Les Expositions d’art - Les Indépendans et les Aquarellistes

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Les Expositions d’art - Les Indépendans et les Aquarellistes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 478-485).


LES EXPOSITIONS D’ART

les indépendans et les aquarellistes

La république des arts n’est point celle où l’on pratique le mieux la liberté. Il n’y manque pas de voix bruyantes pour dénoncer le despotisme académique et pour prêcher l’insurrection contre la tutelle gouvernementale. Jusqu’à ce jour cette agitation s’est évanouie en paroles. Malgré l’exemple, fréquemment invoqué, de leurs confrères d’Angleterre, qui savent s’organiser en groupes actifs, les artistes français n’ont fait que de timides tentatives pour se soustraire à la protection officielle et pour demander sans intermédiaire au public la consécration de leur talent. Quand une administration libérale, allant au-devant de leurs vœux, a voulu faire entre leurs mains l’abandon de son autorité, on les a vus trembler en masse devant l’indépendance qui les menaçait et supplier l’état de reprendre au plus vite une responsabilité dont ils n’osaient accepter la charge. Les appels généreux qui leur furent adressés en 1870, par M. Maurice Richard, ministre des beaux-arts, et en 1874 par M. le marquis de Chennevières, directeur des beaux-arts, n’ont rencontré chez eux que de faibles échos. En fin de compte la grande foule des peintres et des sculpteurs s’est rejetée en toute hâte sous l’abri d’un pouvoir qu’ils peuvent, non sans quelque plaisir, trouver parfois en faute, mais dont la disparition les mettrait aux prises avec des soucis et des difficultés qu’ils redoutent.

Depuis quelques années cependant un grand nombre d’expositions particulières, ouvertes, soit à l’École nationale des beaux-arts, soit dans les cercles, soit à l’hôtel des ventes, soit chez des marchands, ont appris aux artistes et aux amateurs d’autres chemins que le chemin des Champs-Élysées. Il faut s’en féliciter. On a senti le prix de ces réunions peu nombreuses d’ouvrages méthodiquement groupés qui permettent d’étudier avec profit un artiste ou un groupe d’artistes dans ses manifestations intimes, on y a savouré ce plaisir délicat de la comparaison facile et de la dégustation prolongée qui est absolument interdite aux explorateurs ahuris de la Babel officielle. Quand le public s’amuse, il n’hésite pas à payer son plaisir. Le succès des expositions gratuites a donc préparé le terrain aux expositions payantes. Aujourd’hui, au moment même où s’ouvre un Salon plus encombré que jamais, deux expositions d’art contemporain, dues à l’initiative privée, n’ont pas encore fermé leurs portes. L’une est celle d’un Groupe d’Artistes indépendans, dans l’avenue de l’Opéra, l’autre celle de la Société des Aquarellistes français, dans la rue Laffitte. Bien qu’elles soient organisées sans grand luxe, le public qui les visite est assez nombreux pour prouver aux artistes que le temps de leur libération est venu, s’ils y apportent quelque résolution.

Le succès, cela va de soi, ne sera fidèle qu’à ceux qui le méritent. On peut douter que le groupe dit « des indépendans, » s’il ne se fortifie, soit assuré d’une vie longue et prospère, bien qu’il compte déjà quatre ans d’existence. Son exposition, comme autrefois la fameuse exposition des refusés, s’est soutenue par une certaine vogue d’hilarité sur laquelle il serait imprudent de faire fond. Le Parisien aime à rire et comprend la mystification, mais il n’admet pas qu’on rie toujours à ses dépens, il se lasse d’une plaisanterie qui se prolonge. Or les indépendans ont la raillerie lourde et la farce monotone. L’opiniâtreté prétentieuse avec laquelle ils accumulent, devant l’œil effaré du visiteur innocent, des ébauches plus qu’aventureuses et des pochades plus qu’incertaines finit par leur aliéner les quelques sympathies dont ils étaient suivis. Les moins défians se frottent les paupières, commencent à craindre de trouver sous cette abondance de manifestations rudimentaires un fonds solide d’incurable impuissance ou d’incorrigible niaiserie, où s’entremêlent toutes sortes de paradoxes stérilisans, de pernicieuses présomptions et de vanités grotesques.

En réalité, la petite troupe des indépendans n’est qu’un dernier débris du groupe des impressionnistes, lequel n’était lui-même qu’une queue égarée du bataillon des réalistes. Tous ceux qui ont pu troquer leur indépendance contre une place, contre la plus humble place au Salon officiel, ont déserté sans vergogne le drapeau en loques autour duquel on fait serment de haïr le dessin et de mépriser la ligne, de maudire l’école et d’ignorer la tradition, de confondre dans la même horreur la Grèce et l’Italie, l’antiquité et la renaissance. Où sont, hélas ! où sont les impressionnistes d’antan ? Où est M. Renoir, qui exposait naguère dans une brochure spirituelle la théorie de l’impressionnisme ? Au Salon. Où M. Marcelin Desboutin, le graveur vif et mordant, doublé d’un poète hardi et abondant ? Au Salon. Où le grand chef lui-même, l’inventeur et l’apôtre, l’incorruptible M. Manet, qui, nous dit-on, porte, comme les preux, une devise fière et parlante, Manet manebit ? Au Salon. Ces défections, à jamais déplorables, ont réduit le bataillon sacré à quatorze combattans. Encore, parmi ces guerriers, en est-il qui paraissent des alliés de complaisance. Que viennent faire ici, par exemple, M. Bracquemond, le graveur original, dont les caprices poétiques sont exécutés d’une pointe savante et sûre, Mme Bracquemond, dont les cartons très sages n’impliquent point une rupture bien éclatante avec les traditions ordinaires de l’art décoratif ? Que viennent faire tels et tels, peintres de portraits, de natures mortes, de paysages, qui peignent comme on peint dans les ateliers les plus bourgeois, lourdement et maladroitement, sans regarder la nature ou sans la comprendre, avec les mêmes procédés et les mêmes formules ? Ce qui manque en vérité le plus aux trois quarts de ces indépendans, c’est une indépendance quelconque, une façon particulière de voir. Tel se traîne de loin, avec quelle pesanteur ! sur les traces de Millet et s’y embourbe jusqu’au cou ; tel autre change en haillons hideux les joyeux chiffons de couleur que Corot savait suspendre, légers et frémissans, aux ramées indécises de ses bois entrevus. Presque chez tous la banalité est criante, sans y garder l’excuse de la modestie.

C’est un fait bien rare pourtant, dans l’histoire des arts comme dans l’histoire des sociétés, qu’une agitation collective se manifeste quelque part, sans prendre sa source dans un besoin réel et un désir légitime. La manifestation peut affecter des formes violentes, se donner une importance tout à fait disproportionnée, compromettre d’avance son succès par des théories absurdes. Il n’en reste pas moins au fond le symptôme d’une évolution, grande ou petite, de l’esprit public qu’il est toujours prudent d’analyser. L’insurrection réaliste, dirigée vers 1855 contre l’art officiel, avec un fracas grossier, par le fameux Courbet, donnait satisfaction à une certaine lassitude des formules classiques et romantiques, à un certain désir d’un art plus vigoureux et plus naturel, qui commençait à gagner la génération nouvelle. Le mot de réalisme n’était qu’un mot à effet inventé pour l’oreille ; toutefois, sous le mot, il y avait la chose, c’est-à-dire ce retour salutaire vers le naturalisme auquel sont périodiquement soumis, chez les peuples vivans, tous les arts qui ne veulent pas mourir. Courbet mena cette révolution avec la brutalité opiniâtre d’un paysan matois et borné. N’importe, il avait donné le branle. Depuis ce lourd passage, les artistes les moins disposés à oublier la noblesse native de l’art n’ont pu dédaigner comme auparavant la peinture solide et l’observation franche. Courbet voyait court, mais il voyait juste ; tous les peintres qui ne verront pas juste seront désormais délaissés.

L’école vigoureuse des réalistes et la coterie débandée des impressionnistes n’ont pas sans doute la même importance. L’une reprenait, en somme, avec conviction, le puissant mouvement de rénovation par la vérité qu’avaient déterminé Théodore Rousseau, Troyon, Millet, et qu’ils soutenaient encore ; l’autre se confine dans un piétinement sur place, trop limité pour n’être pas inutile. Les réalistes avaient déjà amoindri l’art en le voulant réduire à une reproduction indifférente de la réalité, les impressionnistes le veulent amoindrir encore en ne lui permettant que l’expression incomplète d’une sensation superficielle devant certains détails de cette réalité. On peut comprendre que, d’une part, l’incessant besoin de raffinemens et de subtilités qui ronge, dans un milieu de bavardages fiévreux et de surexcitations maladives, des esprits prématurément blasés, et que d’autre part une répugnance, souvent généreuse, pour les formules imposées aient pu pousser un certain nombre de jeunes gens inexpérimentés à considérer le travail des siècles comme non avenu et à rechercher la conception de l’art telle que pouvaient l’avoir les premiers inventeurs de la peinture. Les maîtres primitifs, dans toutes les écoles, expriment en effet leurs sensations les plus vives avec une simplicité de moyens qui contraste étrangement avec les complications tourmentées des procédés modernes. Chez eux, la maladresse est poétique et l’incorrection sublime, parce que l’incorrection n’y est qu’une forme naturelle et parlante de l’émotion. Ils vont si droit à l’expression juste, sans s’attarder aux recherches parasites, qu’ils simplifient tout, composition, formes et couleurs, avec une hardiesse et un bonheur qui nous font envie. Pour retrouver cette simplicité et cette santé d’expression que faudrait-il donc ? Retrouver la simplicité et la santé de leur âme. Voilà précisément où nos impressionnistes échouent. Ils veulent faire de l’art naïf, ils ne sont pas naïfs, ils ne désirent même pas l’être, et c’est par là surtout qu’ils se montrent inférieurs à leurs prédécesseurs, les réalistes. Tandis que ceux-ci, recrutés parmi les paysagistes, prêchaient à leurs adeptes l’horreur des villes empestées et l’amour des campagnes salubres, les nouveaux réformateurs s’enferment de parti pris dans les milieux les plus factices de la capitale. C’est dans les théâtres, dans les brasseries, sur les boulevards, dans les ateliers, partout où les figures humaines apparaissent maquillées, fatiguées et troublées, qu’ils vont faire récolte d’impressions. S’ils vont aux champs, c’est le dimanche, avec la cohue des citadins, poussant jusqu’à Asnières et Bougival, tout au plus jusqu’à Fontainebleau, pour y retrouver ce qu’il y a de moins champêtre au monde, les guinguettes peinturlurées, les canotiers en déshabillés prétentieux et les canotières en falbalas de pacotille.

Nos indépendans ne sont en réalité que des retardataires isolés, enfonceurs de portes ouvertes, plaideurs de causes gagnées. Ils ne sont les seuls ni à savoir faire l’analyse subtile des phénomènes lumineux, ni à vouloir placer les choses dans leurs vrais milieux, ni même à subir le charme honnête et délicat de l’art anglais ou à saisir la poésie vive et capricieuse de l’art japonais. L’influence de l’Angleterre et du Japon est visible dans notre école ; mais ce n’est point à M. Degas ni à Mlle Marie Cassatt que nous devons ce mouvement. M. Degas et Mlle Cassatt sont pourtant les seuls artistes qui se distinguent dans ce groupe d’indépendans soumis, et qui donnent quelque attrait et quelque excuse au prétentieux étalage de pochades et de barbouillages enfantins au milieu desquels on est presque surpris de rencontrer leurs toiles négligées, mais vivement observées. Tous deux ont le sens vif des décompositions lumineuses dans les intérieurs parisiens ; tous deux trouvent des finesses singulières de colorations pour rendre l’aspect des carnations de femmes fatiguées par les veilles et le frémissement léger des toilettes mondaines. M. Degas, plus mûr et plus habile, possède en plus une certaine expérience de dessinateur dont il se sert à l’occasion et qu’il ne parvient pas toujours à déguiser. Comme peintre de mœurs contemporaines, M. Degas pourrait prendre un bon rang ; mais il est difficile de voir comment il le prendrait par des procédés nouveaux, et en quoi un homme qui combine habilement l’imitation des aquarellistes anglais avec l’imitation de Goya se montre plus indépendant que ses confrères des Champs-Élysées imitant Terburg, Pieter de Hooghe, Decamps, Meissonier ou Fortuny.

Si la Société des indépendans ne paraît pas avoir chance de durée, il n’en va pas de même pour la jeune Société des aquarellistes français qui vient d’ouvrir sa première exposition dans la rue Laffitte. Ceux-ci n’affichent aucune prétention, n’étalent aucun programme. Tous sont des artistes déjà connus, qui doivent leur renommée au travail et au talent. Ce n’est pas sans plaisir qu’on retrouve à leur tête, marchant d’un pied encore alerte, de respectables combattans du romantisme, les compagnons ou les disciples de Bonnington, de Decamps, d’Eugène Delacroix, de Roqueplan, de Louis Boulanger, de Célestin Nanteuil. Comme tous les survivans de cette glorieuse époque, ils n’ont rien perdu de leur ardeur. La renaissance de 1830, que les naturalises d’aujourd’hui affectent, non sans une grossière ingratitude, d’oublier ou de mépriser, s’étendit à tous les genres et à tous les procédés. Tous les moyens d’expression, inventés ou poussés à la perfection par les artistes du xve, du xvie et du xviie siècle, puis inconsidérément délaissés par ceux du xviiie, la gravure à l’eau forte, la gravure sur bois, lui doivent, ainsi que la peinture à l’aquarelle, leur vaillante résurrection. C’est dans ces heures joyeuses, entre 1825 et 1845, qu’Eugène Lamy, Eugène Isabey, Henri Baron, remportèrent leurs premières victoires. Les voici donc, toujours les mêmes, toujours épris des feutres empanachés, des jupes bouffantes, des mobiliers étranges, vivant au milieu des pages sourians, des chevaliers, des soudards, des moines, des grandes amoureuses. La fantaisie est restée la maîtresse fidèle qui continue à les égarer, parmi les donjons fantastiques et les paysages de théâtre, au milieu de ce monde invraisemblable et charmant dont Shakspeare et Alfred de Musset leur avaient ouvert les portes enchantées. Quand on voit la Querelle après déjeuner, les Suites d’un duel, le Rendez-vous par M. Eugène Isabey, on est pris de l’envie de relire Don Paez, Portia, les Caprices de Marianne. La désinvolture avec laquelle M. Eugène Lamy continue à froisser les toilettes, à allumer les visages, à précipiter les gestes, à mêler joyeusement ses figurines grouillantes aux agitations des draperies, des paysages et des architectures, dans ses illustrations de Shakspeare, de Molière, de Perrault, nous reporte à des habitudes passionnées qui ne sont point celles d’une génération plus rassise, plus défiante et plus froide. Nos illustrateurs d’aujourd’hui veulent des compositions plus calmes, des figures plus arrêtées, plus de réalité dans les visages et plus d’exactitude dans les accessoires. M. Henri Baron marque bien la transition entre les deux écoles. Bien que ses sujets Chez l’imagier, Chez un sculpteur, Dans un jardin, Départ pour la pêche, soient conçus et traités dans l’esprit romantique, sa manière, plus réservée et plus prudente, qui l’avoisine à Delaroche plus qu’à Delacroix, a déjà perdu cette liberté chaleureuse et vivace qu’on admire encore, toute calmée qu’elle soit par les ans, chez MM. Isabey et Lamy. Sans doute, tout cela sent son vieux temps ; ces chers maîtres touchent à leur automne, leur pinceau, comme leur visage, se décolore un peu aux approches de l’hiver, mais avec quelle résignation légère et quelle naturelle sérénité ! Comme on sent en eux les artistes de race ! Quoi de plus vrai, de plus vif, de plus chaud chez les plus habiles naturalistes de l’école actuelle que cet Intérieur de l’église de Frari où M. Eugène Isabey traduit, en quelques traits hardis, une vision rapide de toutes les somptuosités décoratives de Venise, de cette Venise chaude et vivante, si chère aux rêveurs romantiques. Quel est l’impressionniste capable de donner aux yeux pareille fête ?

Quel serait encore l’impressionniste digne de lutter avec M. Jules Jacquemart pour la vivacité et la franchise de la sensation devant les effets de paysage ? Dieu sait cependant si M. Jules Jacquemart en prend à l’aise et s’il se moque du qu’en dira-t-on ! Nul n’a moins souci de cette propreté méticuleuse et de cette énumération des détails qui est, pour le gros public, la perfection de l’art. Ses aquarelles ressemblent aux pochades des indépendans, en ce qu’elles apparaissent comme des séries de taches vivement éparpillées sur le papier sous le coup d’une émotion brusque devant un phénomène extérieur. Seulement, M. Jacquemart, qui était un savant graveur avant d’être un habile aquarelliste, M. Jacquemart, qui ne peint qu’à ses heures, après avoir longtemps dessiné, M. Jacquemart, quand il fait un croquis, sait ce qu’il fait. De toutes ces taches, papillotantes et frétillantes, qui tremblent et pétillent sous le verre, aucune n’est lancée au hasard, et l’ensemble de tous ces lambeaux de couleurs, agités par une sensation intense, traduit énergiquement l’état d’âme de l’artiste, au moment où tel effet l’a frappé. On dirait de ces lettres écrites à la hâte, dans une auberge, sur un coin de table, à un ami intime, sous le coup d’une profonde et récente impression de voyage. Les phrases sont hachées, les mots écorchés, les virgules absentes, mais dans ces soubresauts et ces halètemens d’un langage incorrect la pensée vibre, toute spontanée et toute chaude, et l’enthousiasme éclate avec une sincérité imprudente et hardie que l’écrivain plus tard, devant sa table de travail, ne retrouvera jamais. Les croquis peints par M. Jacquemart devant les paysages de Nice, de Menton et des alentours ne sont que des notes, mais des notes d’une justesse admirable et d’une vivacité communicative. On peut citer, comme les meilleurs, les Platanes sur la route de Nice, où les troncs écorchés des arbres frileux revêtent des pâleurs si singulières dans l’aigre clarté du ciel d’hiver, et le Vieux château de Menton, où les grands bois d’oliviers déroulent, avec mille teintes délicates, leurs longs massifs grisâtres sous les éclats violens des maçonneries blanches et du ciel profondément bleu.

L’aquarelle qui, entre les mains de M. Jacquemart comme dans celles de Mme Nathaniel de Rothschild, dont on voit là quelques beaux paysages, est un moyen d’improvisation rapide, de notation exacte devant la nature, devient, pour d’autres artistes, un genre à part de peinture complète et définitive qui peut lutter et qui lutte, pour la finesse et l’achèvement, avec la miniature. Les plus habiles, suivant les cas, font appel à l’une ou l’autre des ressources propres au genre. M. Louis Leloir, en particulier, excelle à choisir son moment, pour être vif ou calme, libre ou réservé, hardi ou précieux, large ou minutieux. Il n’agit pas de même lorsqu’il enlève une scène joyeuse comme les Premiers pas ou lorsqu’il détaille, avec la patience d’un enlumineur du moyen âge, sur les marges étroites d’un livre, les figurines spirituelles de Gil Blas et du Mendiant. Dessinateur correct, compositeur attentif, observateur patient, M. Leloir n’a gardé de l’héritage un peu mêlé de Fortuny que ce qui convient au goût clair des amateurs français. Son seul défaut est celui de presque tous nos peintres de genre, une certaine froideur, mais qui chez lui se dissimule d’ordinaire sous un voile de grâce et de distinction, tandis qu’elle apparaît sous des formes plus banales chez quelques-uns de ses confrères. MM. Worms et Vibert, par exemple, praticiens fort habiles, ne perdraient point à réchauffer leur couleur et à ranimer leur dessin. Leurs figurines, soignées à ravir, placées avec un soin extrême au milieu d’accessoires bien choisis, mais immobilisées dans leurs attitudes et glacées dans leurs physionomies, semblent n’oser faire un mouvement de peur de gâter leurs vêtemens ou de perdre leur pose. La Menace de l’Amour, le Barbier poète, par M. Worms, n’en sont pas moins d’agréables anecdotes, et M. Vibert, malgré son rire froid, montre toujours son talent de dessinateur dans les drôleries, un peu vieillottes, dont il fait supporter les frais aux gens d’église, le Cardinal lisant Rabelais, le Champ du repos, le Calme plat. On peut préférer pourtant à ces plaisanteries douteuses, renouvelées avec trop de gravité, de simples études pittoresques telles que le Sanglier et la Maïa. Quant à M. Maurice Leloir, le plus jeune de tous, il marche sans trop de dépendance sur les traces de son frère aîné. Le Rémouleur et la Déclaration le mettent au rang de nos plus habiles reproducteurs des costumes et des physionomies du XVIIIe siècle.

Ce n’est pis toutefois dans ce dilettantisme facile et un peu mesquin qu’on aimerait à voir s’attarder nos aquarellistes. Ils ont mieux à faire qu’à devenir les doublures, toujours affaiblies et insuffisantes, des petits maîtres de la Hollande au XVIIe siècle et de la France au XVIIIe siècle. Leur vrai rôle est de fixer, dans un langage rapide et expressif, l’aspect sans cesse changeant de la société moderne. Le goût public se porte de plus en plus vers les représentations détaillées de nos costumes, de nos actions, de nos mœurs ; c’est une tendance qui n’est point à dédaigner. La Hollande et l’Angleterre doivent leurs meilleurs artistes à cette recherche de l’exactitude dans l’observation de la vie quotidienne. Or quel procédé se prête mieux que l’aquarelle à ce genre de travail ? MM. Heilbuth et Détaille nous paraissent donc rester dans la véritable voie, lorsqu’ils s’en tiennent à l’étude attentive l’un de la vie mondaine, l’autre de la vie militaire. Quand l’ingénieux M. Heilbuth quitte Rome, où il a su, l’un des premiers, voir les Romains modernes tels qu’ils sont, dans leurs habitudes familières, d’un œil assez malin, avec un esprit fort désabusé des légendes majestueuses, c’est aux environs de Paris qu’il se plaît d’ordinaire. Le monde qu’il fréquente a quelque parenté avec le monde où se rencontrent les impressionnistes. À Bougival, à Sainte-Adresse, à Fontainebleau, le peintre s’attarde à regarder les jolies Parisiennes, en fraîches toilettes, dont les silhouettes élégantes se découpent sur les verdures légères des futaies ensoleillées ou les horizons clairs des dunes marines. Les délicates images de M. Heilbuth auront, pour l’avenir, une valeur historique égale à leur valeur d’art. M. Heilbuth exprime avec une habileté surprenante tout ce que prétendent découvrir les impressionnistes, la clarté des eaux, la transparence de l’atmosphère, la légèreté des étoffes, la fraîcheur des chairs ; mais il a fait des études premières qui ne sont pas, paraît-il, à la portée des indépendans.

La Société des aquarellistes débute dans d’excellentes conditions. Du succès qu’elle obtiendra, si elle persévère, dépend, dans une certaine mesure, l’organisation, si désirable, des artistes français en groupes distincts. Or c’est par l’association que les artistes assureront la sauvegarde de leurs intérêts ; c’est par l’association seule qu’ils seront vraiment indépendans, et leur indépendance, en rendant à l’état sa liberté d’action, permettra aussi à l’état d’apporter dans sa protection plus de générosité et plus de décision, en le dispensant de couvrir également, d’une tolérance indifférente, toutes les manifestations d’une activité commerciale qui n’a droit au respect et aux sacrifices du pays que lorsqu’elle devient une activité désintéressée et morale de l’intelligence.


George Lafenestre.