Les Époques de la musique/01
- Histoire et théorie de la Musique de l’antiquité, par M. F.-A. Gevaert ; 2 vol. Gand Annoot-Braeckmann. — La Poésie de Pindare et les lois du lyrisme grec, par M. Alfred Croiset ; Hachette, 1895. — La Danse grecque antique, par M. Maurice Emmanuel ; Hachette, 1896. — Théorie du rythme dans la composition moderne, d’après la doctrine antique, par M. Jules Combarieu ; Paris, Picard, 1897.
Heureux celui qui cherche dans le marbre le secret du génie de la Grèce. Il n’a, pour le connaître, qu’à regarder le fronton des temples et le visage des dieux. De plus humbles figures même peuvent le lui révéler. Il y a près de quarante ans, la fantaisie d’un écrivain délicieux, et que nous venons de perdre, évoqua dans Athènes un groupe de personnages choisis. Il les nomma simplement, comme dans les contes ou les dialogues, la Marquise, l’Abbé, Milord, le Docteur et le Chevalier. Chaque jour d’un radieux été, unis par la ferveur d’une admiration commune, les pèlerins de beauté gravissaient l’Acropole. A l’ombre tournante des colonnades, assis sur des plians et des coussins, ils « s’entretenaient à l’envi des choses divines. » Leurs discours avaient pour thème l’un des chevaux dont Phidias orna la frise du Parthénon. Pour thème et pour point de départ : de ce cheval, qui n’est qu’un détail dans la décoration de l’édifice, le dialogue ne tardait pas à s’élever et à s’étendre, suivant le mode platonicien, aux principes généraux et aux causes supérieures. Un seul chef-d’œuvre témoignait ainsi de tout un art et suffisait à l’expliquer. Spéculations profondes, aperçus délicats, problèmes d’esthétique posés et résolus, doctrine de l’idéal antique justifiée par de vastes généralisations ou par le détail le plus minutieux, il est rare que tout cela se trouve, comme on dit familièrement, sous le pas d’un cheval. Une fois cependant tout cela s’y est trouvé. Il est vrai que le cheval était de Phidias, et regardé par des yeux dignes de le contempler[1].
Qui demande à la musique la révélation du génie grec entreprend une tâche plus rude. Celui-là sût-il entendre comme savait regarder le maître qui n’est plus, il lui manquerait encore, et sans doute il lui manquera toujours le chef-d’œuvre d’un Phidias musicien. Pieux seulement envers les marbres, l’air léger de l’Attique est oublieux des chants que lui-même autrefois a formés. Les admirateurs de l’immortelle métope eussent cherché en vain, pour la célébrer dignement, une mélodie qui l’égale. Avant les récentes fouilles de Delphes, l’héritage musical de l’antiquité se réduisait, hormis quelques fragmens insignifians ou douteux, à trois médiocres hymnes du second siècle après Jésus-Christ. Les dernières découvertes ont reporté nos connaissances plus loin et jusqu’à l’époque classique, au troisième siècle avant notre ère. Par leur date comme par leur étendue, par leur état de conservation et leur valeur esthétique, les deux hymnes à Apollon, le premier surtout, sont de beaucoup supérieurs aux débris retrouvés précédemment. Ils ne fournissent pourtant à l’étude générale de l’art qu’un étroit et fragile support. Par bonheur, à défaut des œuvres, les doctrines ont survécu. Si nous ne pouvons presque rien sentir de la musique de la Grèce, nous en pouvons presque tout savoir. Sa nature propre ; ses relations avec les deux autres arts, poésie et danse, dont elle était presque inséparable ; ses fonctions enfin et son « éminente dignité » dans la civilisation hellénique, les maîtres de l’érudition contemporaine ont dit abondamment tout cela. Nous ne souhaitons que de le redire brièvement après et d’après eux. Regarder, ou plutôt deviner l’art pratique à travers la théorie de l’art ; imaginer en quelque sorte les effets en ne connaissant que les causes, c’est peu de chose sans doute, et nous n’apercevrons qu’un reflet, peut-être même une ombre. Mais, sous les cieux éclatans de la Grèce, une ombre, fût-ce l’ombre d’une ombre, est encore de la lumière. La musique se compose de quatre élémens : mélodie, rythme, harmonie et timbre. Dans la musique moderne, j’entends la plus récente, celle d’aujourd’hui, l’harmonie et le timbre ont pris la plus grande place. La musique de la Grèce presque tout entière, et durant des siècles, n’a consisté que dans le rythme et dans la mélodie. Il est vrai qu’à cinquante années d’intervalle, deux des théoriciens les plus fameux de l’antiquité, Aristoxène et Ptolémée, ont traité de l’harmonique. Mais celle-ci, telle que l’un et l’autre l’entendaient, n’avait rien de commun avec ce que nous appelons aujourd’hui l’harmonie, c’est-à-dire la formation et l’enchaînement des accords. Ptolémée a défini l’harmonique : « La faculté de percevoir et de démontrer les lois qui régissent les sons dans leurs rapports mutuels d’acuité et de gravité. » Quant à l’harmonie elle-même, les anciens l’ont à peine connue et pratiquée. Il paraît certain qu’ils n’écrivirent jamais à plus de deux parties : une voix accompagnée par un instrument, ou deux instrumens concertans. Toute musique vocale avait l’unisson pour règle et pour règle sans exception. Ce fut là sans doute pour la chorale antique une cause de monotonie, mais non pas de faiblesse. Sur une scène ou dans une salle moderne, écoutez aujourd’hui soit un chœur fugué de Bach, soit le chœur de l’arrivée du cygne, de Lohengrin, ou le dernier finale des Maîtres chanteurs ; mais que demain, en un jour de prière ou de fureur, la foule entonne le Credo liturgique ou la Marseillaise, alors vous déciderez si la plus grande puissance est du côté de la polyphonie ou de l’unisson.
Presque exclusivement homophone, il s’ensuit que la musique antique ne fut pour ainsi dire pas instrumentale. Elle le fut cependant un peu. L’antiquité n’a pas, comme le moyen âge, pratiqué le chant non accompagné ; mais elle n’a pas ignoré complètement la musique sans paroles, et c’est un instrument, la lyre, que la musique a pris autrefois et garde encore pour emblème. Les divers instrumens antiques peuvent se ramener à deux types modernes. Tous les instrumens à cordes (lyres et cithares) étaient de la famille de nos harpes ; tous les instrumens à vent (αὑλοι (hauloi)) ressemblaient à nos flûtes, hautbois et clarinettes. Harpes imparfaites ; clarinettes, hautbois et flûtes primitives. La musique pure n’employait, en fait d’instrumens à vent, que les « bois » ; les « cuivres » étaient réservés pour le culte religieux et pour la guerre. Quant aux « cordes » elles-mêmes, l’usage et l’effet devait en être singulièrement restreint : elles ne résonnaient qu’ « à vide » et jamais autrement que pincées, tantôt par les doigts et tantôt par le « plectre, » lequel était beaucoup moins un archet qu’une sorte de petit grattoir. Nous avons quelque peine à concevoir aujourd’hui cette économie ou cette indigence. Les instrumens à cordes se réduisaient à celui-là seul, la harpe, dont nos maîtres classiques ne se sont pour ainsi dire pas servis : il n’y a pas une note de harpe dans les neuf symphonies de Beethoven. Et les sept ou huit cordes de la lyre, de cette lyre dont la fable et l’histoire même nous ont transmis les miracles, ne donnaient chacune qu’un son ! Et ce son unique, le doigt ou le plectre ne pouvait ni le prolonger, ou le « tenir, » ni le lier avec un autre son. Ainsi la mélodie ou plutôt le chant n’était permis qu’aux instrumens à vent. Que la lyre jouât seule ou qu’elle accompagnât la voix, elle-même ne savait pas chanter : un éternel pizzicato était son unique partage. Il n’est pourtant pas impossible qu’elle en ait obtenu d’admirables effets : quelque chose d’analogue peut-être, moins la beauté de l’harmonie, du développement et du contraste, à certaine reprise du scherzo de la symphonie en ut mineur, que des pizzicati justement font si mystérieuse et si tragique. Ailleurs, dans la célèbre invocation d’Orphée sur le seuil des Enfers : Laissez-vous toucher par mes pleurs ! qu’y a-t-il donc autre chose qu’une lyre et qu’une voix ? Antique par le sujet, par le héros ; le drame l’est ici plus que jamais par la musique même. Sur un théâtre grec, c’est presque ainsi qu’Orphée, s’accompagnant de tels arpèges, aurait pu gémir et chanter, et cette possibilité, ou cette vraisemblance, m’a toujours paru donner à la scène de Gluck la convenance suprême qui fait la suprême beauté.
Pour d’aussi modestes instrumens, pour eux seuls, les musiciens grecs ne dédaignèrent pourtant pas d’écrire. A défaut de la symphonie, l’antiquité connut le solo et le duo instrumental. L’aulétique surtout (solo pour instrument à vent), importée de Phrygie en Grèce, fit la gloire d’un Olympe et, cent ans plus tard, celle d’un Sacadas d’Argos. Ce dernier en fixa le type et presque le canon dans une composition comparable à la sonate ou au concerto. On l’appelait le nome pythique. La musique y prétendait figurer, d’une manière tout objective, imitative même, le combat d’Apollon et du serpent. Les Grecs aimaient ce sujet fabuleux et symbolique. Depuis, et jusqu’à notre époque, n’est-ce pas le même sujet, moins concret seulement et, pour ainsi dire, plus intérieur, ou plus idéal, que la musique souvent a chanté ? Que représentent, à des degrés inégaux, des opéras comme le Freischütz, Robert le Diable et Tannhaüser ? Au plus haut sommet de notre art, que signifie l’œuvre entier de Beethoven, les sonates et les symphonies, sinon cette lutte éternelle, plus âpre et plus tragique en nous-mêmes qu’elle ne le fut jamais entre le monstre et le dieu !
Pour les Grecs, le plus haut intérêt, la plus grande dignité de la musique était dans ce qu’ils ont nommé l’éthos. Ils entendaient par ce mot le caractère psychologique ou sentimental, en d’autres termes la moralité de l’art. Chaque rythme, chaque mode et même chaque famille d’instrumens possédait un éthos particulier, qui n’était que l’expression en quelque sorte privilégiée de tel ou tel ordre de pensées, de sentimens ou de passions. Or l’éthos des instrumens à cordes fut de tout temps réputé supérieur à celui des instrumens à vent. Les auloi demeurèrent toujours un peu des étrangers, ou des barbares ; mais la lyre, instrument national et sacré par excellence, était la fille de la Grèce et la servante des Dieux. De là jusque dans le timbre, dans cet élément secondaire de la musique antique, une distinction profonde et jamais effacée. De nombreux textes en témoignent. Westphal écrit de la musique citharodique : « Là se trouvent le calme et la paix, la force et la majesté[2]. » Au contraire, et suivant Aristote, les « instrumens à vent ne peuvent engendrer dans l’âme une disposition à la vertu ; ils ont plutôt un caractère passionné. Leur usage n’est justifié que dans les circonstances où il s’agit de procurer à l’auditeur une libre expansion des sentimens qui l’agitent, et non une amélioration intellectuelle ou morale[3]. »
Sans avoir changé tout cela, nous y avons du moins changé quelque chose. Il serait intéressant de rapporter à l’éthos instrumental des anciens la psychologie de l’orchestre moderne. On constaterait que la rigueur de l’antithèse antique s’est fort atténuée, et que le temps a multiplié les transactions, même les interversions, entre les deux termes ou les deux facteurs. En d’innombrables rencontres, les maîtres contemporains ont doué de passion les instrumens à cordes, et les instrumens à vent de noblesse, de grandeur et de sérénité. Wie Flüten so süiss, « douces comme les flûtes, » dit le pêcheur de Schiller, des voix entendues en rêve. Est-il rien de plus suave, de plus grave aussi, que la flûte introduisant l’Orphée de Gluck dans les Champs Élysées ? Le grand musicien liturgique du Prophète a demandé certains effets religieux aux notes basses de la flûte. Ces mêmes notes, tenues, répandent un calme mystérieux sur certains paysages du Songe d’une nuit d’été. Dans un quintette célèbre, Mozart prête à la clarinette des accens vraiment divins. Weber dans le Freischütz, Meyerbeer dans Robert le Diable et dans les Huguenots, ont fait d’elle ce que Berlioz appelait très bien « un admirable soprano instrumental, » interprète élu, pathétique, mais pourtant chaste, de l’amour et de l’héroïsme féminin. Il n’est pas jusqu’aux « cuivres, » y compris les trombones, que le génie d’un Berlioz n’ait promus à d’augustes, à de sacrés offices. Lorsque Faust inquiet et las s’endort sur un lit de roses à la voix de Méphistophélès, les cuivres soutiennent de leurs moelleux accords la berceuse étrangement amie et paternelle. Des instrumens à vent, des auloi, calment aujourd’hui l’âme qu’ils auraient agitée violemment et presque enivrée autrefois. Ils disent, au lieu du trouble et de la violence des choses, leur bonté, leur paix infinie, et ne chantent tout bas autour de l’homme qui repose et qui rêve, que la douceur de sa couche, le calme de son sommeil et la beauté de ses songes.
Une évolution inverse a transformé l’éthos des instrumens à cordes. Dans l’antiquité, les doigts ou le plectre effleuraient seulement les cordes ; elles chantent aujourd’hui sous la pression de l’archet ; elles gémissent, elles crient sous sa morsure. Le « quatuor » est devenu l’interprète par excellence, non seulement de notre âme sereine, mais de notre âme orageuse et souffrante. Trivial ou sublime, le « trémolo » n’est qu’un effet d’instrumens à cordes. Violons, altos, violoncelles, contrebasses même, rien que pour résumer ce que peuvent, isolés ou nombreux, ces quatre instrumens, ce qu’ils peuvent par la lenteur ou la vitesse, par la fantaisie ou le style, la douceur ou la violence, il faudrait analyser des centaines de chefs-d’œuvre et reprendre en quelque sorte l’histoire de la musique entière. Au siècle dernier déjà, mais surtout en notre siècle, on peut dire des instrumens à cordes qu’ils ont été les grands tragiques. C’est eux, par exemple, qui font pathétique une page fameuse de Beethoven, que le rythme seul ferait calme : l’allegretto de la symphonie en la. Le rythme en est dactylique (une longue et deux brèves : — u u), et commence par le temps frappé ou posé. Les anciens attribuaient à ce rythme le pouvoir de « calmer d’avance l’esprit[4]. » Il le possède en effet et dans ce passage de Beethoven il l’exercerait pleinement, s’il n’y était contrarié, dominé même par une influence plus forte, celle des instrumens à cordes et à archet, tels que nous les jouons aujourd’hui. Ainsi deux éthos se partagent inégalement ce morceau : l’ethos instrumental moderne l’emporte sur l’ancien ethos rythmique, et dans notre émotion totale, la part de la passion est plus grande que celle du recueillement et de la solennité.
La hiérarchie antique des instrumens a donc subi de graves atteintes ; mais le principe fondamental : suprématie des instrumens à cordes, subsiste toujours. Notre harpe, qui trop souvent efféminé l’orchestre moderne et l’énervé, sait aussi quelquefois l’ennoblir et l’alléger. Il y a des harpes vulgaires et niaisement sentimentales ; il y en a d’héroïques, de sacrées et vraiment célestes. Celles-ci possèdent les vertus que les Grecs aimaient dans la cithare et dans la lyre : « une netteté pure et grave et je ne sais quel air de sérénité vraiment virile[5]. » Comme la lyre ou la cithare, ces harpes ne nous donnent pas « l’image brillante ou passionnée des plaisirs, des luttes, des souffrances, qui remplissent la vie, ni le reflet changeant des rêves où se plonge parfois notre joie ou notre mélancolie, mais des impressions sereines et simples, et comme l’écho de cet Olympe où règne une éternelle félicité[6]. » Quant à nos autres instrumens à cordes, autrement touchés que ne l’étaient ceux des anciens, le premier rang continue de leur appartenir. Ils demeurent la partie essentielle de l’orchestre et comme son âme elle-même. Leur absence fait dans une « bande » militaire un vide que rien ne saurait combler.
Au contraire, quatre instrumens à cordes se suffisent à eux-mêmes. Plus sévère que la symphonie, le quatuor peut n’être pas moins sublime, et ses chefs-d’œuvre sont parmi les plus purs chefs-d’œuvre de la musique pure. Ainsi quelque chose encore subsiste de l’ordre ancien, qui sans doute est éternel, et jusque sur le faîte de nos Opéras, c’est l’Apollon porte-lyre qui reste debout et triomphant.
A peine harmonique et très peu instrumentale, la musique des Grecs avait pour élémens essentiels le rythme et la mélodie. Ces deux élémens sont les plus simples et, pour ainsi dire, les plus uns, ne consistant pas dans la combinaison, mais dans la succession des notes. Ils sont aussi les plus naturels et sans doute les plus anciens. Enfin ils sont les plus nécessaires : il est plus facile de concevoir une musique à laquelle ils ont suffi, que d’en imaginer une où ils manqueraient. La musique antique les a possédés l’un et l’autre dans leur plénitude et leur perfection.
« Gardons-nous, dit l’illustre auteur de l’Histoire de la musique de l’antiquité, gardons-nous de parler légèrement de l’art antique, sous prétexte que l’harmonie y joue un rôle très effacé. En définitive, — et ceci a de quoi nous faire réfléchir, — les seuls monumens musicaux qui jusqu’à présent aient traversé les siècles, appartiennent à la mélodie homophone. J’ai, en ce qui me concerne, la ferme conviction que les œuvres de nos grands maîtres résisteront aux vicissitudes des temps ; mais il faut bien reconnaître que l’épreuve est encore à faire. Les merveilleuses créations de Palestrina, le dernier représentant de la polyphonie vocale du moyen âge, n’existent plus que pour les érudits, tandis que les humbles cantilènes de saint Ambroise résonnent encore tous les jours dans nos temples, et sont le seul aliment artistique de milliers de chrétiens. » Depuis que M. Gevaert, a écrit ces lignes, la musique palestinienne a été rendue, après des siècles d’oubli, à l’admiration générale[7]. Mais, d’autre part, et depuis quelque vingt-cinq ans, restitué, purifié par le génie bénédictin, voici que le plain-chant ressuscite. Et de ces deux résurrections, la dernière peut-être est la plus éclatante. Polyphonie et monodie vocale, de ces deux admirables formes, délaissées ou méconnues, la plus ancienne paraît ou reparaît la plus belle. J’en eus la preuve un jour, à Solesmes, dans la chapelle des moniales. Elles avaient souhaité de connaître quelques chefs-d’œuvre des maîtres polyphonistes du XVIe siècle. Pour les leur faire entendre, la Schola cantorum de M. Bordes prit part aux vêpres et au salut de la Saint-Jean. Ce fut admirable sans doute quand s’éleva le concert des voix entrelacées, mais, de l’autre côté des grilles, quand répondirent les voix unies, alors ce fut plus admirable encore ; l’harmonie, le contrepoint furent oubliés, et la pure mélodie triompha.
M. Gevaert a raison : ne parlons pas légèrement de la mélodie. Elle est une grande partie, la plus grande peut-être de la musique ; elle en est quelquefois le tout. Le chant populaire, comme le plain-chant, n’est que mélodie. La mélodie est la forme nécessaire et suffisante de la musique, lorsque celle-ci ne fait pour ainsi dire pas fonction d’art, mais de vie, de la vie la plus naturelle, la plus simple et, comme aurait dit Wagner, la plus purement humaine. Quelle part n’a-t-elle pas, et quelle gloire ! jusque dans les chefs-d’œuvre de l’art le plus complexe ! N’est-elle pas le germe de la polyphonie elle-même, d’une fugue de Bach aussi bien que d’une symphonie de Beethoven, voire d’un drame symphonique wagnérien ! Il y a plus, et Wagner, le Wagner de Tristan, a par deux fois reconnu la puissance, adoré la beauté de la mélodie à découvert, de la pure mélodie. Au début du premier acte, la voix d’un matelot chante seule parmi les voiles. Au commencement du dernier acte, lorsque Tristan qui se meurt est couché sur la haute terrasse d’où l’on découvre la mer, il entend gémir, seul aussi, le chalumeau d’un berger. Et dans le cours de l’ouvrage, quoi que le génie polyphonique et symphonique de Wagner fasse de ces deux thèmes, il n’en fait rien de plus émouvant qu’eux-mêmes. De quelques draperies, de quelques ornemens qu’il la revête et la pare, la mélodie nue demeure peut-être encore plus belle que tous les vêtemens et toutes les parures. Die alte Weise ! soupire Tristan, et la mélancolie, la détresse de ce soupir est ineffable. Die alte Weise ! Pour Tristan, ce n’est que le chant de son enfance. Pour nous, pour nous tous, c’est le chant de l’humanité même, alors qu’elle était enfant. Die alte Weise ! c’est la mélodie pure, c’est le mode ancien, le vieux mode de l’âme primitive, le seul suivant lequel, pendant les siècles antiques, toute joie et toute douleur aient chanté.
La mélodie grecque avait sur la nôtre de précieux avantages. Non seulement elle pouvait tout ce que peut encore notre mélodie, mais elle disposait de ressources que celle-ci a perdues. D’abord, elle admettait trois « genres, » tandis que nous n’en pratiquons et je dirai même nous n’en comprenons plus que deux Notre mélodie ne procède que par tons (genre diatonique), ou bien (genre chromatique) par demi-tons. La mélodie grecque partageait le demi-ton lui-même en deux intervalles égaux, et cet emploi du quart de ton constituait le genre enharmonique. Notre esprit a quelque peine à le concevoir ; notre voix en aurait plus encore à le réaliser. Chez les anciens eux-mêmes, l’intonation du quart de ton passait pour très difficile. En ce qui touche l’éthos des deux premiers genres, le sentiment des Grecs est confirmé par le nôtre. Pour nous ainsi que pour eux, le diatonique est« nerveux, mâle, grave et austère ; c’est le genre le plus simple et le plus naturel, accessible à tout le monde, même aux ignorans[8]. » Le genre chromatique aussi nous paraît bien, comme aux Hellènes, « celui qui exprime le mieux la douleur. » Mais l’enharmonique nous déconcerte ou plutôt nous échappe. Difficilement perceptible par notre oreille, il semble en outre que notre sensibilité ne le tolérerait pas. Elle proteste et se révolte déjà contre l’abus, je ne dirai pas criant, mais gémissant, que les contemporains, Wagner surtout, ont fait du chromatique. Ces modernes ont pour eux l’exemple et l’autorité des anciens. Le premier des deux hymnes delphiques contient une longue reprise dont le chromatique n’a jamais été surpassé. Si nous le supportons avec difficulté, l’enharmonique nous causerait un bien autre malaise. C’est ici, comme dit à peu près Pascal, que non pas même un degré, mais un demi-degré décide de la beauté. Ce demi-degré, qui nous effraie, les Grecs le franchissaient en se jouant. Leur esprit et leur oreille saisissaient entre les choses des rapports ou des intervalles que nous ne savons plus apprécier. Il leur plaisait que ces rapports ou ces intervalles fussent étroits. Dans une mélodie comme dans un raisonnement ou dans la silhouette d’un édifice, l’interruption ou l’accident leur faisait horreur, la continuité les charmait ; une continuité souple, un fil léger, tendu sans raideur. De même que certaines courbes infléchissaient insensiblement le profil de leurs temples, le chromatique et l’enharmonique atténuaient la rectitude de leurs mélodies, et pour flatter leur génie délicat, les sons, comme les idées ou les lignes, « se transformaient les uns dans les autres par des nuances aussi indiscernables que celles du cou de la colombe[9]. »
Pline a rapporté « qu’Apelles, étant venu voir Protogène, ne voulut pas dire son nom, prit un pinceau et traça sur un panneau préparé une mince ligne sinueuse. Protogène, de retour, ayant vu ce trait, s’écria qu’il était certainement d’Apelles ; puis, reprenant l’esquisse, il conduisit à l’en tour une ligne plus déliée et plus ténue, et ordonna de la montrer à l’étranger. Apelles revint et, honteux qu’un autre eût mieux fait, il coupa les deux premiers contours par une troisième ligne dont la finesse surpassait tout. » C’est ainsi, par la délicatesse et la ténuité de la ligne, que la mélodie antique surpassait la nôtre. Un chant enharmonique ne nous paraîtrait incertain et vague aujourd’hui, que faute d’un sens et d’un esprit assez subtil pour le percevoir et le comprendre. Nous avons perdu plus d’un secret divin : entre autres celui d’un « genre » que les Grecs avaient défini « le genre par excellence, le plus distingué, le mieux ordonné, le plus exact, accessible seulement aux artistes les plus éminens[10]. » Il offrait en tout cas au génie mélodique un très vaste, un très riche domaine, et nous aurions mauvaise grâce à le décrier parce que nous ne le possédons plus.
Un autre privilège, encore plus restreint aujourd’hui, de la mélodie hellénique, consistait dans la pluralité des modes. Le mode — pour les anciens comme pour nous — est « le système des intervalles compris entre le son final et les autres sons employés dans la mélodie, indépendamment du degré absolu d’acuité et de gravité de tous les sons[11]. » Or les modes, qui ne sont plus que deux : le majeur et le mineur, étaient jadis au nombre de sept. La musique moderne « n’opère le repos final que sur deux degrés de l’échelle type : ut et la… Dans la musique des anciens au contraire, la terminaison mélodique peut tomber sur chacun des sons de la série diatonique, et c’est précisément ce repos final sur un son déterminé qui distingue les modes les uns des autres[12]. » Ainsi, par une mystérieuse conformité, le dernier moment décide en quelque sorte de l’être sonore qu’est la mélodie, comme il fait des êtres vivans, des êtres moraux que nous sommes, et s’il ne faut, suivant le mot de Sophocle, appeler nul homme heureux avant sa mort, on ne saurait non plus, avant qu’elle s’achève, définir le caractère, l’expression et la personnalité d’une mélodie.
Le mode est l’une des parties de la musique antique où l’éthos avait le plus d’importance. Autant que les instrumens divers, les divers systèmes d’intervalles affectaient diversement l’esprit et l’âme des anciens. Au point de vue de l’éthos modal, comme de l’éthos instrumental, on pourrait signaler entre le sentiment grec et le nôtre des analogies et des contrariétés. Quelques-unes des finales que les Grecs employaient couramment se retrouvent par exception dans la musique moderne. Un lied célèbre de Schubert conclut sur la dominante, et, bien que très atténuée par une harmonie fondée sur la tonique, cette conclusion nous surprend et nous laisse incertains. Nous disons volontiers des chants qui finissent ainsi qu’ils ne finissent pas. « Aucune terminaison autre que celle de la tonique ne saurait exprimer l’énergie active, la force consciente d’elle-même. Cette terminaison a envahi graduellement la mélodie occidentale. Aristote dirait de notre musique qu’elle est dominée presque exclusivement par le caractère actif. L’accent élégiaque de la terminaison sur la médiante est ressenti non moins spontanément par notre sens musical. Le caractère passif et indéterminé de la terminaison de dominante nous frappe également, mais sans nous charmer beaucoup. Il exprime un parfait équilibre de l’âme, état sentimental que l’esthétique ancienne considère comme se rapprochant le plus de l’idéal, mais dont s’inspire difficilement le génie chrétien moderne[13]. » Conformes sur quelques points de l’éthos modal, le goût ancien et le nôtre ne s’accordent pas sur tous. L’antinomie la plus profonde, et qui fait oublier les analogies particulières, consiste en ce que M. Gevaert a très bien défini l’interversion des rapports entre le majeur et le mineur. Dans la musique moderne, le mode majeur domine ; au contraire, le mode favori de la Grèce, le plus purement grec, était le dorien, lequel est notre mineur, sauf la note sensible évitée. C’est le mode du Dies iræ ; c’est également celui des deux premières mesures de la chanson de la Marguerite de Gounod : Il était un roi de Thulé. Et non seulement ce mode à peu près — à très peu près — mineur était le plus répandu ; il était aussi par excellence le mode « viril, grandiose et même joyeux[14]. » Ici, pour le coup, nous cessons de comprendre, ou plutôt nous cesserions, si nous ne nous souvenions, avec M. Gevaert et d’après lui, d’abord que le majeur antique « a des particularités harmoniques qui lui donnent une couleur distincte du nôtre, et que, d’un autre côté, le mineur moderne n’a revêtu son caractère plaintif et pathétique, qu’en devenant partiellement chromatique. »
Et puis, et surtout, la question qui nous occupe en ce moment est beaucoup moins le caractère expressif des modes que leur existence même et leur variété. Ce que nous voulions rappeler seulement, à l’avantage et comme à l’honneur de l’antique mélodie, c’est que, grâce à la pluralité soit des genres, soit des modes, elle pouvait en quelque sorte se teindre de plus de couleurs ou parler plus de langues que la nôtre. Pour être spécial à la mélodie, ce surcroît d’expression et de beauté n’en profitait pas moins à la musique entière. Il représentait pour elle un trésor différent plutôt qu’inégal à celui qu’elle a conquis par le progrès moderne de la polyphonie et de l’instrumentation. Alors le génie de la musique était autre ; il n’était peut-être pas moindre. Tout ce que peut la mélodie, la mélodie le faisait alors. Depuis, nous avons répudié quelques-uns de ses dons ; nous ne la comprenons plus, nous ne l’aimons plus tout entière.
Hélas ! avec toutes ses vertus, cette mélodie a péri, et nous ne pouvons guère l’imaginer autrement que d’après ses restes, ou ses reliques. Plus heureux, et sauvé par la poésie, le second élément de la musique antique, le rythme, est parvenu jusqu’à nous. Je dis le second élément. Mais ne serait-ce pas le premier ? On peut douter si, dans la constitution, dans l’être même de la musique, et surtout de la musique grecque, la prédominance appartient au rythme ou à la mélodie. M. Gevaert incline à croire que « le rythme est un élément plus persistant dans les chants des divers peuples que les formes mélodiques, et qu’il pousse ses racines jusqu’au plus profond du sentiment national. » En tout cas, c’est par le rythme presque seul que nous jugeons de la musique antique. On rencontre plus d’une fois, dans l’ouvrage de M. Gevaert, l’étude exclusivement rythmique de certains fragmens, et cette connaissance exacte du rythme supplée si bien à l’ignorance du reste qu’elle finit par nous donner l’impression — ou l’illusion — d’une analyse complète, où rien de ce qui constitue la musique et rien de ce qu’elle exprime ne serait omis. M. Gevaert écrit quelque part des grandes compositions musicales de l’antiquité : « Leur contour mélodique seul nous demeure inconnu. » Excusez du peu ! se serait écrié cet enragé mélodiste de Rossini. Avouons que c’est beaucoup, et que, par le rythme seul, nous sommes loin de tout savoir de la musique antique ; mais par la seule mélodie, sans le rythme, nous en saurions peut-être moins encore. Prenons, dans la musique moderne, une œuvre qui ne soit guère autre chose, comme les œuvres de l’antiquité, que mélodie et rythme : par exemple, la Marseillaise. Retirons-en tour à tour chacun des deux élémens, et ne gardons, avec les paroles bien entendu, que l’autre. Lequel, demeuré seul, sera le plus efficace ? Lequel nous donnera le mieux une idée, incomplète sans doute et comme amputée, mais une idée enfin de la Marseillaise ? La mélodie sans le rythme est une série de sons, et, dans la musique, il est certain que le son a quelque importance. Mais sera-ce vraiment de la musique ? Que nous diront ces notes successives, qui seront dans l’espace, puisque nous en percevrons les hauteurs différentes, mais qui ne seront pas dans le temps, car nous ne saurons pas comment le temps est divisé par elles ? Au contraire, que la mélodie soit perdue et que le rythme nous reste, il semble bien que la perte sera moindre et le résidu plus précieux. Battue sur un tambour, que dis-je, frappée avec le pied sur le sol, en d’autres termes, exclusivement rythmique, la Marseillaise sera plus musicale, plus elle-même, que chantée, sans rythme, par un instrument ou par une voix. Ainsi l’ordre des notes dans la durée importe peut-être plus encore que leur ordre dans l’espace, et nous ne devons pas trop nous plaindre si, des deux facteurs principaux de la musique antique, nous avons sauvé le plus utile à notre science ou du moins à nos inductions.
Les Grecs l’estimaient le plus nécessaire à la beauté. Le rythme servait de loi commune et de lien aux trois arts « pratiques » ou « musiques, » ceux qui se réalisent dans la durée par le mouvement, et qui sont la poésie, la musique et la danse. « Trois choses, dit Aristoxène, sont aptes à recevoir le rythme : la parole, le son et les mouvemens du corps. » Le rythme était, dans l’antiquité, le principe mâle et commandait à la mélodie, principe féminin. Aristoxène encore constate avec regret, et comme un signe de décadence, que « les musiciens d’autrefois étaient amoureux des rythmes, tandis que ceux d’aujourd’hui le sont des mélodies. » L’importance du rythme et le développement de la rythmopée chez les Hellènes s’explique par ce fait unique et capital, que la langue, et par conséquent la poésie grecque, avait pour principe métrique non pas, comme nos langues modernes, l’accent, mais la quantité. En d’autres termes, — employés, ou peu s’en faut, par M. Gevaert, — ce n’était pas l’intensité, mais la durée des syllabes qui servait de point de départ et de règle à la mesure, Or, comme la musique se conformait exactement à cette division de la durée par la poésie, le texte conservé de la poésie nous a conservé en même temps le rythme de la musique, tout seul, mais tout entier. « Le squelette rythmique indique avec précision la mesure et ses divisions, la coupe des membres et des périodes, la structure de la strophe et du chant entier ; d’autre part, le texte permet d’entrevoir le mouvement et le caractère de la mélopée. Seul le dessin mélodique nous manque ; perte immense à la vérité, et irréparable, mais qui, néanmoins, ne nous laisse pas dans une détresse absolue, car le « schéma » garde au moins un pâle reflet de la mélodie qui l’a illuminé[15]. »
On comprend que le principe de la division par longues et brèves, ce principe en quelque sorte quantitatif, ait engendré un système métrique d’une inépuisable richesse. « Ce principe paraît avoir eu sur les destinées de l’art antique une influence aussi décisive que celui de l’harmonie simultanée sur le développement de la musique occidentale[16]. » Aujourd’hui, quand nous regardons un orchestre, ou seulement une partition, à voir tous ces instrumens réunis, ces innombrables portées superposées, il semble que la musique moderne soit dans l’espace un véritable monde. La musique antique en était un dans le temps : réduite à deux lignes écrites, et très souvent à une seule, elle se développait et se décomposait à l’infini dans la durée. M. Gevaert, M. Croiset, dans son bel ouvrage sur la Poésie de Pindare et les lois du lyrisme grec, ont tracé le tableau complet de cet organisme énorme et délicat. C’est chez eux qu’il faut étudier, c’est par eux qu’on peut comprendre les lois de relations et de proportions qui faisaient, d’un chœur d’Eschyle ou de Sophocle, d’une ode de Simonide ou de Pindare, une hiérarchie harmonieuse et vivante.
Les Grecs admettaient trois rapports rythmiques fondamentaux : le rapport d’égalité (une longue et deux brèves) ; le rapport de deux à un (une longue et une brève), le rapport de un et demi à un, ou de deux à trois (une longue et trois brèves). Le premier constituait le genre dactylique (mesure à deux temps) ; le second, le genre ïambique (mesure à trois temps), et le dernier (mesure à cinq temps) le genre péonien. Il va sans dire que ces rythmes avaient, comme les modes, chacun son éthos particulier, auquel souscrirait ou non, suivant les cas, le sentiment contemporain. « C’est dans la sphère des sentimens élevés, prenant leur source dans la conscience morale de l’individu, — religion, héroïsme, souffrance noblement endurée, — que se meuvent les rythmes binaires. Parmi eux, le dactyle a un éthos sévère, grandiose, et d’une haute portée idéale. Il accompagne la marche des dieux, évoque l’image d’un passé lointain, mystérieux, et proclame les arrêts inflexibles du destin[17]. » Un morceau fameux, que nous avons déjà pris comme exemple, l’Allegretto de la symphonie en la, est écrit suivant le rythme dactylique. Enlevons-lui par la pensée le caractère pathétique que lui donnent les instrumens à archet, et nous reconnaîtrons que son éthos rythmique seul n’est pas très éloigné de celui qu’avec M. Gevaert nous venons de définir. « L’ïambe a plus de vivacité et de chaleur. » C’est le rythme du premier morceau de la symphonie héroïque. Très employé par les Grecs, le rythme quinaire ou péonien se rencontre plus rarement aujourd’hui. Il se prêtait jadis, « par son inégalité et son manque d’équilibre, à exprimer des sentimens extrêmes, mais toujours fougueux et impétueux[18]. » La péroraison de la cavatine de la Dame Blanche : Viens ! gentille dame ! la chanson à deux voix de Magali dans Mireille, sont rythmées l’une et l’autre à cinq temps. Et sans doute leur éthos commun ne va pas jusqu’à la violence, à peine jusqu’à l’impétuosité et à la fougue. Il n’en est pas moins vrai que la mesure à cinq temps anime et, si j’ose dire, bouscule ici avec quelque vivacité la musique ordinairement plus paisible de Boïeldieu, de même que, « par son inégalité et son manque d’équilibre, » elle donne très heureusement à la mélodie de Gounod quelque chose d’incertain, qui se dérobe et fuit.
Dactyle, ïambe et péon, ces trois rythmes étaient en quelque sorte renversables, c’est-à-dire que l’ordre du temps fort et du temps faible y pouvait être interverti. Le rythme inverse du dactyle était l’anapeste (deux brèves et une longue) ; celui de l’ïambe, composé d’une brève et d’une longue, s’appelait le trochée. Et naturellement ces variantes rythmiques entraînaient des changemens d’éthos correspondans. « Parmi les rythmes, dit Aristide Quintilien, les plus tranquilles sont ceux qui, en commençant par le temps frappé, calment d’avance l’esprit ; ceux qui donnent à la mélodie comme point de départ un temps levé, expriment plus d’agitation. » Ancienne ou moderne, toute musique atteste cette loi. Une différence d’attaque ou d’ictus crée une différence morale entre le début de la Marseillaise et celui de la symphonie héroïque. Héroïques tous deux, ils ne le sont pas de la même manière : le temps frappé, ou posé, fait la phrase de Beethoven plus contenue et comme plus maîtresse de soi ; c’est le temps levé qui imprime à la Marseillaise le premier élan de sa véhémence et de sa fureur. Anapestes ou dactyles, ïambes ou trochées, tous ces types divers, qu’on appelait des « pieds, » n’étaient que les élémens premiers de la rythmopée antique. Le développement du génie poétique et musical de la Grèce a consisté dans la combinaison de ces unités fondamentales, dans la création entre elles de rapports dont nous pouvons à peine imaginer le nombre, la logique et l’ingéniosité. Les pieds commençaient par former des mesures, des membres, qui se groupaient ensuite en périodes. Celles-ci « entraient à leur tour dans des organismes plus vastes, — strophes, systèmes ou commata, — qui eux-mêmes ne formaient que les subdivisions de la composition entière, du canticum : l’unité poétique dans laquelle venaient s’absorber en dernier lieu tous les élémens précédemment énumérés[19]. » Il est bon de contempler, dans l’ouvrage de M. Gevaert, le tableau rythmique d’une tragédie ou d’une comédie grecque : l’Alceste d’Euripide ou les Nuées d’Aristophane. Il faut étudier, avec M. Croiset, l’anatomie détaillée d’une ode de Pindare, pour comprendre ou du moins soupçonner ce que fut, au point de vue du rythme et par le rythme, la musique de la Grèce. Comme l’architecture dans l’espace, la musique alors construisait dans la durée les plus admirables édifices. Et ceux-ci, comme toute création du génie grec, offraient les deux caractères, possédaient la double perfection de l’ordre et de la liberté. « Une grande strophe de Pindare, écrit M. Croiset, — et nous devons entendre de la musique ce qu’il dit de la poésie, — une grande strophe de Pindare forme un ensemble très compliqué.
« D’abord elle comprend un grand nombre de membres : elle en a souvent plus de dix et quelquefois plus de quinze. Puis les membres peuvent être assez différens les uns des autres ; ils sont inégaux en étendue et diversement constitués quant à la prosodie. Ce n’est pas tout encore : leur diversité est savamment réglée. Entre le membre et la strophe, il y a plusieurs sortes de groupes intermédiaires, parmi lesquels ils se distribuent suivant des lois longtemps oubliées, mais qui peu à peu sortent des ténèbres et que nous commençons à entrevoir. Il y a d’abord ce qu’on peut appeler des vers lyriques, bien plus souples que les vers de la poésie ordinaire, bien plus variés par leur étendue et leur composition. Tandis que le vers ordinaire comprend toujours deux membres, le vers lyrique en comprend de un à six ; tandis que le vers ordinaire n’associe que des membres ou égaux ou de formes à peu près semblables, le vers lyrique en réunit de très inégaux et de très différens…
« Mais ce n’est là encore qu’un premier degré d’organisation, pour ainsi dire. Ces vers lyriques sont très inégaux et très divers, et, si l’on se borne à les considérer les uns après les autres, on ne voit pas bien quel principe, quelle harmonie, gouverne l’arrangement des membres dans la strophe. M. H. Schmidt a essayé d’aller beaucoup plus loin. Il a eu l’idée de mesurer exactement l’étendue proportionnelle de tous les membres d’une même strophe. Il s’est alors aperçu que les nombres par lesquels se trouvait représentée l’étendue de chaque membre, bien loin de se suivre au hasard, formaient une suite de groupes systématiquement organisés dont l’ensemble constituait la strophe. Ces groupes étaient, plus vastes que les vers lyriques. Ils ne les détruisaient pas ; mais ils se superposaient à eux, et introduisaient dans la strophe un élément de régularité harmonieuse que les vers seuls n’offraient pas encore. Rien d’ailleurs de plus varié que le dessin de chacun de ces groupes ou périodes. Tantôt deux étendues égales se faisaient équilibre ; tantôt une troisième les séparait, ou les précédait, ou les suivait ; d’autres fois encore, des étendues inégales s’entrelaçaient diversement, mais de telle sorte qu’il était toujours aisé de saisir la symétrie de ces figures. »
Cette symétrie n’allait pas jusqu’à la rigueur. D’abord la rythmique grecque admettait certaines durées irrégulières, ou irrationnelles, c’est-à-dire « qui ne peuvent s’exprimer que par des fractions du temps premier[20]. » En outre, « si l’on compare entre elles, au point de vue du détail métrique, les odes de Pindare, on s’aperçoit qu’il n’y en a pas deux qui soient tout à fait semblables[21]. » Enfin il ne faut pas non plus vouloir retrouver à tout prix dans les développemens de la mélodie grecque cette forme carrée qui est ordinaire dans la musique moderne. Le groupement mélodique des mesures quatre par quatre nous est devenu si familier que nous inclinons parfois à le considérer comme nécessaire. Il n’en est rien pourtant et les Grecs certainement ne l’ont pas connu[22]. »
Mais ils n’ont pas connu davantage le flottement éternel de notre rythme contemporain. « Ce qu’on appelle aujourd’hui mélodie continue, était tout à fait étranger à leurs habitudes. Il y a aujourd’hui des œuvres musicales très savantes et très belles, dans lesquelles le rythme n’est guère pour ainsi dire qu’un cadre abstrait où le génie du musicien répand librement des mélodies souples et ondoyantes. La Grèce antique n’avait que des rythmes nets et bien marqués, des rythmes de danse, comme on dit maintenant[23]. » Rythmes d’autant plus marqués, qu’ils ne l’étaient pas comme à présent avec le bras, avec « cette main qui par les airs chemine, » mais avec le pied frappant le sol et quelquefois même chaussé d’un brodequin de bois. La mesure alors était véritablement « battue. » Et si riche, si compliquée même que fût l’économie d’une œuvre rythmique, elle demeurait toujours réductible à des élémens uniformes, ordonnés par des principes fermes et réguliers. Encore une fois, les contours du rythme se dessinaient aussi nettement dans la durée que ceux de l’architecture dans l’espace ; ils y décrivaient des figures aussi précises, je dirais presque aussi plastiques, dont rien n’échappait à l’esprit, ni ne le dépassait.
On peut soutenir que le rythme ainsi compris, ainsi organisé, n’existe plus aujourd’hui. Quand nous disons aujourd’hui, c’est environ et seulement depuis un demi-siècle que nous voulons dire. Par une rencontre ou plutôt une suite extraordinaire, la même discipline rythmique à laquelle furent soumises autrefois la poésie et la musique étroitement liées paraît avoir régi durant une période assez longue et très glorieuse, la musique séparée de la poésie. La survivance du rythme grec dans la musique appelée classique, tel est l’objet d’une doctrine célèbre établie en Allemagne par Westphal. Après avoir subi le contrôle, et obtenu l’adhésion de musiciens éminens, cette doctrine nous a été récemment exposée, — réduite sur quelques points mais approuvée en somme, — par un philologue et psychologue musical fort distingué, M. Combarieu. « Quelques-unes des formes, dit M. Combarieu dans l’avant-propos de son ouvrage, quelques-unes des formes imaginées par les lyriques grecs, après avoir été imitées avec plus ou moins d’adresse par les poètes latins, reparaissent comme une seconde invention originale, chez les maîtres de la musique moderne ; mais, avec Beethoven (dernière manière), avec Schumann, avec Wagner surtout, qui leur a donné le coup de grâce, elles s’altèrent, se brisent, finissent par n’être plus employées que comme exception. » A l’appui de cette thèse, M. Combarieu cite quelques axiomes très caractéristiques, énumérés par Westphal dans sa Théorie générale du rythme depuis J. -S. Bach :
« Dans la musique des anciens et dans celle des modernes, le rythme est un, et Aristoxène est son plus grand théoricien.
« L’allégro de la sonate de Beethoven pour piano (no 1) se compose d’une strophe, d’une antistrophe et d’une épode à deux parties… Les ressemblances de l’une à l’autre (de la strophe de Beethoven à la strophe de Pindare) sont aussi étroites que possible… et, si nous ne savions que Beethoven a écrit cette œuvre en 1796, on ne serait pas éloigné de croire que le compositeur a eu connaissance de l’édition de Pindare donnée par Boeckh en 1811-1821.
« Celui qui connaît le trimètre ïambique des poètes grecs (mesure inégale à dix-huit temps d’Aristoxène) et son emploi dans les strophes ïambiques d’Eschyle, où il est associé au dimètre ïambique (mesure à douze temps d’Aristoxène), celui-là verra clairement, après quelque travail, que la fugue en ut dièse mineur de J. -S. Bach est comme un miroir où se reflète la strophe ïambique d’Eschyle.
« Que savait Bach de la poésie grecque ? Assurément, il n’a connu ni Eschyle ni Sophocle… S’il a reproduit les mêmes formes que les Grecs, c’est en suivant son instinct, et par un sentiment inné de l’ordre et de la beauté rythmique ; il s’est élevé à ces créations rythmiques spontanément et librement, comme les poètes-compositeurs eux-mêmes de l’antiquité, chez lesquels nous trouvons le même génie que chez lui. »
Avec plus de réserve que Westphal, son commentateur, qui se fait quelquefois son correcteur, cherche et trouve cependant comme lui, entre la musique classique et la poésie grecque, des analogies qui vont souvent jusqu’à l’identité. Il analyse et pour ainsi dire il découpe en strophes, périodes, membres et pieds, une fugue de Bach ou une sonate de Beethoven, aussi sûrement, aussi nettement qu’une ode de Pindare. Sans démontrer d’après M. Combarieu ou sans discuter avec lui la réalité de ces correspondances profondes, il est permis d’y réfléchir et d’en signaler à plusieurs points de vue le très sérieux intérêt. Et d’abord, point n’est besoin d’être familier avec le trochée, l’anapeste ou le trimètre ïambique, pour constater qu’en un siècle et demi, l’évolution du rythme s’est réduite en quelque sorte à son abolition. L’histoire du rythme offre un saltus ou plutôt une cassure très nette, et cela justement à l’endroit où M. Combarieu l’a signalée. Il suffit, pour la reconnaître et la sentir, de comparer l’un des premiers quatuors de Beethoven avec un des derniers, un air de Mozart avec un lied de Schumann, ou mieux encore une fugue du Clavecin bien tempéré avec une page de Tristan et Yseult. De ces divers chefs-d’œuvre, les uns partagent le temps avec exactitude, presque avec rigueur ; les autres le mesurent à peine, et mollement, j’allais dire lâchement, ils le laissent passer. La musique a perdu le secret ou le goût des hiérarchies très organisées dans la durée. Elle a fait de plus en plus sienne la fameuse devise : τὰ πάντα ῥέει. Et sans doute le terme même de rythme vient de ῥέειν, s’écouler. Mais la musique autrefois se piquait de rendre régulier cet universel et perpétuel écoulement ; elle se flatte aujourd’hui de le rendre insensible.
Survivance, puis disparition des rythmes antiques dans l’art contemporain, il est intéressant de constater ce double phénomène, et cela pour plusieurs raisons qu’a fort bien vues M. Combarieu. D’abord il ne saurait être indifférent pour l’histoire générale de l’esprit humain, pour l’unité de cette histoire, qu’à deux mille années de distance, des lois identiques aient régi et pour ainsi dire conditionné des génies aussi éloignés et divers que ceux d’un Eschyle et d’un Bach, d’un Beethoven et d’un Pindare. Si, de plus, on peut limiter à la période dite classique la présence dans la musique moderne de la rythmopée antique, on apporte un nouvel élément, très considérable, à l’histoire de l’esprit classique en musique et à la définition même de cet esprit.
La désorganisation du rythme est un signe très apparent que cet esprit se retire de nous. « Aujourd’hui, comme dit M. Combarieu, certains compositeurs montrent une tendance manifeste à supprimer le rythme, autant qu’il est possible. Ils ne s’affranchissent pas de certaines lois, qui sont générales comme celles de la respiration, mais ils ne négligent rien de ce qui dépend d’eux pour rompre la régularité des formes, pour rendre le style indéfini. Le créateur de cette nouvelle manière est Richard Wagner. » Rien de plus juste. Wagner est le représentant le plus illustre et le plus génial de la musique qu’on pourrait appeler arythmique. Or, une telle musique étant la plus opposée qui se puisse concevoir à celle des Grecs, où le rythme tenait la première place, il en résulte qu’à ce point de vue du moins, le maître de Bayreuth apparaît beaucoup moins que d’autres ne le prétendent et qu’il ne le croyait lui-même, comme le disciple des anciens.
Mais voici quelque chose de plus singulier et qui va beaucoup plus loin. Se pourrait-il que cet effacement et pour ainsi dire cet évanouissement du rythme fût pour la musique non pas une perte, mais au contraire un gain, un progrès vers l’idéal ou l’absolu ? « Le rythme, écrit M. Combarieu, est l’œuvre d’une intelligence artistique encore rudimentaire, qui, trop faible pour saisir les choses dans leur continuité et leur plénitude, les réduit à des proportions moyennes, les morcelle pour les mieux comprendre, en répète certaines parties pour que la mémoire ait plus de prise sur elles, introduit en un mot dans le langage qui les exprime des rapports artificiels… L’intelligence suprême ne pense pas le monde sous une forme rythmique, puisque le temps n’existe pas pour elle, et que le rythme est la division du temps. » Soit, mais alors je me demande avec intérêt, que dis-je, avec une sorte d’angoisse métaphysique, ce qu’il resterait de la musique, — cet art qui n’existe que subsidiairement dans l’espace, — le jour où il se comporterait comme n’existant plus dans le temps. Et si j’ai quelque peine à le comprendre, il ne me déplaît pas d’y réfléchir ou d’y rêver.
Les Grecs n’y rêvèrent jamais. Ils mirent tout leur génie à constituer, à développer la musique dans le temps, plutôt qu’à l’en abstraire. Plus sages que nous, ils étaient moins impatiens de ces grandes lois métaphysiques que Renan rappelait aux artistes, en leur conseillant de ne les point braver. « L’art, disait-il, se perdrait dans le vague et dans l’insaisissable, le jour où il aurait la prétention d’être infini dans ses formes comme il l’est dans ses conceptions. » Poètes ou musiciens, amoureux de la mélodie et du rythme, les Grecs ont toujours pensé ainsi.
C’est par le rythme, c’est en lui que se consommait l’union de la musique avec la poésie et avec la danse. Et cette union fut plus constante et plus étroite alors qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Entre la poésie et la musique, il est certain que l’ordre antique ne s’est pas seulement altéré, mais renversé. « Chez nous, écrit M. Gevaert, la musique absorbe en grande partie l’intérêt littéraire de la composition. Il en était tout différemment chez les anciens. Pour eux, le contenu poétique du morceau a une prépondérance marquée sur la mélodie et l’harmonie. A parler avec Aristote, la musique n’est qu’un assaisonnement de la poésie. » Et Pratinas de Phlionte, l’un des fondateurs de la scène athénienne, avait dit : « La voix a été instituée reine par les Piérides. » La voix, et par conséquent la parole. Même en musique, il est vrai qu’au commencement était le Verbe, et durant toute l’antiquité le Verbe a été Dieu. Quelques notes de lyre ou de flûte, voilà les premières gouttes, très pures, mais très rares, de ce que, vingt siècles plus tard, Wagner devait appeler le torrent de la symphonie. On peut dire de la musique instrumentale qu’elle est un mode ou un monde de l’âme, que les Grecs ont à peine connu.
Mais la musique chantée elle-même avait avec la poésie une relation que le génie moderne a radicalement intervertie. Si, comme l’a dit le vieux poète, la voix — entendez la parole ou la poésie — était reine, c’est qu’une grande partie, la plus grande partie de la musique antique, le rythme, était, nous l’avons vu, contenu dans la parole même. Supposons que la musique d’un vers moderne vienne à périr, la poésie n’en sauvera rien. Du premier vers de la Marseillaise : Allons enfans de la patrie ! pas le moindre élément musical ne survivra. Au contraire, dans le texte seul du fameux vers de Tyrtée : Ἄγετ' ὦ Σπάρτας ἔνοπλοι ! quelque chose de la musique, le rythme, s’est conservé, et l’on sait que, par une rencontre frappante, ce rythme est justement celui de la Marseillaise. Ainsi les Grecs ne mettaient pas, à proprement parler, leur poésie en musique ; mais, au contraire, ils dégageaient en quelque sorte la musique d’une poésie où elle était enfermée et latente, d’une poésie qui, beaucoup plus que la nôtre, était déjà de la musique.
La matière même de cette musique n’était guère plus considérable que celle de la poésie. La musique alors était à peine plus de bruit, plus de son que la parole. Voilà le rapport ou la proportion que la musique a rompue en se développant, et son histoire à travers les siècles n’est que l’histoire de cette rupture. Tandis que la parole demeurait à peu près semblable et égale à elle-même, la musique n’a cessé d’accroître et de varier ses ressources. Elle s’est constituée en un système de plus en plus ingénieux et fort. L’évolution musicale a pu, comme toute autre, subir certaines régressions passagères ; en somme, elle s’est faite et se poursuit encore aujourd’hui dans le sens que nous indiquons. Comme la mélodie antique, avec laquelle il a des analogies, le plain-chant fut non seulement l’allié, mais le serviteur de la poésie ou de la parole. Autant que la musique grecque, et même encore davantage, le plain-chant, n’étant jamais accompagné, représente un minimum de musique au-dessous duquel on ne peut imaginer que la parole toute nue. Mais, avec le temps, la musique pure prend conscience d’elle-même et s’organise. « On s’aperçoit que les parties de certaines mélodies peuvent se servir mutuellement d’accompagnement, et on crée le canon. On découvre que certaines mélodies peuvent être associées note contre note, à la condition d’observer certains rapports acceptables pour l’oreille et réalisables par les voix, et le contrepoint est fondé. On pousse jusqu’à la puérilité, jusqu’à la folie, le jeu des combinaisons sonores, Marpurg, dans son traité de fugue et de contrepoint, cite des compositions à vingt-quatre chœurs de quatre-vingt-dix voix. Albertini, dans un gros in-folio (Canoni musicali, Rome, 1645), s’est attaché à montrer que tel canon était susceptible de deux mille solutions[24]. » C’est la polyphonie vocale du moyen âge, la revanche ou la vengeance de la musique pure, qui n’était rien ou peu de chose, et qui veut tout devenir ; c’est l’abaissement, l’esclavage même de la parole ou de la poésie, dont on peut vraiment dire alors qu’elle est « mise en musique ; » au centre, au fond de la musique, où elle est ensevelie et étouffée.
La réforme palestinienne eut beau s’accomplir dans l’intérêt de la parole et pour que celle-ci fût mieux entendue, le génie du maître de Préneste n’en demeure pas moins un génie polyphonique, créateur d’harmonie, de contrepoint, en un mot de musique pure. Au début du XVIIe siècle, quand les fondateurs de l’opéra monodique et récitatif de Florence rendirent à la poésie quelque chose de son ancienne souveraineté, la musique un moment retomba sous l’empire du verbe. Mais bientôt les grands maîtres, les plus grands, vinrent l’en affranchir. Alors véritablement son règne arriva. Tantôt elle se passa de la parole et créa seule, sous des formes innombrables : fugue, sonate, trio, quatuor, concerto, symphonie, le monde infini de la musique instrumentale. Tantôt elle s’unit à la parole, mais pour la couvrir ou la déborder magnifiquement. Ni dans l’oratorio, ni dans l’opéra du XVIIIe siècle, le rôle du a librettiste » n’est comparable à celui du poète antique. Dans la Passion selon Saint Mathieu et dans Don Juan, la musique l’emporte également, et, de l’un et de l’autre chef-d’œuvre, elle est le centre ou le sommet. A côté d’un artiste comme Gluck, héritier des anciens parce qu’à leur exemple, il fait en quelque sorte jaillir l’expression et la beauté du verbe seul, combien en citerait-on, qui semblent, au contraire, les lui apporter de l’extérieur, de ces dehors infinis et de ces dessous profonds où le pouvoir de la musique s’étend chaque jour davantage ! Jusque dans ses œuvres les plus faibles, les plus pauvrement mélodiques, lorsque le génie déchu de l’Italie a parfois outragé le sens et la vérité de la parole, n’est-ce pas encore à la musique, superficielle et frivole sans doute, mais à la musique pourtant, qu’il les a sacrifiés ?
Notre siècle surtout aura vu la parole s’effacer et comme se dissoudre dans la musique. Cette inversion définitive de l’ordre antique est l’œuvre de l’Allemagne symphonique et de ses plus glorieux enfans. Ils ont aimé la musique pour elle-même ; pour la rendre capable de se suffire et d’exprimer seule tout ce qu’il est dans sa nature d’exprimer, ils l’ont fortifiée, enrichie de toutes les puissances et de tous les trésors de leur âme. Et je sais bien que le dernier d’entre eux, l’ayant amenée à la plénitude de son pouvoir, à la possession totale et parfaite de son être, lui a dit : « Nous ne t’avons faite si belle, que pour te soumettre encore. Tu ne seras jamais, tu ne dois jamais être que l’épouse, et le Verbe, ton seigneur éternel, éternellement dominera sur toi. » Mais, en parlant ainsi, Wagner s’est trompé. Comme l’Oreste de Gluck, il mentait, et comme le héros encore, c’est l’orchestre, son orchestre, qui le dément. Dans l’inégale union qu’est le drame symphonique wagnérien, qui soutiendra que la parole domine et qu’elle puisse prétendre non pas même à la prééminence, mais seulement à l’égalité ? Matériellement elle n’est rien ou presque rien : l’oreille, au milieu de la polyphonie prodigieuse, arrive avec peine à l’entendre ; pour l’œil, elle n’est qu’une pauvre ligne de mots, isolée, perdue entre les trente ou quarante lignes de notes dont se compose la grande partition wagnérienne. Au point de vue esthétique, elle n’est guère davantage. Expressive et belle souvent, l’expression et la beauté ne sont presque jamais en elle. L’une et l’autre lui viennent de ce monde musical qui s’est créé pour elle peut-être, mais autour d’elle. Ce n’est plus elle qui vit et qui chante, qui pleure et qui sourit ; ce sont les accords, c’est la symphonie, ce sont les instrumens. Elle ne fait qu’indiquer et, pour ainsi dire, nommer les sentimens et les passions ; ce n’est pas elle qui les décrit, les analyse et les communique. Elle n’est plus que la lettre ; la musique est tout l’esprit et toute l’âme. Nous pouvons imaginer, presque ressentir, grâce à la seule poésie, l’effet total d’une ode de Pindare, d’un chœur d’Eschyle ou de Sophocle. Que resterait-il, sans la musique, du duo de Tristan ou de la dernière scène du Crépuscule des Dieux ? Encore une fois l’ordre antique est détruit. La parole autrefois était l’aliment d’une flamme pure et légère ; elle n’est plus maintenant que l’étincelle : à peine a-t-elle touché la poudre, qu’elle se perd dans les splendeurs du feu d’artifice ou de l’incendie.
Si les relations entre la poésie et la musique ont changé, on peut affirmer qu’entre la musique et la danse, elles ont à peu près disparu. Par le mot de danse il convient d’entendre ici, largement, comme faisaient les Grecs, non seulement la chorégraphie proprement dite, mais la marche, l’attitude, le geste, en un mot toute association à la beauté sonore de la beauté corporelle et plastique. Cette association est devenue fort rare aujourd’hui. D’abord le génie moderne a créé tout un ordre de chefs-d’œuvre : ceux de la musique pure, d’où la beauté physique est naturellement absente, à moins qu’elle n’y soit offensée. L’exécution d’une sonate, d’un trio, d’un quatuor ou d’une symphonie offre un spectacle le plus souvent indifférent, quelquefois désagréable. Que de virtuoses dont l’aspect nous gâte le talent ! Un regard plongé dans l’orchestre de Bayreuth démontre surabondamment que Wagner a bien fait de le dérober aux yeux. Qui donc, admis aux répétitions d’un de nos orchestres parisiens, n’a senti le contraste, ou la contradiction, entre ce qui se voit et ce qui s’entend ? Blancs de neige ou trempés de pluie, par un triste matin d’hiver, ils arrivent, les musiciens. Ils gagnent leurs places, et, sous les souliers pesans, l’estrade résonne et crie. Un jour blafard éclaire la laideur des vêtemens et des coiffures ou des crânes, la vulgarité des poses et l’air indifférent des visages. Maintenant ils se sont accordés ; ils commencent, et, de tous ces hommes qui soufflent, pincent, frottent ou frappent, l’action esthétique ne se traduit guère que par des mouvemens disgracieux. Des merveilles sans doute naissent de leurs lèvres et sous leurs doigts ; merveilles tout idéales, où rien de plastique ni de corporel n’entre comme élément. Cet orchestre fait songer, par antithèse, à l’orchestique des Grecs, qui ne lui ressemblait guère, et l’on revoit en rêve une de ces radieuses journées d’Athènes où Sophocle adolescent chantait et dansait le péan de victoire, où les éphèbes et les vierges mêlaient harmonieusement de belles formes à de beaux chants.
Lyrique ou dramatique même, la musique moderne a le plus souvent dédaigné la danse, ou ne l’a pas comprise. Au XVIIIe siècle, je ne vois guère que Gluck dont le génie fasse une place, — presque la place antique, à cet élément de beauté. Le menuet de Don Juan, comme plus tard la valse du Freischütz, n’est qu’un détail insignifiant. Beethoven a fait danser un instant, — avec quelle rudesse et quelle fureur ! — des villageois et des derviches ; je sais dans son ballet de Prométhée certain andante qui serait digne d’être mimé par des figures de Phidias ou de Praxitèle. Il se peut aussi que, dans la pensée de Beethoven, comme l’a dit, je crois, Wagner, la symphonie en la soit l’apothéose de la danse ; celle-ci, néanmoins, en fait, se trouve encore plus rarement que la poésie associée aux chefs-d’œuvre du maître. Quant à l’opéra contemporain avant Wagner, sauf de rares exceptions, telles que la scène des nonnes dans Robert le Diable, le ballet n’y figure ordinairement qu’à titre d’accessoire et de postiche. Comme exemple de ballet chanté, c’est-à-dire de la danse associée à la musique et à la poésie, on ne saurait citer rien de plus fameux et de plus déplorable que la « Tyrolienne » de Guillaume Tell : Toi que l’oiseau ne suivrait pas. Le ballet indépendant et, pour ainsi dire, autonome est lui-même le plus souvent une chose insignifiante ou misérable. La musique en peut être exquise ; l’esprit ou le génie véritable de la danse en est presque toujours absent. Que dire enfin, pour ne plus parler de la danse, mais de l’attitude, du geste, ou seulement de l’aspect extérieur, que dire de ce qu’on nomme en style d’opéra « la figuration ? » Rappelez-vous tant de cortèges guerriers, populaires ou sacrés. Rappelez-vous la représentation plastique d’Orphée, la théorie funèbre autour du tombeau d’Eurydice et, dans les Champs-Elysées, les groupes que forment les ombres heureuses. Mais surtout allez voir à Béziers, en plein air, la Déjanire de M. Saint-Saëns. Là, quand le grand soleil d’août éclairera sans pitié l’anatomie des choristes et des figurans, vous comprendrez que nous ne sommes plus au temps
- où le ciel sur la terre
- Marchait et respirait dans un peuple de dieux,
et qu’entre la joie de contempler et celle d’entendre, l’équilibre antique s’est rompu.
Il était parfait chez les Grecs. Les Hellènes concevaient autrement que nous la nature et la noblesse de la danse. Ils l’estimaient un art divin. Pindare invoque Apollon danseur et roi de la grâce. Homère, ou l’un de ses imitateurs, dit, dans un hymne au même Dieu : « Apollon, prends ta lyre et joue-nous une mélodie agréable en marchant avec grâce sur la pointe du pied[25]. » Les autres dieux également dansaient. « Zeus, Héra, Déméter, Aphrodite, Ares, Hermès, Athéna, n’ont pas seulement présidé à la danse de leurs suivans : les poètes et les mythologues nous les montrent très disposés à y prendre part en personne. Rien ne révèle plus clairement la dignité attribuée par les Grecs à un art que les plus hautes divinités de l’Olympe honoraient de leurs faveurs. Sur les monumens figurés, les grands dieux jouent volontiers le rôle de conducteurs ou d’accompagnateurs de la danse[26]. » Les dieux secondaires suivaient naturellement l’exemple de leurs supérieurs. Niké (la Victoire) commença par avoir des ailes. Puis les artistes la représentèrent courant ; enfin « ils s’enhardirent jusqu’à la faire sauter[27] » et Phidias sculpta « douze Nikès dansantes pour servir de pieds au trône de son Zeus olympien[28]. »
Comme les Olympiens, les mortels dansaient. Les Grecs associaient la danse à toutes les circonstances de leur vie publique ou privée : aux exercices religieux ou guerriers, aux représentations théâtrales, à la célébration des noces ou des funérailles. Le mot danseur (ὀρχησταί) était pris par eux dans l’acception la plus étendue. Il désignait également « les rameurs qui, sur les galères, manœuvrent en cadence, suivant le rythme que leur marque la flûte du triéraulète, les ouvriers de l’arsenal qui travaillent au son des fifres, et l’orateur qui scande ses périodes et ses gestes… Sans tomber dans la rythmomanie des Tyrrhéniens, qui, au dire d’Athénée, pétrissaient le pain, boxaient et fouettaient leurs esclaves en mesure, les Grecs ont fait du rythme une application générale et constante. Ils obéissaient à un instinct de leur race, et leurs philosophes finirent par poser en principe que l’eurythmie, — la perfection dans le rythme et par le rythme, — était la plus précieuse qualité de l’âme. Or, elle s’insinue dans l’âme par le corps ; il n’est donc pas indifférent d’y soumettre les moindres exercices[29]. »
Les Grecs demandaient deux choses à la danse : l’expression et la beauté. Elle était pour eux en quelque sorte la sculpture vivante, comme la sculpture était la danse fixée. Et les deux arts s’imitaient l’un l’autre et se prêtaient réciproquement des modèles. La beauté de la danse devait résider à la fois dans chaque figure isolée et dans l’évolution et l’harmonie mouvante de toutes les figures. Lucien nous a décrit une danse collective ou chorale à laquelle prenaient part les jeunes gens et les jeunes filles : « Tous les danseurs, dit-il, se suivent à la file, de manière à former comme un collier ; un jeune homme mène la danse avec des attitudes martiales, du genre de celles qu’il devra prendre à la guerre ; une jeune fille suit avec grâce, donnant l’exemple à ses compagnes, de façon que le collier est tressé de modestie virginale et de force virile[30]. »
Autant que par les yeux, les Grecs jouissaient de la danse par l’esprit. Ils aimaient en elle non seulement le spectacle, mais le symbole. Aussi n’ont-ils point séparé, comme nous l’avons fait, la danse et la mimique. « Pour eux, l’association des deux arts est étroite, constante. Ils ne voient pas dans la danse un simple prétexte à s’agiter suivant un certain rythme, à prendre d’élégantes poses, à dessiner de beaux mouvemens. Ils veulent que toute gymnastique soit un signe, un langage. Avant d’avoir créé la pantomime proprement dite, ils attachent une signification mimétique, ou tout au moins symbolique, aux mouvemens en apparence les plus désordonnés[31]. »
Expressive et plastique, la danse concourut avec la musique et la poésie à la perfection d’un genre fameux entre tous, purement grec, et qui n’existe plus aujourd’hui : la lyrique chorale. « Combinaison des trois arts musiques, dit très bien M. Gevaert, la plus complète et la plus originale, sans contredit, que les Grecs aient connue. Fleur délicate, exquise, qui ne pouvait germer, pousser et s’épanouir qu’au sein d’une société chez laquelle l’amour de la vie en commun, le goût des fêtes publiques et des cérémonies religieuses s’alliaient à une haute idée de la dignité de l’art. » Et M. Gevaert encore définit ainsi le rôle et presque la nécessité de la danse en cette création du génie hellénique : « L’orchestique était à la musique des anciens ce que la polyphonie est à la nôtre, l’élément complémentaire et déterminant. Elle devait élever la mélodie, l’essence de la musique, à sa plus haute puissance expressive, en révélant sous une forme sensible la beauté de son organisme rythmique, de même que l’orchestre moderne doit mettre à nu toutes les richesses de l’organisme harmonique de la cantilène. C’était, si l’on peut s’exprimer ainsi, une instrumentation pour l’œil. Aucune création de l’esprit ne reflète plus fidèlement le génie essentiellement plastique des Grecs ; chant et danse ont un rapport si intime dans l’esprit de l’Hellène, que sa langue emploie le mot danser (χορεύειν) au sens de célébrer. »
On ne saurait mieux comprendre ni mieux expliquer. La danse était pour les Grecs la part faite aux exigences du regard, à l’impérieux besoin de la beauté visible. Elle introduisait dans une ode de Pindare un élément absent de nos plus lyriques chefs-d’œuvre : une cantate, un oratorio, ou le finale de la symphonie avec chœurs. Reliant « la sculpture et la peinture, expression de l’ordre dans l’espace, à la musique, expression directe, immédiate de l’ordre dans le temps[32], » elle unissait l’une à l’autre les deux catégories de l’entendement. Elle projetait en quelque sorte et rendait sensible dans l’espace le rythme, que la musique seule n’organise que dans la durée. Un philosophe a dit cette parole austère : « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. » Il semble que la musique aujourd’hui soit toute âme. Autrefois, associée à la danse, elle eut un corps aussi, un corps harmonieux, un corps divin, et les Grecs l’ont passionnément aimé.
Constituée presque exclusivement par le rythme et la mélodie, associée le plus souvent à la poésie et à la danse, la musique, telle que nous venons de l’analyser, occupait dans la civilisation grecque une place d’honneur. Le corps, l’esprit et l’âme antique lui étaient soumis. Mêlée sans cesse à la vie individuelle ou nationale, elle n’y intervenait pas seulement comme un élément de beauté, mais comme un principe de morale, universel et tout-puissant. Loin de n’être qu’accessoire et comme extérieure à cette vie, elle en était une fonction ou plutôt une partie intégrante et essentielle. Ce qu’il y a de plus contraire au génie grec, c’est la doctrine de l’art pour l’art, et surtout c’est la conception, bourgeoise et misérable, des « arts d’agrément. » Les Grecs n’ont jamais cru qu’un art, et particulièrement la musique, pût être sa propre fin, une fin aussi artificielle et frivole. Sans doute il existait alors comme aujourd’hui des musiciens de métier, des virtuoses de profession ; mais, dans leurs jeux, dans leurs fêtes, à tout moment, les citoyens avaient l’occasion, que dis-je, le devoir d’être eux-mêmes des artistes et des musiciens.
Ils y étaient préparés dès l’âge le plus tendre. « Les enfans d’un même quartier allaient chez le maître de cithare, marchant ensemble et en bon ordre, nus, quand même la neige serait tombée comme de la grosse farine. Là ils apprenaient l’hymne : « Pallas terrible, qui ravages les villes », ou « Un cri perce au loin » et tendaient leurs voix avec la forte harmonie que leurs pères leur avaient transmise[33]. » On sait la part que la philosophie a toujours faite à la musique dans l’éducation. « J’appelle éducation, dit Platon, la vertu qui se montre dans les enfans, et lorsque leurs plaisirs et leurs peines, leurs amours et leurs haines sont conformes à l’ordre[34]. » Pour créer et maintenir cette conformité, il n’y a pas, suivant l’auteur des Lois, de meilleure discipline que la musique. Encore faut-il que cette musique soit belle, et c’est ici qu’apparaît, dominant l’esthétique musicale des Grecs, la notion de moralité. « Toute figure, dit ailleurs Platon, toute mélodie qui exprime les bonnes qualités de lame ou du corps, soit elles-mêmes, soit leur image, est belle ; c’est tout le contraire, si elle en exprime les mauvaises qualités… Il faut juger de la musique par le plaisir qu’elle cause, mais non pas aux premiers venus ; la plus belle musique est celle qui plaît à ceux qui valent davantage et qui ont reçu une éducation convenable, et plus encore celle qui plaît à un seul, distingué par la vertu et l’éducation. » Ailleurs, si Platon proscrit la musique purement instrumentale, s’il traite « l’emploi des instrumens sans la voix humaine » de « barbarie et de vrai charlatanisme » c’est de peur que l’âme ou la volonté, n’étant plus retenue et préservée par les paroles, s’égare et se corrompe. « Il est mauvais, dit-il, de faire entendre sans paroles des mesures et des mélodies sur la lyre ou la flûte, de sorte qu’il est fort difficile de deviner ce que signifient ces mesures et ces mélodies, dénuées de paroles, ni à quel genre d’imitation un peu raisonnable cela ressemble. » Puisque enfin, toujours selon Platon, la musique est « l’art qui, réglant la voix, passe jusqu’à l’âme et lui inspire le goût de la vertu ; » puisque, dans les jugemens que la philosophie a portés sur la musique et jusque dans les définitions qu’elle en donne, le mot de vertu revient sans cesse, on ne saurait douter que l’idéal de la musique grecque ait consisté dans cette correspondance ou dans cette identité du bien et du beau qu’un mot grec, un seul : ϰαλοϰάγαθος (kalokagathos), exprima.
La théorie des éthos divers n’est autre chose que l’organisation ou la reconnaissance d’une hiérarchie morale parmi les modes, les rythmes et les instrumens. Les Grecs avaient poussé très loin ce qu’on peut appeler la psychologie ou plutôt l’éthique musicale. Leur fine sensibilité percevait des rapports très délicats, et qui parfois nous échappent, entre le son et l’âme. Rien n’est plus curieux que de lire dans les ouvrages de l’antiquité certaines analyses de ces modes, qu’on appelait alors « les principes des mœurs. » Aristote distinguait les mélodies éthiques ou morales, convenables à l’éducation, et les mélodies actives ou exaltées, qu’il est bon, dit-il, de réserver pour le concert ou le théâtre. Platon bannit de sa République les harmonies ionienne et lydienne, comme relâchées, amollissantes, et propres aux festins. Héraclide du Pont va plus loin et précise encore davantage. Parlant de l’harmonie des Éoliens (l’hypodorienne) il en vante l’allure « fière et superbe, où paraît une certaine pointe d’enflure, qui s’accorde avec leur goût pour les chevaux et leur large hospitalité ; d’autre part, ce mode a de la franchise et joint l’élévation à la hardiesse, ce qui est propre à des gens qui ont le culte de la vigne, de l’amour et de tout genre de plaisir[35]. »
Symbolique, et par-là même conseillère de bien ou de mal, la musique n’importait pas seulement à la morale privée ; elle avait une mission et comme un devoir public. « Je ne connais pas les harmonies par moi-même, dit Platon, mais il suffira de me laisser celle qui saurait imiter le ton et les mâles accens de l’homme de cœur, qui, jeté dans la mêlée ou dans quelque action violente, et forcé par le sort de s’exposer aux blessures et à la mort, ou bien tombant dans quelque embûche, reçoit de pied ferme et sans plier les assauts de la fortune ennemie. Laisse-nous encore cet autre mode qui représente l’homme dans les pratiques pacifiques et toutes volontaires ; invoquant les Dieux, enseignant, priant ou conseillant ses semblables, se montrant lui-même docile aux prières, aux leçons et aux conseils d’autrui ; et ainsi n’éprouvant jamais de mécompte, comme ne s’enorgueillissant jamais ; toujours sage, modéré et content de ce qui lui arrive. Ces deux harmonies, l’une énergique, l’autre tranquille, aptes à reproduire les accens de l’homme courageux et sage, malheureux ou heureux, voilà ce qu’il nous faut laisser[36]. » Cette page, souvent citée, de la République est le plus bel hommage que la Grèce ait rendu à sa musique : musique d’Etat, institutrice de vertu religieuse, politique et militaire, capable, entre tous les arts, de former des magistrats et des prêtres, des citoyens et des héros.
Musique morale et musique nationale aussi, le caractère des modes n’étant que celui des peuples dont les modes portaient le nom. Or, le mode par excellence, celui qui de l’aveu de tous et toujours l’emporta, c’était le mode dorien, le seul vraiment indigène et purement grec. Les autres, lydien ou phrygien, d’origine barbare et d’importation plus récente, furent adoptés sans doute et devinrent même populaires. Ils eurent leur beauté, produisirent leurs chefs-d’œuvre, mais des chefs-d’œuvre moins accomplis, une beauté moins exquise. Ainsi dans l’ordre de la musique comme dans celui de l’architecture, l’idéal suprême était dorique ou dorien. Ainsi ce peuple heureux approchait d’autant plus de la perfection qu’il demeurait plus lui-même, et sa musique, gardienne des mœurs et de l’État, l’était également de la race et de la patrie.
Elle fut enfin l’interprète d’une âme ou d’une humanité qui ne ressemblait pas à la nôtre. Les divers et nombreux éthos des rythmes, des modes ou des instrumens, peuvent se ramener à deux principes généraux et contraires, qui se sont partagé la doctrine et les œuvres de la musique antique. L’un est le principe dionysiaque : principe de force, mais d’une force qui déborde au lieu de se contenir, qui nous trouble, nous enivre, et, loin de nous diriger, nous égare. Elle animait, cette force aveugle, les rythmes et les modes étrangers ou barbares. Elle inspirait les instrumens à vent, ces flûtes qu’aujourd’hui nous trouvons si douces, et qui paraissent avoir jeté les anciens dans la frénésie et le délire.
Mais la musique antique exerçait une autre influence ; un autre principe résidait en elle, opérait par elle, et ce principe, non seulement opposé, mais supérieur au premier, était la vertu d’Apollon. Elle s’exprimait suivant le mode dorien ; son instrument de prédilection était la lyre ou la cithare, et c’est justement à propos de la cithare que Westphal a tenté de la définir : « La musique citharodique est celle qui approche le plus de l’idéal des anciens ; là se trouvent le calme et la paix, la force et la majesté ; là, l’esprit est transporté dans les sereines régions où réside Apollon, le dieu pythique. Exprimer par les sons une vie réelle de l’âme, voilà ce que l’antiquité n’a jamais tenté. Ce mouvement tumultueux où la musique moderne entraîne notre fantaisie, cette peinture de luttes et d’efforts, cette image des forces opposées qui se disputent notre être, tout cela était absolument étranger à la conception hellénique. L’âme devait être transportée dans une sphère de contemplation idéale ; ainsi le voulait la musique. Mais, au lieu de lui présenter le spectacle de ses propres combats, elle voulait la conduire immédiatement à des hauteurs où elle trouvât le calme, la paix avec elle-même et avec le monde extérieur, où elle pût s’élever à une plus grande force d’action[37]. »
Tel fut l’esprit le plus pur de la musique antique. Elle avait pour mission et pour idéal beaucoup moins d’agiter que d’ordonner et de rythmer les âmes : ῥυθμίζειν τὰς ψυχὰς. Mais cette ordonnance, ou ce rythme, n’avait rien de rigide, encore moins de glacé. Il laissait, que dis-je, il faisait les âmes vivantes, d’une vie qu’il élevait lui-même à la plénitude et à la perfection. Ni l’action ni la force ne manque à la musique antique, telle que la caractérise Westphal. Et quand les commentateurs des anciens, quand les anciens eux-mêmes nous parlent, à propos de leur art, de contemplation et de paix, n’allons pas croire qu’il s’agisse de paresse ou seulement de tranquillité : « Malheur, s’écriait un jour le maître regretté que nous citions au début de cette étude, et qu’en terminant, il nous plaît de citer encore, malheur à celui que l’art grec laisse tranquille ! Et malheur à celui qui demande aux Muses de le plonger dans d’oisives et languissantes rêveries ! Car les passions qu’inspire un art sain sont des principes d’action ; je veux dire qu’elles tiennent de la joie, laquelle n’est pas un repos, mais la suprême activité de l’âme[38]. » Activité, passion, force, tels sont, quand on parle d’art, même de l’art antique, les termes auxquels il faut toujours revenir. Il ne s’agit que de les bien entendre. Une activité disciplinée et soumise, une passion qui se contient, une force maîtresse d’elle-même, tout cela, c’était l’âme grecque : une âme, a très bien dit Cherbuliez, une âme qui avait appris la musique ; car, au fond, dans son essence intime et dans le dernier secret de son être, la musique grecque était aussi tout cela.
CAMILLE BELLAIGUE.
- ↑ Le cheval de Phidias (Causeries athéniennes), par Victor Cherbuliez. Paris, M. Lévy.
- ↑ . Cité par M. Gevaert.
- ↑ Ibid.
- ↑ Aristide Quintilien.
- ↑ M. Alfred Croiset, op. cit.
- ↑ Ici., ibid.
- ↑ On ne saurait parler de la restauration palestinienne en France, sans en reporter l’honneur à M. Charles Hordes, maître de chapelle de Saint-Gervais et directeur de la Schola cantorum.
- ↑ Aristoxène (cité par M. Gevaert).
- ↑ Renan.
- ↑ M. Gevaert.
- ↑ Ib.
- ↑ Id..
- ↑ M. Gevaert.
- ↑ Ib.
- ↑ M. Gevaert.
- ↑ Id.
- ↑ M. Gevaert.
- ↑ Id.
- ↑ M. Gevaert.
- ↑ M. Gevaert.
- ↑ M. Croiset, op. cit.
- ↑ Id. ; ibid.
- ↑ Id. ; ibid.
- ↑ M. J. Combarieu. (Documens à l’appui de son ouvrage, les Rapports de la Musique et de la Poésie, Paris, Alcan. 1894. )
- ↑ M. Gevaert.
- ↑ M. Maurice Emmanuel, op. cit.
- ↑ Id. ; ibid.
- ↑ Id. ; ibid.
- ↑ M. Maurice Emmanuel, op. cit.
- ↑ Cité par M. Croiset, op. cit.
- ↑ M. Maurice Emmanuel, op. cit. — Cf. Lamennais : « Chez les Grecs, point de fêtes religieuses où la danse n’intervint : quelquefois solennellement grave, restreinte à la marche rythmée ; quelquefois passionnée jusqu’au délire, haletante, échevelée, enivrée, comme dans les dionysiaques. Les unes se rapportaient aux conceptions élevées de la cause suprême, de l’ordre intellectuel et moral ; les autres au sentiment des puissances aveugles, énergiques, indomptables de la nature. » (Philosophie de l’art, Danse. )
- ↑ Lamennais.
- ↑ Aristophane. — Cité par Taine dans son admirable étude : Des jeunes gens de Platon.
- ↑ Les Lois, liv. III, trad. Cousin.
- ↑ Cité par M. Gevaert.
- ↑ Ib.
- ↑ Cité par M. Gevaert.
- ↑ V. Cherbuliez, Le cheval de Phidias.