Les Enchaînements du monde animal dans les temps géologiques

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Les Enchaînements du monde animal dans les temps géologiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 23 (p. 166-184).
LES ENCHAINEMENS
DU MONDE ANIMAL
DANS LES TEMPS GEOLOGIQUES

A mesure que les découvertes paléontologiques se multiplient, elles nous révèlent de plus en plus la mobilité des êtres dont notre planète a vu les successifs épanouissemens. Toutes les créatures ont été éphémères, et celles dont l’existence a été la plus courte sont souvent celles-là même qui ont eu le plus de puissance. Les animaux cités parmi les principaux représentans des âges passés, comme le dinothérium, le dinocéras, le brontothérium, le sivathérium, l’helladothérium, l’ancylothérium, ont eu une courte durée ; on dirait que plus ces géans ont dépensé de force vitale, plus vite cette force s’est épuisée en eux ; dans le monde animal, les royautés n’ont pas été longtemps héréditaires. La diversité des êtres fossiles est si immense qu’elle est incompréhensible pour l’entendement humain : à chaque moment des temps géologiques s’est épanouie une forme nouvelle ; il y a dans ce mouvement perpétuel de la vie quelque chose de vertigineux.

Heureusement, au milieu de tant de mobilité, notre esprit aperçoit çà et là des enchaînemens qui peuvent nous servir de fils conducteurs. A côté de leurs différences, les êtres qui ont apparu dans les diverses époques ont souvent gardé des traits de ressemblance. Étant les derniers venus de la création, nous n’avons pas assisté à leur naissance. M. d’Archiac disait : « Nous sommes comme les éphémères qui meurent au soir du jour qui les a vus naître ; nous n’avons pas eu le temps de contempler les métamorphoses du monde organique. » Cependant, lorsque nous interrogeons les débris enfouis dans les couches terrestres, les analogies que nous découvrons entre les créatures actuelles et leurs prédécesseurs nous portent souvent à admettre leurs parentés.

Parmi les êtres fossiles, les mammifères qui ont caractérisé la troisième grande phase de l’histoire de la nature, appelée l’époque tertiaire, offrent des conditions particulièrement favorables pour l’étude des questions relatives à l’évolution. À cette époque, les mammifères forment un contraste frappant avec la plupart des autres êtres. Alors les plantes appartiennent déjà aux genres actuels ; ainsi que l’ont montré les admirables travaux de M. de Saporta, elles subissent encore des changemens d’espèces et de races, mais leurs transformations génériques sont accomplies. Les grands traits des animaux invertébrés sont presque tous dessinés : leurs espèces varient ; leurs genres, leurs familles, ne varient plus guère. Les poissons ont atteint leur apogée ; les reptiles l’ont dépassé et sont en voie de diminution. Il n’en a pas été de même pour les mammifères : ces êtres, dont la peau est le plus souvent délicate, nue ou couverte de poils, n’ont eu leur complet développement que lors de l’extinction des énormes reptiles secondaires, auxquels une peau coriace et quelquefois cuirassée donnait des avantages dans la lutte pour la vie. Pendant la plus grande partie des âges tertiaires, les mammifères ont été très différens des animaux actuels : ils ont été encore en pleine évolution ; ils ont présenté une infinie richesse de formes. Dans la multitude de ces espèces qui se sont succédé, il y en a eu qui, à un moment donné, semblent avoir apparu ou disparu brusquement ; mais je vais tâcher de montrer par quelques exemples qu’il y en a eu aussi plusieurs dont on peut suivre les enchaînemens.


I

Les mammifères se divisent en placentaires et en marsupiaux. Chez les premiers, la membrane appelée allantoïde dont s’entoure le fœtus s’étend assez pour former un placenta par lequel il s’unit intimement avec sa mère. Chez les seconds, l’allantoïde reste à l’état rudimentaire, il n’y a pas formation de placenta ; aussi les petits ne se développent que très incomplètement, et ils arrivent au jour dans un état imparfait ; souvent, pour protéger leur faiblesse, la mère a sous le ventre une poche (marsupium) où elle les reçoit. Ces marsupiaux, que les naturalistes regardent comme inférieurs aux placentaires, ont apparu les premiers ; ils ont quitté nos pays dès le milieu des temps tertiaires.

Quand nous réfléchissons que l’époque de la disparition des marsupiaux a coïncidé avec l’époque de la multiplication des placentaires, nous nous demandons si ces derniers ne sont pas des marsupiaux qui se seraient modifiés. Cette interrogation se pose naturellement à notre esprit, attendu que, justement aux momens où se sont succédé ces quadrupèdes, il y a eu des genres qui ont formé la transition des uns aux autres. Ainsi les carnivores connus sous les noms d’hyénodon, ptérodon, paléonictis, ont la plupart des caractères des placentaires, et cependant leurs dents molaires ont la forme de celles des marsupiaux. M. Filhol vient de montrer que la proviverra, dont les membres rappellent le type des civettes, se rattache aux marsupiaux par son cerveau et une partie de sa dentition. M. Paul Gervais a fait voir aussi que l’arctocyon avait un cerveau de marsupial, bien que par d’autres particularités il se rapprochât des placentaires. Ces animaux me semblent des êtres énigmatiques, à moins de voir en eux des marsupiaux qui ont pris une partie des caractères des placentaires et ont gardé une partie de leurs anciens caractères. En vérité, pour concevoir un marsupial se changeant en placentaire, il suffit de supposer que l’allantoïde, au lieu d’être frappée d’un arrêt de développement, s’est agrandie par degrés. Je ne comprends pas le marsupial considéré isolément : je le comprends comme représentant le passage au placentaire ; un rudiment d’allantoïde me semble en désaccord avec les harmonies habituelles de la nature, s’il n’est pas destiné à avoir un jour son utilité dans le marsupial devenu placentaire.

Parmi les mammifères à placenta, ceux qui ont joué le plus grand rôle dans les temps tertiaires sont les animaux auxquels leur peau épaisse a fait donner le nom de pachydermes. Aujourd’hui ils sont peu répandus et assez bien séparés les uns des autres ; on n’a pas de raison de penser que les rhinocéros d’Afrique descendent de ceux d’Asie, ni que les rhinocéros descendent des cochons ou des tapirs ; ces quadrupèdes, étudiés dans la nature actuelle, ont pu contribuer à faire repousser l’idée que les espèces différentes sont dérivées les unes des autres. Mais, lorsque nous pénétrons dans les temps géologiques, nous voyons les lacunes se combler ; les espèces se montrent si rapprochées qu’il est difficile d’échapper à la pensée que leurs ressemblances prouvent des descendances. Par exemple, avant les cochons actuels, il y a eu une succession de cochons fossiles qui avaient avec eux les plus grands rapports. On a trouvé aussi un genre qui a paru très rapproché des cochons ; on l’a appelé hyothérium ; il est lui-même si voisin d’un autre genre, le paléochœrus, qu’un habile paléontologiste, M. Peters, a proposé de les confondre ; à son tour le paléochœrus est peu différent du chœropotamus et du dichobune dont Cuvier a découvert les restes dans la pierre à plâtre de Montmartre. Les rhinocéros actuels ont été précédés par des rhinocéros tertiaires qui leur ressemblaient beaucoup ; il n’est pas facile d’établir la séparation de quelques-uns d’entre eux et des rhinocéros auxquels le manque de corne sur le nez a fait donner le nom d’acérothérium ; d’autre part, ces derniers ne sont pas bien éloignés des paléothérium, qui vécurent à côté du chœropotamus dans le temps de la formation de notre pierre à plâtre. Comme les rhinocéros et les cochons, les tapirs actuels ont été précédés par plusieurs espèces qui en étaient très voisines ; quand on s’enfonce un peu dans les temps géologiques, on trouve une forme représentative du type tapir, à laquelle a été appliquée la désignation de lophiodon ; l’hyrachius paraît avoir été une des transitions du lophiodon au tapir. Tant de ressemblances sont-elles trompeuses ? ne révèlent-elles pas une communauté d’origine entre les pachydermes qui de nos jours sont bien séparés ?

Mais il y a plus ; nous n’apercevons pas seulement des indices de transition de pachydermes à pachydermes, nous en voyons entre l’ordre des pachydermes et l’ordre des ruminans. Au premier abord, il doit paraître étrange de dire que des bêtes charmantes et légères comme les cerfs et les antilopes ont pu avoir des liens de parenté avec des pachydermes ; cependant les paléontologistes ont déjà découvert un si grand nombre de genres fossiles qu’ils commencent à pouvoir intercaler entre les formes extrêmes des formes de passage. Par exemple, la plupart des ruminans semblent différer des pachydermes parce qu’ils ont des cornes sur leurs os frontaux ; mais il n’en a pas toujours été ainsi : les premiers ruminans n’ont pas eu de cornes ; ceux qui sont venus ensuite ont eu de petites cornes ; ceux à grandes cornes ne sont arrivés que plus tard. Si les ruminans actuels se distinguent des pachydermes par le manque de dents incisives à la mâchoire supérieure, les ruminans anciens n’ont pas offert la même différence : ils avaient des incisives aussi bien que les pachydermes. Les ruminans de notre époque ont des dents molaires qui ne peuvent se confondre avec celles des pachydermes et notamment des cochons : celles de ces derniers appartiennent au type omnivore, elles ont de gros mamelons surbaissés, destinés à écraser les corps durs ; au contraire, les molaires de ruminans présentent le type parfait de l’herbivore, elles ont de minces croissans dont les élémens forment une excellente râpe pour triturer les herbes. Si grandes que soient les différences des molaires de ces deux ordres, on découvre entre elles des transitions : c’est un curieux spectacle que celui des gros mamelons de pachydermes se changeant peu à peu en croissans de ruminans ; pour en jouir, il suffit de considérer tour à tour des arrière-molaires de certains cochons, tels que les pécaris, celles d’entélodon et de paléochœrus, celles de chœropotamus, celles de dichobune, celles d’amphiméryx et enfin celles des ruminans actuels. Il n’y a pas loin non plus des molaires des cochons à celles de l’anthracothérium, de ces dernières à celles de l’hyopotamus, de ces dernières à celles du lophioméryx, de ces dernières à celles du dorcathérium et de ces dernières à celles des ruminans actuels.

C’est surtout par la forme des membres que les ruminans sont aujourd’hui différens des pachydermes ; les larges pattes de ces derniers soutiennent leur corps pesant, les empêchent d’enfoncer dans la vase des marécages et leur donnent la facilité de traverser à la nage les cours d’eau ; il serait peu utile à la plupart des pachydermes d’être rapides à la course, car, étant omnivores, ils ont partout de quoi se nourrir, et, étant en état de résister à leurs ennemis, ils ne sont pas obligés de les fuir. Les ruminans au contraire sont des herbivores qui ne peuvent vivre que dans certains parages ; ils ont bientôt dévoré les herbages des plus riches régions, car ils forment des troupeaux immenses : aussi ils vont à travers les déserts passant d’oasis en oasis ; leur panse, sorte de grand sac de voyage où ils emportent leurs provisions de nourriture, suffirait pour nous apprendre que ce sont des nomades. Il faut donc que les ruminans soient bien organisés pour la course, et il le faut d’autant plus que ce sont des créatures d’ornementation faites pour charmer, non pour se défendre, si peu armées qu’elles ne peuvent trouver leur salut que dans la fuite. Aussi leurs membres sont de merveilleux instrumens de locomotion ; il est difficile de voir des pattes plus dissemblables en apparence que celles d’un hippopotame et d’un mouton. Cependant, même dans la nature actuelle, nous observons des transitions entre ces formes extrêmes ; personne ne jugera invraisemblable qu’une patte de devant d’hippopotame soit devenue une patte de cochon, celle-ci une patte de pécari, celle-ci une patte d’hyomoschus, celle-ci une patte de tragule, celle-ci une patte de steinbock, celle-ci enfin une patte de mouton. Néanmoins, tant que l’on considère seulement des êtres des temps actuels, on peut objecter qu’ils appartiennent à la même époque de création, et que, par conséquent, rien ne prouve qu’ils soient descendus les uns des autres ; mais, si on découvre des transitions analogues à celles que je viens de citer dans des couches de diverses époques géologiques, on n’a plus les mêmes raisons de contester qu’une patte de ruminant a pu être dérivée d’une patte de pachyderme. Or nous voyons un insensible passage des pattes les plus lourdes des pachydermes fossiles aux pattes les plus fines des ruminans. De même que la paléontologie révèle des enchaînemens entre les pachydermes à doigts pairs et les ruminans, elle en découvre entre les pachydermes à doigts impairs et les solipèdes. Le cheval a les pattes réduites à un seul doigt, c’est ce qui lui a fait donner le nom de solipède ; ses membres présentent le maximum de la simplicité ; il ne peut craindre ni entorses ni foulures : il réalise le type le plus parfait de l’animal coureur. A voir un fier cheval se cabrer, frapper la terre de son sabot unique et dévorer l’espace, on ne s’imagine pas au premier abord qu’il puisse y avoir des liens de parenté entre lui et les rhinocéros ; cependant les couches tertiaires nous fournissent des passages entre ces types si différens. Considérons les rhinocéros dont les pattes sont les plus larges, ceux qui ont quatre doigts et qu’on appelle acérothérium ; nous remarquons que leur doigt externe est bien plus réduit que les autres. Chez les rhinocéros proprement dite, ce doigt n’est plus représenté que par un os rudimentaire. Chez le palœotherium crassum, les trois doigts du rhinocéros se sont rétrécis et allongés ; ils se sont encore plus rétrécis et allongés chez une espèce voisine, le paléothérium médium. Dans un sous-genre de paléothérium connu sous le nom de paloplothérium, les doigts latéraux se sont de plus en plus amincis ; celui du milieu a pris plus d’importance. Cette importance du doigt du milieu s’accentue dans un genre qui vient d’être l’objet d’un beau mémoire de M. Kowalevsky, l’anchithérium. Chez l’hipparion, les doigts latéraux sont très amincis et si raccourcis qu’ils ne posent plus à terre. Enfin, chez le cheval, il n’y a plus qu’un seul doigt médian ; les doigts latéraux ne sont représentés que par des stylets allongés. On ne peut douter que ces os rudimentaires soient des doigts d’hipparion atrophiés, car on voit quelquefois dans les chevaux le doigt interne redevenir semblable à celui de l’hipparion. Lorsque nous ne considérons que l’époque actuelle, nous avons de la peine à nous expliquer les stylets des pattes de chevaux qui sont sans fonction. Ces organes sans fonction sont incompréhensibles si on n’admet pas la doctrine de l’évolution ; en présence des pièces rudimentaires et inutiles, on est exposé à croire l’harmonie du monde organique en défaut ; mais pour nous transformistes qui regardons les espèces comme de simples modes transitoires, il nous importe peu de ne pas trouver tout réuni dans chaque phase des êtres dont le développement se poursuit à travers les âges géologiques : ce qui est inutile aujourd’hui a été utile hier ou le sera demain. Quand, avant le printemps, nous rencontrons un arbre dont les bourgeons ne s’épanouissent pas encore en un riche feuillage, nous ne nous en étonnons pas, car nous savons que ces bourgeons se développeront plus tard, et lorsque nous voyons se flétrir les pistils et les étamines des fleurs, nous n’accusons pas la nature d’imperfection, parce que nous pensons que la sève va se reporter sur des fruits précieux. Ainsi en est-il pendant la durée des âges : ici se montre un organe en apparence chétif et inutile, là se détruit un organe qui semblait fécond, mais ces naissances, ces atrophies ou hypertrophies ne sont que les évolutions par lesquelles le divin artiste conduit à bien toute la nature.

Il est difficile de douter que nos éléphans actuels aient été dérivés des éléphans fossiles et qu’à leur tour ceux-ci aient été dérivés de leurs prédécesseurs, les mastodontes. C’est d’après la forme des molaires qu’on a distingué les mastodontes des éléphans : dans les premiers, ces dents rappellent le type omnivore des cochons ; elles sont formées de gros mamelons couverts d’une épaisse couche d’émail, de telle sorte qu’elles ont pu broyer les corps les plus durs ; au contraire, chez les éléphans, les molaires, composées de collines très nombreuses et amincies au point d’avoir la forme de lames, sont disposées pour un régime herbivore ; mais, grâce surtout aux recherches de Crawfurd et de Falconer dans l’Inde, on connaît maintenant un grand nombre d’espèces fossiles de mastodontes et d’éléphans qui établissent une série d’intermédiaires entre les formes extrêmes des molaires ; la meilleure preuve que certaines espèces de proboscidiens fossiles de l’Inde font la transition entre les deux genres, c’est qu’une même espèce a été rapportée par d’habiles naturalistes tantôt à l’éléphant, tantôt au mastodonte.

Comme les animaux qui se nourrissent de végétaux, ceux qui vivent principalement de chair et que pour cette raison on appelle les carnivores ont été précédés dans les temps géologiques par des espèces dont la ressemblance est assez grande pour permettre de les regarder comme leurs ancêtres. La paléontologie nous montre des liens intimes entre les chats, les chiens, les ours, les civettes, les hyènes, les martres fossiles et les espèces actuelles. En outre, elle nous révèle des traits d’union entre quelques-uns de ces genres qui sont aujourd’hui très séparés les uns des autres. Par exemple, les ours des temps actuels diffèrent des chiens à bien des égards : ils sont plantigrades, et la grandeur de leurs dents tuberculeuses indique leur régime plutôt omnivore que Carnivore ; mais il y a eu, à l’époque tertiaire, des chiens auxquels on a donné le nom d’amphicyon, qui étaient plantigrades comme les ours et dont les tuberculeuses présentaient plus de développement que dans les chiens de notre époque ; les amphicyons, qui étaient plus chiens qu’ours, ont été remplacés par un genre voisin, l’hyénarctos, plus ours que chien. L’animal auquel le savant naturaliste du Puy, M. Aymard, a donné la désignation de cynodon était un intermédiaire entre le chien et la civette. Sur trois espèces d’ictithérium découvertes à Pikermi en Grèce, l’une était plus civette qu’hyène, la seconde était moitié hyène, moitié civette, la troisième plus hyène que civette ; le même gisement renferme les restes d’une hyène qui était quelque peu civette. Les chats forment aujourd’hui un genre bien isolé, mais certains genres dont les restes gisent dans les couches tertiaires montrent que la famille des chats n’a pas été toujours également séparée de la famille des martres.

Les quadrumanes aussi retrouveront leurs ancêtres parmi les êtres des temps géologiques. Ceux que l’on réunit aujourd’hui dans la section des lémuriens ont été précédés par un genre que les découvertes récentes d’un naturaliste de Bordeaux, M. Delfortrie, ont mis en lumière ; les rapports de ce lémurien avec les pachydermes sont si frappans à certains égards que Cuvier et M. Paul Gervais, en ayant étudié des morceaux isolés, les ont attribués à des pachydermes ; cette opinion des deux paléontologistes qui ont fait les plus beaux travaux sur les mammifères fossiles de la France prouve bien les liens des lémuriens avec les ongulés ; du reste MM. Alphonse Milne Edwards et Grandidier, dans leur ouvrage sur Madagascar, viennent de montrer l’affinité de ces animaux, considérés autrefois comme très éloignés les uns des autres. MM. Filhol et Ernest Javal ont découvert dans les phosphorites du Quercy des mâchoires de petits pachydermes qui paraissent marquer des tendances vers la dentition des singes ; M. Gervais a signalé un autre pachyderme dont les tendances vers les singes sont encore mieux accusées ; il lui a donné le nom de cebochœrus anceps (animal singe et cochon). Le même naturaliste a décrit une mâchoire de singe fossilisée dans le terrain tertiaire moyen de la Toscane dont les dents me semblent indiquer aussi des rapports avec les pachydermes. Outre ces animaux de nature ambiguë, on en a recueilli plusieurs qui se rattachent d’une manière très manifeste aux genres des singes actuels, par exemple le pliopithèque de Sansan, tout voisin des gibbons, et le mésopithèque de Pikermi, qui avait une tête de semnopithèque avec des membres de macaque.


II

Comme je viens de le rappeler, les découvertes paléontologiques révèlent des liens de parenté entre des animaux que les naturalistes attribuent à des espèces, des genres et même des ordres différens. Avons-nous trouvé plus que des liens de parenté ? Connaissons-nous les paternités et pouvons-nous déclarer que telle espèce fossile est l’ancêtre directe de telle autre ? Dans la plupart des cas, nous n’en sommes pas là. Il faut avouer que nous rencontrons une multitude de lacunes, lorsque nous cherchons à établir d’une manière rigoureuse les filiations des êtres anciens, Ce que nous savons est peu de chose comparativement à l’indéfinie richesse des formes enfouies dans le sein de notre terre, et ce serait grand hasard qu’ayant encore rassemblé seulement quelques anneaux des chaînes du monde organique, nous ayons justement mis la mais sur les anneaux qui se suivent.

Mais c’est déjà un curieux résultat que de découvrir des parentés là où nous n’apercevions que des entités isolées les unes des autres. Au milieu des difficultés qu’offre le groupement des êtres innombrables de la nature passée et présente, le moindre trait d’union devient précieux. La recherche des enchaînemens des anciens êtres intéresse surtout les géologues, qui tâchent de reconnaître l’âge des terrains au moyen des fossiles qu’ils renferment. Autrefois ils étaient obligés de retenir la longue liste des espèces notées comme les plus caractéristiques de chaque étage. Si la doctrine de l’évolution est vraie, la détermination de Page des couches fossilifères deviendra un travail de raisonnement plutôt qu’un travail de mémoire. Du moment qu’il sera admis que, dans nos pays, les mammifères ont eu un développement progressif, il pourra quelquefois suffire, pour déterminer l’âge d’un terrain, de considérer le degré d’évolution auquel sont parvenus les animaux dont il renferme les débris.

Par exemple, lorsque nous voyons des assises où les mammifères sont nombreux, mais encore presque tous différens des genres actuels, et ne présentent pas ces divergences extrêmes dont les animaux supérieurs offrent aujourd’hui le spectacle, quand nous ne rencontrons ni vrais ruminans, ni solipèdes, ni proboscidiens, ni singes, il y a de grandes probabilités pour que nous soyons en face d’une formation éocène. Voici maintenant des couches où les genres actuels sont moins rares, où les marsupiaux sont sur le point de disparaître, où certains pachydermes tendent vers les solipèdes, où quelques animaux ont les caractères de véritables ruminans, nous pouvons penser que le dépôt de ces couches appartient à la première moitié de l’époque miocène. Lorsqu’un terrain est rempli de fossiles qui montrent la classe des mammifères parvenue à son apogée, quand il n’y a plus de traces de marsupiaux, que les animaux supérieurs se multiplient sous la forme de ruminans, de solipèdes, de cétacés, d’édentés, de proboscidiens, de carnivores, de singes, et que non-seulement la diversité des mammifères augmente, mais aussi leur fécondité, de sorte que des accumulations d’ossemens révèlent l’existence d’immenses troupeaux, et lorsque, malgré tant de similitudes avec le monde actuel, nous trouvons de nombreux genres encore un peu différens de ceux de notre époque, alors il faut supposer que le terrain où nous sommes a été formé pendant la seconde moitié des temps miocènes. Enfin, si nous rencontrons des couches où presque tous les mammifères appartiennent aux mêmes genres, mais non aux mêmes espèces que les animaux actuels, c’est que ces couches sont pliocènes.

Ainsi l’état d’évolution des fossiles peut nous instruire sur l’âge des terrains ; mais nous devons avoir soin de baser nos raisonnemens sur le plus grand nombre d’espèces possible, attendu qu’il y a eu dans l’évolution des êtres une extrême inégalité ; encore de nos jours, à côté des ruminans les plus modifiés, tels que les gazelles, on voit des ruminans tels que l’hyomoschus, qui ont peu dépassé le degré d’évolution des pachydermes. On peut admettre comme loi générale que la longévité d’un type a été en proportion inverse de sa perfection ; les animaux dont les fonctions sont les plus élevées ont nécessairement un organisme plus compliqué : puisqu’ils sont composés de pièces plus variées, ils ont plus de parties susceptibles de changemens ; c’est donc chez eux qu’on peut le mieux surprendre les différences d’après lesquelles les naturalistes ont l’habitude d’instituer les espèces et les genres ; quand on passe d’un terrain à un autre, on rencontre de plus nombreux changemens dans la classe des mammifères que dans les classes des animaux inférieurs. Mais, en dehors de cette loi générale d’auprès laquelle plus un être est élevé, plus il se montre changeant, on constate beaucoup de faits spéciaux d’inégalité dont la loi nous échappe encore totalement, de sorte que, si nous fondions des déterminations de couches sur telle ou telle espèce isolée, nous serions exposés à nous méprendre sur le degré d’évolution de là faune de ces couches et par conséquent à nous méprendre sur leur âge.

Il faut aussi tenir compte des conditions locales. Les événemens physiques ont exercé évidemment une influence. Par exemple, M. Darwin a montré que l’Océanie s’enfonce sous les eaux ; peut-être, par suite de cet abaissement, elle a été séparée de l’ancien monde à une époque très ancienne, et c’est pour cette raison qu’elle est habitée par des marsupiaux dont l’état d’évolution ne dépasse point beaucoup celui dans lequel étaient les mammifères européens vers la fin de l’époque secondaire. Au contraire, le nouveau continent est exondé depuis des temps tellement reculés que, géologiquement parlant, il devrait être appelé l’ancien continent ; il s’ensuit que l’évolution de ses mammifères terrestres a pu être en avance sûr celle des animaux de l’Europe. Pendant longtemps, une portion considérable de nos pays a été recouverte par la mer ; aussi les restes de mammifères terrestres d’âge secondaire y sont très rares. Le commencement des temps tertiaires a été marqué par un vaste exhaussement. La France n’a plus été cachée sous les flots de l’Océan, elle a pu recevoir les êtres terrestres et leur offrir une large hospitalité ; mais elle a été éprouvée plus d’une fois par les révolutions ; à diverses reprises, son sol s’est abaissé, laissant la mer reprendre une portion de son ancien domaine. Ces révolutions ont nécessairement interrompu le développement des animaux terrestres ; ils ont fui ou ont péri. Les herbivores ont apparu dans nos contrées à une époque relativement récente, peut-être parce que le règne des graminées est d’une date peu ancienne. De nos jours encore, il y a des pays où les graminées réussissent difficilement. Toutes les personnes qui ont voyagé en Orient ont été frappées de la rareté des herbages. Dans l’île de Chypre, qui est très sèche, presque toutes les plantes deviennent si coriaces et si piquantes qu’elles rendent la marche pénible ; j’ai remarqué que les chiens y prennent souvent l’habitude de marcher en sautant pour éviter d’être piqués par les plantes, et les chiens à hautes pattes, comme les lévriers, sont ceux qui se propagent davantage. Il est possible que, pendant une partie des temps éocènes, quelques régions aient présenté le même aspect que les campagnes de l’Ile de Chypre. Mais la rareté des herbages n’a pas été la seule cause qui a retardé l’arrivée des herbivores ; ces animaux ont dû être gênés dans leurs courses par les bras de mer qui ont coupé notre pays ; au milieu des temps miocènes, il y avait encore des avances de l’Océan dans la vallée de la Loire et de la Gironde ; la mer occupait le territoire qu’arrose aujourd’hui le Rhône, traversait la Suisse, séparant les Alpes du Jura et constituant dans le centre de l’Europe une barrière entre les animaux du nord et ceux du sud. A l’époque du miocène supérieur, un exhaussement général du sol, qui a coïncidé sans doute avec le soulèvement principal des Alpes, a fait écouler une partie des eaux de la mer, et, depuis ce moment, elles n’ont plus pénétré dans le milieu du continent européen ; il est permis de supposer que les vastes domaines laissés aux animaux terrestres ont favorisé le développement des grands troupeaux dont les dépôts d’Eppelsheim, de Pikermi, du Léberon, ont révélé l’existence ; alors a apparu une faune d’une richesse incomparable. Mais sans doute l’exhaussement du sol s’est continué, et de là a pu résulter, vers le milieu de l’époque pliocène, un abaissement de température qui a amené l’extension des glaciers et a fait disparaître un grand nombre de quadrupèdes ; ainsi tour à tour les phénomènes d’exhaussement auraient facilité l’extension et la diminution des mammifères. Il ne faudrait pas cependant s’exagérer l’influence des milieux ; tout en reconnaissant que les circonstances physiques ont dû avancer ou retarder sur certains points l’évolution des êtres, on peut croire qu’en dépit des accidens locaux, l’ensemble du monde animal a poursuivi à travers les âges sa marche progressive. Les êtres organisés sont supérieurs aux corps inorganiques, et il n’est pas naturel de supposer que ceux-ci ont seuls réglé leur destinée. La preuve que les phénomènes physiques ne sont pas la cause principale des changemens du monde organique, c’est que de nos jours plusieurs des contrées chaudes doivent être restées dans un état physique semblable à celui de la fin des temps miocènes et que pourtant presque toutes leurs espèces offrent des différences.

Outre ces applications à la géologie, l’étude de l’enchaînement des êtres paraît appelée à rendre quelques services à la philosophie, en jetant de la lumière sur une question qui depuis bien des siècles a agité les penseurs. Parmi les hommes voués à l’étude de la nature, on observe deux tendances opposées : les uns (parmi ceux-là il faut compter la plupart des disciples de Cuvier) croient que les espèces sont des entités immuables et qu’elles seules dans nos classifications ont une réalité objective ; pour eux, les notions de genres, d’ordres, de familles, de classes, ne sont que des produits de notre entendement, imaginés pour aider à nous reconnaître à travers la multitude des espèces. Lorsque ces savans emploient le mot de famille naturelle, ils ne le prennent pas dans son sens rigoureux ; à leurs yeux, les membres d’une famille ne représentent pas des espèces qui sont descendues les unes des autres, mais simplement des espèces qui ont des traits de ressemblance. D’autres naturalistes (et parmi ceux-là il faut compter la plupart des disciples d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire) supposent que les notions de genres, de familles, de classes, sont de même nature que les notions d’espèces et méritent la même attention. Partant de là, ils se complaisent dans les études de synthèse, dans la recherche des rapports généraux qui unissent les êtres, tandis que les disciples de Cuvier estiment surtout les travaux d’analyse.

Il me semble que ces opinions contradictoires sur la valeur des espèces et des genres doivent être vieilles comme la pensée humaine, car de tout temps il y a eu des philosophes qui, étant portés vers l’idéalisme, ont attribué une grande importance aux idées générales, et d’autres qui, inclinant vers le sensualisme, se sont attachés particulièrement aux faits d’observation et par conséquent à l’étude des. individus. Nos divergences d’opinion sont un écho lointain, des querelles fameuses qui, pendant tout le moyen âge, agitèrent nominalistes et réalistes. Les réalistes croyaient à la réalité des genres et n’admettaient pas la réalité des individus ; au contraire, les nominalistes disaient qu’il n’y a de réalité que dans les individus et que les genres ne sont que des noms. Les savans modernes ne discutent plus sur les individus, mais sur les collections d’individus ; l’idée de l’espèce, telle que l’entendent les partisans de son immutabilité, n’est pas une idée générale, c’est plutôt une idée collective, puisque l’espèce n’est qu’un assemblage d’individus semblables tirés des mêmes parens. On peut donc dire que nos discussions présentes sur la question des espèces ne sont pas très différentes de celles qui roulaient au moyen âge sur la question des individus ; les partisans de l’immutabilité des espèces se rapprochent des nominalistes, tandis que plusieurs des évolutionnistes actuels se rapprochent des réalistes.

Il ne faut pas s’étonner que les anciens philosophes aient été dans un extrême embarras pour raisonner sur les rapports des êtres entre eux, et que les conceptualistes aient fait de vains efforts pour établir un accord entre réalistes et nominalistes ; ni les uns ni les autres n’avaient rassemblé des faits d’observation sur lesquels ils pussent baser leurs hypothèses. Sans nier qu’il y a des notions conçues par la raison pure, nous devons admettre que, lorsqu’il s’agit d’êtres matériels, comme ceux qui sont l’objet le plus habituel des études des naturalistes, nos sens sont des moyens de perception indispensables : les observations sont les points de départ de nos raisonnemens. Or les paléontologistes ont déjà rassemblé diverses observations dont les philosophes modernes peuvent profiter.

Par exemple, la paléontologie révèle qu’un nombre indéfini d’individus se sont succédé pendant l’immensité des âges géologiques. On ne peut pas contester, ainsi que plusieurs des anciens réalistes auraient été disposés à le faire, qu’à un moment donné ces individus ont eu une réalité. Seulement dans l’individu il faut distinguer le commencement et la fin. La fin, c’est la parfaite individuation ; je me garderai de le nier, car ce serait nier les évidences dont nous sommes témoins chaque jour, et peut-être risquer d’être entraîné à douter de la personnalité humaine. Mais à son origine l’individuation n’est pas manifeste ; en remontant plus ou moins loin dans la série des développemens embryogéniques, nous arrivons à un moment où l’enfant n’est pas distinct de sa mère. Et, lorsqu’au lieu de considérer les êtres les plus élevés, nous tournons nos regards vers le bas de l’échelle zoologique, par exemple vers les coralliaires, les médusaires à génération alternante, les sarcodaires, il nous paraît souvent difficile d’affirmer si nous avons devant nous un individu unique ou un assemblage d’individus.

Comme les individus, les collections d’individus auxquelles on donne le nom d’espèces ont, à un certain moment, une réalité : ce ne sont pas de chimériques invention, des naturalistes ; elles ont quelque fixité, car aussitôt que des animaux ont pris des caractères un peu différens, ils cessent de s’unir, ou bien, s’ils s’unissent, ils donnent des produits qui ne sont pas féconds. Est-ce à dire pourtant que jamais les parens des êtres d’espèces différentes n’aient été rapprochés ? Quand nous voyons apparaître tour à tour dans les âges géologiques des espèces qui ont une extrême ressemblance, pouvons-nous marquer avec précision le moment où l’une finit, où l’autre commence ? On ne saurait le prétendre, puisque les observateurs les plus consciencieux et les plus expérimentés sont continuellement en désaccord sur la limite des espèces : là où celui-ci voit une espèce, celui-là ne voit qu’une race. Avant que les animaux aient été assez modifiés pour prendre des caractères divergens, ils ont pu s’unir entre eux. Tant que nous ne considérons que les coquilles fossiles, nos comparaisons portent sur un si petit nombre de caractères qu’il nous est possible d’hésiter à affirmer leur communauté d’origine ; mais, quand nous étudions des mammifères, qui ont un squelette très compliqué, il n’en est plus de même ; prenons une espèce fossile, comparons-la avec une espèce vivante qui est son analogue, mettons les têtes à côté des têtes, les vertèbres à côté des vertèbres, les humérus à côté des humérus, les radius à côté des radius, les fémurs à côté des fémurs, les pattes à côté des pattes, etc. ; souvent la somme des similitudes se montrera si grande, proportionnément à celle des différences, que l’idée de parenté s’imposera à notre esprit. Vainement voudrait-on nous montrer quelques légères nuances pour nous faire douter de cette parenté. Nous voyons trop de traits de ressemblance pour admettre qu’ils puissent être tous mensongers.

En même temps que la notion de l’immutabilité des espèces s’affaiblit dans l’esprit des paléontologistes, la notion des genres prend de l’importance. J’ai rapporté de mes voyages en Grèce une multitude d’os de rhinocéros fossiles ; je les compare à ceux des rhinocéros vivans, et, en présence de leur similitude, je ne sais plus où marquer la limite des espèces de rhinocéros. Mais ce que je sais bien, c’est que ces espèces sont du genre rhinocéros ; la notion du genre rhinocéros n’est pas le résultat de ma propre imagination ; elle n’est pas plus subjective que la notion de l’espèce, car, de même qu’à un moment donné il y a des rhinocéros que tout naturaliste s’accordera à regarder comme d’espèces distinctes, il y a des séries d’animaux que tout naturaliste s’accordera à rapporter au genre rhinocéros. Un de nos plus grands paléontologistes a dit : « Pourquoi l’espèce, si difficile à distinguer de la race, est-elle choisie de préférence au genre ou à l’ordre pour représenter une entité réelle et objective ? Quelle preuve apporter de la légitimité de ce choix ? » À ces paroles si justes de M. de Saporta, on peut ajouter celles-ci d’un autre paléontologiste également habile, M. Tournouër : « Les unités zoologiques plus élevées que nous appelons genres ou familles ont toutes leur histoire : elles naissent, grandissent et meurent ; elles vivent d’une vie aussi certaine que la vie de l’individu. »

Il me semble que M. Tournouër a bien fait d’appliquer aux familles ce qu’il a dit des genres : je place à côté les uns des autres le rhinocéros, l’acérothérium, le paléothérium, le paloplothérium, l’anchithérium, l’anchilophus ; je n’hésite pas à les rapporter à une même famille naturelle, et je ne crois pas la notion de la famille plus subjective que celle des genres et des espèces, car je suis certain qu’elle se présenterait à l’entendement de tout observateur qui voudrait entreprendre les mêmes comparaisons minutieuses que j’ai faites. On pourra sans doute appliquer un semblable raisonnement aux classes plus élevées du monde animal. Et, de même que, dans la vie des espèces et des individus, il faut distinguer le commencement et la fin, il faut aussi dans les familles distinguer le commencement et la fin : le commencement où il y a union, la fin où il y a séparation. C’est ainsi qu’on peut s’expliquer comment les familles sont aujourd’hui si divergentes et donnent une si merveilleuse diversité aux spectacles de la nature actuelle, tandis qu’à mesure qu’on remonte dans les âges géologiques, on voit les familles moins tranchées, composées de genres dont les caractères sont mixtes.

Les personnes qui ont étudié la succession des espèces fossiles trouvent entre elles tant de points de ressemblance que, même en étant opposées à la doctrine de l’évolution, elles admettent volontiers que beaucoup d’espèces auxquelles les classificateurs ont donné des noms différens ont pu être dérivées les unes des autres. Suivant leur opinion, les naturalistes se seraient mépris sur la valeur des espèces ; ce ne serait pas l’espèce qui représenterait une entité primordiale, ce serait le genre ou même la famille. L’auteur de la nature aurait fait des types auxquels il aurait donné une certaine somme de force qui, en s’épuisant peu à peu dans des générations successives, aurait produit une série de dégradations : par exemple, quand, en suivant les animaux ongulés à travers les âges géologiques, on croit remarquer que des pachydermes à pattes compliquées sont devenus des ruminans dont les pattes sont réduites à un petit nombre d’os, on serait porté à supposer la création d’un pachyderme dans lequel aurait été déposée une somme de force qui, en diminuant peu à peu, aurait amené la simplification des membres et ainsi produit plusieurs espèces. Cette hypothèse pourrait paraître suffisante si l’histoire des époques géologiques nous montrait uniquement des séries de dégradations. Mais il y a eu également des augmentations. Par exemple l’exagération du type rhinocéros se voit dans le rhinocéros tichorhinus ; celle du type éléphant dans l’elephas primigenius ; celle du cerf dans le cervus megaceros, celle du machairodus dans le machairodus smilodon ; ces exagérations, qui marquent en réalité l’apogée du développement d’un type, ne se sont produites que longtemps après l’époque où les genres que je viens de citer ont apparu sur la terre : ainsi donc l’histoire de certains genres offre des exemples de tendance vers l’individuation. Les éléphans actuels de l’Inde ont leurs molaires formées de collines plus nombreuses que les premiers éléphans fossiles ; ceux-ci ont eu également des collines plus nombreuses que les mastodontes dont il y a tout lieu de les croire dérivés. Les tapirs et les rhinocéros ont leurs prémolaires plus compliquées que les lophiodon et les paloplothérium, leurs prédécesseurs. Nos rats actuels ont à leurs prémolaires un mamelon de plus que leurs parens miocènes les cricétodon. Nos lièvres ont plus de dents que leurs ancêtres les titanomys. Quand nous voyons les acérothérium, dont les pattes de devant ont quatre doigts, succéder aux paléothérium, qui ont des pattes à trois doigts, nous pouvons supposer qu’ils proviennent de quelque animal à quatre doigts encore inconnu, voisin des paléothérium ; il est permis de croire également que les animaux à trois doigts comme les paléothérium, habitant dans un pays marécageux, ont eu besoin d’avoir des pattes larges et ont pris un doigt de plus. Dans les mêmes pachydermes où les pattes se sont simplifiées pour devenir les pattes fines des ruminans et des solipèdes, les dents ont subi des augmentations, car les denticules des molaires se sont plus développés en hauteur et en largeur chez les herbivores que chez leurs ancêtres présumés, les omnivores. Bien que les mammifères soient en diminution depuis l’apparition de l’homme sur la terre, ils offrent encore aujourd’hui des phénomènes d’augmentation ; il y a dans les Pyrénées une race de chiens où les pattes de derrière ont six doigts et où les cunéiformes sont au nombre de quatre. M. Goubaux m’a montré dans la collection de l’école vétérinaire d’Alfort une patte de cochon où le premier doigt porte un grand métacarpien, une première, une seconde et une troisième phalange. L’ouvrage que M. le docteur Magitot publie en ce moment sur les anomalies du système dentaire chez l’homme et les mammifères renferme des exemples d’augmentation dans les dents. En réalité, l’histoire de la nature présente dans ses variations indéfinies des séries d’augmentations aussi bien que de diminutions. L’hypothèse que j’indiquais tout à l’heure rend compte difficilement de ces augmentations de force. Le mieux est sans doute de croire que la création du monde est continue ; quand nous considérons l’espèce, le genre, la famille, l’ordre, il nous est impossible de dire quelle est celle de ces catégories qui indique davantage une intervention de la puissance créatrice.

Je soumets ces remarques aux hommes qui s’intéressent à la question longtemps controversée des genres et des espèces. Peut-être, si le moyen âge eût connu l’histoire de la succession des êtres fossiles, les philosophes se seraient épargné des discussions où, pendant des centaines d’années, tant de talent a été dépensé sans résultat ; l’idée de la réalité des genres, que le génie des réalistes du moyen âge et des idéalistes de toutes les époques a su entrevoir, n’a été bien souvent que le résultat des ressemblances d’êtres dérivés les uns des autres, parens à des degrés divers.

S’il appartient aux paléontologistes d’apporter des preuves à la doctrine de l’évolution, il ne leur appartient pas d’expliquer les procédés par lesquels l’auteur du monde a produit les modifications. Cette étude des procédés est ce qu’on appelle le darwinisme, du nom du savant illustre qui en a été le principal promoteur. Assurément c’est un sujet bien digne de l’attention des naturalistes que l’étude des causes des modifications des êtres ; mais c’est aux physiologistes, qui font des expériences sur les créatures vivantes, de nous apprendre comment les changemens se produisent aujourd’hui et ont du se produire autrefois ; en employant une expression de M. Claude Bernard, je dirai que c’est à eux de nous faire connaître le déterminisme des espèces, des genres, des classes, c’est-à-dire les causes secondes qui ont déterminé leur formation. Sur ce sujet, un paléontologiste peut avouer son ignorance. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que la découverte des vestiges enfouis dans les entrailles du globe nous apprend qu’une constante harmonie a présidé aux transformations du monde organique. Quels que soient les fossiles dont nous entreprenions l’étude, la beauté de la nature se révèle à nous.

Cette beauté de la nature, qui apparaît à toutes les époques, est le secret de l’entraînement que subissent tant de géologues dont la vie est vouée aux recherches paléontologiques et dont l’esprit trouve dans ces recherches un charme toujours renaissant. Lorsque George Cuvier put dans sa pensée redonner l’existence aux quadrupèdes du gypse de Paris, il dut éprouver de singuliers mouvemens d’étonnement et de plaisir ; là où s’étend aujourd’hui notre grande ville, il pensait voir des lacs où se baignaient les anoplothérium ; sur leurs rives bordées de palmiers, il apercevait des paléothérium d’espèces et d’allures variées, s’entre-croisant avec les chœropotamus, les dichobune ; d’élégans xiphodon et des ampbiméryx couraient dans les plaines ; à côté d’eux, de plus petits animaux de différens ordres contribuaient à donner de la diversité aux paysages : c’étaient des écureuils, des sarigues, des chauves-souris et même des quadrumanes. Quand MM. Kaup et de Klipstein remirent au jour à Eppelsheim le gigantesque et étrange dinothérium avec le mastodonte au long menton, l’hipparion, d’énormes sangliers, le machairodus à canines en forme de poignard, ils éprouvèrent une jouissance dont leurs écrits portent la vive empreinte.

J’ai compté parmi les meilleurs momens de ma vie les mois que j’ai passés dans le ravin de Pikermi à extraire les débris des quadrupèdes qui ornaient autrefois les campagnes de la Grèce. En vérité, ces animaux de Pikermi devaient former de magnifiques spectacles : ici des singes gambadaient, là errait l’énorme ancylothérium aux doigts crochus. Les plaines étaient au loin couvertes de troupeaux d’hipparions et de ruminans ; les cornes de ces animaux présentaient des dispositions variées : les unes étaient en forme de lyre, d’autres rappelaient celles des gazelles actuelles ; il y en avait de très grandes et arquées comme chez les oryx, d’autres qui formaient une spirale carénée, ainsi que chez les canna, d’autres encore qui par leur aplatissement ressemblaient à celles des chèvres. Avec ces bêtes aux allures légères contrastaient de lourds rhinocéros et d’énormes sangliers. Un petit nombre de carnassiers modérait ce qu’il y avait d’excessif dans le développement des herbivores ; à en juger par la forme des dents, on peut croire que les carnassiers les plus nombreux, les hyènes et les ictithérium, avaient surtout la charge de faire disparaître les cadavres, et ainsi de tenir les campagnes exemptes de souillures. Enfin, au milieu d’animaux si divers, on voyait un rassemblement de puissans quadrupèdes tel qu’on le chercherait vainement aujourd’hui dans les contrées où le monde animal est le plus largement représenté ; il y avait une girafe, l’hella-dothérium, deux espèces de mastodontes et le dinothérium. Quelle ampleur de formes et quelle variété sur le théâtre de la vie ! Bêtes géantes et innombrables de Pikermi, la pensée de vos imposantes cohortes a souvent transporté mon esprit ; je ne peux songer à vous sans m’élever jusqu’à l’artiste infini dont vous êtes l’ouvrage et sans lui dire merci de nous faire assister aux grandes scènes qui semblaient réservées pour lui seul, jusqu’au jour où a été soulevé le voile sous lequel la paléontologie était cachée !

Après avoir fait des fouilles au pied du Pentélique, j’en ai entrepris aussi dans une montagne de la France, le mont Léberon. Là également j’ai passé de bons momens dans la solitude de la nature, retrouvant les créatures charmantes ou majestueuses qui animèrent nos contrées, alors que la voix de l’homme n’en avait pas encore fait retentir les échos ; aussi bien qu’en Grèce, au milieu d’immenses troupeaux d’hipparions, de tragocères, de gazelles, qui réalisaient dans le monde animal le type de la beauté, on voyait le dinothérium et l’helladothérium, qui réalisaient l’idéal de la grandeur.

Je ne crois pas que mes impressions personnelles sur les magnificences du monde fossile soient bien différentes de celles qu’ont ressenties tant d’autres naturalistes qui ont, comme moi, ou mieux que moi, exploré les couches où sont enfouis les mammifères tertiaires. Crawfurd, Clift et Falconer au pied de l’Himalaya, l’abbé Croizet, M. Aymard, Bravard et M. Pomel en Auvergne, Lartet et Laurillard à Sansan, Marcel de Serres, de Christol et M. Gervais à Montpellier, MM. Rütimeyer et Cartier à Egerkingen, M. Fraas à Steinheim, M. Alphonse Milne Edwards à Saint-Gérand-le-Puy, M. Suess à Baltavar, M. Villanova à Concud, MM. Filhol et Javal dans le Quercy, MM. Hayden, Marsch, Cope dans les Western Territories, et d’autres encore, qui ont eu l’occasion d’étudier les plus riches gisemens de mammifères, n’ont pas remué sans plaisir et sans admiration les dépouilles des êtres qui vécurent autrefois. Des trésors de poésie sont enfouis dans l’écorce de notre globe. Combien d’hommes qui ont soif du beau auraient de douces jouissances s’ils se mettaient à la recherche des sources mystérieuses de la vie ! combien s’en vont par des chemins où ils cueilleront des fruits insipides et quelquefois amers qui seraient heureux en scrutant les merveilles de la nature ! A ces hommes, je dirai : venez nous aider, notre science a de quoi charmer les âmes des artistes aussi bien que les âmes des philosophes.


ALBERT GAUDRY.