Les États-Unis en 1867

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LES
ETATS-UNIS EN 1867

UN AN DE GUERRE POLITIQUE

Il y a dans le langage politique généralement usité de nos jours, et particulièrement dans la langue française, deux mots qui sont souvent confondus, quoique bien différens : c’est le mot de démocratie et le mot de révolution. Soit qu’on admire la démocratie, soit qu’on la déteste et la craigne, on en parle toujours comme d’une puissance redoutable qui doit bouleverser le monde. Il est convenu qu’elle ressemble à un torrent impétueux qui renverse toutes les digues. Il n’y a pas jusqu’au suffrage universel français, si docile, si plein de déférence pour les autorités établies, dont les eaux stagnantes ne soient trop agitées au gré de certaines gens timides, et où nos orateurs sacrés ou profanes ne voient encore le torrent de la démocratie prêt à engloutir la société. Rien n’est plus faux que cette métaphore banale qui sert à effrayer les honnêtes gens. Si, au lieu de raisonner à vide sur la nature et sur les principes de la démocratie, on se donnait la peine de l’observer dans le seul pays où elle règne en souveraine, je veux dire aux États-Unis, on serait étrangement surpris de la circonspection et de la lenteur que le monstre populaire y met dans tous ses mouvemens. Voilà un an que la république américaine est en proie à la crise politique la plus aiguë, au conflit de pouvoirs le plus implacable qui puisse troubler la paix d’un état ; depuis un an, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, également issus du choix populaire, ont reconnu qu’il n’y avait pas entre eux d’accord possible sur les grands intérêts du pays, et depuis un an ils vivent côte à côte sans oser recourir aux moyens extrêmes qui seuls pourraient ramener l’harmonie au sein du gouvernement. Le président et le congrès, chacun dans sa forteresse, se tiennent à l’abri de leurs droits constitutionnels et se bombardent du Capitole à la Maison-Blanche à grands coups de lois, décrets et messages, sans que cette canonnade produise en apparence aucun effet. Le fossé qui les sépare a l’air de se creuser tous les jours. L’antagonisme des partis devient de plus en plus irrémédiable, sans qu’aucune solution nouvelle jaillisse de leurs disputes et termine leurs embarras.

Est-ce à dire que le gouvernement de la démocratie soit condamné par sa nature même au désordre et à la faiblesse ? En aucune façon. La démocratie a bien prouvé, soit dans cette révolution d’Amérique elle-même, soit dans les rares et violentes irruptions qu’elle a faites parmi nous, qu’elle savait être aussi active, aussi énergique, aussi persévérante que les gouvernemens absolus ; mais elle est lente à se résoudre et longue à délibérer. L’opinion publique qui la gouverne a besoin de temps pour se former ; les partis qui la servent ont besoin de temps pour se reconnaître et s’organiser. Ils ne se mettent jamais en campagne avant de savoir ce qu’ils veulent et comment ils peuvent l’obtenir. On doit se défier d’un peuple ignorant, à peine émancipé d’une longue obéissance, qui n’a que ses instincts pour principes et ses rancunes pour opinions ; mais dans une démocratie forte, régulière, sûre de sa puissance et sans inquiétude pour son avenir, ces longs troubles politiques dont le spectacle nous étonne ne sont que de longues délibérations populaires. Pendant qu’on pérore sur la place publique et qu’on s’injurie dans les assemblées, les questions s’élaborent, les opinions mûrissent, les difficultés même finissent par s’évanouir.

Tel est le spectacle intéressant que nous offre cette année le gouvernement des États-Unis. Il ne faut pas croire que ces agitations aient été stériles, parce qu’elles n’ont amené le triomphe d’aucun parti. Les choses ont avancé depuis l’année dernière. La grande révolution sociale à laquelle un pouvoir dictatorial ou monarchique aurait imposé depuis longtemps quelque solution hâtive, révoquée ou renversée dès le lendemain, se poursuit et s’achève à travers tous les obstacles. La pacification aurait marché plus vite, si la mort mille fois regrettable du président Lincoln n’avait mis le pouvoir exécutif entre les mains d’un homme à la fois violent et mobile, maladroit et obstiné, dont le caractère ombrageux était mieux fait pour provoquer une guerre civile que pour l’éteindre. Les rancunes excessives de l’ancienne faction abolitioniste ont aussi contribué pour une grande part à prolonger et à envenimer la lutte. Malgré les fautes commises de part et d’autre, il y a certainement aujourd’hui une amélioration notable dans l’état des affaires et dans les dispositions du peuple. La question de la reconstruction, si arriérée en apparence, est tout près d’être résolue. Un homme nouveau paraît s’élever sur la scène, sinon avec une politique nouvelle, du moins avec la confiance et le respect de tous les partis. C’est ce progrès insensible et pourtant bien réel dont je vais essayer de suivre la marche au milieu du chaos que la politique américaine présente cette année aux yeux les plus attentifs.


I

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler en peu de mots l’origine première des démêlés du président Johnson avec le congrès[1]. Cette lutte, qui devait bientôt prendre des proportions redoutables, s’éleva d’abord à propos d’une question de doctrine dont l’importance théorique et historique était grande, mais dont l’intérêt semblait médiocre depuis que la guerre avait tranché sans appel les différends du nord et du sud. Il s’agissait de savoir si la défaite des états rebelles avait mis fin à leur existence ou les avait simplement ramenés dans la dépendance du gouvernement fédéral. Les républicains et les radicaux étaient d’avis qu’en se révoltant contre l’autorité nationale les états du sud s’étaient anéantis eux-mêmes, et que le gouvernement occupait leur territoire comme pays conquis. Le président au contraire se joignait au parti démocrate pour soutenir que la rébellion, n’ayant jamais été légale, n’avait pu compromettre les droits antérieurs des états rebelles, ni altérer leurs rapports avec le gouvernement fédéral. Cependant la suprématie du pouvoir fédéral n’était nullement contestée, et le président lui-même usait largement du droit de la victoire pour imposer des lois rigoureuses à ces états prétendus souverains. On craignait même d’abord que sa main pesante ne mît à une rude épreuve la patience des vaincus. Bientôt cette inquiétude avait fait place à une autre : le persécuteur des rebelles était devenu tout à coup leur protecteur zélé. Moyennant certaines conditions qu’il leur avait fixées et qui furent jugées insuffisantes par la majorité républicaine, il avait promis à leurs députés de les amener au Capitole et de forcer pour eux l’entrée du congrès. Celui-ci, justement irrité de cette impertinence, leur ferma ses portes avec humeur, et ce fut le début de la guerre qui dure encore aujourd’hui.

Après trois mois d’insultes et de provocations réciproques, les radicaux, fatigués d’une lutte inutile, se résignaient à abaisser leurs prétentions. Ils les avaient formulées dans un projet équitable et sage qu’on n’a peut-être pas oublié. Pour le soustraire à la contradiction systématique du président, ils l’avaient mis sous la forme d’un amendement constitutionnel indépendant des entraves du veto présidentiel et soumis en revanche à la ratification des états. Il n’y avait rien dans ce nouveau programme qui fût absolument contraire à l’opinion connue du président. Il n’empiétait pas d’une manière choquante sur l’indépendance des états du sud. Il prescrivait seulement que la possession des droits civils serait sérieusement garantie aux nègres, que le nombre des députés envoyés au congrès par chacun des états de l’Union serait dorénavant proportionnel au nombre des citoyens investis du droit électoral, que les principaux serviteurs de la rébellion seraient privés jusqu’à nouvel ordre de l’exercice de leurs droits politiques. Il laissait donc aux états du sud la libre dispensation du suffrage, tout en les encourageant à ne pas s’en montrer avares envers leurs esclaves affranchis. Les radicaux faisaient un grand sacrifice en réduisant leurs demandes à des termes aussi modérés, et ils espéraient que le président y répondrait de son côté par des concessions pareilles. La seule clause vraiment rigoureuse et regrettable était celle qui atteignait la capacité politique des anciens serviteurs du gouvernement confédéré. Encore le congrès lui-même avait-il senti le besoin de l’adoucir ; nul doute qu’en usant de toute son influence le président n’eût réussi à obtenir un nouvel adoucissement. Il avait mieux aimé déclarer la guerre à l’amendement tout entier ; il en avait appelé au peuple de la tyrannie des radicaux, et le peuple lui répondait en envoyant les radicaux siéger en foule dans le congrès.

Lorsque les chambres se réunirent l’année dernière, après les élections qui renouvelaient leurs pouvoirs, la position de M. Johnson était à peu près désespérée. Il avait perdu dans cette triste campagne jusqu’à l’ombre d’une popularité depuis longtemps compromise ; il avait manqué une occasion précieuse de faire la paix avec les radicaux sans leur laisser les honneurs de la guerre. Ceux-ci revenaient maintenant au Capitole plus audacieux et plus terribles, avec tout l’orgueil que leur inspirait leur récent triomphe. Les assemblées nouvellement élues ne devant se réunir qu’au printemps de l’année suivante, c’était à l’ancien congrès qu’était confiée la tâche de consolider sa victoire. Pleins d’une confiance sans bornes, les chefs des républicains déclaraient hautement que l’heure des ménagemens était passée, et que la session ne s’achèverait pas sans la déposition du président. Celui-ci faisait bonne contenance ; on le croyait décidé à repousser à coups de fusil l’agression du congrès. Il semblait qu’on touchât au moment suprême, et qu’avant peu l’un des combattans dût rester sur le carreau. Pourtant les modérés n’avaient pas perdu toute espérance. Ils disaient avec raison que la déposition du président était une mesure bien grave, bien périlleuse, qu’elle fonderait pour l’avenir un précédent funeste, que la constitution, en permettant au congrès la procédure de l’impeachment contre le chef du pouvoir exécutif, avait entendu en faire une menace plutôt qu’une arme offensive, et qu’il ne fallait s’en servir qu’en cas d’extrême nécessité. Ils pensaient que l’opinion publique pouvait bien y applaudir dans un moment de colère, mais qu’elle ne tarderait pas à se raviser, et à en faire un sujet de reproche au parti qui l’aurait votée. Ils ajoutaient que le président ne pouvait plus se défendre, qu’on lui attribuait des projets de résistance et de coups d’état chimériques, et qu’il céderait bientôt à la volonté du congrès. L’amendement constitutionnel ne tarderait pas alors à être ratifié par la grande majorité des états, et la concorde serait rétablie entre les pouvoirs sans aucune de ces mesures violentes qui nuisent toujours aux libertés publiques et à la considération d’un peuple.

M. Johnson se hâta de leur donner un démenti. Son message aux deux chambres ne se ressentit nullement de l’humiliation qu’il venait de subir. Il n’y prenait plus, à la vérité, ce ton impérieux et superbe auquel il avait habitué ses adversaires ; mais il ne laissait pas pressentir la moindre velléité d’accommodement. Au contraire, feignant d’ignorer et les mesures prises par les radicaux et les argumens par eux opposés à sa politique, il leur recommandait, comme toujours, l’admission des représentans du sud au sein du congrès. En même temps il excitait l’opposition des rebelles. La législature de l’Alabama repoussait l’amendement constitutionnel, les autres lois du congrès restaient impuissantes devant la conspiration de désobéissance générale qui recevait son mot d’ordre de la Maison-Blanche. Les états du sud imitaient l’orgueilleux silence et la résistance passive du président.

Mais déjà les radicaux exaspérés ne pouvaient plus se contenter de l’amendement. Dans un caucus préliminaire tenu le 1er décembre au Capitole, ils avaient préparé une série de mesures qui fermaient tout retour à M. Johnson. Ce nouveau programme, rédigé en grande partie par M. Thaddeus Stevens, le leader énergique du parti républicain dans la chambre, était le plus violent que les radicaux eussent jamais adopté. Il s’agissait d’abord de proposer une loi qui assurât le succès de l’amendement constitutionnel en écartant l’influence des états du sud et en ne subordonnant l’adoption qu’au vote des trois quarts des états actuellement représentés au congrès. Cette mesure en appelait une autre : elle supposait l’anéantissement des états du sud et la négation même de leur existence. Aussi devait-on proposer en même temps la destruction des gouvernemens d’état rétablis par le président et les remplacer par des gouvernemens territoriaux soumis directement à l’autorité du congrès. En même temps qu’on rayerait les pays du sud de la liste des états, on y admettrait au contraire les deux territoires du Colorado et du Nebraska, en réglant chez eux les conditions du droit de suffrage et en leur imposant des garanties de fidélité à la politique radicale. On couronnerait enfin toutes ces réformes en imposant le suffrage des noirs au district de Colombie, aux anciens états du sud et aux états nouvellement fondés du far west.

Les autres mesures n’étaient pas moins graves : elles tendaient à annuler l’autorité du président et à le désarmer de tous ses pouvoirs légaux. On lui retirerait la direction des douanes et de l’internal revenue, confiée jusqu’à présent au ministère des finances, pour la remettre aux mains du président de la cour suprême ; on annulerait toutes les nominations administratives faites par lui en l’absence des chambres, et l’on ferait rembourser au trésor les traitemens déjà perçus ; on déclarerait inéligible pendant trois ans tout fonctionnaire dont la nomination serait rejetée par le sénat, et l’on restreindrait le pouvoir de destitution qu’avait le président au cas d’incapacité matérielle ou de malversation, en l’astreignant à rendre compte de ses motifs au sénat dans l’espace de vingt jours. Enfin la réunion du nouveau congrès aurait lieu dès le 4 mars, aussitôt après la dissolution du congrès actuel, afin de ne pas laisser le temps à M. Johnson de ressaisir son influence et de défaire pendant l’interrègne tout le travail de la session.

Telles furent les résolutions proclamées par les radicaux dès le début de la campagne ; chacun des membres du parti présens à la réunion s’engagea à les soutenir de son influence et de ses votes. La session n’était pas encore ouverte que déjà les combattans changeaient de rôle : le président, si emporté tout à l’heure, se renfermait dans un prudent silence ; les radicaux au contraire, naguère si modérés, à présent poussés à bout, allaient se porter à des violences toujours excusables, quelquefois légitimes, mais souvent maladroites, et qui devaient commencer à les affaiblir.


II

Il s’en fallut de beaucoup que toutes ces mesures fussent admises ou même proposées dans le congrès. Les chefs de l’opinion radicale ne devaient pas tarder à s’apercevoir qu’il était moins facile de dominer deux grandes assemblées que de faire acclamer un programme de parti par une réunion de soixante membres uniquement composée d’amis ou de complices. Ils débutèrent pourtant par quelques succès faciles qui semblaient leur promettre une suprématie durable. Le président annonçait depuis longtemps qu’il avait en réserve une arme puissante dont il se servirait pour confondre toutes les machinations du congrès. En vertu du droit de grâce qu’il tenait de la constitution, il pouvait d’un jour à l’autre accorder aux hommes du sud une amnistie générale qui les rétablirait dans l’exercice de tous leurs droits. C’était la seule de ses prérogatives souveraines qu’on n’eût pas eu l’idée de lui ravir. Dès sa première séance, la chambre des représentans vota par 111 voix contre 29 un bill qui retirait au président le droit d’amnistie pour le confier à un comité du congrès.

Le président tenait particulièrement à écarter les noirs des élections : leur avènement au droit de suffrage aurait été la ruine du parti démocratique dans la plupart des états du sud. Une fois investis du pouvoir politique, les affranchis n’avaient qu’à s’unir aux républicains épars pour former une majorité puissante et dicter la loi à leurs anciens maîtres. M. Johnson soutenait d’ailleurs que chaque état devait rester juge de la franchise électorale, et le congrès lui-même avait admis cette doctrine en proposant l’amendement ; mais dans le district de Colombie le congrès était législateur et maître, et il pouvait y donner le bon exemple sans commettre aucune usurpation. Le suffrage des noirs fut imposé au district de Colombie par l’autorité du congrès. En vain la population blanche protesta au dehors par un vote unanime à l’heure même où les législateurs réglaient pour elle ses destinées ; le vote souverain du Capitole l’emporta sur le vœu de l’opposition populaire, et le président Johnson eut le chagrin de voir appliquer dans sa capitale, à la porte même de sa maison, le régime qu’il avait tant combattu.

Enfin les deux territoires du Colorado et du Nebraska furent admis au nombre des états, mais à la condition solennelle de n’établir chez eux, pour cause de race ou de couleur, aucune distinction ni dans les droits politiques ni dans les droits civils. Cette mesure, qui assurait aux républicains plusieurs voix nouvelles et qui attachait à leur parti deux états pleins d’avenir, n’était pas faite pour déplaire à la majorité du congrès ; mais elle engageait d’avance la liberté de l’opinion populaire et par là touchait à ce droit des états, toujours si cher en Amérique à ceux même qu’on accuse de vouloir le détruire au profit du pouvoir fédéral. Aussi les républicains modérés la repoussèrent-ils une première fois. Il fallut que M. Thaddeus Stevens revînt leur lancer lui-même un de ces coups de fouet vigoureux que le vieux tacticien sait appliquer si à propos à ses partisans irrésolus. Il eut d’ailleurs un plein succès ; la question préalable fut prononcée, et le bill voté sans discussion. Le président subissait tous ces affronts sans pouvoir y rien opposer qu’un droit de veto impuissant, annulé qu’il était d’avance par une accablante majorité.

Ce n’est pas tout : le congrès élaborait une autre mesure beaucoup plus grave, et par l’humiliation personnelle qu’elle devait infliger au président Johnson et par les dangereuses conséquences qui pouvaient en résulter pour le pays. Une commission avait été nommée dès l’ouverture de la session pour examiner si l’on ferait le procès du président, et dans quels termes il conviendrait de formuler l’accusation. Le comité fit son rapport à la chambre des représentans, et conclut à l’impeachment pour une foule de raisons trop longues à énumérer. La chambre approuva ces conclusions séance tenante, et le comité judiciaire fut saisi de la procédure par un vote presque unanime où les républicains modérés donnèrent la main aux radicaux. C’était la première fois qu’on osait prendre une pareille mesure contre un président des États-Unis.

C’est pour nous un curieux spectacle que celui d’une assemblée qui se prépare à destituer le premier personnage de l’état comme le plus minime des fonctionnaires et à le chasser du gouvernement avant l’expiration de son pouvoir. Accoutumés que nous sommes à des pratiques toutes différentes, nous serions certainement moins étonnés si c’était le pouvoir exécutif qui s’avisât de congédier les chambres et de gouverner le pays sans elles. Tel est pourtant le seul moyen qu’ait inventé la constitution américaine pour trancher les disputes du président et du congrès ; mais on conçoit que cette arme formidable ne pouvait pas être d’un usage quotidien. La déposition du président était une chose autrement grave que ces simples votes de blâme qui, dans les gouvernemens constitutionnels, entraînent pacifiquement la chute d’un ministère. Avant d’avoir recours à cette ressource extrême, avant d’encourir une aussi lourde responsabilité devant son pays et devant l’histoire, le congrès avait dû faire des réflexions sérieuses. On ne peut pas croire que cette grande assemblée n’ait obéi, comme on l’a prétendu, qu’à de mesquines jalousies personnelles ou même à des rancunes très légitimes. Il n’est pas probable non plus que, par cette déchéance solennelle du chef de la république, elle entendît châtier uniquement ces peccadilles administratives que la compétition du pouvoir fait commettre à tous les partis. Les principaux chefs d’accusation étaient la résistance du président au congrès, le mauvais usage, qu’il avait fait du droit de grâce, les mouvemens administratifs opérés pour le succès des élections, la corruption, la vente des places, et bien d’autres encore. A vrai dire, ce n’étaient là que des prétextes mis en avant pour déguiser la seule raison véritable, la plus forte en bonne justice, quoique la plus faible aux yeux de la loi, je veux dire la résistance aveugle, haineuse, obstinée, l’hostilité systématique qu’Andrew Johnson avait montrée à toutes les volontés du congrès, au risque de soulever de nouveau la guerre civile et de rendre impossible la pacification du pays. Le crime du président était un crime exclusivement politique, et c’est à une nécessité politique impérieuse que les républicains auraient obéi en le dépouillant de son pouvoir. C’était leur droit et même leur devoir de faire respecter par un magistrat indocile cette souveraineté populaire dont ils étaient les représentans.

À ces raisons générales venaient se joindre des motifs particuliers et des intérêts de parti qui n’étaient pas sans valeur. Le congrès s’était trop engagé pour revenir en arrière, ou même pour s’arrêter à moitié chemin. Provoqués si longtemps par un orgueilleux adversaire, les républicains se voyaient obligés de le poursuivre à outrance ; c’était pour eux plus qu’une question d’honneur ou de succès, c’était presque une question d’existence et de sécurité. Pour le moment, les anciens modérés se laissaient entraîner avec les autres : M. Bingham, leur chef naturel, qui aurait pu aspirer à une grande influence, comprenait que ce n’était pas le moment de former un tiers-parti dans la chambre, et que tout devait céder à la nécessité d’abattre l’ennemi commun. Plaider la patience, la modération, le respect de la dignité présidentielle, c’était à présent trahir son mandat, passer aux démocrates et céder la victoire aux rebelles. De toutes les mesures que les radicaux avaient proposées, l’accusation du président était peut-être celle qui rencontrait le moins d’opposition dans la chambre. Chacun sentait qu’une action prompte et vigoureuse pouvait seule entretenir la confiance et l’énergie du parti. Si le succès se faisait attendre, les hommes prudens et timides qui composent par tout pays les majorités gouvernantes commenceraient à s’effrayer de leur audace et à se retirer doucement de la mêlée. Si l’on voulait garder l’avantage et le rendre durable, il fallait frapper vite et ôter à l’ennemi le pouvoir de nuire. Un parti qui temporise est un parti perdu.

Le président le comprenait à merveille, et c’est là-dessus qu’il fondait ses espérances. Par ses veto systématiques, par ses résistances calculées, par l’apparente modestie de son langage, il ne cherchait qu’à gagner du temps et à faire durer son pouvoir jusqu’à la dissolution, suivant lui très prochaine, du grand parti républicain. Il employait ce temps de grâce à se ménager des alliances, à répandre la discorde, à encourager les défections, à susciter au congrès des complications et des inimitiés nouvelles. Ce fut par ses soins que la cour suprême secoua l’influence de son chef, M. Chase, et se mit à rendre des arrêts qui prêtaient une apparence de légalité à l’insubordination du président.

On sait quel est aux États-Unis le rôle important de la cour suprême. Elle n’est pas seulement le tribunal supérieur qui juge en dernier ressort les affaires civiles ; elle est aussi le tribunal politique où viennent aboutir ces différends de toute nature qui, dans un gouvernement fédératif, doivent s’élever fréquemment entre les états et l’autorité fédérale. Elle avait donc entre les mains plus d’un moyen facile de contrarier l’influence du congrès. Elle s’attaqua d’abord aux lois nombreuses qu’il avait faites pour assurer aux affranchis la possession des droits civils, lois si mal observées ou si ouvertement combattues par les autorités locales qu’elles étaient restées impuissantes dans la plupart des états du sud. Ensuite elle annula les jugemens des cours martiales, elle condamna les décisions des commandans militaires, elle déclara illégaux les emprisonnemens arbitraires auxquels on donnait pour prétexte la suspension de l’habeas corpus. Enfin elle annula le serment politique qu’une loi déjà ancienne imposait aux avocats inscrits dans les cours fédérales. Toutes ces mesures n’étaient pas également mauvaises, et la dernière surtout n’avait rien que de juste et de sensé ; mais le congrès, qui déjà nourrissait de fortes rancunes contre la cour suprême et qui avait parlé plusieurs fois de l’abolir, n’était pas disposé à reculer devant ses arrêts. A peine la décision de la cour fut-elle connue au Capitole, que la chambre l’annulait par un nouveau bill qui interdisait formellement à toute personne ayant soutenu la rébellion en quelque manière de remplir l’office d’avocat ou d’attorney devant les cours des États-Unis.

On était au 22 janvier. M. Boutwell, auteur de la proposition, demanda, suivant l’usage, la question préalable et le vote immédiat. Les démocrates protestèrent et réclamèrent la discussion : c’était un retard inutile, car la majorité était connue d’avance, et il est d’usage au congrès de renvoyer aux séances du soir tous les tournois superflus d’éloquence pour réserver les séances du matin à la prompte et vigoureuse expédition des affaires. Cependant, par politesse pure et pour ne pas avoir l’air d’étouffer la discussion, M. Boutwell consent à retarder le vote de quelques instans, et accorde successivement dix minutes, cinq minutes, deux minutes, aux divers orateurs qui demandent la parole. Ceux-ci promettent de voter la loi, si la chambre leur donne une heure de discussion ; la chambre impatientée la refuse. Ils déclarent sans hésiter qu’ils resteront, s’il le faut, toute une semaine en séance, mais qu’ils empêcheront le vote de la loi. Alors commença une de ces luttes singulières qu’on ne voit que dans les assemblées américaines, et qui ressemblent plus à un jeu d’enfans qu’à un duel entre deux partis exaspérés. Chaque fois que les républicains se levaient pour réclamer le vote, les démocrates proposaient une motion d’ajournement : à chaque motion nouvelle, il fallait faire l’appel des voix par oui et par non, ce qui prenait au moins dix minutes. Ce manège dura jusqu’au soir, et trente-deux démocrates, tinrent tête pendant trois heures à cent neuf républicains. Vers le soir, les républicains renchérirent encore sur les démocrates ; ils demandèrent à chaque motion le vote par défilé, plus long et plus fatigant que l’appel nominal. On vota ainsi plus de soixante fois ; les démocrates tenaient ferme, et n’annonçaient encore aucune faiblesse. Alors les républicains, qui avaient pour eux l’avantage du nombre, se décidèrent à passer la nuit. Ils se relayèrent pour aller dîner, tandis que leurs adversaires restaient cloués sur leurs sièges ou ne faisaient que de courtes promenades à la maigre cantine du Capitole. Vers minuit, la moitié des républicains avaient déserté ; la chambre n’était plus en nombre, et le vote allait être ajourné par force majeure. Le président s’alarma ; les sergens et les huissiers allèrent poursuivre jusque chez eux les républicains défectionnaires. On les arracha de leurs lits et on les ramena prisonniers au Capitole, où leurs collègues leur firent subir un jugement burlesque. Quelques-uns des coupables essayèrent d’alléguer des excuses et d’obtenir leur congé ; on le leur refusa sans pitié. Les portes furent closes, et les votes recommencèrent au milieu des rires, des chansons, des lazzis échangés d’un parti à l’autre. Rien de plus étrange que l’aspect de la chambre pendant cette nuit de carnaval : on buvait, on fumait, on s’asseyait sur les tables ; des marchands de comestibles avaient ouvert boutique à l’entrée de la salle ; le temple des lois semblait changé en un grand cabaret. Le jour parut et trouva les deux armées à leur poste, serrées encore autour de leurs chefs, mais harassées toutes les deux de sommeil et de fatigue. Leur bonne humeur n’était pas altérée, et nulle altercation malséante n’avait troublé la sérénité de ce défi joyeux. Les partis ont en Amérique une habitude de camaraderie qui sert de contre-poids à leur brutalité démocratique, et donne souvent à leurs rencontres l’air d’un jeu de mains un peu rude, mais au demeurant très inoffensif. A huit heures du matin, M. Boutwell lui-même avoua sa fatigue et donna le signal de la déroute. La chambre se sépara d’un commun accord, en promettant aux démocrates l’heure de discussion qu’ils avaient demandée ; à onze heures, elle se réunit de nouveau pour les entendre, et à midi ce bill d’un enfantement si pénible fut voté sans protestation.

Ce curieux épisode prouvait la puissance du parti républicain dans le congrès ; mais il montrait en même temps la fermeté des démocrates et leur force encore suffisante pour retarder au moins les lois qu’ils ne pouvaient plus empêcher. On touchait au mois de février, et la session tirait déjà vers sa fin ; le congrès allait expirer sans avoir pris aucune mesure décisive. L’amendement constitutionnel n’était pas encore ratifié. Neuf états l’avaient déjà repoussé, cinq autres lui étaient hostiles. On savait que le Texas, la Louisiane, l’Arkansas, le Delaware, le Maryland, allaient imiter l’exemple du Kentucky, des deux Carolines, de la Floride, de la Géorgie et de tous les autres états du sud. On ne conservait plus guère d’espoir de le faire réussir cette année. Tandis que les états du sud le repoussaient comme trop rigoureux, l’état de Massachusetts allait le rejeter comme trop faible, et M. Sumner avait déclaré dans le sénat qu’il ne se croyait pas tenu d’accorder à si bon marché son pardon aux états rebelles.

Cependant le peuple se fatiguait des disputes éternelles et de l’anarchie qu’il voyait régner au sein du gouvernement. L’opinion, naguère si favorable à la déposition du président, y était déjà devenue contraire. Par son sang-froid inaccoutumé, par son silence prudent sur les questions personnelles, Johnson éteignait peu à peu l’irritation provoquée l’année précédente par sa malencontreuse éloquence. Il avait contribué plus que personne au triomphe des radicaux par les injures qu’il leur avait dites. C’était maintenant leur tour de se compromettre par des violences de parole auxquelles ne répondait pas l’énergie de leurs actes. Ainsi, tandis que l’affaire de l’impeachment se traînait timidement au comité judiciaire de la chambre, au milieu des répugnances visibles de ceux même qui l’avaient proposée, le colonel Forney, secrétaire du sénat, s’en allait répétant partout avec ostentation que le comité avait été composé tout exprès pour cette besogne, et ce propos, colporté par la malveillance, faisait plus de mal aux républicains que ne leur en eût fait une condamnation prompte et hardie. Une autre fois M. Loan, du Missouri, ne craignait pas d’affirmer en pleine chambre que Johnson avait trempé dans l’assassinat du président Lincoln, et le congrès, qui ne croyait pas un mot de ces extravagances, mais dont elles flattaient la passion, lui maintenait la parole malgré les réclamations de tous les hommes sensés. Ces grossièretés de langage rapprochaient les démocrates et les républicains modérés par un sentiment d’indignation commune ; à ces derniers, dont l’opinion est assez bien représentée par le Times de New-York, venaient s’ajouter certains radicaux idéalistes, comme le prédicateur Henry Ward Beecher et le directeur du journal la Tribune Horace Greeley, qui depuis un an prêchaient l’oubli des injures et la fraternité des races. Ainsi les deux organes principaux du parti républicain s’unissaient à cette heure pour conseiller l’abandon de la procédure entamée contre le président, le premier tout en avouant qu’elle avait des motifs légitimes, le second tout en condamnant avec une juste sévérité la politique funeste de M. Johnson. Tous deux pensaient que le pays était épuisé, qu’il avait besoin de repos, qu’il fallait craindre les commotions politiques, et que la prudence ordonnait de renoncer provisoirement aux grandes réformes pour s’occuper des finances, du commerce, de l’industrie à demi ruinée, de l’agriculture écrasée sous les taxes, en un mot de tous ces intérêts matériels qu’on négligeait depuis trop longtemps.

La question financière préoccupait les esprits à juste titre, et elle n’était pas la moindre cause de la défaveur qui commençait à ébranler le crédit des radicaux. Jamais le pays ne s’était autant ressenti des sacrifices énormes qu’il avait faits pendant la guerre. Tant que la république avait été menacée, le patriotisme et l’ardeur même de la lutte avaient soutenu les courages. On espérait d’ailleurs qu’aussitôt l’Union rétablie l’ancienne prospérité renaîtrait comme par miracle, et qu’une végétation vigoureuse et nouvelle effacerait en peu de temps les ravages de la guerre civile ; mais quand au lendemain de la victoire on eut compté les désastres et mesuré l’étendue des sacrifices qui restaient à faire pour mener à bien l’œuvre inachevée, le malaise se glissa dans les esprits. Depuis ce temps, il n’a fait que grandir au milieu des embarras sans nombre qui ont aggravé les charges publiques. On pensait que le sud, une fois ouvert au travail libre et à l’activité des hommes du nord, fournirait des richesses nouvelles, et l’on ne trouvait devant soi qu’un territoire dévasté, des cités en cendres, une population affamée, turbulente, indocile, qu’il fallait gouverner manu militari comme une nation conquise, nourrir tout entière aux frais du trésor. On avait licencié cette armée formidable qui prenait deux millions de bras vigoureux et qui dévorait chaque jour deux millions de dollars ; mais il restait à protéger les anciens esclaves, à leur donner du travail et des vivres, à secourir leurs anciens maîtres, réduits à mendier sur les chemins ; il restait par-dessus tout à solder les emprunts immenses qu’on avait contractés pendant la guerre et à éteindre peu à peu toutes ces dettes fédérales, municipales, dettes d’états et autres, dont le total atteignait presque la somme effrayante de 20 milliards. Avant la guerre, toutes ces dettes réunies pouvaient être évaluées au dixième à peine de cette somme, et la part afférente à chaque habitant des États-Unis n’était encore que de 10 dollars : elle est de 100 dollars aujourd’hui. On ne pouvait guère se flatter ni d’une grande diminution des impôts, ni d’un prompt abaissement de la dette. Tout au moins fallait-il une économie rigoureuse, et le congrès, accoutumé aux prodigalités de la guerre, continuait à voter les millions par centaines, à multiplier les institutions coûteuses, à répandre à profusion les pensions, les primes aux vétérans ou aux soldats blessés, à payer sans compter les fournisseurs frauduleux qui avaient abusé de la pénurie du trésor. La seule distribution des gratifications militaires absorbait environ 100,000 dollars par jour, et le ministre des finances était obligé de demander une suspension provisoire des paiemens, le trésor n’y suffisant plus. La conséquence de tout ce gaspillage était facile à deviner : la dette, qui avait diminué l’année précédente, était redevenue stationnaire, et, si le désordre continuait, elle ne tarderait point à grossir.

En même temps les rentrées baissaient d’une manière effrayante malgré l’établissement de plusieurs taxes nouvelles et les avances faites au trésor sur l’impôt du revenu. Tant que la guerre avait duré, le congrès, pressé d’argent, avait frappé à tort et à travers toutes les matières imposables, et l’urgence avait fait accepter sans discussion des taxes exorbitantes, absurdes ou funestes. D’ailleurs le zèle des citoyens n’avait pas marchandé les subsides, et les impôts les plus onéreux avaient été perçus avec une aisance et une régularité sans exemple. Maintenant la nation appauvrie se refusait à subir des charges dont elle ne concevait plus l’utilité ; la moitié des citoyens fraudait le trésor public. Le congrès ne savait y remédier qu’en votant des impositions nouvelles qui paralysaient le travail et tarissaient les revenus. Le commerce languissait, l’industrie continuait à dépérir, et la misère, ce visiteur si longtemps inconnu dans le Nouveau-Monde, commençait à y devenir l’hôte assidu des grandes villes et le mauvais conseiller des passions populaires.

On s’en prenait de tous ces maux à l’aveuglement du congrès. Des deux partis économiques qui de temps immémorial ont divisé les États-Unis, la majorité républicaine s’était alliée de préférence à celui qui conseillait l’établissement des impôts les plus onéreux. Elle était entièrement livrée à l’influence tyrannique de cette ancienne école prohibitive qui dominait dans les états du nord, et qui avait prêté pendant la guerre un secours si puissant à la cause de l’Union. Ces protectionistes à outrance se croyaient les vainqueurs du jour : ils n’avaient vu dans l’abaissement du sud que le triomphe particulier de leurs doctrines, et ils gouvernaient le congrès avec une arrogance que la majorité républicaine tolérait par habitude ou par intérêt plutôt que par conviction. On s’occupait justement de rédiger les articles d’une loi générale sur les tarifs, et les manufacturiers, assiégeant les abords des chambres, avaient employé tour à tour la corruption ou la menace. Les taxes qui furent votées dépassaient tout ce qu’on avait vu jusqu’alors ; les droits d’entrée sur les marchandises étrangères furent élevés en général à 90 et à 100 pour 100 ; le droit d’importation sur le sel fut même poussé jusqu’au taux exorbitant de 225 pour 100, au seul effet de protéger quelques salines de l’état de New-York et de l’état du Michigan. On comprend que la masse des consommateurs, qui formaient en définitive la majorité de la nation, appelât de tous ses vœux le veto que le président avait promis de mettre sur les tarifs comme sur toutes les lois du congrès.

Tels étaient à ce moment les griefs principaux qui commençaient à endommager la popularité ancienne du vieux parti radical. Le président, comme c’était son rôle, ne manquait pas d’en profiter en flattant la faction contraire. Quelques républicains influens, fatigués de toutes ces folies ou blessés peut-être secrètement des allures impérieuses qu’affectaient les chefs de leur parti, passaient déjà pour fréquenter les abords de la Maison-Blanche. Enfin tout indiquait l’approche de cette réaction prévue qui suit toujours dans un pays libre le triomphe des partis extrêmes.


III

Les radicaux virent le danger. Renonçant d’eux-mêmes à la plus importante comme à la plus impopulaire de leurs démarches, ils firent à l’opinion publique le sacrifice de leurs mauvais desseins contre le président. Le comité judiciaire de la chambre conclut à la suspension de la procédure. Tout en abandonnant leur projet favori, ils en recueillirent la menue monnaie par quelques tracasseries et quelques vexations administratives qui devaient beaucoup gêner leur adversaire. Ils lui interdirent, entre autres choses, de nommer ou destituer aucun fonctionnaire, pas même ses ministres, sans l’autorisation du sénat ; puis ils songèrent à combiner une loi nouvelle pour remplacer l’amendement constitutionnel expirant, auquel le vote du Delaware allait porter le coup mortel.

M. Thaddeus Stevens imagina d’abord un plan de réorganisation générale d’une application épineuse, mais d’une extrême simplicité. Il consistait à faire nommer partout des assemblées constituantes par le peuple entier sans distinction, tout en laissant les gouvernemens en exercice remplir provisoirement leurs fonctions locales. Ce projet n’était qu’une utopie, comme n’eut pas de peine à le prouver M. Ashley, de l’Ohio, qui vint soutenir un autre plan de sa façon. Les deux projets échouèrent également. M. Stevens ne se tint pas pour battu. Le 8 février, il se représenta devant la chambre au nom du comité de reconstruction, qu’il présidait encore, et muni d’un projet nouveau. Il demandait cette fois le traitement pur et simple des états du sud en pays conquis. Il voulait qu’on les divisât en cinq gouvernemens militaires, commandés par des brigadiers-généraux qui réuniraient tous les pouvoirs, évoqueraient toutes les causes devant des tribunaux militaires, accorderaient ou retiendraient à leur gré le privilège de l’habeas corpus, et seraient nommés sans contrôle par le lieutenant-général Grant. M. Stevens voulait faire déclarer la question préalable et voter sans discussion ; mais ces procédés révolutionnaires commençaient à déplaire à la chambre : elle laissa s’engager une discussion confuse qui révéla toutes les incertitudes et toutes les perplexités des républicains. Il y en avait qui trouvaient le projet trop faible ; le plus grand nombre éprouvaient de vives répugnances pour une mesure où ils voyaient la ruine des vieux principes républicains. Deux jours de suite, M. Stevens essaya d’interrompre la discussion et d’arracher un vote à la chambre ; deux fois il fut battu par une grande majorité. Les républicains hésitaient toujours ; effrayés de se voir entraînés si loin dans le radicalisme, ils revenaient à l’espérance d’un accommodement raisonnable sur les bases de l’amendement constitutionnel. Trois d’entre eux rendirent visite au président, et lui demandèrent s’il croyait que l’amendement pût encore être accepté par le sud. Il répondit qu’il fallait d’abord réviser la clause qui excluait les rebelles des fonctions publiques, ou du moins la restreindre aux fonctions du gouvernement fédéral. On savait qu’en ce moment divers hommes influens des états du sud, entre autres l’ancien gouverneur Orr, de la Caroline, qui avait, l’année précédente, joué un rôle si conciliant dans la convention de Philadelphie, étaient venus à Washington demander conseil à M. Johnson et concerter avec lui un nouveau programme. Ils consentaient à proclamer la perpétuité de l’Union, à reconnaître la dette fédérale et à répudier la dette confédérée, à proportionner le nombre de leurs députés à celui de leurs électeurs, à ne refuser même le droit de suffrage à aucun homme, blanc ou noir, qui sût signer son nom et lire à haute voix la constitution des États-Unis. C’étaient à peu de chose près tous les principes essentiels de l’amendement constitutionnel. Les hommes sensés du sud n’étaient plus séparés des républicains modérés que par cette clause de l’incapacité politique des anciens rebelles, dont le caractère évidemment provisoire assurait la révision prochaine. Le président, devenu plus sage, consulté maintenant par tous les partis, reparaissait au milieu d’eux comme un conciliateur.

Malheureusement les hommes raisonnables qui entouraient à cette heure la Maison-Blanche ne représentaient ni les uns ni les autres la majorité de leurs partis. Malgré les conseils prudens du gouverneur Orr et de ses pareils, les états du sud n’étaient nullement décidés à accepter l’amendement. Quant aux radicaux du congrès, ils n’étaient plus disposés du tout à se contenter de leur ancien programme, et ils ne songeaient à profiter des avances du parti démocrate que pour faire eux-mêmes un pas de plus. Ils saisirent d’abord l’occasion d’un rapport de la commission d’enquête sur les troubles de la Nouvelle-Orléans pour proposer un plan de reconstruction de l’état de la Louisiane : ils demandaient qu’un gouverneur provisoire fût nommé par le président pour procéder militairement à l’élection d’un gouvernement et d’une législature nouvelle par tous les citoyens sans exception, sauf pourtant les anciens soldats rebelles et les anciens serviteurs du gouvernement confédéré, c’est-à-dire la plus grande moitié de la population blanche de la Louisiane. A leur grande surprise et à leur grande joie, ils obtinrent encore une imposante majorité : 113 voix contre 48 adoptèrent le projet de loi, vingt-cinq républicains s’étaient abstenus, huit avaient voté contre ; mais ce vote prouvait encore la grande solidité du parti. Ce succès les encouragea. Ils se décidèrent à remettre en avant le projet des gouvernemens militaires, qui semblait à peu près perdu. On comprend sans peine que le congrès eût hésité longtemps devant cette mesure. Mettre dix millions d’hommes sous le régime indéfini de la loi martiale deux ans après la paix, c’était un acte qui ne pouvait se justifier que par des provocations intolérables ou par une absolue nécessité. Sans doute les violences commises par les blancs contre les hommes de couleur et les vengeances exercées par les noirs sur leurs persécuteurs entretenaient le désordre dans les états du sud. On avait vu au Texas un nègre fouetté à mort pour avoir appelé familièrement un blanc par son nom de baptême, un autre avait été fusillé pour avoir refusé de donner sa bouteille d’eau-de-vie à des blancs, un autre fustigé pour avoir porté plainte contre un patron qui lui volait ses gages ; on avait vu en revanche des régisseurs de plantation assassinés par leurs ouvriers, d’anciens maîtres d’esclaves immolés par les noirs qui les avaient servis. Il n’était pas vrai toutefois, comme le disait M. Sumner, que le sud entier fût peuplé d’assassins et de brigands. On y trouvait encore beaucoup de gens paisibles qui ne demandaient pas mieux que d’obéir aux lois, et il était cruel de punir dix millions d’hommes pour les crimes de quelques coquins.

Il fallait cependant faire quelque chose pour rendre la tranquillité, aux états du sud. L’expérience avait démontré l’insuffisance du bill des droits civils pour la protection des hommes de couleur. Il leur assurait un recours juridique dont ils ne savaient pas faire usage ; ils se laissaient assommer et dévaliser dans les rues, à la porte même des cours fédérales ouvertes pour le redressement de leurs griefs. Quant aux cours ordinaires, il était bien connu qu’elles ne punissaient pas volontiers les gens respectables, c’est-à-dire les hommes qui avaient possédé des esclaves et participé à la rébellion ; elles excusaient particulièrement les assassinats commis après boire ou dans le feu d’une discussion politique, et prononçaient alors un verdict d’homicide justifiable ; souvent même on ne se donnait pas la peine d’arrêter le meurtrier. Les unionistes en faisaient autant contre les rebelles dans les provinces où ils dominaient. La jurisprudence généralement admise était de ne regarder le meurtre comme un crime que s’il était accompagné de vol. Il n’y avait que le gouvernement militaire qui pût réprimer tous ces excès, non pas ce pouvoir militaire irrégulier qu’on avait employé jusqu’alors, partageant ses attributions avec le pouvoir civil, obligé de les lui disputer tous les jours et d’entretenir la discorde en se mettant à la tête d’une faction, mais un pouvoir unique, absolu, dominant tous les partis par une justice impartiale. Les républicains modérés se réconciliaient avec cette idée. Ils voulaient seulement introduire dans le projet des radicaux quelques promesses amicales et quelques espérances consolantes pour encourager les états du sud à supporter avec patience un régime aussi rigoureux. M. Blaine, par exemple, proposa un amendement pour leur faire espérer leur rentrée dans le congrès, s’ils admettaient eux-mêmes l’amendement de la constitution et l’établissement du suffrage universel. Les chefs du parti radical le repoussèrent avec hauteur, et M. Garfield déclara que le bill était « dicté par Dieu même, » que c’était « le nec plus ultra de la reconstruction, » qu’il était écrit « avec une plume d’acier faite d’une baïonnette, » et qu’il fallait placer le peuple des états du sud « derrière un cordon de baïonnettes. » En vain M. Raymond, M. Schenck, rappellent au congrès les termes offerts et promis l’année dernière ; vingt membres sont debout, criant qu’ils n’ont jamais rien promis. Enfin M. Stevens se lève pour demander la question préalable. Malade, affaibli par l’âge, exténué par les fatigues d’une vie dévorante, ce vieillard extraordinaire avait quitté son lit pour se traîner jusqu’à la chambre et reprendre sur le champ de bataille son poste accoutumé. À peine a-t-il paru qu’il se fait un profond silence ; ses partisans l’entourent, on fait cercle auprès de lui pour l’écouter. Il est découragé, il ne compte plus sur la victoire ; sa voix est faible, mais son regard toujours ferme et son geste assuré. Peu à peu il se ranime, ses yeux brillent, sa voix s’élève, et il retrouve toute l’énergie de sa mâle et sombre éloquence pour faire un appel suprême à la fidélité de son parti. « Monsieur, dit-il (en s’adressant, suivant l’usage, au président de la chambre), si j’osais invoquer les droits de mon grand âge, — sans prétendre assurément à la sagesse de Nestor, — je rappellerais aux jeunes gens groupés autour de moi que les événemens de cette crise brûlante, de cette journée solennelle, de cette heure pleine de trouble, projetteront leur ombre bien loin dans l’avenir, qu’ils laisseront une empreinte profonde dans les annales de notre histoire, et que nous ne paraîtrons sur les pages brillantes de cette histoire qu’autant que nous aurons cordialement, loyalement, fidèlement prêté le secours de nos forces à la grande cause de l’humanité et de la liberté universelle. » Il se rassied épuisé de fatigue, et le projet de loi est voté à une majorité de 109 voix contre 55. « Je demande, s’écrie le vieux Thad avec joie, je demande à répéter ici les paroles du bon vieux Socrate : Le ciel règne encore, et il y a des dieux là-haut ! » Il s’évanouit en sortant de la séance.

La majorité radicale avait ressaisi tout son empire à la chambre des représentans ; mais la victoire fut moins facile dans le sénat. M. Sumner vint, avec une certaine arrogance, accuser la lenteur de ses collègues et leur reprocher de négliger leur devoir. M. Conness lui répondit par des mots acerbes, qui égarèrent quelque temps la discussion. M. Williams, de l’Oregon, exposa le projet de loi ; mais il ne put faire voter la question préalable. Pendant deux jours, les chefs des démocrates, MM. Dixon, Doolittle, Saulsbury, firent bravement face à l’orage. Les tribunes étaient pleines de monde, et la foule se battait aux portes ; les démocrates, chose inusitée, furent applaudis à outrance. Enfin les radicaux se décidèrent à faire quelques concessions ; ils préparèrent des amendemens qui furent votés le lendemain après une séance tumultueuse prolongée pendant toute la nuit.

Ces amendemens adoucissaient notablement le projet de la chambre : d’abord la nomination des cinq commandemens militaires était confiée au président même et non plus, comme dans le projet primitif, au général Grant ; ensuite la suspension de l’habeas corpus était réservée aux cours des États-Unis. On y ajoutait un article nouveau : quand les états du sud auraient adopté des constitutions conformes à celles des États-Unis, quand ils auraient aboli toute distinction politique pour cause de race ou de couleur, quand ces constitutions auraient été ratifiées par le suffrage universel, quand en outre l’état reconstitué aurait adopté l’amendement constitutionnel, on leur accorderait un dédommagement et une récompense. Les députés de l’état ne seraient pas encore introduits de plein droit dans le congrès ; mais la nouvelle constitution lui serait soumise, et si elle méritait son approbation, les représentans et les sénateurs pourraient être admis dans les chambres.

Ces conditions, encore assez dures, excitèrent pourtant une grande colère à la chambre quand le bill y revint chargé des amendemens du sénat. D’après M. Boutwell, voter une pareille loi, c’était abandonner la partie aux déloyaux et aux rebelles. Thaddeus Stevens déclara franchement qu’il n’était pas « impatient de presser dans ses bras les hommes du sud, ni désireux de les voir joindre leurs votes à ceux de certaines gens pour nommer l’année prochaine un président de leur façon. » M. Garfield s’écria qu’il voulait le projet primitif, le projet tout entier, « parce qu’il prenait à la gorge et qu’il étranglait les gouvernemens rebelles, et parce qu’il posait la baïonnette sur le cœur de chacun des rebelles… » Les amendemens du sénat furent repoussés par un vote où les démocrates s’unirent aux radicaux contre les républicains modérés, dans l’espérance bientôt déçue de faire échouer l’ensemble du bill. Après quelques pourparlers avec le sénat, les amendemens furent repris avec l’addition d’une clause nouvelle qui réglait l’établissement dans chacun des états du sud d’un gouvernement provisoire fondé sous les auspices de l’autorité militaire, et rassurait les radicaux contre la suprématie des rebelles en excluant ces derniers des élections. C’est sous cette forme définitive que le bill fut voté, le 20 février, par les deux chambres, et envoyé à la Maison-Blanche pour y subir le veto du président.

Celui-ci du reste n’avait ni l’intention ni la force de faire une résistance sérieuse. La clause qui lui confiait la nomination des commandans militaires l’avait singulièrement réconcilié avec la loi ; ses conseillers intimes lui recommandaient de se servir de ce pouvoir pour combattre les républicains avec leurs propres armes. Le sénateur démocrate Reverdy Johnson avait même voté pour le bill, au grand étonnement de ses amis et à la grande joie de ses adversaires, qui l’en avaient chaudement félicité. Il conseillait au président de ne protester que pour la forme et de n’envoyer aux chambres qu’un veto insignifiant, afin de ne pas les irriter davantage et de ne pas attirer les foudres de l’accusation toujours suspendue sur sa tête. Beaucoup de démocrates prenaient assez facilement leur parti de la loi nouvelle, et avouaient sincèrement qu’avec tous ses défauts elle avait aussi de grands mérites. On ne pouvait du moins lui contester celui de mettre un terme à ces incertitudes fatigantes qui trop longtemps avaient agité l’opinion publique et tourmenté inutilement la patience des états du sud. Tel était le besoin du repos et le dégoût des querelles stériles où s’était consumée l’année entière, qu’on était prêt à applaudir à un arrangement quelconque, pourvu qu’il assurât la tranquillité générale et qu’il fît cesser toute indécision.

Les populations du sud apprirent sans beaucoup de chagrin le succès de la loi militaire. Depuis longtemps, elles s’attendaient aux mesures les plus cruelles, et elles furent presque surprises de la trouver aussi douce. Sans doute il ne leur restait aucune espérance trompeuse, aucune illusion sur leur avenir ; elles ne pouvaient plus compter dorénavant ni sur le retour de leurs anciens privilèges, ni même sur le maintien de l’inégalité des deux races, mais cette pénible certitude devait elle-même leur être profitable. Les hommes du sud allaient donc enfin savoir à quoi s’en tenir ; ils allaient être délivrés et des embarras de ce double gouvernement qui faisait leur ruine et des tiraillemens de cette double politique qui les aveuglait sur leur position. Ils pourraient fixer leurs désirs et régler leur conduite sur leur condition véritable, non sur des espérances chimériques qui les poussaient à une résistance funeste. Ils savaient à présent qu’il fallait effacer jusqu’aux moindres traces de l’esclavage et que le retour à l’Union n’était possible qu’à ce prix ; ils savaient que le dernier de leurs esclaves pourrait voter contre eux dans les élections, témoigner contre eux devant la justice ou siéger dans le jury chargé de les juger, avant qu’un seul de leurs députés pût aller s’asseoir au Capitole. Il fallait voir cette vérité en face et s’y résigner sagement, pour apprendre à tirer parti des choses nouvelles. Peut-être l’avenir était-il moins effrayant qu’on ne l’avait pensé, peut-être les souvenirs de l’esclavage leur prêteraient-ils encore de l’influence ; peut-être conserveraient-ils plus d’autorité sur la nouvelle classe électorale que les missionnaires radicaux envoyés du nord pour la soulever. Les hommes du nord, disaient-ils, ne connaissent pas la race nègre, ils ne sauront jamais s’en faire obéir aussi bien que ses anciens maîtres. Le nègre enfin est un homme du sud ; ses intérêts sont les mêmes que ceux des hommes blancs. Les abolitionistes pouvaient profiter maintenant de son ignorance, mais il s’en vengerait un jour en se tournant contre eux.

Ils comptaient d’ailleurs sur la protection puissante du président. La clause qui lui conférait le choix des cinq gouverneurs du sud leur faisait espérer qu’il aurait la haute main dans leurs affaires, que la rigueur du pouvoir militaire s’en trouverait singulièrement adoucie. Ils allaient pouvoir réparer leurs fortunes à l’abri d’une administration régulière et bienveillante, qui n’emprunterait les formes du pouvoir absolu que pour mieux les défendre contre les fantaisies du congrès. La loi elle-même serait interprétée dans le sens le plus large et de manière à admettre sur les listes électorales le plus grand nombre possible de citoyens blancs. Telles étaient, à n’en pas douter, les intentions et les espérances du président en recevant des mains du congrès le dépôt de la loi nouvelle ; mais il fallait prévoir que les radicaux ne perdraient pas de vue leur œuvre, qu’ils exerceraient sévèrement dans le sénat leur contrôle accoutumé sur les nominations présidentielles, et que ce partage de l’autorité, dont s’applaudissaient les démocrates, serait pour les deux partis une cause de dissensions nouvelles, et pour le congrès un facile prétexte d’ajouter de nouvelles rigueurs à ses édits.


IV

Le 3 mars au matin, le congrès se sépara après une séance laborieuse qui l’avait occupé toute la nuit. Le 4 mars, son héritier, qui n’en était que la vivante image et l’incarnation nouvelle, vint prendre solennellement possession du Capitole. Dès le matin, une foule immense avait envahi les tribunes et débordait jusque dans la salle. On distinguait parmi les députés nouveaux qui faisaient leur entrée dans la chambre le pugiliste Morrissey, ancien boxeur enrichi, reconnaissable à ses glorieuses cicatrices, aujourd’hui entrepreneur de plusieurs tripots célèbres et député des démocrates irlandais de New-York, — le très célèbre Barnum, une des gloires nationales de l’Amérique, que le Connecticut, sa patrie, avait tenu à honneur d’envoyer à la chambre, — Butler, le soldat-procureur, rival malheureux du général Grant, — Logan, Banks, et toute une phalange de ces généraux à courte haleine, plus experts dans la parole que dans le maniement de l’épée, revenus depuis la guerre à leur métier primitif. Le chapelain, suivant la coutume, ouvrit la session par une prière ; on procéda ensuite à l’élection du président. M. Colfax, candidat radical, fut élu par acclamation. On se mit à rire quand un démocrate essaya de proposer la candidature de M. Brooks.

Jamais les radicaux n’avaient paru plus intraitables. Vingt-quatre heures à peine s’étaient écoulées d’un congrès à l’autre, déjà les opinions semblaient avoir marché. Le plan de reconstruction voté la semaine précédente paraissait déjà suranné. Il y avait dans l’air des projets de confiscation et de vengeance. M. Sumner, toujours insatiable, ne pouvait plus se contenter du suffrage des noirs et de l’exclusion politique des rebelles : il lui fallait des mesures plus énergiques. Il voulait que tous les gouvernemens d’états fussent licenciés, que les gouvernemens provisoires fussent composés uniquement de radicaux, c’est-à-dire de nègres, qu’on fondât des écoles, qu’on assurât un patrimoine à chacun des affranchis. Ses propositions furent heureusement repoussées par le sénat, et les plus sages des radicaux jugèrent prudent de s’ajourner jusqu’en novembre. La commission d’impeachment resta seule à l’œuvre ; une réunion extraordinaire devait avoir lieu en juillet pour délibérer sur ses conclusions.

Le nouveau congrès avait raison de se séparer. Déjà cette courte session lui avait suffi pour montrer des passions haineuses qui ne lui faisaient pas honneur. La misère était affreuse dans tous les anciens états rebelles. Pendant l’hiver qui venait de s’écouler, des milliers de personnes étaient littéralement mortes de faim. Les fermes, brûlées ou dévastées, les terres, abandonnées et redevenues sauvages, n’avaient pu être cultivées l’année précédente ; la récolte était détestable et ne fournissait pas au quart des besoins. Les propriétaires étaient dans un complet dénûment ; leur provision de maïs était épuisée, ils n’avaient pas d’argent pour la refaire. Le seul moyen de manger était de vendre ou d’hypothéquer leurs domaines, qui, dans l’état précaire de leur pays, ne trouvaient plus de chalands à aucun prix. Les impôts dévoraient leurs dernières ressources et ne rapportaient pas au trésor ce qu’ils coûtaient à recueillir. Le nord avait déjà envoyé de grosses sommes à distribuer en aumônes, mais elles étaient bien loin de suffire, et on les avait consacrées presque tout entières au soulagement des hommes de couleur. Le général Howard, directeur du bureau des affranchis, radical de la vieille roche et dont la parole n’était pas suspecte, rapportait qu’il y avait dans le sud 33,000 blancs et 24,000 noirs qui avaient besoin de pain. Il racontait au sénat qu’il avait vu de ses yeux des hommes et des femmes mourir de faim au bord des routes, et il lui demandait avec instance un secours indispensable de 1,500,000 dollars. Le sénat consentit à lui en donner les deux tiers ; mais dans la chambre les nouveaux membres radicaux s’y opposèrent avec fureur : ils déclarèrent que les souffrances du sud étaient les représailles légitimes des souffrances endurées par les prisonniers fédéraux. Le général Butler, toujours facétieux et cruel, proposa un amendement ironique pour demander que le million fût distribué aux veuves et aux enfans des soldats morts dans les prisons du sud. Le général Logan hurla qu’on devait laisser mourir les hommes du sud. « Puisqu’il le faut, s’écria M. Williams, de l’Indiana, sur un ton pathétique, puisqu’il le faut, laissez Dieu tout-puissant peupler les états du sud de populations qui aimeront notre drapeau ! » Le million fut voté pourtant, grâce à un appel touchant de M. Bingham, mais avec mauvaise humeur. Aussitôt des souscriptions s’ouvrirent à New-York, à Boston, à Baltimore. Le pays tenait à prouver qu’il ne partageait pas la dureté du congrès.

On ne pouvait choisir un plus mauvais moment pour réveiller les passions des états rebelles. Les généraux nommés au commandement des cinq grandes divisions militaires venaient justement de partir pour leurs provinces avec les pouvoirs du président. Ils pouvaient voir de leurs yeux que le général Howard n’avait pas exagéré les souffrances dont il était le témoin. A tous les maux qu’il avait décrits s’ajoutait la discorde que les craintes et les espérances récentes de la confiscation prédite par les radicaux venaient encore de ranimer entre les deux races. On savait que Thaddeus Stevens avait écrit un manifeste pour recommander une mesure de spoliation générale, et désavouer la promesse faite aux états du sud de leur rendre la représentation dans le congrès, s’ils obtempéraient d’eux-mêmes au décret de reconstruction. On savait que la société anti-esclavagiste avait voté dans son meeting anniversaire des résolutions toutes pleines de l’esprit impitoyable de Wendell Phillips, « la destitution du traître de la Maison-Blanche, une vaste mesure de confiscation, » et qu’elle avait déclaré « que toute heure de retard à cette mesure était une insulte à la nation, un danger pour l’avenir, une iniquité qui faisait crier le sang innocent. » Pareil langage était tenu chaque jour par les missionnaires abolitionistes aux nègres ignorans du sud. Au lieu de chercher l’aisance dans l’économie et dans le travail, beaucoup d’entre eux vivaient oisifs dans l’attente des grands événemens qui feraient d’eux à leur tour les riches et les puissans de la terre, et réduiraient les blancs dépossédés à un état voisin de l’esclavage. Ils ne doutaient plus de la confiscation et du partage, et ils disaient communément que, si le gouvernement leur refusait les terres, ils sauraient bien les prendre eux-mêmes. Ces menaces n’étaient pas bien redoutables, et les souvenirs de Saint-Domingue ne troublaient pas encore le sommeil des hommes du sud. Elles entretenaient cependant le malaise et l’irritation. Si dans quelques villes plus paisibles, à Columbia par exemple, on avait vu des meetings mêlés où les deux races fraternisaient ensemble, les émeutes étaient plus fréquentes encore. En général la classe la plus élevée des hommes de couleur, initiée déjà par le commerce au maniement des affaires et plus éclairée peut-être, malgré son infériorité sociale, que celle des planteurs ignorans et oisifs, comprenait que ses intérêts véritables la rapprochaient de la race blanche, et qu’elles devaient faire cause commune contre l’invasion du nord ; mais la multitude noire était aveuglément guidée par les aventuriers abolitionistes envoyés pour exciter son zèle et par des orateurs tirés de son sein qui lui disaient qu’il fallait « arracher le cœur » à tous les rebelles. L’arrestation d’un de leurs frères était l’occasion ordinaire de leurs soulèvemens ; ils se rassemblaient en armes et délivraient le prisonnier. Leurs vrais amis cherchaient à les retenir : à Richmond, une insurrection sérieuse fut arrêtée par le juge Underwood et par le généreux Horace Greeley, qui allèrent les haranguer à leur église africaine et les ramenèrent à la raison. Malheureusement ce bel exemple de loyauté et de sagesse ne trouvait pas beaucoup d’imitateurs dans le parti radical. M. Greeley était même accusé d’apostasie et de trahison, parce qu’il avait le courage d’être un bon citoyen avant d’être un homme de parti.

Quelques membres du congrès profitèrent de leurs vacances pour visiter les états du sud ; mais ce fut pour y promener la discorde plutôt que pour y répandre des paroles de paix. M. Wilson trouva partout patience et bon accueil malgré les dangereux conseils qu’il adressait aux affranchis. C’était un étrange spectacle que celui de ces multitudes écoutant en silence les menaces de leurs ennemis et démentant par leur douceur les accusations qu’ils vomissaient contre elles. Un jour M. Kelley, un des radicaux les plus ardens de la chambre, haranguait dans les rues de Mobile un rassemblement d’hommes de couleur, et il le faisait en termes si injurieux pour les hommes du sud qu’il y eut deux ou trois fois des interruptions et des murmures. La police intervint pour les étouffer, noirs et blancs se provoquèrent, et le discours se termina par une échauffourée sanglante. Les habitans de Mobile protestèrent en foule ; ils tinrent plusieurs meetings pour exprimer leur indignation contre les émeutiers. Le maire et le conseil de ville invitèrent M. Kelley à venir répéter son discours, en lui assurant toute leur protection ; mais le fougueux propagandiste ne voulut rien entendre, il préférait quitter la ville en martyr de la liberté. « Je refuse, dit-il, d’aider Mobile à se laver du crime de l’hospitalité violée et de l’assassinat prémédité ; » Ce qu’il cherchait, comme tous ses pareils, ce n’étaient pas des esprits à convaincre et des cœurs à apaiser, c’étaient des argumens et des griefs à alléguer contre le sud pour justifier les sévérités du congrès.

L’attitude du président était, il faut l’avouer, plus raisonnable et plus digne. Il voulut à son tour faire une visite aux états du sud pour y asseoir sa popularité récente et calmer avec de sages conseils les passions enflammées par les radicaux. La ville de Raleigh, sa patrie, l’avait invité à venir inaugurer lui-même un monument qu’elle avait élevé à la mémoire de son père, ancien constable et bedeau de sa paroisse, obscur honnête homme qui était mort en faisant son devoir, et sans se douter des honneurs qu’on devait rendre un jour à sa vertu modeste. Il profita de cette occasion, comme il avait saisi naguère celle du monument de M. Douglas pour faire dans les états de l’ouest la mémorable tournée d’où datait sa ruine. Instruit d’ailleurs par cette cruelle expérience, on n’eût pas facilement reconnu le tribun de Cleveland ou de Saint-Louis dans cet orateur prudent dont la douceur faisait contraste avec l’emportement de ses ennemis. Il eut le rare talent de tenir un langage qui fut agréable à tous les partis. Les nouveaux gouverneurs trouvèrent certainement leur tâche plus facile dans les pays traversés par le président que dans ceux qu’avait échauffés la fulminante éloquence des missionnaires du parti radical.

L’installation du pouvoir militaire n’avait pas eu lieu sans de vives résistances et de fortes protestations légales. Les généraux trouvaient partout devant eux les gouvernemens d’état fondés par le président Johnson, et composés en majeure partie des anciens serviteurs de la rébellion. Il avait fallu les déplacer ou les réduire à accepter le joug nouveau. La question même du bill militaire avait été déférée à la cour suprême par une plainte collective contre les cinq généraux, La cour, sur les conclusions de l’attorney-general Stanbery, avait repoussé l’accusation par la très bonne raison qu’elle incriminait la loi même, au lieu de porter, comme il l’aurait fallu, sur les actes des personnes ; mais cette décision semblait presque un encouragement à de nouvelles accusations, et la cour suprême pouvait bien servir un jour à paralyser légalement l’autorité des gouverneurs.

Cependant ceux-ci préparaient les élections des assemblées nouvelles qui devaient se réunir pour établir des constitutions conformes au plan du congrès. On touchait à la fin de mai, et déjà les listes électorales étaient à moitié faites. Les généraux avaient appliqué très rigoureusement les exclusions légales, et la plus grande partie de la population blanche allait rester étrangère aux élections. Les nègres avaient en Louisiane 38,000 voix de majorité, 17,000 dans l’Alabama, 12,000 dans le Mississipi, 18,000 dans la Caroline du sud ; en Virginie seulement, grâce à la bienveillante administration du général Schofield, les blancs avaient conservé une supériorité de 18,000 voix. En somme, c’était la population noire qui allait s’emparer du gouvernement pour y régner comme en ville prise. Tel était le but de la politique radicale et l’espérance hautement avouée de ces esprits moins équitables que passionnés qui voulaient que l’homme noir eût une revanche, et que, non content d’obtenir justice égale, il exerçât sur le blanc une sorte de représailles des maux endurés autrefois. C’était ce que le président craignait le plus et ce qu’il voulait empêcher à tout prix. Voyant que les rigueurs de la loi étaient encore exagérées par les commandans militaires, il crut devoir intervenir pour en fixer nettement la mesure. Un membre de son cabinet, l’attorney-general Stanbery, publia un commentaire officiel de l’acte de reconstruction, où les exclusions électorales étaient réduites à leurs plus étroites limites. D’après lui, l’acte n’atteignait que les personnes déjà frappées d’incapacité par l’amendement constitutionnel, c’est-à-dire les membres du congrès ou des législatures, les officiers d’état ou de milice, les fonctionnaires quelconques déjà liés par un serment de fidélité au gouvernement fédéral au moment où ils s’étaient jetés dans la rébellion ; il y joignait les membres du congrès rebelle, les officiers d’un haut grade, les représentans diplomatiques de la rébellion. Quant aux autres fonctionnaires rebelles, il ne croyait pas qu’on pût les exclure du suffrage. Il fallait pour cela, « un acte de rébellion ouverte et volontaire, » et le paiement des taxes rebelles, le service dans les armées confédérées, la gestion des fonctions locales, ne pouvaient être considérés comme une participation volontaire à la révolte. Tous ceux d’ailleurs qui prêteraient le serment requis par la loi devaient être inscrits sans contestation sur les listes, car la question de savoir s’ils étaient sincères ne pouvait être tranchée que par la justice.

Cette déclaration était fort bien conçue et en somme conforme à la loi ; elle corrigeait ce que le bill militaire avait de trop rigoureux. Dans plusieurs états où les listes étaient déjà formées de la manière la plus exclusive, elle permettait de les rouvrir et d’y introduire toute une classe d’électeurs nouveaux qui peut-être balanceraient cette formidable majorité noire inféodée d’avance à un radicalisme ardent. C’était aussi le seul moyen d’encourager la classe nombreuse qui désirait sortir de sa réserve, abdiquer tout ressouvenir hostile et prendre loyalement part à la fondation de l’ordre nouveau. Avant tout, il fallait que l’interprétation nouvelle fût observée par les cinq généraux gouverneurs ; mais, malgré la notification formelle que le président leur en avait faite, ils ne semblaient pas disposés à la recevoir docilement. Le général Sheridan surtout, qui commandait à la Nouvelle-Orléans, venait de former des listes conformes à la loi de reconstruction spéciale à la Louisiane, listes tellement restreintes que dans plusieurs paroisses on comptait à peine un électeur blanc pour quatre noirs. Il avait annoncé qu’elles seraient irrévocablement closes dans le courant de juin. Le président lui envoya l’ordre de prolonger le délai jusqu’au 1er août ; le général répondit sèchement que les listes seraient fermées au plus tard à la fin du mois. Le président, très irrité, ne cherchait plus qu’un prétexte pour porter un nouveau coup à une institution qui lui devenait chaque jour plus odieuse. Il en voulait surtout à Sheridan. Le jeune général avait administré la Louisiane avec intelligence et fermeté, mais il avait usé largement des pouvoirs extraordinaires qu’il tenait du congrès. Il avait démoli et reconstruit plusieurs fois toute la machine du gouvernement. Il avait destitué le gouverneur Welles, cassé des juges, dissous des assemblées. On lui reprochait ses façons cavalières et son isolement de tous les partis. On accusait aussi les autres généraux : Griffîn d’avoir congédié la police de Galveston et de l’avoir reformée avec les nègres du Texas, — Sickles d’avoir enjoint à tous les fonctionnaires et magistrats de la Caroline du nord de se soumettre aux décisions de ses prévôts militaires, d’avoir substitué à la législation du pays tout un recueil d’ordonnances de sa façon, — Swayne d’avoir déposé le maire et la municipalité de Mobile pour donner leur place à des noirs, qui d’ailleurs avaient eu le bon sens de la refuser pour eux-mêmes et de lui désigner des magistrats à peau blanche. Ces accusations, futiles ou sérieuses, fournirent à M. Johnson l’occasion qu’il cherchait. Après un conseil de cabinet et malgré l’opposition du ministre de la guerre Stanton, l’attorney-general lança un nouveau manifeste où il refusait aux généraux le droit d’intervenir dans le gouvernement des états. Le commandant militaire ne devait, disait-il, que protéger les personnes, réprimer l’insurrection, punir ou faire punir tous les perturbateurs de la paix publique ; son pouvoir n’était qu’un pouvoir de police ; l’acte de reconstruction ne lui conférait ni la faculté de déplacer les magistrats, ni celle de renverser les lois, ni celle d’arrêter le cours de la justice, si ce n’est dans les occasions d’extrême nécessité.

Ce manifeste avait plusieurs défauts graves. D’abord il défigurait audacieusement la loi qu’il avait la prétention d’expliquer ; ensuite il était en contradiction flagrante avec l’opinion que le président Johnson avait exprimée sur cette loi alors qu’il la dénonçait comme la consécration de l’arbitraire et la subversion de tous les droits. Il était louable assurément de vouloir adoucir la condition des hommes du sud ; mais il n’était pas permis au premier magistrat de la république d’éluder systématiquement les lois dont l’exécution lui était confiée. Une pareille mauvaise foi, pour ne pas dire une pareille insolence, devait être considérée par le congrès comme une insulte et comme un défi.


V

C’était bien une guerre nouvelle qui s’engageait entre les deux pouvoirs. La trêve qui avait régné quelques jours n’était qu’une vaine apparence, car le président n’était ni converti ni dompté. Il semblait parfois prendre à tâche de stimuler la politique radicale et de pousser le congrès en avant. Optimiste d’ailleurs et prompt à l’espérance, il se flattait d’un revirement prochain qui allait faire tomber les radicaux et humilier cette majorité hautaine qui osait menacer son pouvoir. C’est ainsi qu’il avait vu avec un secret sentiment de triomphe les conservateurs gagner du terrain dans les élections récentes du New-Hampshire, de Rhode-Island et du Connecticut, l’emporter même dans ce dernier état par une majorité de mille voix. Cet échec des républicains au cœur de la Nouvelle-Angleterre lui inspirait beaucoup plus de joie que la victoire facile remportée au Kentucky par 83,000 démocrates contre 27,000 républicains. Là aussi cependant les conservateurs avaient gagné 20,000 voix depuis l’année précédente. Dans le Maryland, où siégeait une convention chargée de réviser la constitution locale, la lutte avait été fort vive entre les radicaux, qui voulaient le suffrage universel des noirs, et les démocrates, qui voulaient relever les blancs des incapacités qu’ils avaient encourues ; les démocrates avaient eu le dernier mot. Ces succès partiels inspiraient au président beaucoup de confiance dans les élections de la prochaine année. Il venait de se risquer pour la première fois depuis un an à traverser la Nouvelle-Angleterre, à affronter les orages d’une réception officielle dans cette ville de Boston, quartier-général du radicalisme, et il avait été fort étonné de recevoir un accueil peut-être un peu tiède, mais du moins solennel et respectueux. Le peuple de la Nouvelle-Angleterre l’avait vu lui-même avec surprise affecter un maintien réservé et tenir un langage qui était presque le désaveu de sa politique passée. « Mes erreurs, avait-il dit, s’il est vrai que je me sois trompé, sont des erreurs de la tête et non pas du cœur ; nous serons mieux d’accord quand nous nous connaîtrons mieux : » langage bien calculé pour endormir la vigilance des radicaux pendant qu’il déjouerait leurs efforts dans les états du sud, leur arracherait les fruits de leur conquête et reconstituerait à son profit l’ancienne majorité démocratique abattue il y a sept ans.

Le sud était en effet le véritable champ de bataille où allaient se décider l’avenir et la puissance des partis ; c’était là qu’il fallait vaincre, comme autrefois dans le far west, pour s’assurer les majorités futures et la suprématie dans le gouvernement de l’Union. Tout dépendait maintenant de l’attitude des nouveaux gouvernemens fondés sous les auspices de l’autorité fédérale, comme tout avait dépendu jadis des principes inoculés aux nouveaux états de l’ouest dès leur naissance. Ainsi s’explique l’acharnement singulier avec lequel républicains et démocrates se disputaient les états du sud. Quand les républicains se montraient animés d’une si forte passion pour la race noire, quand ils voulaient qu’à peine échappée de l’esclavage elle s’élançât d’un bond jusqu’au pouvoir, quand ils insistaient pour qu’il y eût des jurés noirs, des magistrats noirs et surtout des électeurs noirs en bien plus grand nombre que les blancs, ce n’était pas tant par un sentiment désintéressé de fraternité humanitaire que par un puissant intérêt, par cette nécessité qui s’impose à tous les partis de s’étendre pour se maintenir. Quand les démocrates s’obstinaient à défendre contre les radicaux les derniers souvenirs de l’esclavage et la suprématie des blancs, ce n’était pas tant par amour des hommes du sud que par le besoin de grossir les rangs éclairés des conservateurs opiniâtres dont le sud avait toujours été la citadelle. Si les radicaux l’emportaient avec l’appui des noirs, c’en était fait pour longtemps de toutes les espérances des démocrates. Leur unique chance était de faire nommer dans le sud des députés conservateurs en grand nombre et d’en inonder le congrès ; mais cette politique souterraine exigeait des précautions infinies, et le président venait de commettre une grande imprudence en la dénonçant lui-même au pays.

Les radicaux d’ailleurs étaient trop vigilans pour qu’il fût possible de les endormir. Ils observaient tous ses actes, incriminant ceux qui pouvaient nuire. Déjà un exemple de clémence devenu depuis longtemps nécessaire et que des difficultés légales avaient seules pu retarder jusqu’à cette heure, je veux dire la libération sur parole de l’ex-président des états confédérés, lui avait été reproché par l’opinion populaire comme une concession coupable à ses amis du sud. Les rancunes personnelles sont profondes chez le peuple, et survivent même bien souvent aux rancunes politiques. Beaucoup de membres du parti démocrate, tout prêts d’ailleurs à faire cause commune avec les hommes du sud contre les républicains du nord, avaient vu d’un mauvais œil qu’on leur enlevât leur vengeance sur le malheureux prisonnier détenu à Fortress-Monroë. Ils oubliaient aisément que la rébellion était un crime et que la population du sud tout entière y avait participé ; mais ils n’oubliaient aucun de leurs griefs contre les chefs de la rébellion et particulièrement contre cet infortuné Davis, devenu le bouc émissaire de tous les crimes de la guerre civile, comme il en avait été l’acteur le plus acharné. Plus généreux et plus sages étaient ces deux radicaux, MM. Gerrit Smith et Horace Greeley, qui s’offrirent eux-mêmes à servir de caution au prisonnier ; mais ils donnaient un exemple que le pays ne pouvait comprendre. M. Greeley, malgré sa fidélité bien connue, encourut le blâme de l’union league de New-York, et faillit être traduit devant cet aréopage pour trahison à son parti. A plus forte raison devait-on faire de la mise en liberté de M. Davis un nouveau grief contre le président.

Lui-même faisait appel à d’autres passions tout aussi mauvaises. Depuis longtemps, une certaine agitation régnait dans les classes ouvrières sur l’éternelle question du salaire et du capital. Il s’était formé des associations pour faire élever le taux des salaires et diminuer en même temps la durée du travail. Quelques grèves avaient de temps en temps troublé l’industrie ; mais ces malaises passagers avaient toujours disparu dans l’ascension continuelle de la richesse publique et privée. Il n’en était plus de même depuis que la guerre civile avait ralenti l’essor de cette merveilleuse prospérité. Les désordres s’aggravaient tous les jours avec les souffrances des classes laborieuses. Il se formait des ligues, des conventions d’ouvriers, qui comme toujours s’en prenaient volontiers d’un mal inévitable à l’injustice des lois et à la tyrannie des capitalistes. On commençait à s’apercevoir que la jeune démocratie américaine, si dédaigneuse pour les vieilles sociétés de l’Europe, n’était pas non plus invulnérable à cette funeste et bien naturelle passion de l’envie qui a toujours armé les pauvres contre les riches quand les pauvres ont manqué de pain.

Il y avait à Baltimore une ligue ancienne et puissante qui poursuivait depuis longtemps la réduction de la journée de travail à huit heures au lieu de dix. Elle avait envoyé autrefois des députations au président Lincoln, qui lui avait adressé des paroles amicalement sévères sur la folie qu’il y avait à regarder le travail comme une tyrannie et le salaire comme une humiliation. Elle avait trouvé meilleur accueil auprès de son successeur moins scrupuleux. Dans un discours prononcé en 1866 devant les ouvriers de Baltimore, M. Johnson les avait publiquement encouragés, et leur avait donné le conseil de former une association générale de tous les ouvriers de l’Amérique pour dicter des lois aux patrons. Ce conseil avait fructifié. Cette année, des grèves nombreuses sévirent dans toutes les provinces à la fois. A Chicago, des bandes armées de bâtons coururent d’usine en usine, menaçant maîtres et ouvriers. A Saint-Louis, dans un meeting de 6,000 personnes, des résolutions furent votées pour dénoncer les patrons comme traîtres et ennemis des pauvres. En Pensylvanie, les mineurs tuèrent les employés des compagnies qui résistaient à leurs demandes. Les politiciens avides de popularité se mirent comme toujours à la remorque des excès populaires. Celui-ci s’écriait « qu’il combattrait le capital avec son cœur et son âme, » celui-là que « le capital et le travail devaient être ennemis, » cet autre « que le capital ne devait plus être centralisé dans un petit nombre de mains. » M. Johnson enfin envoyait aux ouvriers « son adhésion la plus chaleureuse à tous leurs efforts. »

Toutes ces manœuvres eurent le résultat qu’on en devait attendre. Les hommes modérés dont le crédit s’était relevé depuis quelques mois cédèrent de nouveau la place aux hommes d’avant-garde, aux copperheads et aux radicaux noirs. L’impeachment, abandonné récemment par le comité de la chambre, redevint le point de mire des républicains. Le congrès allait se réunir en juillet pour en décider ; ses chefs écrivaient dans toutes les provinces pour stimuler le zèle de tous leurs collègues indécis. Ils annonçaient des mesures vigoureuses qui ne laisseraient plus aucune indécision possible, et forceraient le président à capituler.

Le 3 juillet, cette assemblée vengeresse rentra au Capitole ; elle était en nombre pour délibérer. On vit entrer le vieux Thaddeus Stevens plus faible et plus cassé que jamais, — autour de lui MM. Schenck, Logan, Ashley, Butler, et tout l’état-major éloquent du parti républicain, — en face M. Brooks, qui allait prendre la conduite de la petite phalange démocratique, réduite à une trentaine de voix. La nouvelle députation du Kentucky, composée uniquement de démocrates, ne fut pas admise sans difficulté. On élut immédiatement un nouveau comité de reconstruction dont M. Stevens fut le président. En trois jours, le bill fut préparé, et M. Stevens en donna lecture. Ce bill confirmait sommairement toutes les mesures prises par les radicaux et jugées illégales par le président. Il comprenait cinq clauses principales. La première annulait les gouvernemens civils des états du sud ; la seconde donnait aux officiers le droit de destituer, suspendre, remplacer tous les fonctionnaires municipaux où d’état, de modifier les lois et d’y substituer leurs propres décrets ; la troisième niait formellement que la prestation du serment légal dût être considérée comme une preuve suffisante de capacité électorale : ce n’était qu’une preuve provisoire qui n’empêchait pas de recueillir d’autres témoignages écrits ou verbaux ; les personnes chargées de la rédaction des listes étaient autorisées à prononcer en dernier ressort l’admission ou l’exclusion des électeurs, et même à rayer des électeurs déjà inscrits. La quatrième clause interdisait aux cours fédérales, comme à celles des états, de juger aucun acte civil ou criminel des gouverneurs militaires ; la cinquième défendait au président de les destituer sans l’avis du sénat ou sans la condamnation d’une cour martiale. Enfin, pour réparer les irrégularités qui auraient pu être commises, le bill prolongeait le temps de la confection des listes jusqu’au 1er octobre de cette année. A toutes ces clauses formidables, le sénat en ajouta deux dernières qui associaient le général Grant au pouvoir des commandans militaires, et niaient qu’il fut possible de recouvrer le droit électoral par le pardon du président.

Il était impossible de faire une réponse plus péremptoire aux théories captieuses du manifeste présidentiel. Si M. Johnson s’était proposé de pousser à bout les républicains pour les forcer à s’expliquer sans ambages, il y avait parfaitement réussi. Jamais mesure si despotique n’avait été votée par le congrès. Les états du sud y avaient perdu jusqu’à cet espoir d’indulgence que laisse encore le pouvoir arbitraire lorsqu’il n’est pas bien défini. Pouvoirs civils, droit de suffrage, recours aux tribunaux, recours à la grâce ou à l’amnistie du président, leurs dernières armes leur étaient enlevées sans retour. Ils pouvaient en remercier M. Johnson : c’était lui dont la protection malheureuse leur avait valu les bienfaits de cette loi nouvelle. Peut-être entrait-il dans ses desseins d’exaspérer le congrès et de le ruiner par sa violence même ; mais c’était là un jeu dangereux, car le congrès le tenait prisonnier, et l’impeachment, depuis si longtemps suspendu sur sa tête, pouvait bien se décider à y tomber un jour.

Les chambres se séparèrent peu après avoir voté cette mesure malgré la formalité ordinaire du veto. Quelques autres motions avaient été faites pendant la session, mais on ne s’y était pas arrêté. M. Sumner avait proposé qu’on signifiât au président l’injonction de ne gracier les propriétaires du sud que s’ils abandonnaient une portion de leurs terres aux affranchis. M. Munger, un démocrate, avait fait un long discours sur la conformation de la race noire et sur la constitution de son cerveau. L’impeachment lui-même avait été ajourné à la session prochaine. On le réservait pour des circonstances plus graves, tant le président paraissait cette fois réduit à l’impuissance de nuire.


VI

Il n’en était rien cependant. A peine le congrès avait-il, quitté la villes que l’incorrigible M. Johnson s’ingéniait sans relâche à découvrir des moyens nouveaux d’éluder ou de violer la loi. Il se sentait encouragé par un dissentiment qui avait éclaté à la dernière heure entre le sénat et la chambre des représentans. La chambre avait souhaité que le congrès se réunît avant novembre afin de mieux surveiller le président ; le sénat avait jugé cette précaution superflue. La chambre voulait interdire au président la destitution des généraux, le sénat n’y avait point consenti. Cela suffisait pour que son esprit aventureux formât aussitôt le dessein de destituer les généraux en l’absence des chambres et de les remplacer par des hommes de son choix.

Les modérés abandonnaient ses conseils. Il aimait maintenant à s’entourer des plus fougueux sécessionistes, dont la haine plaisait à la sienne et entrait dans ses projets de vengeance. Son cabinet était composé d’hommes flexibles, dont les uns partageaient sincèrement ses opinions, dont les autres ne tenaient qu’à garder leurs places, dont quelques-uns enfin nourrissaient secrètement des ambitions personnelles, et voyaient sans chagrin le président courir à sa ruine. Seul, le ministre de la guerre, Stanton, dont les tendances radicales étaient connues, avait résisté de toutes ses forces à la fausse interprétation du bill militaire, et refusait maintenant sa signature à la destitution des généraux. Désespérant de le gagner à sa cause, le président résolut de l’écarter de son chemin. Il lui écrivit un petit billet bref et froid, d’un laconisme tout impérial, pour lui annoncer qu’à partir de ce jour il ne faisait plus partie du cabinet ; en même temps il avertissait le général Grant qu’une ordonnance datée du même jour l’appelait à remplir provisoirement les fonctions restées vacantes.

Ce choix disait à lui seul toute la faiblesse du président. On croira sans peine qu’en se déterminant à épurer son cabinet pour y rester le maître, Andrew Johnson aurait préféré donner le ministère à un homme d’opinions plus conformes aux siennes et d’une moins grande importance personnelle ; mais, pour se faire pardonner son petit coup d’état, il devait faire un choix de nature à plaire au pays. Il fallait que la popularité du nouveau ministre imposât silence aux radicaux. Or le général Grant attirait depuis longtemps les regards de tous les partis. Sa simplicité, son patriotisme, sa grande réputation militaire, sa probité inattaquable, sa modération prudente, et jusqu’au silence même qu’il observait sur les questions politiques en ces temps agités où elles n’étaient qu’une cause de discorde, tout semblait concourir à lui mériter une admiration et un respect dont personne n’avait joui en Amérique depuis les beaux temps du général Washington. Il n’était point un homme d’état, et n’avait point la prétention de l’être. Quelques railleurs insinuaient même que cette taciturnité proverbiale, qui lui donnait un air de profondeur, pouvait bien n’être que de la stérilité ; mais le peuple, qui est meilleur juge du caractère que de l’esprit, trouvait dans cette réserve une preuve de sagesse, et se contentait d’admirer Grant comme un homme de bon sens et un homme de bien. Les radicaux, qui ne l’aimaient guère et qui lui reprochaient d’être un « homme de juste milieu, » étaient obligés cependant de s’incliner devant son influence et de rechercher son appui. Il était l’espoir et la terreur de tous les partis. Quoique attaché très sincèrement à la politique républicaine modérée et très peu disposé sans doute à la trahir, son silence lui permettait de ne décourager personne et de recevoir à la fois les éloges de tout le monde. Soit calcul d’une politique habile, soit penchant naturel d’un caractère modeste, il était devenu sans effort l’homme le plus populaire et le plus influent des États-Unis. Tous les partis le désignaient pour la présidence, et tous attendaient de lui le salut de la république.

Tel était l’homme que M. Johnson essayait de rattacher à sa cause. Il voulait s’en servir à la fois comme d’un appui contre les radicaux extrêmes et d’un appât pour les républicains modérés ; mais il était douteux que le général se prêtât de bonne grâce à jouer ce rôle indigne de lui. Homme du devoir avant tout, il ne se croyait pas libre de se soustraire à la réquisition qui lui était faite par son supérieur hiérarchique, le président des États-Unis. Il n’aimait pas non plus à profiter de la disgrâce d’un homme dont les services étaient associés au souvenir glorieux de l’administration du président Lincoln, et à qui l’opinion publique attribuait en grande partie le succès de la guerre. Il n’avait rien à gagner à l’exercice d’une autorité compromettante, qui l’exposerait aux attaques et aux soupçons de tous les partis ; peut-être même y avait-il quelque perfidie chez le président Johnson à engager un concurrent probable dans des embarras qui devaient nuire à sa popularité. Fallait-il pourtant laisser tomber le ministère aux mains des démocrates copperheads qui entouraient le président ? Ne valait-il pas mieux entrer dans le gouvernement pour y protéger l’ordre légal et la volonté du congrès ? Cette considération décida le général Grant. Il fit savoir au président qu’il allait se rendre à son poste, et, pour que nul ne se méprît sur le fond de sa pensée, il écrivit à M. Stanton une lettre rendue publique, où il lui exprimait l’estime qu’il faisait de sa personne et le regret qu’il avait de le déposséder.

Un orage éclata dans le cabinet. Les collègues de M. Stanton, M. Seward surtout, prirent chaudement sa défense contre l’usurpation du président. Ils lui représentèrent qu’il y avait un bill du congrès qui lui interdisait formellement de destituer aucun fonctionnaire sans l’approbation du sénat. Le ministre disgracié protesta plus haut encore, et annonça qu’il soumettrait la question au congrès. M. Johnson argua subtilement de ce que le bill du congrès ne protégeait que les fonctionnaires nommés sous l’administration actuelle, tandis que M. Stanton datait de l’administration précédente. Cette mauvaise raison ne satisfit pas les ministres ; ils firent savoir au président qu’ils tenaient leurs démissions prêtes, et qu’ils l’autorisaient à s’en servir.

Le général Grant était entré au ministère pour y défendre la politique du congrès. La première ordonnance qui fut proposée à sa signature contenait la destitution des généraux. Il commença par s’en défendre ; mais le président insista si fort qu’il crut devoir y consentir pour conserver la paix. Sickles avait pris les devans en envoyant sa démission ; Sheridan continuait à régenter la Louisiane et à braver les menaces du cabinet. Tous deux furent remplacés, mais le président n’y gagna rien. Le général Grant stipula que Sheridan recevrait en revanche le commandement du Missouri, et que les nouveaux gouverneurs continueraient d’appliquer de la même manière le plan de reconstruction du congrès.

M. Johnson, déconcerté, tourna d’un autre côté ses batteries. Il publia une amnistie générale des rebelles, applicable à tous ceux qui prêteraient serment de fidélité à l’Union fédérale, à l’exception pourtant des président, vice-président, ministres, agens diplomatiques, généraux, capitaines de la marine du gouvernement confédéré, de ceux qui avaient maltraité les prisonniers fédéraux ou participé à l’assassinat du président Lincoln ; les amnistiés devaient recouvrer tous leurs privilèges, immunités, droits de propriété et autres, excepté ceux fondés sur l’esclavage. Il prétendait, par ce stratagème, obliger les commandans militaires à enregistrer comme électeurs les citoyens qu’ils avaient exclus. Ce décret fut accueilli par un éclat de rire universel. Il avait le tort de venir trop tard. Peut-être aurait-il pu donner, deux mois auparavant, des embarras sérieux au congrès ; mais le temps était passé de ces tracasseries vaines et de ces coups d’épée dans l’eau. Une clause expresse du dernier acte de reconstruction voté par le congrès édictait que le pardon du président ne relèverait personne des incapacités infligées dans l’acte. Comment M. Johnson avait-il eu la mémoire si courte ? Il reconnut son erreur sans effacer sa faute, et, laissant les républicains faire au général Sheridan des ovations triomphales, il se remit à méditer sur ce qu’il pouvait bien tenter pour la délivrance des états du sud.

Ceux-ci étaient en ce moment très irrités. On avait toujours remarqué que le langage du président était le thermomètre fidèle de leur humeur. Le président devenait-il pacifique, le sud aussitôt semblait plus calme. Faisait-il mine de tirer l’épée, aussitôt le sud éclatait en plaintes. Cette influence, qui aurait pu lui servir à faire beaucoup de bien, avait été consacrée tout entière à exciter dans le sud une résistance toujours inutile et souvent funeste. Prolonger cette résistance était aujourd’hui sa dernière ressource. Il fit dire à ses amis de ne pas se laisser abattre, de recourir encore aux voies légales en dépit de l’interdiction du congrès, et de traduire les chefs militaires devant les tribunaux de leurs états. Il espérait que ces procès n’arriveraient à la cour suprême qu’après des élections démocratiques qui intimideraient la majorité de la chambre. Battu au nord dans toutes les rencontres, il se réfugiait auprès des hommes du sud pour y attendre le réveil démocratique qui devait lui assurer la victoire.

Ces espérances n’étaient pas tout à fait chimériques ; les élections de fin d’année accusaient une diminution notable de l’influence républicaine. On n’avait pourtant à nommer ni président ni congrès : les élections portaient tout entières sur les fonctions locales et sur le gouvernement des états ; mais elles n’avaient guère moins d’importance que les grandes élections de l’année dernière, car les partis en Amérique ont la coutume de se grouper toujours autour des principes supérieurs qui gouvernent la politique générale. Or les principes démocratiques semblaient plus en honneur cette année que les principes républicains. Non-seulement le Maryland, le Kentucky, le Connecticut lui-même, avaient favorisé les démocrates, mais les majorités républicaines étaient partout réduites. Dans le Vermont, dans le New-Hampshire, dans le Maine, où le parti républicain avait perdu 15,000 voix depuis l’année dernière, dans la Californie, où il avait succombé, les démocrates étaient sinon triomphans, du moins pleins d’espérance et de confiance dans l’avenir. Les élections des grands états du centre, l’Ohio, la Pensylvanie, l’Indiana et l’Iowa, devaient avoir lieu le 8 octobre, celles de New-York et de New-Jersey devaient suivre quelques jours plus tard, et le pays les attendait comme un jugement suprême. Les démocrates se croyaient sûrs de l’emporter en Pensylvanie, et, s’il faut en croire une ancienne expérience, le parti victorieux en Pensylvanie triomphe toujours dans le pays entier.

C’est maintenant une question vidée. Les républicains ont eu le dessous ; mais les majorités démocratiques sont loin d’être aussi fortes qu’on l’avait cru. Dans la Pensylvanie, où les démocrates comptaient l’emporter sur leurs adversaires de plus de 9,000 voix, ils n’ont réussi qu’avec un excédant de 922 à peine ; Dans l’Ohio, où ils se vantaient d’accabler les radicaux, ils ont pour eux le plus grand nombre des circonscriptions électorales ; mais sur l’ensemble du vote populaire le candidat radical a été nommé gouverneur avec 3,000 voix d’avantage. Dans l’Iowa, la majorité radicale, quoique réduite, est encore accablante. Quant à New-York et à New-Jersey, qui viennent de revenir aux démocrates, c’étaient pour le parti républicain deux conquêtes récentes, qui devaient lui échapper à la première secousse. D’ailleurs des questions spéciales ont aliéné temporairement aux républicains des milliers de voix habituellement fidèles. L’interdiction de la vente des liqueurs fortes, réforme maladroite et puérile dont ils sont depuis deux ans les promoteurs, leur a enlevé plus de partisans que l’établissement de la dictature militaire et le traitement du sud en pays conquis. Tel s’est trouvé voter pour la franchise électorale des rebelles qui n’avait l’intention de donner son suffrage qu’à la liberté de la bière et de l’eau-de-vie. Tel a suivi ses préférences personnelles dans le choix d’un alderman ou d’un juge qui se retrouvera fidèle à ses opinions et à son parti quand il s’agira de choisir un membre du congrès ou un président des États-Unis.

La majorité républicaine est affaiblie, mais elle n’est pas détruite. Le pays ne désavoue pas encore le mandat qu’il a donné à ses élus. Le congrès va se réunir, non pas pour faire amende honorable ni pour transiger, mais pour achever de consolider son ouvrage. Les radicaux ne se laissent pas abattre. Wendell Phillips déclare qu’il faut « étrangler le président et nettoyer le cabinet, ce nid d’oiseaux malpropres. » En apprenant le résultat des élections, Thaddeus Stevens s’est écrié : « Je remercie Dieu de notre défaite ! Les républicains ont agi comme des lâches, et ils ont eu le destin des lâches ! » Il annonce que l’impeachment est aujourd’hui chose inévitable, et que le congrès y joindra une loi pour suspendre le président de ses pouvoirs pendant le temps même de l’accusation. En ce cas, les radicaux gouverneront dans la personne de M. Wade, président du sénat, appelé par la constitution à succéder au président des États-Unis ; mais cette mesure violente ne pourrait plus que leur nuire, et il n’est pas vrai que leur sûreté l’exige. Ils peuvent faire grâce au président pendant la dernière année qui lui reste à vivre. En dépit des analogies tirées de l’histoire européenne, il n’essaiera pas de ressaisir son influence par un coup d’état. Ce procédé n’est pas à la mode dans les républiques anglo-saxonnes comme dans les républiques espagnoles ou latines. Quand même il le voudrait, qui donc lui en donnerait la force ? Est-ce le gouverneur Swann du Maryland et sa milice volontaire, à laquelle le général Grant a refusé, par précaution, de livrer des canons ? Sont-ce les états du sud humiliés et désarmés ? Le congrès peut dormir tranquille sur la foi des institutions qui le protègent et qui ne seraient pas violées impunément. C’est l’année prochaine que la bataille sera livrée, bataille régulière et pacifique, qui s’appellera l’élection du président.


VII

Est-il permis dès à présent d’augurer quel en sera le vainqueur ? Devons-nous voir dans ce déclin momentané de l’influence républicaine le signe avant-coureur d’une de ces grandes réactions de l’opinion populaire qui surviennent bien souvent à la fin des révolutions, et qui détruisent quelquefois en un jour l’ouvrage laborieux de plusieurs années ? Faut-il n’y voir au contraire que l’effet passager des excès inévitables de la faction radicale ? Le parti qui a soutenu la guerre civile et aboli l’esclavage continuera-t-il à dominer dans l’Union reconquise malgré les efforts combinés des démocrates et des hommes du sud ? ou bien ceux-ci vont-ils relever leur majorité détruite et rentrer à la présidence après huit ans d’exil ?

Telle est la question qui agite en ce moment les États-Unis, et à laquelle chacun répond suivant ses intérêts ou ses désirs. Les démocrates s’écrient que le parti républicain est condamné, que la réaction va se prononcer chaque jour davantage, que le peuple élira l’année prochaine un président conservateur. — Il est visible pour tout le monde que les forces des républicains ont baissé. Si la réaction ne s’arrête d’elle-même, il n’est pas probable que les radicaux fassent rien pour la modérer, et le succès des démocrates est alors certain ; mais est-il vrai que l’opinion publique ait changé ? Est-il vrai que la politique du président Johnson soit tout à coup devenue populaire parmi ceux qui la repoussaient l’année dernière avec tant de mépris ? Est-il vrai que le parti républicain ait renié ses anciennes croyances pour adopter d’un jour à l’autre celles de ses ennemis ?

Tel n’est pas, à notre avis, le sens qu’il faut donner aux élections de cette année. Le peuple des États-Unis n’abjure aucune des opinions qu’il a professées pendant la guerre, aucun des principes auxquels il rendait l’année dernière un éclatant hommage, et sur lesquels il voulait fonder la reconstruction des états du sud. Si son opinion a changé, elle s’est plutôt rapprochée qu’éloignée des idées radicales. Ce sont les événemens qui ont marché encore plus vite qu’elle, et qui l’ont tellement devancée qu’elle hésite maintenant à les suivre. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir les immenses progrès de la politique républicaine. Quelle distance elle a parcourue en moins de cinq ans, depuis la proclamation d’émancipation du président Lincoln, qui faillit lui coûter la présidence, jusqu’à l’amendement constitutionnel voté l’année dernière aux applaudissemens du peuple ! Qu’il y a loin de cet amendement lui-même au programme adopté cette année par le congrès ! Il ne s’agit plus seulement d’affranchir l’esclave et de lui assurer le plein exercice des droits civils, il ne s’agit même plus d’exclure des fonctions publiques quelques anciens serviteurs du gouvernement rebelle. La question qui se pose partout aujourd’hui, au succès de laquelle les radicaux ont attaché leur fortune est celle du suffrage universel des noirs et de leur avènement immédiat à tous les pouvoirs. L’amendement constitutionnel permettait encore aux gouvernemens des états de leur accorder ou de leur refuser le droit de suffrage, suivant qu’ils y verraient un avantage ou un danger. Aujourd’hui la dictature militaire les y appelle tous indistinctement, sans acception de richesse, ou de lumières, dans toute l’étendue des états du sud ; Thaddeus Stevens annonce qu’il va faire voter au congrès une mesure générale pour établir le suffrage universel sans distinction de race ni de couleur dans tous les états de l’Union. Des assemblées constituantes nommées sous l’influence radicale ont déjà pris les devans dans plusieurs des états du nord, et elles ont recommandé au peuple l’adoption du suffrage des noirs ; la convention du Kansas a même proposé d’y ajouter celui des femmes. Tout en nommant un gouverneur et une législature, le peuple de l’Ohio avait à décider sur le sort d’une constitution nouvelle qui accordait le suffrage aux noirs, et qui a été repoussée à la majorité énorme de 50,000 voix. Voilà la question qui domine l’élection tout entière, et à laquelle les républicains doivent attribuer sans aucun doute la défaite apparente qu’ils viennent d’essuyer.

Ce n’est pas d’ailleurs la première fois que le parti républicain menace ruine. Toutes les fois qu’il a fallu faire un pas décisif, on l’a vu reculer d’abord comme pour mieux prendre son élan. En 1862, lors de la proclamation qui appelait 5 millions d’esclaves à la liberté, ce même état de l’Ohio, qui en définitive lui reste encore fidèle, donnait à ses adversaires une majorité de 5,000 voix l’année suivante, les républicains l’emportaient de 101,000 voix sur les démocrates. Peut-être une révolution pareille n’est-elle pas maintenant bien éloignée ; peut-être le temps est-il proche où, suivant les graves paroles de M. Sumner au congrès, « le sénat des États-Unis devra introduire et saluer dans son enceinte une nouvelle classe de sénateurs noirs. » Chose étrange et bien instructive pour les gouvernemens qui se flattent de brider la volonté nationale ! Si cette grave révolution vient à s’accomplir prématurément, ce n’est pas aux radicaux qu’il faudra en adresser le principal reproche : c’est le président qui sera le vrai coupable ; c’est lui dont l’absurde résistance aura précipité les coups du congrès ; c’est lui dont la rébellion administrative aura prolongé l’empire des radicaux sur la masse des républicains fidèles et rendu possible une mesure qui répugne encore à tous les hommes prudens. Les démocrates le comprennent, et sont fatigués de l’avoir pour chef ; il n’a plus pour le soutenir dans l’élection qui se prépare que la faction composée des anciens rebelles et de ces hommes que les républicains ont désignés pendant la guerre du nom outrageant de copperheads. Cette faction, qui va diminuant de jour en jour, est irrévocablement perdue depuis longtemps ; elle n’a aucune espérance de nommer un président de son choix. Tout ce qu’elle peut faire, c’est de se venger par une plaisanterie inconvenante et d’essayer de couvrir les radicaux de ridicule en poussant elle-même à la présidence l’orateur noir Frédéric Douglass. Le retour même de faveur dont jouit en ce moment l’opinion démocratique sera plus nuisible que profitable aux hommes violens du parti.

Il ne faut pas se laisser abuser par les mots. Le parti conservateur qui se reforme aujourd’hui en face de la majorité radicale ne ressemble guère à l’ancien parti démocrate qui a combattu l’abolition de l’esclavage et protesté contre la guerre pendant tout le temps qu’elle a duré. Ce n’est pas sans faire de grands sacrifices et de larges concessions aux idées nouvelles qu’il a réussi cette année à s’attacher à l’arrière-garde républicaine et à la confondre un instant dans ses rangs. Le nom même à l’abri duquel il tâche de mettre ses espérances prouve que les nouveaux démocrates sont plus républicains que ne l’étaient, il y a cinq ans, les républicains eux-mêmes. C’est déjà pour ces derniers une victoire que de voir les démocrates et les sudistes se rallier au nom du général Grant. Ils n’exigent pas de lui, comme autrefois du général Mac-Clellan, des déclarations compromettantes pour sa popularité ou humiliantes pour son orgueil. Ils lui offrent la candidature sans conditions, sans engagemens d’aucune sorte, et tout ce qu’ils lui demandent, c’est qu’il consente à l’accepter de leurs mains. Eux-mêmes l’encouragent à persévérer dans sa neutralité prudente, à ne prendre fait et cause pour aucun parti. Ils sentent qu’ils sont perdus sans son alliance, et qu’il faut l’obtenir à tout prix.

Les républicains de leur côté ne veulent pas se le laisser prendre ; eux aussi veulent en faire le chef de leur parti. Pendant que les députations démocratiques se succèdent à Washington, apportant au ministère de la guerre les présens et les promesses de l’ennemi, de grands meetings républicains s’organisent par toute la contrée pour proclamer d’avance la candidature du général Grant. Pourtant les chefs radicaux, dont il contrarie l’ambition personnelle et qui ne voient pas en lui le fidèle représentant de leurs doctrines, voudraient lui opposer un homme d’opinions plus vives, soit M. Summer, soit M. Chase, soit même M. Stanton ou M. Wade. M. Sumner est un homme convaincu, courageux, intègre, plein de sentimens élevés, mais que ses opinions inflexibles rendent impropre au rôle de conciliateur entre les partis ; M. Wade est un esprit généreux, mais violent, un visionnaire éloquent prêt à donner dans toutes les chimères. M. Chase était jusqu’à présent le candidat favori des radicaux ; ils annoncent qu’ils ne l’abandonneront pas pour un homme sans opinions et sans principes, et, comme l’appelle Wendell Phillips, pour cette « moitié d’homme » qui n’a pas une idée, pas une volonté qui soit à lui. Ils déclarent qu’il vaut mieux succomber en élevant haut sa bannière que de réussir en l’abaissant devant l’ennemi ; mais le peuple a trop de bon sens pour partager le rigorisme des théoriciens qui se flattent de le conduire : les républicains nommeront le général Grant avec ou sans l’appui des radicaux.

Le voilà donc à présent maître absolu de l’opinion publique et arbitre souverain des partis. Il a cette bonne fortune bien rare de tenir dans sa main toutes les chances de l’élection prochaine. La question est posée non plus entre Johnson et Grant, ou même entre Grant et un candidat ultra-radical, mais entre Grant patronné par les démocrates et Grant resté fidèle aux républicains. La Victoire appartient d’avance à celle des deux factions qui saura captiver la préférence et s’assurer la possession du taciturne et impénétrable grand homme. Chacune se vante d’avoir obtenu de lui des promesses et des preuves suffisantes de sa bienveillance, et aucune ne peut citer un mot de lui qui engage expressément sa parole. C’est en vain qu’on recueille tous ses propos, que l’on commente tous ses actes, qu’on l’entoure même d’espions et d’observateurs cachés ; rien n’annonce qu’il ait pris encore une résolution positive sur la question qui tient en suspens la république entière. Tout ce qu’on peut prédire avec certitude, c’est que, s’il arrive à la présidence, et quel que soit le parti qui l’y pousse, il se servira du pouvoir non pour humilier ni pour abattre un des partis, mais pour consolider et modérer tout à la fois l’ancienne influence républicaine. S’il est élu par les républicains, ce sera un républicain conservateur non moins contraire aux radicaux qu’aux esclavagistes ; s’il est élu par les démocrates, ce sera un démocrate mitigé qui n’aura de son parti que le nom.

Les républicains joueront encore un grand rôle ; ce sont les radicaux dont la fin nous paraît prochaine. Encore une année, et ils auront probablement terminé leur œuvre ; encore deux années, et ils cesseront d’exister comme parti. Ils redeviendront ce qu’ils étaient avant la guerre, une poignée d’hommes éloquens et énergiques, prêts à se dévouer à toutes les grandes causes et à répondre à l’appel de leur pays dans les momens difficiles. Les radicaux ne sont pas un parti régulier qui puisse demeurer longtemps au pouvoir. Ils apparaissent dans un jour de crise pour exercer une dictature passagère qui dure aussi longtemps que le danger ; ils ne font rien que réformer et détruire, et ils quittent le pouvoir lorsqu’il n’y a plus rien à détruire ou à réformer. La nation leur a obéi parce qu’elle avait besoin de leurs services ; elle les a suivis sans partager leurs doctrines, et elle les abandonne aussitôt qu’ils deviennent eux-mêmes un obstacle à son repos.

En faisant ici leur oraison funèbre, notre intention n’est pas de méconnaître les grandes choses qu’ils ont faites. Ce sont les républicains radicaux qui ont sauvé les États-Unis de la guerre civile. Eux seuls ont pu abolir l’esclavage sans s’exposer au reproche d’une palinodie intéressée ; eux seuls ont pu dire aux sudistes avec l’autorité de la logique : « Vous êtes des rebelles, nous vous réduirons par les armes et nous vous châtierons comme des criminels. » Eux seuls ont pu leur répéter, au lendemain de la victoire, quand ces vaincus prétendaient rentrer sans conditions dans la jouissance de leurs anciens droits : « Vous êtes un pays conquis ; votre insurrection est autre chose qu’une simple émeute temporaire, qui ne laisse pas de trace après elle. Vous avez formé un gouvernement, arboré un drapeau, fondé une constitution. Vous avez annulé vous-mêmes vos anciens privilèges, et vous ne rentrerez dans l’Union qu’après nous avoir donné des garanties certaines de votre fidélité et de votre soumission. » Eux seuls ont pu empêcher l’oligarchie de renaître de ses ruines et de rétablir sous un autre nom l’odieuse institution qu’ils avaient détruite. S’ils ont abusé de leur toute-puissance passagère pour imposer aux vaincus des conditions trop rudes et pour précipiter en quelques jours une révolution sociale que la prudence ordonnait de conduire avec lenteur, il ne faut pas oublier qu’ils s’appelaient le parti radical, qu’ils ne prétendaient pas à la modération ni à la douceur, et que leur rôle était de frapper les abus sans relâche jusqu’à ce que le pays fût satisfait.

On leur a fait d’autres reproches. On a dit que pendant leur règne éphémère ils avaient porté à la liberté américaine des coups mortels. On a prétendu qu’ils avaient perverti les institutions de leur pays, ruiné l’indépendance et l’autonomie des états, constitué à Washington une espèce de convention nationale armée d’une centralisation redoutable et usurpant à la fois tous les pouvoirs. Accusation au moins étrange contre la seule révolution qui ait laissé debout la constitution qu’elle trouvait devant elle et qui ne lui ait jamais formellement désobéi, contre la seule assemblée qui n’ait jamais employé que les voies légales pour vaincre l’obstination d’un magistrat rebelle ! Si la liberté américaine avait besoin d’être rassurée sur son avenir, l’épreuve même qu’elle vient de traverser lui répondrait de sa force.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire qu’on a vu le pouvoir exécutif aux prises avec une assemblée. Pour ne parler que de l’histoire ancienne, Charles Ier avec le parlement, Louis XVI avec la législative et la convention, le directoire avec les cinq-cents, Bonaparte avec le tribunat, nous ont successivement donné l’exemple de ces dissensions toujours funestes à la liberté ou à l’honneur des nations, et toujours ces conflits redoutables se sont terminés par des proscriptions ou par des supplices, toujours ils ont abouti à des tragédies sanglantes ou au spectacle plus triste encore d’un peuple avili, insensible aux souvenirs de sa liberté perdue, hébété par la frayeur de sa propre lâcheté. Aux États-Unis, la lutte s’achèvera d’elle-même par le triomphe pacifique de l’opinion populaire et par le renouvellement régulier des pouvoirs publics. Pas une violence n’a été commise, pas une goutte de sang n’a coulé, et en dépit d’une réciproque et naturelle colère jamais le président n’a pu songer sérieusement à expulser les radicaux du Capitole, jamais le congrès n’a eu l’idée d’envoyer ses sergens à la Maison-Blanche faire main basse sur le président. C’est qu’un acte de violence les aurait perdus. Malgré la centralisation prétendue des radicaux, l’Amérique n’est pas encore accoutumée à plier sur un signe et à accepter machinalement les maîtres qu’un heureux coup de main porte au pouvoir. La nation n’a pas abdiqué en confiant le gouvernement à ceux qu’elle en jugeait le plus dignes. Elle ne regarde pas le gouvernement comme une arène où les ambitieux doivent se disputer le soin de ses affaires comme une proie. Ce n’est pas une spectatrice indifférente, qui assiste à ces tournois comme à un combat de gladiateurs, prête à applaudir au plus fort ou au plus perfide et à se prostituer en récompense au vainqueur encore tout sanglant.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez d’ailleurs la Revue du 1er avril et du 15 décembre 1866.