui avaient appartenu à Guidobaldo, après quoi il s’adressa à Louis XII et le gagna si bien à force de flatteries, qu’il obtint de lui la sanction de tout ce qui s’était passé, et de plus un secours de quelques centaines de lances pour consolider son usurpation. Cependant, au bout de cinq mois, les soldats de l’usurpateur étaient expulsés de San-Leo, la plus forte place du duché; la nouvelle de ce succès déterminait, pendant l’absence de César, un soulèvement à Urbin, et Guidobaldo rentrait dans sa capitale, qui l’accueillait avec une joie enthousiaste. Épuisé par la fatigue et les souffrances, il fut obligé en arrivant de se mettre au lit et d’y rester plusieurs jours, mais il ne voulut pas qu’on fermât les portes de sa chambre au peuple, accouru en foule au palais. Chacun put venir saluer ce prince, dont la présence semblait annoncer la fin d’un régime abhorré et le retour de la prospérité et du calme : illusion de bien courte durée. puisque, quelques semaines après, César reparaissait à Urbin, et Guidobaldo prenait pour la seconde fois le chemin de l’exil.

Guidobaldo, on le voit, se résignait promptement au sacrifice de ses droits et n’essayait même pas de les défendre; mais sa sœur, mère de l’héritier présomptif de la couronne, ne faisait pas aussi bon marché des droits de son fils. Elle refusait de rendre Sinigaglia, où elle s’était enfermée après la soumission d’Urbin, et attendait courageusement que les troupes qui menaçaient la ville vinssent l’assiéger. Cependant une longue résistance était impossible. L’alliance de César avec Louis XII devenant chaque jour plus étroite, Paolo Orsini et plusieurs seigneurs italiens qui craignaient comme lui de mécontenter le roi de France s’étaient empressés d’offrir leur appui et celui de leurs confédérés pour la conquête de Sinigaglia. Une fois maître de cette place, César ne songea plus qu’à se débarrasser des nouveaux alliés qui l’avaient aidé à la prendre, et dont quelques-uns commençaient à faire sonner un peu haut leurs services. A peine entré dans Sinigaglia, il fit étrangler les principaux d’entre eux, et cet acte de perfidie atroce, que la relation de Machiavel présente froidement comme une mesure conseillée par la politique, qu’Alexandre VI osa approuver hautement, acheva de montrer au peuple du duché et à l’Italie tout entière en quelles mains était tombé le sceptre de Guidobaldo.

Tandis que le nouveau duc d’Urbin s’enivrait de son triomphe et se délassait des fatigues qu’il lui avait coûtées dans des plaisirs aussi monstrueux que ses crimes, Guidobaldo errait de Mantoue à Venise, et sollicitait vainement la protection du roi de France. Plus de sept mois s’étaient passés déjà sans que sa cause trouvât de défenseurs, lorsque la mort d’Alexandre VI vint subitement changer la face des choses.

Abandonné de Louis XII, qu’alarmait enfin cette ambition insatiable, César rampa quelque temps sous la faveur douteuse du pape successeur de son père; mais Pie III mourut après un règne de quelques semaines, et l’élection de Jules II, intime ami de Guidobaldo, acheva de ruiner les espérances de l’usurpateur. Il comprit que le moment était venu de descendre d’un trône d’où il serait infailliblement précipité. Il fit plus : il sollicita de Guidobaldo une entrevue qui ne lui fut pas refusée. S’humiliant alors devant sa victime, il demanda à genoux le pardon de ses crimes, auxquels il donna pour excuse sa jeunesse, l’iniquité de ses conseillers et les ordres d’Alexandre, qu’il qualifia sans hésiter de « brutal et d’impie[6]. » Guidobaldo savait de reste à quoi s’en tenir sur l’étendue de cette obéissance filiale : il accueillit cependant l’expression d’un repentir qui devait trouver Jules II beaucoup plus incrédule; mais, tout en pardonnant, il n’entendait sacrifier que ses ressentimens personnels, et il s’empressa de réclamer les livres et les tableaux transportés à Forli. Cette restitution accomplie, Guidobaldo perdit jusqu’au souvenir des outrages passés, et ne vécut plus que pour s’occuper de ses travaux littéraires et de l’administration des états qui lui étaient rendus. Quelques voyages à Rome, où ses conseils ne furent pas sans autorité sur Jules II, auraient seuls dérangé le calme de son existence, si ses infirmités et des souffrances presque continuelles n’étaient venues le compromettre plus gravement. Goutteux dès sa première jeunesse, il resta, à l’âge de trente ans, perclus de tous ses membres, et les six années qui s’écoulèrent à partir de ce moment jusqu’à celui de sa mort augmentèrent encore le poids de ses maux, sans pour cela lasser sa patience ni altérer la sérénité de son esprit.

Au milieu des érudits et des poètes qu’avait attirés son affabilité autant que sa munificence, et qui ne le surpassaient pas en savoir, Guidobaldo enchérissait sur les doctes habitudes de son père, et faisait de son palais une académie où les journées étaient partagées entre la lecture et les occupations scientifiques, où l’amour des objets intellectuels se glissait jusque dans le choix des divertissemens qui remplissaient les soirées. M. Dennistoun ne semble pas établir de différence notable entre l’époque de Frédéric et celle de Guidobaldo : il faut pourtant reconnaître que les prétentions classiques du règne précédent commencèrent, sous Guidobaldo, à se montrer moins exclusives, et s’allièrent quelquefois au talent. Les ouvrages de Bibbiena, de Frédéric Fregoso et de plusieurs autres attestent les progrès de l’indépendance littéraire, et le style de ces écrivains, qui affecte encore les formes pédantesques de l’école, a cependant par momens une simplicité et une franchise inaccoutumées. Tout en s’inspirant des exemples de l’antiquité, on osait du moins tenir quelque compte des exigences modernes et traduire dans la langue nationale les idées du temps. Pour la première fois, l’expression en était portée sur la scène, et l’on représentait au palais d’Urbin cette comédie de Calandra, qui passe pour la plus ancienne pièce régulière du théâtre italien. Le troisième duc d’Urbin encouragea de tout son pouvoir cette réaction contre l’imitation systématique des chefs-d’œuvre classiques : il les connaissait aussi bien que personne et les étudiait sans relâche ; mais, beaucoup moins absolu que Frédéric, il n’immolait pas au culte du passé le goût des tentatives nouvelles.

Guidobaldo vit venir la mort avec cette résignation qui lui avait fait accepter l’exil, et qui, depuis si long-temps, l’aidait à supporter ses souffrances. Usé avant l’âge, il s’éteignit dans les bras de ses amis, qui l’avaient accompagné à Fossombrone, où il était allé chercher un climat plus doux, et, comme on lui parlait encore à ses derniers momens d’espoir de guérison, il répondit par ces vers des Géorgiques :

Me circùm limus niger et deformis arundo
Cocyti, etc………

unissant ainsi dans un poétique adieu à la vie le courage tranquille

de l’ame au souvenir des douces études qui avaient charmé son esprit. « Aucun prince d’Italie ne fut, dit Sismondi, plus chéri de ses sujets ; » aucun ne fut plus amèrement regretté. Lorsqu’on transporta à la lueur des torches le corps de Guidobaldo de Fossombrone à Urbin, des milliers de citoyens vinrent tout le long de la route s’agenouiller auprès du cercueil ; d’autres suivirent en pleurant le cortège, et c’est avec l’accent d’une émotion profonde que l’un des assistans, se faisant l’interprète de la désolation publique, a décrit cette nuit « de mystérieuse terreur, où les gémissemens du peuple étaient interrompus par des cris perçans que répétaient l’écho des montagnes et les hurlemens lointains des chiens de garde effrayés. »

Celui qui traçait ce lugubre tableau était le comte Balthasar Castiglione, l’un des plus fidèles amis du duc et l’auteur d’un livre autrefois célèbre. Le Courtisan de Castiglione est, parmi les ouvrages nés sous l’influence des ducs d’Urbin, un de ceux où se peint le mieux l’esprit de cette cour élégante. Castiglione, pour trouver des modèles du courtisan, n’avait que l’embarras du choix parmi tant de personnages d’élite avec lesquels il vivait dans une familiarité continuelle, et qui se distinguaient comme lui par les qualités de l’esprit, l’élégance des mœurs et l’exquise urbanité des manières. Son livre mérite d’être mis au nombre des meilleurs écrits italiens du commencement du XVIe siècle ; il trouve cependant peu de lecteurs aujourd’hui, parce que beaucoup de gens le jugent sur le titre, et se persuadent que l’art de la flatterie est le seul qu’on y professe. M. Dennistoun semble prendre à tâche de propager cette erreur, lorsqu’il s’élève contre « l’esprit d’adulation et de servilité qui a dicté ces pages malfaisantes. » Les pages dédaignées sont loin cependant de ne mériter que ce coup d’œil réprobateur, et les préceptes qu’elles contiennent eussent été dignes d’un examen plus impartial et moins rapide. Le courtisan de Castiglione est avant tout un honnête homme, un sage conseiller, et même, le cas échéant, un précepteur sévère, dont le rôle doit équivaloir à celui de « Phœnix auprès d’Achille ou d’Aristote auprès d’Alexandre. » Seulement il fera bien, s’il veut être écouté, de commencer par s’efforcer de plaire, et se gardera d’imiter Callisthènes, « qui ne savait pas donner à la vérité des formes attrayantes. » Il va sans dire que l’auteur du Courtisan prête à son héros les avantages naturels propres à prévenir en sa faveur. Le portrait physique une fois tracé, et les conditions de noblesse originelle et de fortune suffisamment déterminées. Castiglione place en première ligne les qualités militaires ; puis viennent certains talens virils, utiles sur les champs de bataille comme dans les tournois, enfin les jeux « où se développe l’élégance du corps » et la danse, dont Castiglione paraît faire grand cas. On sait que, deux siècles plus tard, le duc de Saint-Simon tenait aussi en haute estime « l’art de mener une dame et de figurer avec honneur. » Tous deux se seraient donc entendus sur ce point, avec cette différence pourtant, que l’un croyait nécessaire d’engager les gentilshommes de son temps à s’interdire « les culbutes et la danse sur la corde tendue, » et que l’autre eût sans doute jugé superflu d’adresser un semblable conseil aux seigneurs de la cour de Louis XIV.

Un mot qui revient à chaque instant sous la plume de ce précurseur de Chesterfield, la grâce, suffit pour caractériser le livre de Castiglione et en résumer tous les préceptes; la grâce, c’est en effet la qualité principale de cet ouvrage où se reflètent si délicatement la physionomie de la cour d’Urbin à cette époque et les traits de quelques-uns des personnages qui y tenaient le premier rang. En s’adjoignant Bembo, Octavien et Frédéric Fregoso, Julien de Médicis et plusieurs autres amis de Guidobaldo, qui, chacun à leur tour, débattent la question et viennent, comme les fées des contes, douer de tous les dons l’être en faveur duquel on les consulte, Castiglione nous montre les hommes les plus compétens en pareille matière et les plus capables de justifier leurs théories par la pratique. Courtisans achevés, ils laissaient bien loin derrière eux les graves docteurs qui les avaient précédés dans ce palais d’Urbin, où les discussions philosophiques étaient encore à l’ordre du jour, mais où la liberté de la pensée et la recherche de l’agrément remplaçaient, dans les entretiens comme dans les écrits, l’intolérance des principes et les formes d’une argumentation scolastique. « Après souper, dit Castiglione, on se réunissait dans l’appartement de la duchesse; tantôt la musique et la danse remplissaient la soirée, tantôt on soulevait des questions intéressantes, ou bien on choisissait à tour de rôle quelque jeu qui pût fournir aux assistans l’occasion d’exprimer leurs sentimens secrets... Nous prenions à ces divertissemens un plaisir extrême, parce que les plus nobles seigneurs et les beaux-esprits les plus fameux de toute l’Italie se trouvaient alors rassemblés à Urbin... » Un jour où la compagnie est en quête d’un amusement nouveau, quelqu’un propose de travailler de concert à la définition d’un parfait courtisan. Tous aussitôt d’entrer dans ce dessein : chacun donne son opinion; on contredit ou on soutient celle qui vient de se produire; on se laisse aller de temps en temps aux digressions et aux récits d’anecdotes; de là une conversation pleine de sens, d’abandon, de mouvement, que Castiglione se charge de résumer, à peu près comme Molière se suppose le secrétaire des gens qu’il a mis en scène dans la Critique de l’Ecole des Femmes.

À ce groupe de lettrés se mêlaient quelques dames qui partageaient avec la duchesse le soin de présider le cercle et qui y faisaient admirer les grâces de leur esprit autant que l’étendue de leur érudition. Depuis long-temps déjà les femmes recevaient en Italie à peu près la même éducation que les hommes; mais elles n’en profitaient plus pour s’arroger les mêmes droits et s’affubler d’une sorte de caractère public. Le temps était passé où elles adressaient en latin aux papes et aux rois de longues harangues politiques, où Isotte Nogarola, qu’on appelait la grande Isotte, et Ippolita Sforza discouraient au congrès de Mantoue sur l’opportunité de la guerre à déclarer aux Turcs. Les théologiennes étaient également hors de mode, ou, si quelques femmes étudiaient encore le Dialogue explicatif composé par Isotte sur la faute de nos premiers parens, aucune d’elles du moins n’essayait de donner un pendant à cet écrit étrange, dans lequel l’auteur plaide pour Eve contre son frère, défenseur d’Adam, le tout à grand renfort de citations tirées des classiques, et par devant un honnête podestat qui, la cause entendue, donne ses conclusions. Tout aussi instruites, mais beaucoup moins pédantes que leurs mères, les dames italiennes du commencement du XVIe siècle ne participèrent qu’avec un zèle tempéré par la réserve aux progrès de cette dernière période de la renaissance. Elles les déterminèrent souvent par des encouragemens, très rarement par leurs propres ouvrages, et, sans rechercher au dehors l’éclat de la célébrité personnelle, elles se contentèrent d’influencer dans le demi-jour de leurs palais les travaux des écrivains et des artistes qui venaient auprès d’elles recevoir des inspirations ou des avis. Tel fut le rôle de la duchesse d’Urbin et de ses amies. Si l’on était tenté de rapprocher de ces femmes distinguées nos précieuses et les bas-bleus d’Angleterre, la comparaison tournerait tout à l’avantage de la cour d’Elisabeth Gonzague. On y retrouverait peut-être le germe de ce sentimentalisme galant qui devait ensuite fleurir à l’hôtel de Rambouillet; mais on y reconnaîtrait des doctrines littéraires d’un ordre supérieur, et, à coup sûr, plus de bienveillance, d’enjouement et de grâce que dans les salons blueistes de Londres.

Emilia Pia, qui joue un rôle si brillant dans le Courtisan de Castiglione, pourrait être regardée comme le type de ces grandes dames italiennes, moitié savantes, moitié femmes à la mode, sous le patronage desquelles se plaçaient les érudits et les poètes. Veuve, dès sa jeunesse, d’un frère naturel de Guidobaldo, elle respecta fidèlement la mémoire de son mari, et n’accepta que l’amitié de gens fort disposés à lui offrir l’hommage d’un autre sentiment. Bembo, par exemple, tout occupé qu’il était alors de sa liaison, platonique, dit-on, avec Lucrèce Borgia, se sentait cependant le cœur assez vaste pour y donner place à « la beauté cruelle dont le nom trompeur exprimait la pitié. » Bien qu’il ne se fît pas faute de distractions de plus d’un genre, il ne renonça pas à son amour, encore moins aux concetti poétiques que cet amour lui inspirait, car, selon l’usage de ce temps, il décrivait soigneusement un martyre qu’il semble au fond avoir très-patiemment supporté. La vertu d’Emilia ne ressort pas seulement des plaintes un peu bruyantes et des pleurs étudiés de Bembo ; on en trouverait ailleurs des preuves plus touchantes, ne fût-ce que dans ces simples mots, à de chastes cendres, inscrits sur le médaillon sculpté où les traits de cette gracieuse femme furent reproduits après sa mort. Quant à son esprit et à l’aménité de son caractère, comment ne pas ajouter foi aux témoignages si précis de Castiglione et d’autres bons juges contemporains? Tantôt Emilia est « le lien qui unit toutes les volontés et les enchaîne sans les blesser jamais: » tantôt on nous la peint comme « l’ame de tous les plaisirs de la cour, la muse de la conversation, etc. » Julien de Médicis va plus loin encore en l’égalant tout net à « Amalasonte, reine des Ostrogoths, et à Théodelinde, reine des Lombards. » Quoi qu’en dise Julien, le nom d’Emilia Pia brille d’un éclat plus doux. On ne saurait y voir que le synonyme de l’élégance sans prétention et du savoir modeste; mais cela suffira peut-être pour qu’on le prononce avec un accent de sympathie, et l’on saura gré à celle qui le portait d’avoir préféré à l’ambition de devenir célèbre le désir d’être aimable et chère à ses amis.

Cette recherche de la grâce qui caractérisait à la cour de Guidobaldo les mœurs et les productions littéraires commençait aussi à devenir sensible dans les œuvres des artistes d’Urbin. L’architecte Bramante, dont plusieurs souverains de l’Italie se disputaient déjà les services, le peintre Timoteo della Vite, qui ne se soumit que beaucoup plus tard au joug de l’école romaine, quelques autres encore faisaient de la correction élégante et du goût la marque distinctive de leur manière. Enfin le moment était venu où le génie qui atteignit à la perfection de la grâce allait anéantir jusqu’aux derniers vestiges de l’affectation et de la raideur, Il semble qu’en apparaissant à cette époque, amie de la science, mais désabusée du pédantisme, avide du mieux, mais déjà familiarisée avec le bien, Raphaël ne pouvait arriver plus à point. Comment le duc d’Urbin ne songea-t-il pas à le retenir auprès de lui, ou du moins à le rappeler à la nouvelle de ses éclatans succès? Comment Guidobaldo. et plus tard son successeur François-Marie, purent-ils se montrer indifférens à une telle gloire? Il y aurait lieu de s’en étonner et d’accuser l’aveuglement de ces princes, si l’on ne tenait compte de certaines circonstances qu’il est à propos de noter. Raphaël, on s’en souvient, avait quitté sa ville natale en 1497; il la revit au bout de deux années, à une époque où Guidobaldo. menacé à la fois par le pape et par le roi de France, n’avait pas le loisir de s’occuper de ce talent naissant. Le jeune Sanzio dut reprendre le chemin de Pérouse, et il ne se décida à revenir à Urbin que lorsque le duc. réintégré dans ses états, put travailler en paix à y faire fleurir les arts. Giovanni Sanzi avait laissé à la cour de nombreux amis : le fils du peintre-poète fut donc accueilli avec bienveillance, et il aurait pu dès-lors faire tourner cette faveur au profit de sa fortune en acceptant les travaux qu’on s’empressa de lui offrir ; mais il avait de plus nobles desseins, et ne se jugeait pas encore mûr pour la gloire. La seule grâce qu’il fût venu solliciter était le moyen d’aller étudier à Florence les ouvrages des grands maîtres, et il voulait, avant d’entreprendre ce voyage, se munir de quelques lettres de recommandation auprès des chefs de la république. La lettre bien connue que lui donna la sœur du duc d’Urbin n’atteste pas seulement l’intérêt que lui portait cette princesse; elle ôte tout prétexte au reproche d’indifférence qu’on pourrait adresser à la famille de Montefeltro, protectrice naturelle de Raphaël.

Personne n’ignore que, pendant ce premier séjour à Florence, l’élève jusque-là si docile du Pérugin prit de plus en plus possession de lui-même, et qu’il entama cette série d’œuvres exquises, dites de sa seconde manière. Ces œuvres, les aurait-il produites, s’il fût resté dans sa patrie, et ne les devons-nous pas en grande partie aux facilités qu’il trouva à Urbin pour faire son voyage de Toscane? En supposant que le patronage de Guidobaldo n’ait eu d’autre résultat que de laisser Raphaël libre de choisir le milieu le plus favorable à ses études, ne faudrait-il pas encore en reconnaître l’opportunité, puisque cette liberté même fut si bien employée et si féconde? D’ailleurs le duc ne s’en est point tenu là : en 1506, il attire auprès de lui le jeune maître et lui confie l’exécution de deux tableaux qu’il veut offrir au roi de France[7]; il lui commande son portrait, celui de la duchesse, beaucoup d’autres ouvrages, dont quelques-uns seulement purent être achevés. Raphaël. impatient de retourner à Florence, où son talent devait grandir encore, ne consentit à accomplir qu’une partie de sa tâche. Il résista aux instances du duc, aux séductions d’une cour qui semblait avoir été formée tout exprès pour abriter ce doux génie, et il s’éloigna d’Urbin pour n’y plus revenir. On sait le reste : au bout de peu d’années, l’ancien protégé de la princesse Jeanne de Montefeltro était devenu le favori de deux papes, le chef d’une école brillante, une sorte de grand seigneur dont l’ambition ne s’effrayait même pas, dit-on, de la dignité de cardinal. Désormais rien ne pouvait le rappeler à Urbin : tous ses intérêts au contraire le retenaient à Rome, et pendant les douze années qu’il y passa, il ne paraît pas qu’il ait été fort jaloux de conserver des relations directes avec la famille de ses premiers bienfaiteurs. Une lettre qu’il avait écrite de Florence à son oncle maternel, peu de jours après la mort de Guidobaldo, exprimait en termes convenables son respect pour la mémoire de ce prince; l’année suivante, il peignait, sous les traits du jeune duc d’Urbin, un des personnages de l’École d’Athènes; enfin il retrouva au Vatican Bibbiena, Bembo, Castiglione, qu’il avait connus à la cour de Guidobaldo, et par eux encore il dut se rattacher au souvenir de sa patrie; — mais ce fut tout.

A partir de ce moment, la vie et les travaux de Raphaël demeurent en dehors de notre sujet. Nous ne suivrons donc pas M. Dennistoun dans les longs détails où il a cru devoir entrer. Un peu trop résolu peut-être à absoudre le grand maître de certains torts que l’opinion publique lui attribue depuis trois siècles, il n’hésite pas à nier sans commentaires l’exactitude des faits embarrassans. La mort de Raphaël, par exemple, n’est à son avis que le résultat d’une pleurésie gagnée dans une antichambre du pape. Bien plus, la liaison avec la Fornarina est elle-même traitée de fable ou à peu près par M. Dennistoun. qui, on le voit, pousse loin l’incrédulité. Au lieu de se défier à ce point des témoignages les plus formels et les plus authentiques, ne pourrait-on, en les acceptant, essayer d’en atténuer l’effet, et le mieux ne serait-il pas de présenter, à défaut de justification, des excuses? On en trouverait aisément dans l’état des mœurs à cette époque. Les courtisans de Léon X n’avaient pas en général des principes fort sévères, et, si leur conduite offensait la morale, elle ne nuisait ni à leur considération, ni à leur fortune. Les longues et très publiques amours de Bembo ne l’empêchèrent pas d’être compris à la fin de sa vie dans une promotion de cardinaux. Bien d’autres personnages, revêtus comme lui de la pourpre romaine, semblaient autoriser les faiblesses par l’exemple et consacrer en quelque sorte la légitimité du désordre. Appartenait-il à Raphaël de se montrer plus rigoriste? Il est permis de regretter qu’il n’ait pas eu ce courage, mais on ne saurait en tout cas s’en étonner.

L’époque que nous venons de parcourir, et qui prend fin avec le dernier prince de la maison de Montefeltro. fut pour le duché d’Urbin une époque de gloire et de progrès de toute sorte. Quarante années de prospérité continue signalent le règne de Frédéric. Celui de Guidobaldo, interrompu quelque temps par une odieuse usurpation, s’achève, comme il avait commencé, dans le calme et libre développement de la littérature et des arts. Les règnes suivans offrent sans doute une succession de faits dignes de remarque; mais, au point de vue de l’art italien et de son histoire, le rôle des princes della Rovere n’a pas la même importance que celui de leurs prédécesseurs. A Urbin, comme dans le reste de l’Italie, la renaissance a dépassé son âge d’or : elle va bientôt entrer dans une période où tout commence à décliner, et, bien que la dynastie nouvelle s’efforce de continuer l’œuvre si noblement entreprise, le succès est déjà plus rare et la protection moins éclairée. Le petit nombre d’artistes éminens qui apparaissent dans la seconde moitié du XVIe siècle, ou qui s’attardent jusque dans le XVIIe siècle, sont impuissans à arrêter la décadence du goût, et, lorsqu’on voit les Médicis eux-mêmes employer toute leur influence à accréditer des nouveautés décevantes, a-t-on le droit de reprocher aux ducs d’Urbin de suivre un tel exemple et de céder à l’entraînement général vers les fastueuses productions de la médiocrité?


II. — DUCS DE LA MAISON DELLA ROVERE.

Le caractère aventureux de François-Marie, héritier de Guidobaldo, diffère essentiellement de celui de son père adoptif, et s’il fallait chercher dans la famille du quatrième duc d’Urbin l’exemple des inclinations guerrières qu’il manifesta toute sa vie, ce serait sur Jules II, à ce qu’il semble, qu’il conviendrait de jeter les yeux. Aussi le pape, qui se reconnaissait dans son neveu, le jugea-t-il digne de commander ses armées à l’âge où le plus souvent on débute dans la carrière militaire. François-Marie n’avait que dix-huit ans lorsqu’il fut nommé capitaine-général des troupes de l’église. Bien peu après, il dirigeait en cette qualité l’expédition entreprise en Romagne pour forcer les Français à évacuer l’Italie et réduisait Mirandola. Jules II, dont la clémence était loin, comme on sait, d’égaler le courage, avait bonne envie de se venger sur cette ville de l’invasion française et de mettre à sac sa nouvelle conquête; mais François-Marie se montra plus généreux, et, grâce à son intervention, Mirandola fut sauvée du pillage. — Qu’on ne se hâte pas de tirer de ce fait une conclusion trop favorable à la modération du jeune prince. On va voir qu’il suivit assez mal pour son propre compte les inspirations qu’il suggérait aux autres, et qu’après avoir conseillé de pardonner à des ennemis communs, il ne sut pas faire aussi bon marché de ses ressentimens personnels.

Jules II s’était retiré à Ravenne, après la prise de Mirandola, laissant au duc d’Urbin le soin de défendre Bologne de concert avec le cardinal de Pavie, nommé à cet effet second chef de l’armée. Une fois sous les murs de la place, François-Marie proposa de s’y jeter et d’y attendre les Français; mais le cardinal, qui avait avec eux des intelligences secrètes, manœuvra si bien, qu’une nuit le maréchal Trivulce put se rendre maître de Bologne presque sans coup férir. Contraint de battre en retraite, François-Marie se replia sur Ravenne, où le cardinal, qui l’avait devancé, employait le temps à l’accuser auprès du pape des perfidies et des lâchetés qu’il avait commises lui-même. On juge de l’accueil que Jules II réservait à son neveu. Il le déposséda du commandement, lui reprocha publiquement sa prétendue trahison, et le traita avec une violence telle que le duc indigné sortit sur-le-champ du palais. Au moment où il mettait le pied dans la rue, le cardinal la traversait à cheval, suivi d’une pompeuse escorte. Ivre de furie à la vue de ce calomniateur, François-Marie se précipite sur lui, le jette à terre et le poignarde. Notons en passant que les cent hommes d’armes qui accompagnaient le prélat ne songèrent ni à le défendre, ni à le venger : spectateurs impassibles de cette scène, ils laissèrent faire le duc en toute liberté et continuèrent leur chemin sans s’être assurés de sa personne; mais le pape n’était pas d’humeur à partager leur indifférence. Le moment d’ailleurs semblait mal choisi pour se permettre un acte de cette espèce. La perte de Bologne, la guerre à soutenir contre la France, le concile schismatique de Pise. créaient à Jules II de terribles embarras : on conçoit que la nouvelle du meurtre de son favori, lui arrivant par surcroît, n’ait pas dû le trouver en veine d’indulgence. De retour à Rome, il somma le duc d’y venir rendre compte de sa conduite. Celui-ci obéit; mais, comme le cas était délicat, il emmena avec lui Castiglione, l’homme le plus propre à l’en tirer sans grand dommage. Grâce à cette précaution, François-Marie n’eut à subir qu’une courte détention préventive. Les six cardinaux chargés d’instruire le procès, et qui, au fond, ne savaient pas mauvais gré au jeune prince de les avoir délivrés d’un collègue qu’ils détestaient, se laissèrent aisément convaincre par Castiglione. L’effervescence de l’âge servit d’excuse au crime, et, une habile plaidoirie de Philippe Beroaldo aidant, le tribunal signa une déclaration d’acquittement. Cela n’eût pas suffi peut-être pour absoudre le coupable aux yeux du souverain pontife: mais, au commencement de l’année suivante, François-Marie reprenait Bologne et trouvait ainsi un moyen beaucoup plus sûr d’obtenir son pardon. De nouvelles conquêtes achevèrent de le remettre en crédit, et il recevait l’investiture de la seigneurie de Pesaro en récompense de ses services, lorsque la mort de Jules Il et l’avènement de Léon X vinrent le priver d’un puissant protecteur et lui susciter un ennemi.

Rien ne pouvait lui faire présumer qu’à l’affection que lui témoignait depuis long-temps le cardinal Jean de Médicis succéderait bientôt l’inimitié de Léon X. François-Marie s’y attendait au contraire si peu, qu’il avait contribué de tout son pouvoir au succès de l’élection. Le nouveau pape et son frère Julien, celui-là même que nous avons vu au nombre des interlocuteurs dans le Courtisan de Castiglione, Laurent, leur neveu, et leur cousin Jules de Médicis avaient été, pendant leur exil, les hôtes de Guidobaldo. L’héritier de celui-ci croyait donc assurer sa propre indépendance en travaillant à l’élévation d’une famille que la sienne avait si noblement secourue. Ici encore on saisit les traits distinctifs des deux races : la générosité des ducs d’Urbin ne sert qu’à éveiller l’ambition des Médicis, et la perfidie de Léon X met en relief la crédule loyauté de sa victime. L’un cherche dans l’ingratitude et les intrigues un moyen d’accroître sa puissance et l’autorité de sa maison; l’autre fonde toute sa politique sur la reconnaissance du pontife et sur la bonne foi qu’il lui suppose. Leur situation respective ne tarda pas à se dessiner nettement, A peine sur le trône, Léon X retira des mains de François-Marie le bâton de capitaine-général pour le donner à Julien de Médicis. À la mort de son frère, dont les scrupules entravaient encore l’exécution de ses projets, il saisit un prétexte pour rompre ouvertement avec le duc ; il osa évoquer de nouveau l’affaire du meurtre du cardinal de Pavie, affaire dans laquelle il s’était prononcé comme juge trois ans auparavant ; une bulle d’excommunication fut lancée, et le lâche Laurent, instrument docile des volontés de son oncle, se laissa appeler au gouvernement du duché d’Urbin.

Forcé de se courber devant l’orage, François-Marie se retira à Mantoue ; mais, tout en abandonnant ses états comme Guidobaldo. il se garda bien d’imiter la conduite passive de ce prince et sa résignation philosophique. Au bout de quelques mois, il s’avançait en Romagne, suivi d’une poignée de soldats mercenaires que la vente des bijoux de la duchesse, sa femme, lui avait permis de réunir, et il reparaissait dans sa capitale, où des émissaires avaient préparé un soulèvement. Le pape, effrayé de ce coup de main, se hâta d’appeler au secours de Laurent Charles-Quint et le roi de France. Quelle résistance François-Marie pouvait-il opposer aux forces combinées de tels ennemis ? Une partie des villes du duché l’avait, il est vrai, reconnu ; mais les forteresses demeuraient au pouvoir de l’usurpateur. Le duc ne voulait pas sacrifier inutilement la vie de ses défenseurs : il ne voulait pas davantage céder une seconde fois à l’agression sans avoir cherché à la repousser, et ce fut pour sortir de cette perplexité qu’il adressa à Laurent le chevaleresque cartel que voici : « Comme il sied à un prince, quelle que soit la cause pour laquelle il combat, de s’efforcer d’atteindre son but en répandant le moins de sang possible ; comme il doit particulièrement épargner le pays sur lequel il a l’espoir de régner, je pense que l’expédient qui m’est venu à l’esprit conviendra au seigneur Laurent autant qu’à moi-même… Je propose donc audit seigneur d’amener, en tel lieu qu’il choisira, contre un nombre égal d’adversaires, quatre mille hommes, ou trois mille, ou cinq cents, ou vingt, ou quatre, ou même un nombre de combattans plus restreint, pourvu que lui et moi nous y soyons compris. Enfin, s’il préfère se mesurer avec moi seul, ce sera mieux encore, car la mort de l’un de nous deux résoudra sur-le-champ la question en litige et abrégera les angoisses de tout le monde… Je crois que ces propositions, si raisonnables, seront reçues avec plaisir, et je demande qu’on me réponde dans un délai de trois jours. » Laurent, pour toute réponse à un défi qu’il n’était nullement disposé à accepter, retint ceux qui le lui avaient apporté, et, dans l’espoir d’apprendre d’eux quelque chose de plus utile, il les fit mettre à la torture.

En s’avisant de cet expédient « si raisonnable » selon lui, François-Marie faisait acte de naïveté autant que de bonne foi et de courage. Il ne lui était guère permis de compter qu’un ennemi, sûr de gagner autrement la partie, consentirait à la jouer sur un coup de dé ; mais, quand il vit que cette dernière chance lui échappait, il ne songea plus qu’à faire payer cher la victoire et à harceler le vainqueur. Réduit à la nécessité de se jeter dans une guerre de partisan, il soutint long-temps une lutte héroïque contre les trois plus grandes puissances de l’Europe. Les quelques soldats qui lui étaient restés fidèles finirent, eux aussi, par l’abandonner, et, après avoir accepté la capitulation offerte par le pape, François Ier et l’empereur, il se retira de nouveau à Mantoue, auprès de la duchesse sa femme, à laquelle il donna, en échange des bijoux qu’elle avait vendus pour lui, soixante-quatre étendards enlevés à l’ennemi dans cette campagne. La paix générale de l’Italie, négociée en 1529, vint enfin mettre un terme aux agitations politiques et aux guerres qui avaient marqué jusque-là le règne du quatrième duc d’Urbin. Dès-lors, François-Marie sut maintenir son indépendance sans recourir aux armes, et, pendant les neuf dernières années de sa vie, il ne quitta plus le duché que pour entreprendre quelques voyages diplomatiques,

M. Dennistoun, dans le brillant tableau qu’il a tracé de la vie de François-Marie, s’est attaché surtout à faire ressortir les exploits guerriers qui la signalent. Toutefois, le successeur de Guidobaldo ne fut pas seulement un infatigable soldat, un intrépide capitaine. Son caractère inébranlable et l’excès de son courage donneraient l’idée d’une sorte de Charles XII italien, si l’on oubliait de remarquer quelques points de dissemblance qui ne sont pas à l’avantage du héros suédois. Rien, par exemple, n’autorise à penser que celui-ci ait fait trêve à ses préoccupations ordinaires pour s’intéresser à la poésie et aux arts : le duc d’Urbin, au contraire, trouvait le temps, même au milieu de ses anxiétés ou de ses désastres, de correspondre avec l’Arioste, qui mettait alors la dernière main à son Roland, avec Michel-Ange, chargé, comme on sait, par la famille della Rovere d’élever à Jules II ce tombeau colossal dans la composition duquel le Moïse n’entrait primitivement que comme accessoire. Plus tard, il donnait à Titien le nom d’ami, et les magnifiques portraits du duc et de la duchesse qui ornent aujourd’hui la galerie des Offices à Florence montrent de quelle façon le grand peintre savait reconnaître cette amitié. Il achevait aux portes de Pesaro le palais de l’Imperiale, s’efforçait d’y faire revivre les mœurs littéraires de la cour de ses ancêtres, et rappelait auprès de sa personne les savans qu’avait protégés Guidobaldo, mais que les troubles et la guerre tenaient depuis long-temps éloignés du duché. Beaucoup d’entre eux s’étaient un peu pressés de fuir et de contracter ailleurs des engagemens plus fructueux; quelques-uns même, en acceptant les bienfaits des Médicis, s’étaient, à l’imitation de Bembo, rangés assez ouvertement du côté des persécuteurs de François-Marie : cependant, lorsque ses affaires commencèrent à être en situation meilleure, ils parurent se souvenir davantage des liens qui les rattachaient à ce prince, ils renouèrent avec lui des relations intimes, et ceux qui ne purent le rejoindre à Pesaro participèrent aussi aux derniers actes de son règne par les écrits sur diverses questions qu’ils lui adressaient assidûment,

A côté de ces hommes que d’anciens services ou l’éclat de leur réputation rendaient plus considérables qu’aucun des nouveaux courtisans du duc, on distinguait encore Carlo Gabrielli, Filippino Doria et plusieurs autres descendans des premières familles d’Italie, qui ajoutaient à la gloire de leurs noms une certaine illustration littéraire. Les hôtes de l’Imperiale se montraient donc les dignes successeurs des hôtes du palais d’Urbin : seulement, ils ne continuaient pas, sans la modifier à quelques égards, la tradition que leur avait léguée le siècle précédent. Les abstractions philosophiques et la recherche de l’idéal n’occupaient plus exclusivement la pensée de ces savans, un peu convertis par les événemens à l’étude des réalités. Tout en professant encore l’amour de l’antiquité et le culte désintéressé de l’histoire, on tenait fort grand compte des faits contemporains et de leurs conséquences. On n’agitait plus aussi souvent des questions d’érudition pure ou de curiosité ; mais chaque jour on approfondissait davantage celles où la vie politique du pays et les conditions d’existence de son gouvernement pouvaient trouver quelque garantie. Les productions scientifiques ou littéraires de la cour de Pesaro à cette époque semblent, pour la plupart, inspirées par ce besoin des notions exactes et ce sentiment de l’utilité actuelle. Ce qui fit leur succès alors leur ôte tout attrait aujourd’hui, et les plans financiers, les maximes administratives ou les théories diplomatiques des conseillers de François-Marie nous laissent forcément aussi indifférens que le traité composé par le duc sur les avantages et les inconvéniens de la guerre.

Les arts eux-mêmes se ressentaient dans le duché d’Urbin de ce goût général pour les solutions pratiques, et ne dépassaient que rarement les termes du positif. L’architecture fortifiait les villes et ne les embellissait plus. La peinture et la sculpture, descendant des régions de l’idéal dans le domaine de l’histoire contemporaine, retraçaient sur les murs de l’Imperiale les hauts faits et les malheurs de François-Marie. Toutefois, lorsque le duc eut pris possession de cette résidence, construite par Léonore Gonzague, sa femme, pour fêter son retour, et qu’elle avait voulu surtout consacrer à sa gloire, il y ajouta des décorations moins conformes aux tendances nouvelles, et l’enrichit de tableaux, de statues et d’objets d’art de toute sorte dont l’amour du beau avait seul inspiré le choix. Raphaël de Colle, Dosso de Ferrare, Bronzino et plusieurs autres peintres célèbres vinrent concourir à l’ornementation du palais que le père du Tasse indiquait, quelques années plus tard, comme « le plus beau séjour qu’un prince pût choisir en Italie. » Il ne reste aujourd’hui que bien peu de vestiges de cette ancienne magnificence. L’Imperiale, après avoir servi de maison de retraite aux jésuites portugais chassés par le marquis de Pombal, est devenue une métairie, et l’état de dégradation où se trouve la somptueuse villa des ducs d’Urbin contraste étrangement avec l’inscription qui les invite encore à « s’y reposer de leurs fatigues à l’abri de la poussière et du soleil. » Un autre palais, édifié dans la ville même de Pesaro, et qui. depuis la réunion du duché aux états de l’église, est occupé par les cardinaux légats, a gardé plus de traces du luxe presque royal de la famille della Rovere. Le souvenir de François-Marie ne s’y rattache pas aussi directement que celui de ses successeurs : on ne saurait oublier cependant que ce prince passa quelque temps dans cette demeure, et qu’il y mourut à peine âgé de quarante-huit ans.

Les historiens ont attribué cette mort au poison, et Pierre-Louis Farnèse et Louis Gonzague ont été tour à tour l’objet de leurs accusations. Tous deux cherchaient à se venger du duc et n’étaient pas hommes à se montrer fort scrupuleux sur l’emploi des moyens : il se peut qu’ils aient été les instigateurs du crime; mais ce fut un troisième qui se chargea de l’exécution. Un barbier mantouan, que François-Marie avait depuis peu à son service, introduisit le poison dans l’oreille, et, au bout de quelques jours de souffrances cruelles, la victime expirait sous les yeux mêmes du meurtrier. Le corps, revêtu d’une riche armure et du manteau ducal, fut exposé dans une salle du palais où l’on avait réuni en trophées les armes et les drapeaux enlevés autrefois à l’ennemi; puis on le transporta à Urbin en grande pompe, et, les cérémonies des funérailles terminées, chacun prêta serment de fidélité au nouveau duc.

Guidobaldo II, fils et successeur de François-Marie, n’hérita qu’en partie des qualités militaires de son père et des qualités d’un autre ordre qui avaient distingué les princes de la maison de Montefeltro. Son règne, qui ne dura pas moins de trente-six ans, aurait été d’ailleurs exempt de vicissitudes comme il fut dépourvu de gloire, si une grave rébellion. suscitée à Urbin par la création d’un impôt, n’était venue tout à coup en suspendre la tranquillité et le cours un peu monotone. Le duc, disent les historiens, ne déploya pas seulement en cette occasion une énergie qu’aucun de ses actes précédens n’avait permis de soupçonner, mais que la défense de ses droits rendait nécessaire; il exerça des rigueurs inutiles auxquelles on s’attendait encore moins, et poursuivit sa vengeance bien au-delà de la justice. Même après la complète soumission de la ville, il dépouilla les femmes et les enfans des rebelles qu’il avait fait mettre à mort; il voulut que les cadavres fussent jetés pêle-mêle dans une terre non consacrée, et l’évêque de Pesaro, qui avait demandé pour eux une sépulture chrétienne, fut exilé comme un complice. Ces mesures de sévérité excessive, en rappelant au peuple ce qu’il avait souffert sous la tyrannie de César Borgia et plus récemment sous celle des Médicis, lui apprirent à confondre dans sa haine ses oppresseurs étrangers et le fils de ses souverains. pour la première fois, le nom de Guidobaldo, ce nom que depuis près d’un siècle on était accoutumé à vénérer, fut prononcé avec colère. Comme pour honorer encore la mémoire du prince qui l’avait porté, on cessa de le donner à celui qui ne s’en montrait plus digne, et Guidobaldo II ne fut pour ses sujets que Guidobaldaccio.

Il serait injuste de conserver au nom du cinquième duc d’Urbin cette terminaison méprisante. Guidobaldo II, inférieur sans doute à ses prédécesseurs et même à son fils, ne mérite pas d’être rangé parmi les princes absolument nuls, encore moins parmi les tyrans. S’il apporta en effet à la répression de la révolte d’Urbin quelque chose de plus que de la fermeté, s’il eut le tort, qu’on ne saurait non plus dissimuler, d’épouser en secondes noces Victoire Farnèse, fille de l’homme que l’opinion publique accusait de la mort de François-Marie, il ne donne pas, en dehors de ces deux faits, matière à de graves reproches. Quoiqu’il n’ait paru que rarement sur les champs de bataille, il s’y conduisit de manière à se concilier l’estime des puissances qui l’employaient, et la république de Venise et le pape, dont il commanda tour à tour les armées, reconnurent en plusieurs circonstances l’utilité de ses services. Le duché d’Urbin lui dut l’établissement d’une école d’artillerie et les fortifications de Sinigaglia, qui firent de cette place un boulevard contre l’invasion des Turcs sur les côtes de l’Adriatique. Enfin la libéralité de Guidobaldo envers ses amis, le besoin qu’il eut de s’entourer d’écrivains et d’artistes, attestent que comme protecteur des lettres et des arts il n’aurait pas dégénéré de sa famille, s’il avait mis dans la répartition de ses faveurs autant de discernement que de munificence; on lui sait moins de gré de l’estime qu’il témoigna au Titien et à l’Arioste, lorsqu’on se rappelle ses liaisons avec un peintre comme Zuccaro et un poète comme l’Arétin.

L’auteur de ces écrits fangeux dont on n’ose même pas citer les titres, le pamphlétaire éhonté qui se faisait gloire de ses souillures et qui trafiquait ouvertement de l’éloge ou de la diffamation, occupa en effet auprès de Guidobaldo une position de confiance, et vécut avec lui dans une sorte de familiarité. On trouve dans l’histoire de ce règne plus d’une preuve irrécusable du fait. S’agit-il pour le prince d’aller complimenter Charles-Quint au nom de la seigneurie de Venise. l’Arétin l’accompagne et le conseille. Plus tard, il s’installe au palais de Pesaro et n’en sort que lorsque l’arrivée imprévue d’un rival l’oblige à porter sa plume venimeuse au service de nouveaux patrons. Dans quel abaissement était tombé l’art des Bembo et des Castiglione, et qu’aurait pensé celui-ci des courtisans qui se chargeaient de continuer ses leçons?

Le nouveau venu était le Florentin Doni, l’auteur de la Zucca et d’autres satires licencieuses à peu près oubliées, mais qu’un succès de vogue accueillit à leur apparition. Pendant plusieurs années, il parcourut les principales villes de l’Italie, acceptant de toutes mains le prix de ses joyeusetés ou de ses injures, et levant sur la crainte qu’il commençait à inspirer un tribut assez considérable pour faire figure et trancher de l’homme à la mode. Ces heureux débuts le mirent en goût de pousser plus loin l’entreprise. Il résolut de disputer à l’Arétin lui-même le monopole de la faveur des princes, et, pour se débarrasser plus promptement de ce redoutable ennemi, il s’en vint le surprendre à Pesaro et l’attaquer en face avant de lui avoir déclaré la guerre. La brusquerie de l’agression déconcerta d’abord le possesseur de l’emploi convoité. Cependant, comme il ne s’agissait en somme que de retourner ses armes familières contre l’agresseur, il répondit aux premiers pamphlets par une lettre outrageante. La lutte ainsi engagée, on en arriva vite de part et d’autre à laisser de côté les épigrammes pour recourir aux personnalités les plus violentes, à d’incroyables invectives : le tout, selon Doni, « en l’honneur de Dieu et de la sainte église, et pour la défense des bons chrétiens. » L’Arétin, du moins, ne parlait qu’au nom de la philosophie, et, tout en donnant à ce mot une étrange signification, il ne se mêlait pas d’y accoler celui de religion : c’est le seul témoignage qu’il soit permis de rendre en sa faveur. Encore une épitaphe anticipée composée par Francesconi assigne-t-elle à cette retenue un autre motif que le respect[8]; mais Doni ne craignit jamais de placer sous le couvert des principes sacrés les emportemens et les obscénités de sa plume. Sa victoire sur l’Arétin lui tint lieu d’honnêteté personnelle, et l’on ne voulut pas s’apercevoir qu’une fois maître de la place, il imitait exactement, pour s’y maintenir, celui qu’il en avait dépossédé. Il fut imité à son tour : la flatterie devenant une source assurée de fortune, ce fut à qui trouverait les formules les plus pompeuses pour célébrer les vertus et le génie de Guidobaldo. De peur de rien omettre, on trouva plus simple de placer à la suite de ce nom toute la série des qualités humaines, et les sonnets qu’Atanagi, entre autres, a consacrés à la louange du duc d’Urbin ne sont que l’assemblage rimé de tous les mots impliquant une idée de supériorité quelconque. Gardons-nous de confondre avec ces poésies vénales celles que dicta à l’Arioste le souvenir de l’hospitalité qu’il avait reçue à Pesaro, quelques canzoni d’Annibal Caro et l’Amadis de Bernardo Tasso, malgré les couleurs, un peu trop brillantes, du portrait de Guidobaldo, tracé dans le onzième chant. De telles œuvres contrastent heureusement avec les écrits que nous avons mentionnés, comme la protection légitime dont le père du Tasse fut l’objet semble une expiation des grâces accordées aux Arétin et aux Doni.

Bernardo Tasso avait été long-temps secrétaire de Ferdinand Sanseverino, prince de Salerne. L’habileté avec laquelle il s’était acquitté de plusieurs missions importantes, le talent qu’annonçaient ses premières compositions littéraires, furent d’abord généreusement rémunérés. Bernardo put acheter à Sorrente une petite maison où il se retira avec sa femme, et où Torquato naquit en 1544. Il y mena huit ans cette vie calme et studieuse dont ses Lettres nous offrent le poétique tableau ; mais le prince de Salerne passa au service de la France, et Bernardo, privé de son bienfaiteur, dut s’arracher à ses travaux pour aller chercher fortune à Rome et un peu plus tard à Ravenne. Il y végétait depuis quelques mois, écrasé par la misère et le désespoir où l’avait jeté la mort de sa femme, lorsqu’il reçut de Guidobaldo l’invitation de se rendre auprès de lui. Établi, à son arrivée à Pesaro, dans une villa attenante au palais et qui existe encore, il acheva en paix son Amadis, commencé depuis quatorze ans. Son fils ne tarda pas à le rejoindre, et il lui fut permis de profiter des leçons qu’on donnait au prince héritier. À compter de ce moment, les deux Tasse se virent traités à la cour avec une bienveillance qui ne se démentit pas et que justifiaient complétement le caractère et le talent de l’un, les éclatans débuts de l’autre. Ce nom promis à la gloire inspirait déjà le respect, et l’on pressentait peut-être qu’il allait être immortalisé par le chantre de la Jérusalem, quand il devait encore son illustration principale à l’auteur de l’Amadis.

Le long poème de Bernardo Tasso eut, à l’époque de sa publication, un succès presque égal à celui qu’avait obtenu quarante ans auparavant la brillante épopée de l’Arioste. Aujourd’hui, il faut quelque courage pour mener à fin la lecture des cent chants dont se compose. cet interminable Amadis, et nous ne croyons pas qu’arrivé au bout de l’entreprise, on soit tenté d’imiter Guidobaldo, qui la recommençait, dit-on, plusieurs fois par an. Beaucoup de morceaux révèlent sans doute une grande richesse d’imagination ; certaines descriptions se distinguent par la grâce du style et la fraîcheur du coloris ; mais le ton général de l’œuvre a quelque chose de délayé et d’inconsistant. On y reconnaît la facilité de la main, pour ainsi dire, plutôt que la force de la pensée : en un mot, la manière de Bernardo est celle des peintres de l’époque qui, suppléant au sentiment par la pratique, commençaient à faire montre de dextérité et ne visaient plus qu’à éblouir.

Le moment de la décadence absolue n’était pas encore venu pour la peinture italienne, mais déjà tout menaçait ruine, et les artistes, qui prétendaient se lancer dans des voies inexplorées, retombaient à leur façon dans l’esprit de système, que. depuis les conquêtes de la renaissance on aurait pu croire anéanti. Un goût arbitraire, une méthode conventionnelle, reprenaient leur empire comme au temps des écoles primitives, et, bien que les formes fussent loin d’être les mêmes, elles n’en trahissaient pas moins l’indigence du fond et l’asservissement de la pensée. Plus de nouveautés originales, plus d’efforts inspirés. A peine la puissante génération des grands maîtres a-t-elle disparu, que celle qui lui succède semble prendre à tâche de méconnaître tant de nobles leçons pour se jeter dans le factice sous prétexte de fécondité, et donner l’exemple, qui devait être si universellement suivi, de l’irréflexion et du caprice. Dans le duché d’Urbin, comme partout en Italie, l’art ne fut bientôt plus que l’expression, sinon l’accessoire, du luxe. Les artistes, transformant leurs ateliers en manufactures. se mirent à fabriquer à la hâte, comme pièces d’ameublement, des tableaux religieux ou historiques auxquels l’uniformité du caractère ôtait toute signification morale et qu’on pouvait suspendre indistinctement aux murs des églises ou des palais. Par voie de transaction et d’échange, l’architecture et la sculpture accommodèrent les monumens à la destination indécise que la peinture venait de leur donner. On altérait les proportions et surtout le sentiment de la construction primitive pour plaquer çà et là des ornemens de fantaisie qui n’avaient d’autre raison d’être que le mépris des principes et du bon sens. Tous les arts dépérissaient, usés par cette fièvre de production qui s’était emparée de quiconque avait en main un ciseau ou une palette. Encore quelques années, et, après avoir repris une apparence de vie sous l’influence du régime expectant des Carrache, ils allaient mourir des remèdes imposés tour à tour par les naturalistes, disciples de Caravage, et les idéalistes de l’école du chevalier d’Arpin.

Rien n’autorise à penser que Guidobaldo ait compris l’imminence du danger, ni qu’il ait cherché à arrêter dans ses états les progrès de la contagion : il semble au contraire qu’il ait eu à cœur de les hâter. On le voit, il est vrai, recevoir Titien avec de grands honneurs et lui donner une escorte qui l’accompagnera jusqu’au terme de son voyage; mais il fait à peu près le même accueil à Taddeo Zuccaro. quand celui-ci revient importer dans sa patrie ce goût déplorable et cette manie de la facilité qu’il était allé puiser à Rome. Frédéric Zuccaro, dont le style est plus lâche encore, hérite de la faveur accordée à son frère et prélude, par ses innombrables tableaux improvisés à Pesaro et à Urbin, aux grossières peintures qui profaneront la coupole de la cathédrale de Florence. Enfin le Baroccio. c’est tout dire, fut le peintre privilégié de Guidobaldo et de son fils. En comblant de bienfaits et de distinctions de toute sorte l’auteur de tant d’œuvres énervées, de ces fades enluminures qui ne sont pas même à la vraie peinture religieuse ce que les vers de Louis Racine sont à la poésie des Psaumes, les deux derniers ducs d’Urbin achevèrent de mettre en honneur dans le pays de Raphaël le culte du médiocre et d’y propager le désordre des idées. On n’essaya plus dès-lors de discerner le mérite de la renommée, ou de la multiplicité des productions. Tel peintre passait pour un grand maître qui n’avait qu’une méthode négative, et, pour toute qualité, que l’absence de défauts évidens; tel autre arrivait au succès en couvrant hardiment une toile en quelques jours. Au milieu de ce conflit de vanités et d’erreurs, il y eut dans le public un redoublement de passion pour le spectacle offert à ses yeux; on s’engoua de l’art qu’on ne savait plus admirer. Les artistes de bas étage, en s’affublant de notoriété, se persuadèrent qu’ils avaient conquis la gloire, et le nombre des peintres célèbres grandit en raison de l’abaissement de la peinture.

Il serait inutile d’insister sur l’histoire de cette affligeante décadence, qui commence avec la seconde moitié du règne de Guidobaldo II et s’achève avant la fin du règne suivant. A quoi bon enregistrer à la suite les uns des autres les talens dégénérés qui pullulent dans le duché d’Urbin, et classer pour mémoire des œuvres sans valeur? Les seules où l’on retrouve encore quelque ressouvenir des anciens principes et une sorte de respect de la saine vérité pittoresque appartiennent à un genre inférieur. Ce n’est ni sur les murs des édifices, ni sur les vastes toiles qu’il faut désormais chercher les traces de l’habileté raisonnée et du goût. Quelques figures d’ornement peintes sur des vases ou des assiettes de faïence, tels sont les monumens d’art les plus dignes d’attention que nous ait légués cette époque; encore, ces humbles produits ne sauraient-ils être comparés, sous le rapport du style, aux produits de même nature des époques précédentes. Les lignes compliquées ont succédé aux formes élégantes dont Timoteo della Vite et Raphaël lui-même ne dédaignaient pas de fournir les modèles. La céramique reçoit sans doute de grands perfectionnemens matériels, mais elle se ressent aussi de l’influence désastreuse exercée sur tous les arts du dessin par Zuccaro et le Baroccio, et, quoiqu’elle ne la subisse que de loin, elle s’associe cependant aux innovations et aux abus.

Les faïences de luxe fabriquées dans le duché d’Urbin formeraient à elles seules une collection où l’on pourrait suivre l’histoire des modifications successives de l’école d’Ombrie aussi bien que les progrès industriels accomplis dans cette partie de l’Italie durant une période d’environ cent cinquante années. Les plus anciennes représentent des sujets sacrés et se recommandent surtout par la précision du dessin. Puis, à mesure que se répand la passion du classicisme, les portraits des héros de l’antiquité, les sujets tirés de Virgile et d’Ovide remplacent les scènes évangéliques. Les formes ont moins de sécheresse, la palette minérale s’enrichit de tons plus éclatans; mais aussi une certaine affectation archaïque se glisse sous le pinceau des peintres sur faïence, et leur travail, en apparence plus libre, a cependant moins de caractère que celui de leurs prédécesseurs. Au XVIe siècle, l’art arrive à son apogée. La fabrique établie à Castel-Durante sous la protection spéciale du duc d’Urbin l’emporte sur toutes les autres par le talent des artistes qu’elle emploie et la qualité de sa poterie. Des vases de grande dimension, des devans d’autel, des plaques ou tableaux sur faïence attestent l’extrême habileté des sculpteurs et des peintres réunis dans cette fabrique, ou plutôt dans cette académie. Enfin le plus célèbre de tous ces artistes, Horace Fontana, devient, selon les termes un peu ambitieux cités par Passeri[9], un autre « Horatius Coclès, » qui entrave à lui seul la marche de l’étranger et assure la gloire de son pays. A partir du règne de Guidobaldo II, l’usage de la faïence peinte achève de se propager dans le duché d’Urbin et se substitue, dans la confection des objets de toute sorte, à l’emploi du bois, du métal et de l’ivoire. Les coffrets qu’on avait coutume d’offrir aux fiancées quelques jours avant leur mariage furent alors remplacés par des coupes ou des vases sur lesquels étaient figurés de tendres emblèmes, et qu’on emplissait de pièces d’or ou de bijoux. Les seigneurs faisaient peindre sur des poteries d’ornement, sur les pièces principales d’un service, souvent même sur de simples assiettes, le portrait des dames auxquelles s’adressaient leurs hommages, et le nom du modèle accompagné des épithètes bella, diva, etc., venait aider à la ressemblance ou dénoncer les vœux de l’acheteur. On sait que l’esprit de galanterie n’inspirait pas toujours les artistes chargés de l’exécution de ces ouvrages, et il n’est pas rare de rencontrer dans les cabinets des curieux certains sujets assez conformes à ceux que Jules Romain et Marc-Antoine avaient traités à Rome pour illustrer les sonnets de l’Arétin. D’autres abus survinrent. Insensiblement, la céramique se réduisit au rôle d’une industrie vulgaire. On finit par délaisser non-seulement le genre historique, mais même la tradition d’art nationale; on copia les dessins flamands de préférence aux cartons italiens, et l’avilissement de la peinture sur faïence, dont l’importation des porcelaines orientales allait compléter la ruine, suivait de près l’année où le dernier prince de la maison della Rovere était monté sur le trône. Tous les arts s’anéantissent à cette époque dans le duché d’Urbin. Les artistes, nous l’avons dit, y sont plus nombreux que jamais, mais ils ne luttent entre eux que d’exagération et de mauvais goût. Les élèves et les imitateurs du Baroccio, peintres, architectes ou statuaires, se précipitent tête baissée dans le gouffre où les entraîne leur maître. Rien ne surnage, rien ne ressort de cet océan de mauvaises œuvres, — ou plutôt rien ne se perd que le talent, puisque aujourd’hui encore l’Italie est inondée des productions des Baroccisti. Faut-il ajouter qu’elle semble fière de les posséder, qu’elle leur donne place dans ses plus belles galeries, et qu’à Florence même, à quelques pas de la Tribune, une salle du palais des Offices porte le nom du chef de cette détestable école? M. Dennistoun pousserait-il aussi loin que les Italiens l’estime pour ces pauvres ouvrages? Il montre à l’égard du Baroccio une indulgence d’autant plus regrettable qu’elle contraste avec la justesse ordinaire de ses appréciations. Tout en y mêlant quelques paroles de blâme il laisse tomber de sa plume des éloges qui pourraient presque s’adresser au Corrége, mais auxquels il est impossible de souscrire lorsqu’on se rappelle de quel peintre il s’agit.

Le règne de François-Marie II, sixième et dernier duc d’Urbin, tient donc dans l’histoire de l’art une place inférieure encore à celle du règne précédent, et le seul mot de décadence suffirait pour le caractériser, s’il était permis de méconnaître ce qui l’honore à d’autres égards. Les progrès des sciences et des lettres en Italie depuis la fin du XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe se résument en un petit nombre d’œuvres conçues ou exécutées pour la plupart sous le patronage de François-Marie II, et le nom de ce protecteur du Tasse, de Guarini et du naturaliste Aldovrandi, brille d’un éclat plus pur qu’aucun de ceux des princes qui eurent quelque influence sur la destinée de ces hommes célèbres.

On a vu que Bernardo Tasso avait été rejoint à la cour de Pesaro par son fils, alors âgé de treize ans. François-Marie et Torquato, rapprochés d’abord par la communauté de leurs études et de leurs jeux, s’étaient liés ensuite d’une amitié plus sérieuse, et lorsque, après une. séparation de quelques années, ils se retrouvèrent à Pesaro, tous deux eurent le tort de vouloir vivre comme autrefois sur le pied de l’égalité, tort d’autant plus grave que la princesse d’Urbin, femme du jeune héritier du trône, se trouvait nécessairement en tiers dans leur intimité.. La présence du poète mit en péril la paix domestique des époux, ou plutôt elle vint porter une atteinte nouvelle à cette paix, déjà fort compromise; pour peu qu’on se rappelle dans quelles conditions s’était accompli le mariage, on comprend aisément qu’il n’ait amené de part et d’autre que des difficultés et des regrets.

Lucrèce d’Este, sœur d’Alphonse II, duc de Ferrare, était déjà âgée de trente-cinq ans à l’époque où elle avait épousé François-Marie, qui n’en comptait que vingt-deux. À cette disproportion d’âge s’ajoutait une extrême différence d’inclinations et d’humeur. Le prince d’Urbin aimait passionnément l’étude, et n’interrompait ses occupations sédentaires que pour chasser une ou deux fois par semaine. Son esprit méditatif, sa piété, la simplicité de ses manières, lui avaient valu de bonne heure le surnom de « prince-moine, » et son aversion pour les affaires faisait dire de lui par son père « qu’il était moins propre à régner sur des hommes que sur des livres. » Lucrèce, au contraire, aurait donné toutes les bibliothèques du monde pour la conduite d’une intrigue politique. Active, impérieuse, elle avait passé sa jeunesse à s’agiter dans une situation secondaire, à rêver des alliances qui lui permettraient de jouer le premier rôle, et lorsqu’elle eut enfin réussi à s’assurer la possession d’un trône par son mariage avec le prince héritier d’Urbin, elle crut pour le coup que l’instant était venu d’exercer cette domination à laquelle elle n’avait cessé de prétendre. Malheureusement pour elle, elle avait compté sur le concours de son mari, ou tout au moins sur son obéissance, et l’un et l’autre lui firent défaut. Aux vues ambitieuses de la princesse, à toutes ses provocations, François-Marie opposait une froideur et une force d’inertie décourageantes, quelquefois même des refus articulés avec une netteté un peu rude, après quoi il s’enfonçait plus que jamais dans la retraite et laissait sa femme dévorer à loisir son humiliation et son dépit. Qu’on se figure Mme de Montpensier mariée au dauphin fils de Louis XV, et l’on aura, grâce à cet anachronisme, à peu près l’équivalent de ce que devait être l’union du prince et de la princesse d’Urbin. Celle-ci, voyant à la fin que ses tentatives pour participer au gouvernement de l’état risquaient fort de demeurer infructueuses, même après la mort du duc régnant, essaya de satisfaire autrement ses passions romanesques et son goût pour les aventures. Elle se corrigea de l’ambition pour s’abandonner au désir de plaire, et son cœur s’ouvrait à peine à ce sentiment tardif lorsque le Tasse, qu’elle avait connu à la cour d’Alphonse, vint la rejoindre à Pesaro.

Il y était appelé par François-Marie, jaloux de retrouver un ami dans l’auteur déjà illustre de l’Aminta et d’assister à ses côtés à une nouvelle représentation de cette pièce qu’on avait jouée une première fois au palais de Ferrare avec un immense succès. L’accueil qu’elle reçut à Pesaro fut plus brillant encore; seulement elle ne parut pas sur le théâtre. Le Tasse la lut en présence du vieux duc et de toute la cour; puis il en fit une seconde lecture au prince et à la princesse, qui, après avoir mêlé leurs applaudissemens à ceux de la foule, s’étaient réservé le plaisir d’entendre l’Aminta sans entourage d’étiquette et sans distraction. Dans la disposition d’esprit où se trouvait alors Lucrèce, il était difficile que cette séduisante poésie ne lui inspirât qu’une admiration stérile et que le poète lui-même n’eût point quelque part à ses pensées. On se rappelle, entre autres, ces beaux vers du premier acte, si bien faits pour donner à réfléchir à celle qui les écoutait : « Aimons! Il n’est point de trêve avec les années; la vie humaine s’écoule et disparaît. Aimons! le soleil meurt et renaît; mais nous, nous fermerons bientôt les yeux à sa lumière, et notre sommeil durera une éternelle nuit.» Lucrèce, âgée alors de près de quarante ans, sentait peut-être qu’elle n’avait pas de temps à perdre pour mettre le conseil à profit : elle ne tarda pas à le suivre assez ouvertement pour que le Tasse et François-Marie n’eussent, chacun en ce qui les concernait, aucun doute sur l’état du cœur de la princesse; mais ils s’en émurent inégalement. Occupé ailleurs, l’un répondit avec une extrême réserve à la bienveillance au moins empressée qu’on lui témoignait, et se contenta de célébrer dans des sonnets plutôt galans que tendres « les charmes mûris surpassant en beauté les espérances du jeune printemps; » l’autre enjoignit à sa femme d’observer plus de retenue, sous peine de se voir renvoyer à son frère. Une telle menace n’était pas de nature à effrayer beaucoup Lucrèce : le Tasse allait retourner à Ferrare, et celle-ci, sûre de l’y retrouver, sollicita elle-même une séparation à laquelle le prince se hâta de consentir. Elle partit donc et n’essaya même pas, lorsque la mort de Guidobaldo l’eut faite duchesse d’Urbin, de revenir prendre auprès de son époux le haut rang qu’elle avait autrefois si ardemment désiré. De son côté, le nouveau duc était loin de songer à un rapprochement, et il ne paraît pas que, pendant les vingt années qui précédèrent la mort de Lucrèce, il se soit plaint le moins du monde de son propre isolement. Le journal sur lequel il inscrivait soigneusement ses réflexions et jusqu’aux actes les moins importans de sa vie ne contiendrait rien, à compter de l’époque de la séparation, qui de près ou de loin se rattachât au souvenir de l’exilée, si l’on n’y lisait, à la date de 1598, ces lignes écrites en forme de simple memento : « 14 février. J’envoie l’abbé Brunetti à Ferrare pour visiter la duchesse ma femme, malade depuis quelques jours. — 15 février. J’apprends que Mme Lucrèce d’Este, duchesse d’Urbin, ma femme, est morte dans la nuit du 11. — 19 février. L’abbé Brunetti revient de Ferrare. »

Le Tasse, au contraire, ne cessa jamais d’être pour son ami d’enfance l’objet de la plus vive sollicitude. Le trouble qu’il avait involontairement jeté dans le palais ducal n’altéra que fort peu son intimité avec le duc, et nullement le zèle de celui-ci pour la gloire de l’auteur de la Jérusalem. On sait que ce poème ne reçut pas, à son apparition, l’accueil qu’il méritait, et que le Tasse engagea, pour se défendre, une ardente polémique avec ses ennemis : François-Marie le secourut alors de la double influence qu’il devait à son titre de prince et à sa réputation de connaisseur. Initié par le poète lui-même au secret de ses travaux, il avait vu s’achever à Castel-Durante le chef-d’œuvre pour lequel il n’avait rêvé que des admirateurs, et qui rencontrait surtout des envieux. A la première nouvelle de cette injustice, il écrit lettres sur lettres aux souverains et aux érudits pour leur proposer une sorte de croisade contre les détracteurs de la Jérusalem; il réclame hautement pour le Tasse les hommages de toute l’Italie : en s’adressant à lui, il l’exhorte à se soustraire aux intrigues et aux cabales qui l’entourent à Ferrare, et ne se lasse pas de lui offrir à Pesaro une hospitalité moins suspecte et des honneurs plus dignes de son génie. Malheureusement le Tasse succombait déjà sous le poids de ses agitations morales : en proie aux terreurs religieuses, aux craintes que lui inspiraient à un même degré ses ennemis déclarés et ses amis les plus sincères, il tremblait pour son salut, pour sa gloire et pour sa vie. Retenu auprès d’une femme dont le nom même est une énigme, de cette Léonore en qui l’on a voulu voir tantôt la sœur d’Alphonse, tantôt une dame de sa cour[10], il n’ose sacrifier son amour à ce qu’il croit le soin de sa sûreté, et ce n’est qu’après s’être long-temps débattu dans les liens qui le retiennent qu’il s’enfuit de Ferrare et se réfugie à Pesaro. A peine a-t-il accepté un asile dans le palais de François-Marie, qu’il en sort brusquement, entraîné par une force irrésistible vers les lieux mêmes qu’il vient de quitter, et où il ne trouve que le dédain et bientôt la captivité. Ni cette apparente ingratitude ni les malheurs qui en furent la suite ne purent lasser la patience et la bonté du duc d’Urbin : il resta fidèle jusqu’au bout à l’ami dont il avait voulu assurer le repos, et qui ne répondait plus que par des témoignages de défiance aux lettres qu’il lui envoyait pour ranimer son courage. Lorsqu’à force de sollicitations et de démarches faites ou provoquées par lui, François-Marie eut obtenu d’Alphonse que le Tasse fût rendu à la liberté, il écrivit à celui-ci pour le supplier presque de se fixer à Pesaro au lieu de se rendre à Naples; mais le grand et misérable poète, qui en était venu à regarder sa Jérusalem « comme un enfant adultérin dont il fallait désavouer la naissance, » ne pouvait être plus juste envers ses amis qu’il ne l’était alors envers lui-même : il crut que l’invitation affectueuse du duc d’Urbin cachait des chaînes et des embûches nouvelles; il refusa, et, traînant de ville en ville son indigence et sa sombre mélancolie, il ne voulut ou ne put pas se souvenir qu’il s’était condamné par ce refus à la douloureuse existence qu’il appelait énergiquement « une mort continuelle. »

Les Lettres et le Journal de François-Marie prouvent que son zèle pour les œuvres et les hommes supérieurs eut souvent un plus heureux succès. La situation de Pesaro sur la route de Lorette et de Rome attirait dans cette ville des voyageurs de tous les rangs, et le duc ne manquait pas d’arrêter au passage ceux que leur mérite recommandait à sa vigilante protection. Ce fut ainsi qu’au retour d’un pèlerinage qu’il avait accompli à Lorette, Galilée se trouva obligé pour ainsi dire de séjourner quelque temps au palais ducal. François-Marie, plus curieux encore de science que de poésie, n’était pas homme à se contenter de cette courte visite. Galilée une fois parti, il s’établit entre le duc et lui une correspondance régulière dont malheureusement il n’existe pas un seul fragment aujourd’hui. Une correspondance semblable que François-Marie avait ouverte avec Ulysse Aldovrandi amena celui-ci de Bologne à Pesaro, où il commença la publication de son immense ouvrage sur l’Histoire naturelle. D’autres savans, plusieurs poètes, au premier rang desquels il convient de citer Guarini, que le duc honorait d’une affection toute particulière, des théologiens et des professeurs célèbres quittaient le pays où ils étaient nés pour venir se ranger autour de ce prince, qui ne se croyait sur le trône que pour faire fleurir les sciences et les lettres. Le reste lui importait assez peu, et, comme son mariage avec Lucrèce ne lui avait pas donné d’héritier, il aurait volontiers abandonné le gouvernement de l’état à Clément VIII, qui le pressait fort de ne pas différer son abdication, s’il n’avait été arrêté par la crainte de rendre ses sujets malheureux en les laissant sous la domination pontificale. Le peuple, que cette crainte préoccupait plus vivement encore, voulait que le duc se remariât, et le saluait à son passage du cri expressif de: Serenissimo, moglie! François-Marie dut se rendre à des vœux si contraires à ses propres désirs. En 1604, il épousa Livia, fille d’Hippolyte della Rovere et petite-nièce, par son père, de Guidobaldo II, et l’année suivante il annonçait lui-même la naissance du prince Frédéric à la foule que l’anxiété avait fait accourir sous les fenêtres du palais : « Mes amis, Dieu nous a donné un fils. » s’écria le duc. On juge des transports de joie qui éclatèrent à cette nouvelle. Qui se serait douté alors qu’un jour François-Marie et le peuple regretteraient amèrement la naissance de ce fils tant désiré, et que Frédéric, sur qui on fondait de si douces espérances, deviendrait bientôt un objet de haine et de mépris ? La constitution délicate du jeune prince ne permettait pas qu’on usât envers lui de la sévérité nécessaire à l’éducation d’un homme. De peur de fatiguer son enfance, on l’avait tenu éloigné de toute occupation sérieuse; on n’osait opposer à ses caprices une volonté qui les maîtrisât, et cette excessive indulgence acheva de gâter un naturel d’ailleurs peu favorisé. Frédéric, ignorant le devoir aussi bien que l’étude, se livra de très bonne heure à des excès qui ruinèrent sa frêle santé et effrayèrent François-Marie. Le vieux duc n’avait eu jusque-là pour son fils qu’une aveugle faiblesse; il essaya de se montrer rigoureux, et se décida à grand’peine à l’éloigner momentanément de lui. L’année suivante, il le maria à la princesse Claude, fille du grand-duc de Toscane, et, le croyant corrigé de ses vices et de ses habitudes passées, il eut l’imprudence de mettre à exécution le projet, tant de fois caressé, d’une abdication de fait. Il confia à ces indignes mains la direction des affaires publiques, et se retira à Castel-Durante. Frédéric, débarrassé du seul témoin qui pût lui faire obstacle, se hâta d’installer au palais des débauches de bas étage; il ordonna des fêtes dans la ville en l’honneur d’une comédienne qu’il avait prise pour maîtresse; quelques jours après, il donnait à des comédiens les places de ses gentilshommes ; un peu plus tard, il se faisait acteur lui-même, et remplissait de préférence les rôles de valet, ceux où l’obscénité du geste et de la parole était la condition ordinaire du succès. En un mot, cette cour des ducs d’Urbin, si long-temps le modèle de la courtoisie et de l’élégance, devint un réceptacle d’infamies dignes des plus vils des empereurs romains. La mort vint mettre un terme à ces honteuses extravagances. Un matin, Frédéric, qui avait comme de coutume paru la veille sur le théâtre, fut trouvé inanimé dans son lit, et la nouvelle de cette fin subite fut reçue dans tout le duché avec une satisfaction au moins égale à celle qui, dix-huit ans auparavant, avait accueilli les paroles d’allégresse de François-Marie.

Frédéric ne laissait qu’une fille; ainsi la branche mâle de la famille della Rovere allait s’éteindre avec François-Marie, et celui-ci, obligé maintenant de remonter sur ce trône d’où il avait été si heureux de descendre, prêta de nouveau l’oreille aux propositions de la cour de Rome. Urbain VIII venait de succéder à Grégoire XV : sous son pontificat, les intrigues pour la possession future du duché recommencèrent avec plus de suite et d’activité que jamais. Aux hésitations du vieux duc, que retenait encore sa répugnance à dépouiller sa petite-fille, on opposa habilement la perspective de la guerre qu’entraînerait une succession contestée; on l’effraya, au nom de ses peuples, sur les malheurs qui pourraient s’ensuivre. De son côté, le grand-duc de Toscane, Ferdinand II, qui avait été fiancé à la fille de Frédéric, offrit de renoncer pour sa femme et pour lui à toute prétention sur le duché, à la condition que la princesse serait déclarée héritière de tous les biens allodiaux et des propriétés particulières de son grand-père. François-Marie finit par acquiescer à ces arrangemens. En 1626, il signa la cession des états d’Urbin au saint-siège, et, se réservant seulement le titre de souverain et le droit de grâce, il se retira à Castel-Durante, où il mourut, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, en 1631.

Les Mémoires sur les ducs d’Urbin s’arrêtent à cette date, limite naturelle du sujet que M. Dennistoun avait entrepris de développer. Nous disions en commençant que ce livre était une œuvre complète, trop complète peut-être, en ce sens que l’auteur n’y omet rien de ce qui se rattache, même de fort loin, aux événemens de toute espèce qui signalèrent pendant deux siècles les règnes des princes de Montefeltro et della Rovere : nous en avons extrait, en y ajoutant le résultat de nos propres informations, les faits relatifs à l’histoire de l’art italien pendant et après la renaissance, et, envisagé sous cet aspect, qui n’est qu’une des faces qu’il présente, l’ouvrage de M. Dennistoun mérite encore un sérieux examen. Faut-il y voir en effet une simple étude archéologique, une sorte de cours pittoresque d’un art qui n’est plus à notre usage? N’est-il possible d’y puiser que des renseignemens sur des faits qu’on avait jusqu’ici négligé d’éclaircir, sur des hommes qui, même à côté des Médicis, ont eu leur part d’influence et de gloire? en un mot, cette réhabilitation des ducs d’Urbin ne doit-elle servir qu’à satisfaire la curiosité? Nous ne le croyons pas. Outre l’intérêt que peut offrir en soi cet épisode de la renaissance italienne, il reste encore quelque profit à faire pour nous-mêmes, quelque conclusion à tirer du spectacle qui nous est donné. Que l’on veuille bien comparer par exemple la marche de la peinture dans le duché d’Urbin, depuis ses premiers pas jusqu’à sa chute, à l’histoire de la peinture dans notre pays, et l’on verra, toute proportion gardée entre le caractère national et la valeur même des productions, qu’au fond l’analogie est assez grande entre les deux écoles. Toutes deux se révèlent tard, lorsque ailleurs on est depuis long-temps déjà familiarisé avec le talent et le succès. C’est par la force qu’elles débutent, par les savans travaux qu’inspirent une pensée virile et le culte de l’antiquité. Bientôt la grâce, se joignant à cette gravité magistrale, annonce la perfection : Raphaël succède à Pietro della Francesca, comme chez nous Lesueur à Poussin, et, dans un autre ordre d’art, Racine à Corneille. A peine ce progrès s’est-il manifesté, que la peinture devient lourdement fastueuse en prétendant à la grandeur. Les décorations héroïques du palais de Versailles étalent cet amour excessif de la pompe et du luxe qui s’était trahi déjà sur les murs de l’Imperiale. Le besoin du nouveau, la manie du facile et de l’agréable, ne tardent pas à remplacer la passion pour le style académique, et l’on ne se soucie plus que de l’art qui enjolive des objets usuels, ou qui se réduit aux proportions d’un jeu futile de l’esprit. Les traits qui distinguent les œuvres de l’école d’Ombrie à la fin du XVIe siècle ne se retrouvent-ils pas dans les œuvres produites en France vers le milieu du XVIIIe ? Les faïences d’Urbin avec leurs arabesques, leurs emblèmes galans et leurs petites scènes érotiques, diffèrent-elles beaucoup, quant à l’intention, des éventails et des dessus de porte peints par Watteau, Boucher et leurs élèves? Enfin, lorsque la peinture, telle que l’avaient comprise les grands maîtres, n’existe plus, à vrai dire, dans le duché d’Urbin, le nombre des artistes s’accroît à l’infini. Tous ne rêvent qu’aux moyens d’arriver le plus rapidement possible à la notoriété et à la fortune. C’est à qui déploiera non pas le génie le plus inventif, mais l’adresse la plus productive. De ce côté encore, n’y aurait-il pas lieu à quelque rapprochement entre le règne des derniers ducs d’Urbin et la période où nous sommes? Tranchons le mot : ce sont deux époques de décadence, — avec cette différence toutefois que l’une a abouti à la ruine absolue. définitive, et que l’autre est loin encore de paraître irrémissiblement condamnée.

Sans parler de quelques illustres exceptions à la loi qui pèse aujourd’hui sur l’ensemble de l’école française, nous ne voulons pour preuve de la vitalité de notre art que la diversité même des tentatives qui se succèdent depuis plusieurs années. Il est vrai qu’à force de les voir se multiplier et se contredire les unes les autres, nous avons quelque peu perdu la foi dans l’avenir, et qu’en peinture comme ailleurs on en est venu à douter du lendemain; mais ce n’est pas un motif pour désespérer du bien qu’il peut amener. Gardons-nous seulement de prendre pour des signes de force et d’imagination ce qui n’est que le vain témoignage du matérialisme de la pensée ou de l’audace de la main. Qu’une même réprobation enveloppe les sauvages doctrines des apôtres de la réalité vulgaire et les prétentieuses fantaisies des Baroccisti de notre temps. L’art tombe vite de la décadence dans l’opprobre et la mort, lorsqu’il n’a plus pour mobile que le caprice, pour but que la négation des principes éternels de la vérité et du beau : la fin de l’école d’Ombrie est un exemple qui doit nous servir de leçon.


HENRI DELABORDE.

  1. Un exemple suffira : un des pages d’Odd’Antonio ayant oublié d’apporter de la lumière à heure dite, le duc, pour que le fait ne se renouvelât pas, fit enduire de poix et brûler le corps du coupable, — le tout sous les yeux de la cour et dans la salle même où il s’était mis à table pour souper.
  2. La collection du couvent de Saint-Marc, due à la munificence de Côme, avait été choisie et classée par Thomas de Sarzane, qui, devenu pape sous le nom de Nicolas V, forma la collection du Vatican. C’est donc à lui qu’appartient l’honneur d’avoir fondé ces deux riches bibliothèques, les plus anciennes de l’Italie. Celle des ducs d’Urbin ne fut que la troisième en date.
  3. On a vu qu’Odd’Antonio avait été déjà revêtu de cette dignité. Le titre de duc ne fut pas transmis à Frédéric avec l’autorité souveraine, et, pendant les trente premières années de son règne, il fut appelé comte. Odd’Antonio fut donc de fait premier duc d’Urbin, comme Alexandre de Médicis fut de fait premier duc de Florence ; mais les successeurs de ces princes, — dont la vie et la mort offrent d’ailleurs une grande analogie, — les firent si bien oublier l’un et l’autre, qu’on s’est habitué à regarder les règnes de Frédéric et de Côme Ier comme marquant l’avènement des deux dynasties des ducs d’Urbin et de Toscane.
  4. Purgatoire, ch. XI.
  5. Quelques écrivains l’appellent Santi, bien que ses tableaux soient signés Sanzi. Un caprice euphonique de Bembo ajouta une lettre à ce nom, et le transforma pour Raphaël en celui de Sanzio.
  6. Baldi. Vita di Guidobaldo I°. — On voit encore à Cagli une pointure à fresque que Guidobaldo II, cinquième duc d’Urbin, fit exécuter par Taddeo Zuccaro pour consacrer le souvenir de cette entrevue. César Borgia, dont la posture est conforme au récit de Baldi, y a l’apparence d’un homme mince et élégant, aux cheveux un peu roux, aux traits plutôt fins qu’énergiques. Fort différent du portrait de la galerie Borghèse à Rome, portrait, soit dit en passant, attribué à tort à Raphaël, le César peint par Zuccaro ne ressemble pas davantage à l’homme dont Giovio a décrit l’aspect en ces termes : « La teinte livide et les pustules qui couvraient son visage trahissaient à la fois l’impureté du sang qu’il avait reçu et ses propres vices. Le feu jaillissait de ses yeux profondément enfoncés, et son regard de vipère effrayait jusqu’à ses amis….. » Voilà bien le fils d’Alexandre tel qu’on se le figure, mais non pas tel que nous le montre la fresque de Cagli: il semble au contraire que chez César Borgia, comme chez Saint-Just, l’extérieur fut en désaccord complet avec le caractère et les actes.
  7. Le petit Saint Michel et le Saint George qui lui sert de pendant, aujourd’hui au musée du Louvre. — Un autre Saint George, que Raphaël peignit à cette même époque, fut envoyé au roi d’Angleterre par Guidobaldo, créé deux années auparavant chevalier de la Jarretière. De là les insignes de cet ordre que porte le saint, et qui seraient un anachronisme inexplicable, si l’on n’y voyait une allusion à la distinction accordée au duc par Henri VII.
  8. « Ci-gît l’Arétin, poète toscan, qui calomnia tout le monde, à l’exception du Christ. La raison en est simple : il ne le connut pas. »
  9. Istoria delle Pitture in majolica. — Des fabriques rivales de celles de Pesaro et de Castel-Durante s’étaient multipliées en Italie et particulièrement en Toscane. Horace Fontana, dont le talent n’avait pu être égalé, bien que les Florentins prétendissent le contraire, envoya à ses détracteurs, à titre de défi, une peinture sur faïence représentant l’armée de Porsenna arrêtée par Horatius Coclès. Au bas de cette peinture, chef-d’œuvre de l’auteur, on lisait : Orazio solo contra Toscana tuttu : double allusion à l’échec subi par le roi d’Étrurie et à la lutte victorieuse de l’artiste avec les descendans des Étrusques.
  10. Cette question des amours romanesques du Tasse, question si souvent examinées et cependant encore sans solution définitive, a été de nouveau traitée à fond par M. Dennistoun. Comme tous les écrivains qui font précédé, l’auteur des Mémoires hésite entre les diverses interprétations à donner à la conduite et aux chants passionnés du poète. Quel qu’ait été d’ailleurs l’objet de cette passion, il est certain qu’elle seule causa la colère du duc de Ferrare et la disgrace où tomba son ancien protégé. Une bien belle strophe que M. Dennistoun a omis de citer, et qu’on trouve dans les Manoscritti inediti di Torquato Tasso, publiés en partie à Lucques de 1837 à 1839, ne peut laisser aucun doute sur ce fait. « Puissant seigneur, s’écrie le poète enfermé à l’hôpital Sainte-Anne, tu aurais pu m’arracher la vie : c’est le droit des monarques; mais m’arracher cette raison que je tiens de la bonté infinie, parce que j’ai écrit d’amour (d’amour auquel la nature et le ciel nous invitent), c’est un crime pire que tout autre crime. J’ai demandé mon pardon, tu me l’as refusé. Adieu : je me repens à jamais de m’être repenti. »