Les Entretiens d’Épictète/I/19

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CHAPITRE XIX




Que devons-nous être à l’égard des tyrans?

Quiconque a un avantage sur les autres, ou croit en avoir un, quoiqu’il n’en ait pas, s’enorgueillira nécessairement, s’il est sans culture. Tout d’abord le tyran dit : « Je suis plus puissant que tous les autres. » — Eh ! que peux-tu me donner ? Peux-tu faire que mes désirs ne trouvent point d’obstacles ? Comment le pourrais-tu ? Toi-même réussis-tu toujours à éviter ce que tu veux fuir ? Es-tu infaillible dans tout ce que tu essaies de faire ? Et d’où te viendrait cet avantage ? Sur un navire, en qui as-tu confiance, en toi ou dans les hommes du métier ? En qui sur un char, si ce n’est encore dans les hommes du métier ? Et quand il s’agit de tout autre art ? même chose. Que peux-tu donc par toi-même ? — « Quels soins tout le monde a de moi (dis-tu) ? » — J’ai bien soin de ma planchette, moi ! Je la lave et je l’essuie ; j’enfonce aussi des clous pour accrocher ma burette à huile. Ma planchette et ma burette seraient-elles donc supérieures à moi ? Non ; mais elles me servent pour quelque usage, et c’est pour cela que j’en prends soin. Est-ce que je ne prends pas soin de mon âne ? Est-ce que je ne lui lave pas et ne lui nettoie pas les pieds ? Ne vois-tu donc pas que c’est de lui-même que tout homme a soin, et qu’on n’a des soins pour toi que comme on en a pour son âne ? Qui donc en effet a des soins pour toi à titre d’homme ? Montre-moi celui-là. Qu’est-ce qui veut te ressembler ? Qu’est-ce qui veut marcher sur tes traces comme sur celles de Socrate ? — « Mais je puis te faire couper la tête ! » — Tu as raison ; j’oubliais qu’il me fallait des soins vis-à-vis de toi comme vis-à-vis de la fièvre et du choléra ; et que je devais t’élever un autel comme il y a dans Rome un autel élevé à la fièvre.

Qu’est-ce qui trouble donc le vulgaire et qu’est-ce qui l’effraie ? Le tyran et ses gardes ? Comment cela serait-il ? Et à Dieu ne plaise que cela soit ! Il n’est pas possible que l’être né libre soit troublé, entravé par un autre que par lui-même. Ce sont ses jugements seuls qui causent son trouble. Car, lorsque le tyran dit : « Je chargerai de fers ta jambe, » celui qui attache du prix à sa jambe, s’écrie : « Non ! par pitié ! » Mais celui qui n’attache de prix qu’à sa libre décision, dit : « Charge-la de fers si cela te semble bon. — Cela ne te fait rien ? — Cela ne me fait rien. — Je te montrerai que je suis le maître. — Comment le pourrais-tu ? Jupiter m’a fait libre.

Crois-tu qu’il ait pu permettre que son propre fils devînt esclave ? Tu es le maître de ma carcasse ; prends-la. — Ce n’est donc pas moi qui suis l’objet de tes soins lorsque tu m’approches ? — Non ; mais moi-même. Et si tu veux me faire dire que tu l’es aussi, entends-moi bien : tu l’es comme le serait une cruche. »

Ce n’est pas là de l’égoïsme, car l’être animé est fait pour agir toujours en vue de lui-même. C’est pour lui-même que le soleil fait tout, et Jupiter aussi. Mais, quand ce Dieu veut être le distributeur de la pluie, le producteur des fruits, le père des dieux et des hommes, tu peux voir qu’il n’en obtient et le nom et la chose qu’en étant utile à la communauté. Il a donné à tout être raisonnable une nature telle, qu’aucun d’entre eux ne peut trouver son bien particulier qu’en faisant quelque chose d’utile à tous. C’est ainsi qu’on n’est pas l’ennemi de la communauté, tout en n’agissant qu’en vue de soi-même. Qu’attends-tu, en effet ? qu’un être renonce à luimême et à son intérêt propre ? Comment donc alors la première loi de tout être indistinctement sera-t-elle l’amour de lui-même ?

Que dirai-je donc ? Que, quand nous avons, au sujet des choses qui ne relèvent pas de notre libre arbitre, l’opinion absurde qu’elles sont des biens ou des maux, il nous faut de toute nécessité faire la cour aux tyrans. Et plût au ciel que ce ne fût qu’aux tyrans, et pas aussi à leurs valets de chambre ! Comment un homme devient-il tout-à-coup un génie, parce que César l’a préposé à ses pots de chambre ? Pourquoi disons-nous sur-le-champ : « Félicion m’a parlé en homme bien capable ? » Je voudrais qu’il fût précipité de dessus son tas d’immondices, pour que de nouveau tu ne visses en lui qu’un imbécile. Épaphrodite avait un cordonnier qu’il vendit parce qu’il n’était bon à rien. Le sort fit que cet homme fut acheté par une des créatures de César, et devint le cordonnier de César. As-tu vu en quelle estime le tint alors Épaphrodite ? « Comment va mon cher Félicion ? Oh ! que je t’aime ! » Et si quelqu’un de nous demandait : « Que fait Épaphrodite ? » On nous répondait qu’il était en conférence avec Félicion ! Ne l’avait-il donc pas vendu comme n’étant bon à rien ? Qu’est-ce qui en avait fait tout-à-coup un génie ? Voilà ce que c’est que d’attacher du prix à autre chose qu’à ce qui relève de notre libre arbitre.

Quelqu’un a-t-il obtenu le tribunat, tous ceux qui le rencontrent le félicitent. L’un lui baise les yeux, un autre le cou, et ses esclaves les mains. Il arrive dans sa maison : il y trouve tous les flambeaux allumés. Il monte alors au Capitole, et y offre un sacrifice. Qui donc en a jamais offert pour avoir eu de bons désirs et pour avoir conformé sa volonté à la nature ? C’est que nous ne remercions les dieux que de ce que nous prenons pour un bien.

Quelqu’un aujourd’hui me parlait du titre de prêtre d’Auguste. « Mon ami, lui dis-je, laisse là cette affaire, tu y dépenseras beaucoup pour n’arriver à rien. — Mais les rédacteurs des arrêtés officiels y inscriront mon nom ! — Est-ce que tu seras auprès des lecteurs pour leur dire : C’est moi dont ils ont écrit le nom ? Et, si tu peux y être maintenant, que feras-tu quand tu seras mort ? — Mais mon nom subsistera ! — Écris-le sur une pierre ; il subsistera de même. Eh ! qui se souviendra de toi en dehors de Nicopolis ? — Mais je porterai une couronne d’or ! — Si tu as envie d’une couronne, prends-en une de roses, et mets-la sur ta tête : elle sera, certes, plus gracieuse à voir. »