Les Fouilles de Pompéi depuis la révolution italienne

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Les Fouilles de Pompéi depuis la révolution italienne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 47 (p. 197-232).
LES
FOUILLES DE POMPÉI
DEPUIS LA RÉVOLUTION ITALIENNE

La ville ancienne si merveilleusement ressuscitée qui s’appelle Pompéi a toujours appelé sur elle l’intérêt des plus doctes comme des plus simples, des antiquaires comme des curieux. Qui pourrait s’en étonner ? Sans doute cette ville était petite et obscure, bien que Tacite l’ait proclamée célèbre ; mais elle nous offre un ensemble incomparable de renseignemens sur la vie privée et publique des anciens. C’est ainsi qu’elle séduit tous les passans par l’attrait d’une sorte de dénonciation, et que, laissant à Rome l’honneur de déclamer les annales du Forum et les métamorphoses de la basilique, elle nous raconte mystérieusement la chronique familière de la maison, comme si elle abandonnait les solennelles confessions de l’histoire pour s’en réserver les piquantes confidences. Aussi la ville retrouvée est-elle de nos jours assidûment visitée par les voyageurs les moins lettrés, qui en rapportent une impression très vive et très personnelle ; tous confessent que, malgré les avertissemens des itinéraires, ils ne s’attendaient point à ce qu’ils venaient de voir. Cet intérêt populaire s’accroît et s’étend à mesure que les voyages deviennent plus faciles; en revanche, c’est l’intérêt scientifique qui, nous le craignons, souffre un peu.

Il fut un temps où l’Europe entière avait les yeux fixés sur Pompéi, et depuis le livre de G.-H. Martini, das Gleichsam auflebende Pompeji, publié à Leipzig en 1779 (le premier travail sérieux écrit sur la ville ressuscitée), jusqu’au Pompeji du docteur Overbeck, imprimé dans la même ville en 1856, il ne s’était point passé d’année sans qu’un ouvrage important, publié sur les deux côtés de la Manche et du Rhin, ne fût venu enrichir la bibliothèque pompéienne. Est-il besoin de rappeler les travaux de Zahn, de Gell, de Donaldson, de Gandy, de Breton, et, en première ligne, ceux de deux érudits français, consultés et trop souvent dévalisés par des compilateurs de tout pays, — Mazois et Raoul-Rochette ? — À Naples même, malgré l’inexplicable incurie de la dynastie bourbonienne, toute une école d’antiquaires, Mazzocchi en tête, après lui Avellino, Jorio, Garrucci, les Niccolini, les Minervini, Quaranta, Fiorelli, passaient toute leur vie sur la brèche à déchiffrer les rares peintures et à épeler les inscriptions plus rares encore que les fouilles conduites à l’aventure découvraient quelquefois par hasard. Les fouilles sont aujourd’hui mieux dirigées, grâce à l’initiative d’une administration plus intelligente et plus active. Pourquoi donc le monde savant paraît-il ne plus s’inquiéter de la ville antique ? En Italie même, on ne compte guère plus que trois braves sur le terrain : M. Felice Niccolini, qui continue sur Pompéi d’importantes études illustrées par la chromolithographie ; M. Giulio Minervini, correspondant de l’Institut, l’un des plus érudits et le plus modeste des antiquaires, qui poursuit seul le Bulletin archéologique napolitain, maintenant italien ; enfin M. Giuseppe Fiorelli, devenu l’inspecteur ou, pour parler plus exactement, le dictateur des fouilles. Persécuté autrefois sous les Bourbons, comme la plupart des hommes distingués de Naples, il avait compilé en prison un immense ouvrage, un recueil de documens inédits racontant jour par jour l’histoire de Pompéi depuis l’année où elle fut découverte. Son manuscrit achevé, la police se hâta de le saisir, craignant peut-être d’y trouver des révélations contre le gouvernement. M. Fiorelli eut le courage de recommencer cette œuvre de bénédictin, qui remplit deux énormes volumes in-octavo; le premier a paru en 1861[1], le second va paraître. On a maintenant le journal exact et complet de ce grand voyage de découvertes, et l’on peut suivre pas à pas, dans une lente excursion souterraine, les explorateurs qui, pierre à pierre, ont retrouvé la cité des morts.

Ceux qui croient que le Vésuve a détruit Pompéi se trompent gravement : le Vésuve au contraire l’a conservée. En la couvrant de pierre ponce et de cendre fine aspergée d’eau, durcie en croûte légère, comme pour garder l’empreinte des objets sur lesquels cette cendre était pressée, en accumulant devant les peintures le lapillo qui en préservait la fraîcheur, le volcan a protégé la ville engloutie contre les injures du temps et les violences des hommes. On peut affirmer que de ces mille constructions fragiles, se dégradant à l’air en quelques mois plus qu’elles n’avaient fait sous terre en dix-huit siècles, il ne resterait plus maintenant pierre sur pierre, si le terrible voisin ne les eût enfouies comme des trésors, pour nous les garder. Ce fut donc une grande fortune pour Pompéi d’être ensevelie sous la cendre, mais c’en fut une plus grande encore d’y rester seize cent soixante-neuf ans. On frémit quand on songe à ce que seraient devenues ces pauvres ruines, si elles avaient eu à subir les outrages des mille invasions qui, depuis le règne de Titus jusqu’à celui de Charles III, vinrent s’arracher l’une à l’autre le malheureux pays de Naples.

À la fin du xvie siècle, sous les vice-rois espagnols, le comte de Sarno, nommé Muzio Tuttavilla, eut l’idée de faire creuser un canal qui conduisît l’eau du Sarno jusqu’à Torre-Annunziata. L’architecte Fontana, chargé du travail, s’en acquitta fort heureusement : le conduit traversa Pompéi d’un bout à l’autre, entrant par la porte du Sarno, glissant devant l’amphithéâtre, courant droit au temple d’Isis, où il apparaît encore par un soupirail, et de là tournant par le bâtiment d’Eumachia, le forum et le temple de Vénus, vers la rue des Tombeaux, par laquelle il se frayait une issue. Qu’on se figure le danger que courut la ville enfouie pendant l’exécution de ce terrible ouvrage. À chaque pas, les ouvriers rencontrèrent les substructions de vieilles bâtisses ; ils traversèrent des temples, des portiques, des maisons, deux plaques de marbre, avec des inscriptions dont l’une désignait la patronne païenne de l’endroit, la Vénus physique. Je lis même dans un passage de Giuseppe Macrino qu’une ancienne rue déblayée servit de lit au canal. Nul cependant ne s’avisa que tous ces indices si évidens dénonçassent une ville souterraine. Peut-être faut-il se féliciter de cette incroyable insouciance, car la colonie antique eût été, selon toute apparence, pillée à fond, vendue en détail, abattue et dispersée en peu de temps, si, par malheur, elle avait été reconnue. L’architecte Fontana n’y vit que des pierres : il a bien mérité de son pays.

On se doutait toutefois, même alors, qu’une ville ancienne, engloutie par une catastrophe connue, avait dû s’élever non loin de là. Certains monumens, qui n’étaient qu’à moitié enterrés, en affirmaient l’existence : l’amphithéâtre, par exemple, ou du moins les gradins supérieurs formaient comme un cirque au-dessus du sol. Le peuple même, les paysans de l’endroit, appelaient cet endroit d’un nom quasi latin, la Civita qui dénotait certaines traditions confuses. Enfin le savant Luc Holstenius, de Hambourg, ayant visité Naples en 1637, avait déclaré dès lors, sans hésitation, que cette civita devait être Pompéi. « C’est, dit-il, une chose certaine. » Mais en dépit de tout on ne s’inquiéta point de cette précieuse découverte. On ne pratiqua des fouilles que par hasard, en creusant des puits ou des fossés. Un jour, en 1689, on trouva des pierres et deux inscriptions qui démontraient, dit un historien, qu’il devait y avoir eu dans cet endroit « une villa de Pompée, » et non la « ville de Pompéi. » Une pareille bévue, cinquante ans après la déclaration de Luc Holstenius, prouve que les plus évidentes vérités se répandaient malaisément dans le grand siècle.

Tout le monde sait que la résurrection de Pompéi fut devancée par celle d’Herculanum. Un jardinier, en creusant un puits, avait découvert cette dernière ville; le prince d’Elbeuf, en élargissant l’ouverture, s’était emparé de statues qui sont maintenant à Dresde; les fouilles, interrompues par ordre, reprises en 1738 pour le compte du roi, interrompues de nouveau par l’invasion des impériaux, puis reprises de plus belle et continuées sans grand résultat jusqu’en 1748, étaient cette année-là presque abandonnées. On n’en retirait plus rien, on ne se doutait pas de ce qu’on y devait retrouver plus tard. Ce fut alors qu’un colonel du génie nommé don Rocco Alcubierre, s’étant rendu aux environs de Torre-Annunziata pour visiter le canal qui alimentait la poudrière, apprit par hasard de l’intendant don Juan Bernardo Boschi « qu’il y avait par là un endroit nommé la Civita, à quelque chose comme deux milles de la Torre, et qu’on y avait particulièrement trouvé quelques statues et autres débris de l’ancienne ville de Stables. » — On le voit, l’erreur tenait bon malgré Holstenius. Don Rocco demanda donc au roi (c’était alors Charles III, le premier des Bourbons de Naples, et qui eût fondé quelque chose s’il avait eu d’autres successeurs) la permission de pratiquer quelques fouilles à la Civita et dans un autre endroit peu éloigné nommé Gragnano. Le roi donna son consentement, et ce grand ouvrage fut entrepris le 30 mars 1748 (et non en 1754, comme le disent tant de livres). Le point où commencèrent les travaux est dans la rue de la Fortune, à gauche, à quelques pas du carrefour. La première curiosité trouvée fut une peinture de onze palmes sur quatre et demie, figurant des festons formés de fleurs, de fruits et de feuilles de vigne, et une tête d’homme d’un beau caractère : on la coupa bien vite et on l’emporta sur un char. Les premiers ouvriers employés furent douze forçats[2]. Les premières mesures prises dans les fouilles n’eurent aussi d’autre objet que de prévenir les détournemens. Ces précautions rigoureuses, qu’on ne craignit pas alors de multiplier, montrent l’intérêt dominant qui présidait aux premières recherches. On remuait la terre pour y trouver quelque objet précieux; l’objet trouvé, la fosse était aussitôt recomblée. Si l’on rencontrait un édifice, on en prenait les marbres, les bronzes, les inscriptions, et l’on rejetait sur les débris dépouillés la cendre et les lapilli du Vésuve. Si l’on découvrait une peinture, on la coupait vite et on l’emportait quand elle en valait la peine; dans le cas contraire, on cassait à coups de pic, avec une jalousie puérile, les couches de stuc où elle était marquée : ces rebuts mêmes ne risquaient pas ainsi d’être glanés plus tard. Même sous Charles III, la ville conservée pendant tant de siècles par l’étrange protection du volcan était menacée de destruction par la main des hommes.

Cependant, malgré ces tâtonnemens et ces maladresses, ce fut une vraie fortune pour Pompéi d’avoir été retrouvée sous Charles III. Ce prince ne put tout ordonner du premier jour, et s’il se fit prier longtemps avant de permettre le travail souterrain, il n’en finit pas moins par y prendre goût et par le seconder de tout son zèle. C’est lui qui (sans parler de tant d’autres preuves de sollicitude pour les villes retrouvées) fonda, le 13 décembre 1755, à l’instigation de son ministre Tanucci, cette fameuse académie d’Herculanum qui, instituée « pour répondre aux vives instances du public, » composée d’abord de quinze membres, dispersée par la révolution, reconstituée par le roi Joseph et fondue par Murat, en 1808, dans une vaste création pareille à l’Institut de France, a compté parmi ses membres des hommes éminens tels que Mazzocchi, Cotugni, Melchiorre Delfico, l’abbé Galiani, Avellino, etc., a commenté les peintures et les bronzes d’Herculanum, déroulé, déchiffré, publié six volumes de papyrus, et réuni enfin ses travaux les plus importans dans la considérable collection de ses mémoires.

Après la retraite ou la mort du colonel Alcubierre et du lieutenant-colonel Weber, plus soldats que savans, le premier Ferdinand confia la poursuite de ce travail au plus habile homme qui l’eût jamais dirigé, Francesco La Vega, officier du génie. Pour démontrer sa compétence en fait d’antiquités, il dut présenter un plan de fortifications et prouver qu’il connaissait à fond l’escarpe et la contrescarpe. Lui-même raconte le fait très sérieusement. Les bastions ayant paru suffisans, La Vega fut proclamé archéologue. Il entra en charge le 26 avril 1764, pendant la fameuse famine. Les ouvriers de Pompéi durent en souffrir comme les autres. On trouve dans le journal de cette année, à la date du 10 mars, cette note lamentable qui ne fait pas regretter le bon vieux temps : « Maître Antonio Scognamiglio, ses fils et tous les ouvriers exposent qu’à Torre-Annunziata ils se trouvent dans une extrême détresse et souffrent la faim, ne pouvant avoir du pain que rarement et le payant quatre sous les huit onces; ils se nourrissent de panais, qui est aussi très difficile à trouver, de millet pilé et d’ivraie, mais on leur refuse même cette maigre pitance, parce qu’ils ne sont pas de Torre-Annunziata. Il est impossible d’en avoir de Castellamare, où le gouverneur a ordonné que quiconque donnerait aux étrangers un morceau de pain et une poignée de légumes serait puni de 25 ducats d’amende et de dix mois de prison.» Aux étrangers! Du temps de l’autonomie, on nommait ainsi les gens de la bourgade voisine, et par ordre on les laissait mourir de faim !

Francesco La Vega se conduisit en homme d’intelligence et de capacité dans la direction des fouilles. Ses notes sont précieuses à consulter : sous sa main, le journal se développe et se précise; en le lisant, on sait où l’on est et où l’on va. Quelques années plus tard, en 1775, on ne fouillait guère plus le sol de Pompéi que pour fournir du gravier à une route voisine. Les ruines étaient transformées en carrière : tout déclinait dans le pays. De temps en temps, quelque prince allait visiter les excavations, on nettoyait pour lui les maisons et les rues. Le 13 février 1784, ce fut le tour d’un artiste couronné nommé Adolphe-Frédéric, qui était évêque de Lubeck et roi de Suède. On lui montra le quartier des soldats, et il demanda au surveillant Ferez Conde combien il s’y trouvait de colonnes. Le surveillant ne sut lui répondre : il ne les avait pas comptées, dit-il, par scrupule, parce qu’il aurait pu par mégarde en révéler le nombre, qui était un grand secret! Alors le roi se mit à les compter lui-même, les dessina très lestement d’une main exercée, puis il déjeuna de bon appétit et laissa vingt-cinq onces (plus de six cents francs) aux ouvriers.

La partie du journal des fouilles relative à l’année 1793 produit une étrange impression : l’imperturbable tranquillité du rapporteur ne se dément pas une fois en ces temps d’angoisse et de terreur. Les travaux, à en juger par les incidens qu’il note, marchaient assez lentement. A l’arrivée des Français seulement, ils prirent une vie nouvelle. Une vérité fort curieuse, et confirmée par tous les faits passés et présens j c’est que la fortune de Pompéi depuis sa résurrection suivit exactement la fortune de Naples. La ville morte revint en faveur toutes le fois que la ville vivante fut bien gouvernée ; or celle-ci ne le fut jamais que sous des princes étrangers : Charles III d’Espagne, Joachim Murat, Victor-Emmanuel. L’Espagnol l’avait tirée du tombeau, les Français lui rendirent la vie. Le général Championnet trouva le temps d’aller visiter les ruines, et l’on découvrit en sa présence une maison qui devait garder son nom, même après 1815, et qui le gardera toujours. Les Bourbons revinrent une première fois, les travaux languirent; les Bourbons s’en allèrent encore, les travaux furent repris avec vigueur. Ceci n’est pas de la polémique, c’est de l’histoire, l’histoire de Naples racontée par les fouilles de Pompéi[3].

Mais à quoi bon aller plus loin? Maintenant que la chronique des fouilles jusqu’à nos jours est résumée dans un tel contraste, il est permis de laisser de côté cette période de tâtonnemens qui nous sépare des travaux actuels. C’est Pompéi depuis l’établissement du royaume d’Italie que nous voulons surtout faire connaître, et c’est par les découvertes les plus récentes que nous pénétrerons le plus sûrement au cœur de l’antique cité, observée dans sa vie intime comme dans sa vie publique.


I.

Au moment de décrire les nouvelles fouilles, on peut maintenant préciser ce que les travaux de deux siècles avaient découvert. Si l’on interroge un plan de Pompéi, le premier venu, on y verra comme un œuf partagé en deux par une ligne à moitié tracée. Cette ligne s’appelait autrefois le carrefour de la Fortune: elle s’appelle aujourd’hui rue de Stables, du nom de la porte méridionale, où elle aboutit. A droite de cette, ligne, on ne trouvera sur le plan qu’une immense place blanche couvrant les deux tiers de la ville : c’était un coteau de terres labourées, vignes, vergers ou jardins plantés de légumes et amoncelés sur les matières qui avaient enseveli Pompéi. A l’extrémité du coteau, comme dans un ravin, se creusait l’amphithéâtre. A gauche de la rue de Stabies et jusqu’à 100 mètres du Forum, on remarque de nouvelles places blanches. Le coteau labouré s’avançait fort loin sur ce dernier tiers de la ville. Ainsi donc, tout bien mesuré, après cent douze années de travail, n’ayant à enlever que du gravier et du sable, les cinq Bourbons n’avaient pas déblayé le quart de Pompéi.

Depuis la révolution qui a créé le royaume d’Italie, la plus grande partie de ces places blanches, qui s’étendaient d’un côté entre la rue de Mercure et les théâtres, de l’autre entre la rue de Stabies et le Forum ont été découvertes. On a plus travaillé en ce peu de temps qu’on n’avait fait dans les trente années précédentes, tout ceci grâce au gouvernement italien, qui eut deux bonnes idées : il porta à 60,000 francs l’allocation annuelle accordée aux fouilles, et il nomma pour les diriger un homme dont il convient avant tout de dire quelques mots, le chevalier Giuseppe Fiorelli.

M. Fiorelli était né antiquaire, et, ne voulant pas être avocat, ayant d’ailleurs de la science et du talent, il quitta un jour Naples pour Gênes, où était réuni le congrès des savans. Non-seulement il obtint d’y siéger, mais il y fut nommé vice-président. C’était en 1846, il avait vingt-trois ans à peine. Il fut d’abord si honteux d’un pareil honneur que le premier jour il fallut un vrai combat pour l’entraîner à la séance ; il se rassura peu à peu cependant, voyant que ses doctes collègues du congrès n’étaient pas infaillibles comme les pieux prélats d’un concile ; il s’enhardit même si bien qu’il devint illustre en quelques jours. A son retour à Naples, il fut appelé chez Santangelo, le ministre d’alors, qui lui donna la direction des fouilles de Pompéi. Quelques mois auparavant, lors de son départ pour Gênes, manquant d’argent pour son voyage, il avait dû remuer ciel et terre avant de trouver 200 francs.

Installé à Pompéi, M. Fiorelli se donna beaucoup de peine pour amener un peu d’ordre, d’intelligence et de moralité dans cette administration. Aussi fut-il arrêté en 1849. Ceux qu’il gênait l’avaient accusé d’être libéral ; c’était alors un gros crime. Il resta un an en prison, et il en sortit grâce à un acquittement formulé par le consta che no, bien différent du non consta dans les décisions de l’ancienne justice napolitaine. Le non consta déclarait l’absence de preuves, le consta che no proclamait l’absence du délit. La première formule voulait dire : « Il n’est pas constaté que l’accusé soit coupable. » La seconde signifiait : « Il est constaté que l’accusé ne l’est point. » Malgré cet acquittement formel, M. Fiorelli apprit en sortant de prison qu’il avait perdu sa place. Forcé de demander au travail les moyens de vivre, il asphalta des terrasses, grâce à la protection d’un brave homme qu’il avait autrefois employé à Pompéi ; puis, un beau jour, il fut appelé chez le comte de Syracuse. Ce prince avait du bon, il aimait la liberté, ou du moins certaines libertés : il protégeait les arts et il pratiquait des fouilles. Il avait trouvé à Cumes, dans un tombeau, des cadavres avec des têtes fort bien conservées ; on lui avait dit qu’elles étaient en bronze. Il voulait savoir si on ne l’avait pas trompé. M. Fiorelli lui apprit et lui prouva, une chandelle à la main, qu’elles étaient en cire. Charmé de cette première épreuve, le prince, qui ne détestait pas d’ailleurs les victimes de son auguste frère (tout despote a dans sa famille un libéral), pria le jeune savant de venir le voir à Sorrento, et dès sa première visite lui demanda s’il n’y aurait pas de fouilles à opérer quelque part. M. Fiorelli regarda une colline, et pensa qu’on y pourrait trouver quelque chose. Il indiqua un endroit que des ouvriers attaquèrent aussitôt à coups de pioche : il en sortit par miracle un tombeau rempli de vases et d’objets précieux. Dès lors le prince ne voulut plus se séparer du docte magicien, et le garda près de lui, en qualité de secrétaire, jusqu’à la fin de sa vie. Il ne put le sauver cependant des persécutions de François II. Certaines protections ressemblent à l’abri des grands arbres touffus qui nous garantissent de la pluie, mais qui attirent sur nous la foudre. Quand le comte de Syracuse écrivit une première épître au jeune roi pour lui conseiller la constitution, on n’osa pas sévir contre l’altesse royale, mais on se vengea sur son secrétaire : la police ferma d’abord une imprimerie qui lui appartenait, puis le chercha partout pour l’arrêter. Le prince, l’ayant accueilli chez lui, le tint caché pendant quelques jours, après quoi, pour le garder jusqu’au dernier moment, il l’accompagna lui-même à bord d’un vapeur en partance. M. Fiorelli passa quelque temps à Florence, revint à Naples quand François II eut remis la constitution en vigueur, et repartit avec le comte de Syracuse après la seconde épître du comte au jeune roi, celle qui lui conseillait l’abdication. François à tomba, Garibaldi devint dictateur de l’Italie méridionale, et confia la direction des fouilles à un romancier français qui lui avait procure des fusils. Le romancier eut le bon esprit de ne pas prendre au sérieux sa nomination; il se contenta de l’honneur, et laissa aux autres toute la peine et tout le profit de la charge; je crois même que ce directeur in partibus ne visita qu’une seule fois les ruines, en simple amateur, si bien qu’après l’établissement du gouvernement régulier, M. Farini rendit à Pompéi, avec M. Fiorelli comme inspecteur des fouilles, l’homme de Naples et du monde qui était le mieux préparé par ses travaux[4] à exhumer la ville morte.

Et maintenant, pour apprécier les premiers résultats obtenus sous la nouvelle administration, prenons le chemin de fer de Naples et arrêtons-nous à la gare de Pompéi. On n’aborde plus les ruines par la rue des Tombeaux, quelques-uns le regrettent en trouvant que l’avenue d’un cimetière formait une entrée convenable à la ville ensevelie; mais on est libre de prendre encore ce chemin, si l’on a de bonnes jambes. Quant à la nouvelle entrée, elle a l’avantage de nous mettre en quelques pas au cœur de Pompéi, c’est-à-dire au Forum. On s’élève d’abord par une montée en pente douce sur le coteau de décombres qui entoure et cache la ville. Cette montée conduit à un tourniquet, un peu étonné de se trouver là, mais fort utile à tout le monde ; chaque voyageur paie 2 francs au bureau, reçoit un billet et un itinéraire, et, grâce à ces précautions, échappe à l’ancienne obsession et à l’avidité des guides. Des écriteaux avertissent les étrangers dans leurs langues qu’il est défendu de rien donner à qui que ce soit. Les étrangers se le tiennent pour dit, et, après avoir passé le tourniquet, se promènent librement dans les rues antiques.

Sous les Bourbons, il n’y avait ni péage, ni contrôle ; mais le voyageur était accaparé dès l’entrée par des cicérones officieux qui ne le quittaient plus et qui lui imposaient leur volonté souveraine, le conduisant à leur gré, selon leur humeur, à droite et à gauche et ne lui montrant que ce qui leur plaisait. Ce n’était pas tout : la plupart des maisons curieuses et des édifices publics étaient munis de portes closes devant lesquelles stationnaient d’autres custodes, les clés à la main ; ces portes ne s’ouvraient que moyennant finance. Enfin d’autres subalternes demandaient un pourboire pour découvrir les mosaïques en balayant le gravier. Le voyageur avait à donner la buona mano à chaque pas et sortait enfin de Pompéi, plus dépouillé que les ruines. Les guides d’aujourd’hui, dans leur costume quasi militaire, ne tendent plus la main sous peine de destitution : ils sont moins empressés, plus discrets, plus dignes ; ils vous suivent pour vous surveiller, au besoin pour vous instruire, non pour vous rançonner. Cet air de domesticité qu’on trouvait partout chez les plébéiens du pays tend à disparaître, au moins dans les endroits bien gouvernés : les jeunes surtout, ceux qui sont entrés en place depuis la révolution, n’ont plus rien des obséquieux mendians qu’on bâtonnait autrefois ; ils vous regardent en face et vous parlent en bon italien : ce sont des hommes. Cette différence frappe tous ceux qui, après quelques années d’absence, reviennent visiter les ruines. Je ne dirai pas que les guides de Pompéi soient devenus de grands savans ; ils se trompent encore en répandant certaines erreurs consacrées. L’un d’eux m’a dit, par exemple, que Pompéi fut un port de mer, et qu’on a retrouvé sur les murailles les anneaux où s’enfilaient les câbles ; un autre m’a soutenu que le temple de la Fortune avait été construit par Cicéron ; un troisième, qu’on a découvert un billet de spectacle annonçant la représentation d’une pièce de Plaute ; un quatrième, que les Osques adoraient la déesse Isis. Faut-il s’étonner de ces erreurs quand on les retrouve dans des livres sérieux, publiés longtemps après qu’elles furent réfutées ? Les guides savent déjà lire : c’est un grand point obtenu ; dans quelque temps, ils suivront des cours où on leur apprendra ce qu’ils auront à dire ; l’année prochaine, ils pourront donner des leçons aux chevaliers et même aux commandeurs qui écrivaient autrefois des itinéraires de Pompéi.

Mais nous n’avons encore fait que passer le tourniquet, entrons dans la ville par une arcade qu’on a récemment déblayée jusqu’au pavé, saluons en passant la niche de madone où l’on vient de retrouver une Minerve, et, sans nous arrêter, traversons la rue qui sépare la Basilique du temple de Vénus, puis le Forum, où trône le temple de Jupiter, enfin la rue des Orfèvres ou de l’Abondance, à l’extrémité de laquelle on tourne à gauche, et l’on s’engage dans des ruelles nouvellement percées qui glissent entre des pâtés de maisons inconnues l’an dernier : c’est là le théâtre principal des fouilles de Pompéi en 1863.

J’ai dit qu’autrefois l’on ne travaillait que de temps en temps devant les princes. On travaille aujourd’hui devant tout le monde et tous les jours. J’ai vu de cinq à six cents ouvriers employés à remuer les terres, et j’ai assisté bien des fois, pendant de longues heures, assis sur un banc de gravier qui cachait peut-être des merveilles, à ce rude et intéressant labeur dont je ne pouvais détacher mes yeux. Je suis donc en mesure de parler sciemment. Je ne dis pas ce que j’ai lu, mais ce que j’ai vu. Trois systèmes, à ma connaissance, ont été employés pour les fouilles. Le premier, inauguré sous Charles III, était le plus simple ; il consistait à creuser le sol, à déterrer les objets précieux et à recombler les fosses : excellent moyen de former un musée en détruisant Pompéi. Ce procédé fut abandonné, nous l’avons vu, dès qu’on s’aperçut qu’on avait affaire à une ville. Le second système, perfectionné peu à peu dans le dernier siècle, fut vivement poursuivi sous Murat. On se mit à l’œuvre sur plusieurs points à la fois, et les ouvriers, marchant les uns vers les autres, perçant et coupant la colline, suivaient les rues qu’ils frayaient pas à pas devant eux. C’était déjà procéder mieux, mais on pouvait beaucoup mieux faire encore. En suivant les rues au ras du sol, on attaquait par le bas le coteau de cendres et de pierre ponce qui les obstruait, et il en résultait des éboulemens regrettables. Toute la partie supérieure des maisons, à commencer par les toits, s’écroulait dans les décombres, outre mille objets fragiles qui se brisaient ou se perdaient, sans qu’on pût déterminer l’endroit d’où ils étaient tombés. Pour obvier à cet inconvénient, M. Fiorelli vient d’inaugurer un troisième système. Il ne suit pas les rues au ras du sol, mais il les marque par-dessus la colline, et trace ainsi, parmi les arbres et les terres cultivées, de vastes carrés indiquant les îles souterraines. Nul n’ignore que ces îles (isole, insulœ), dans la langue moderne de l’Italie comme dans l’ancienne, signifient des pâtés de maisons. L’île tracée, M. Fiorelli rachète le terrain qui avait été revendu par le roi Ferdinand Ier, et cède les arbres qu’il y trouve. Avec l’argent qu’il en retire, il forme dans Pompéi même une bibliothèque pompéienne ouverte à tous les artistes et à tous les savans : très heureuse idée pour les hommes studieux qui ne peuvent parcourir les ruines en portant sous le bras les in-folio de Mazois et de Niccolini. Ces arbres servaient autrefois à chauffer les guides. Le terrain étant donc acheté et la végétation écartée, les travaux commencent. On enlève la terre au sommet de la colline et on la transporte sur un chemin de fer, qui du milieu de Pompei, par une pente qui épargne les frais de machine et de charbon, descend déjà bien loin au-delà de l’amphithéâtre et de la ville. Ainsi se résout la question la plus grave, celle des déblais. On en recouvrait autrefois les ruines, on en forma plus tard une montagne, on en construit maintenant le chemin de fer, qui les emporte, et qui peut-être un jour les jettera dans la mer.

Rien de plus vivant que le travail des fouilles. Les hommes bêchent la terre, et des nuées de jeunes filles accourent sans interruption, leur panier à la main. Ce sont d’alertes campagnardes racolées dans les villages voisins, la plupart ouvrières des fabriques aujourd’hui fermées ou assoupies par l’envahissement des tissus anglais et par la hausse des cotons. Nul ne se fût douté que le libre échange et la guerre d’Amérique eussent fourni des ouvrières à Pompéi. Tout se tient maintenant dans le vaste monde. Elles accourent donc, remplissent leurs paniers de terre, de cendre et de lapillo, les chargent sur leur tête, avec l’aide des hommes, d’un seul mouvement vif et prompt, et s’en vont ainsi, par groupes incessamment renouvelés, vers le chemin de fer, en se croisant avec leurs compagnes qui en reviennent. Très pittoresques dans leurs haillons troués, aux vives couleurs, elles marchent à grands pas dans de longues jupes qui dessinent les mouvemens de leurs jambes nues et qui tremblent au vent derrière elles, tandis que leurs bras, avec des gestes de canéphores, soutiennent sur leurs têtes la lourde charge qui ne les fait pas fléchir. Tout cela n’est point en désaccord avec les monumens qui apparaissent peu à peu sous la terre à mesure que le sol s’abaisse. Si les visiteurs étrangers ne troublaient pas de loin en loin cette harmonie, on se demanderait volontiers, au milieu de ce paysage virgilien, parmi les festons des vignes, en face du Vésuve fumant sous le ciel antique, si toutes ces filles laborieuses qui vont et viennent ne sont pas les esclaves de Pansa l’édile ou du duumvir Hoiconius.

Ainsi pratiquées, les fouilles ont amené d’excellens résultats. Les étages supérieurs des maisons, dont l’ancien système avait presque partout détruit les traces, ont annoncé aussitôt leur existence par des pans entiers de murs encore debout. On a découvert même des balcons, ou plutôt des galeries extérieures, avançant sur la rue et régnant au premier étage de plusieurs façades. Ils étaient en maçonnerie et soutenus par une forte charpente qu’on rétablit maintenant pour les restaurer. Ces galeries, qui formaient des couloirs percés de fenêtres, nous donnent le premier exemple des mœniana si souvent reproduits dans les peintures, et qu’on avait attribués jusqu’à présent à la fantaisie des décorateurs. Tous les voyageurs accoutumés aux tableaux vifs et gais des chambres pompéiennes ont retenu l’image de ces bonshommes curieux qui les regardaient passer du haut d’un panneau, sortant à mi-corps d’une sorte de croisée. On sait maintenant que ces balcons étaient peints d’après nature, et, avertis par ce premier exemple, les gens du métier en ont retrouvé des traces, dans plusieurs petites rues, à l’étage supérieur d’un certain nombre d’habitations. Cette découverte change complètement les théories qu’on s’était forgées sur la claustration des familles romaines. Après avoir doctement cherché la différence entre la maison antique et la maison moderne dans l’important et volumineux ouvrage qu’il écrivit sur Pompéi sans y avoir encore mis les pieds, le professeur Overbeck a fini par la trouver dans ce fait, que la maison antique, étrangère à la rue, était tournée au dedans, connue repliée sur elle-même, et qu’elle groupait ses chambres autour des cours intérieures, l’atrium et le péristyle, d’où elles recevaient uniquement l’air et le jour. Le savant allemand est maintenant réfuté, comme le fut un de ses confrères, qui avait publié, dit-on, un gros tome in-4o, d’une érudition effrayante, pour prouver que l’emploi des vitres était inconnu des anciens. Le gros tome avait à peine paru, qu’on trouva des vitres à Pompéi, dans les thermes.

Il est donc maintenant constaté que la maison chez les Romains n’était point isolée de la voie publique, mais qu’elle la regardait au contraire par les fenêtres du mœnianum. Cette disposition toute méridionale, qui s’accommode si bien aux coutumes et à la vie privée des Italiens, ne pouvait faire défaut chez leurs ancêtres, et je me représentais avec regret l’ancienne Pompéi, la ville peinte comme Gênes, attristée par des maisons qui auraient tourné le dos à la rue, des hôtels farouches entre cour et jardin.

Le nouveau système adopté pour les fouilles offre un second avantage souvent précieux : il permet de retrouver les objets à la place où ils étaient au moment de l’éruption, à peu près du moins, car il faut tenir compte du bouleversement causé par les torrens de cendre et d’eau, les tremblemens de terre et les incendies. Ainsi toutes les constructions en bois, notamment les planchers et les plafonds, ont disparu; il est donc impossible de préciser l’endroit où se trouvaient les objets appartenant aux étages supérieurs; on reconnaît pourtant qu’ils durent en tomber lorsqu’on les retrouve à une certaine hauteur au-dessus du sol, renseignement fort utile pour déterminer la valeur de ces étages et la qualité des gens qui les habitaient. On sait déjà que ce ne furent pas toujours de petits marchands et des esclaves. Ajoutons que ces trouvailles sur place permettent de donner un nom presque sûr à plusieurs maisons récemment découvertes. Autrefois la fantaisie la plus arbitraire présidait à ces dénominations. Le plus souvent on infligeait aux ruines le titre du prince devant lequel elles avaient été découvertes. On avait ainsi la maison de l’empereur François II, celle de l’empereur Joseph II, celles de l’empereur, de l’impératrice et des princes de Russie, du grand-duc de Toscane, de la princesse de Saxe, etc. La maison du Faune était appelée par les Allemands maison de Goethe, parce que le fils du grand poète avait assisté aux fouilles qui l’avaient rendue au jour. Enfin, à défaut de prince, on désignait d’autres habitations par les peintures qu’on y avait retrouvées ou par quelques noms de propriétaires, un nom supposé très généralement. C’est ainsi qu’en trouvant cette inscription sur le pilier d’une porte : Pansam œd. Paratus rog. (en toutes lettres : Pansam œdilem Paratus rogat) en français : Paratus demande Pansa pour édile, on convertit en titre de propriété cette sorte d’affiche électorale, et la maison que fermait cette porte reçut le nom de maison de Pansa! Aujourd’hui les recherches mieux dirigées ont amené la découverte de plusieurs cachets gravés qui portaient des noms propres au génitif (T. Mescinionis, Sirici, etc.); on a donc pu affirmer avec une quasi certitude que les maisons où furent trouvés ces cachets appartenaient à Titus Mescinio et à Siricus, et on leur a laissé les noms de leurs maîtres.

Les fouilles se pratiquent avec un ordre parfait et une extrême probité. Quand on arrive aux couches inférieures de cendres ou de lapilli, la surveillance redouble. Les ouvriers les plus-habiles écartent ou grattent la terre avec leurs mains, furetant autour d’eux avec des précautions infinies. Le moindre objet trouvé est aussitôt mis à part, consigné au soprastante (au surveillant) et noté sur un registre. Durant ma dernière visite, on fouillait une maison très curieuse, où l’on avait découvert le matin, dans le tablinum, une petite peinture très vivante, un jeune homme aux yeux étincelans debout devant une femme nue et couchée, dont les cheveux, d’une finesse minutieuse, paraissaient peignés par un ancien maître allemand. L’ouvrier qui avait écarté le lapillo dit aussitôt, en voyant ce groupe connu : «C’est Bacchus et Ariane. » A mon arrivée, on déblayait le péristyle, encore couvert de trois pieds de pierre ponce. La paroi de gauche était toute revêtue d’une seule et vaste peinture où un lion plus grand que nature assistait, immobile et calme, à l’assaut d’un sanglier attaquant un ours. Ce n’est certes pas un chef-d’œuvre, mais cela frappe au premier regard : il y a l’effet voulu et rendu, le mouvement, la vie. Je restai deux heures devant ces fouilles. Comme on déblayait un simple jardin, l’on n’y trouva guère que les trous où furent jadis plantés les arbustes, le petit bassin carré de marbre blanc servant d’impluvium, et, dans un coin de chambrette, un cul de bouteille et un coquillage d’espèce très commune. Le coquillage, le cul de bouteille et même un fragment de tuyau de plomb qu’on trouva près de la fontaine furent aussitôt emportés et notés.

Ainsi des moindres objets d’art. On les dépose dans la maison d’un surveillant jusqu’à l’arrivée de l’inspecteur, qui, donnant l’exemple du zèle et de l’assiduité, vient à Pompéi plusieurs fois par semaine et, quand il peut, tous les jours. L’inspecteur désigne les objets qui doivent être envoyés au musée de Naples, et des rebuts qui ne valent pas le transport, des brisures qu’on aurait jetées autrefois, il a fait, dans Pompéi même, une petite collection déjà riche et fort intéressante à consulter sur les lieux. Ce sont des meubles, des ustensiles de ménage, des instrumens et des outils de toute sorte, des ferrières en bronze dont les anciens se servaient pour affermir les talons de leurs chaussures et qui trahissent des pieds énormes; quelques paysans des provinces méridionales en portent de pareilles encore aujourd’hui. Ce sont des fourneaux, des cuisines portatives, deux portes en fer, celle entre autres qui fermait si hermétiquement un four récemment découvert, qu’il n’y était entré ni une goutte d’eau ni un grain de cendre. Quatre-vingt-un pains, qu’on y avait mis cuire le 23 novembre de l’an 79, en ont été retirés un à un en 1862, tous intacts, un peu durs, un peu noirs, momifiés pour ainsi dire, mais d’une conservation parfaite, ronds et drus comme des bourrelets. Soixante et un de ces pains, dont chacun peut peser 1 kilogramme, sont conservés dans le musée de Pompéi. D’autres comestibles y figurent dans les récipiens où ils furent retrouvés : des noix, des noisettes, des écailles et des arêtes de petits poissons (probablement de sardines), des grains de blé, des figues, des olives, des oignons, des haricots, des lentilles. Je passe une foule d’objets en verre et en terre cuite : plats, coupes et soucoupes, tirelires, verres et fioles, flacons, carafes assez pareilles à celles des cantiniers napolitains; que dirai-je encore? des tessères ou billets de spectacle, des poids de marbre ou de plomb, des hameçons pour la pêche, des instrumens de toute sorte : ciseaux, tranchets, tenailles, marteaux, haches, pioches, bêches et faux de labour, des couleurs dans les pots où elles étaient contenues; des serrures, des boules et des clés, des fragmens de stuc tombés, des spécimens de tous les marbres trouvés dans les fouilles, enfin deux bancs à deux places, bisellia, en bronze, marquetés d’or et d’argent. Ce ne sont là pourtant que des rebuts, des débris restaurés; tous les restes de quelque valeur ont été transportées au musée de Naples. J’ai voulu me rendre un compte exact du nombre d’objets reçus de Pompéi par ce musée depuis la révolution, ou du moins sous l’administration de M. Fiorelli. A cet effet, j’ai consulté les registres de la contrôlerie, tenus maintenant avec un ordre si parfait que ce travail m’a coûté fort peu de peine. J’ai compté mille cinquante objets divers, et ce chiffre, déjà considérable, serait grossi outre mesure, si d’énormes collections d’objets semblables (par exemple des tas de cent et de huit cents monnaies) n’étaient pas modestement comprises sous un seul numéro. Voilà ce qu’ont rendu les fouilles depuis deux ans et demi, grâce à l’unité italienne.

On n’ose s’engager dans l’inventaire de ces trésors. Un seul objet en bronze, un casque de gladiateur couvert de sculptures, fatiguerait la patience d’Homère, qui ne craignait cependant pas les descriptions. Outre toutes les reliques nommées tout à l’heure et déjà connues, auxquelles on pourrait ajouter des instrumens de chirurgie, des rangées de casseroles, des chaudières, des plateaux de balance, des moules de pâtisserie, une têtière de cheval, des poids, des gonds par centaines, une riche collection de tasses, d’aiguières, de nasiternes, de conques, de trépieds, sans compter les amulettes, les phallus en bronze avec ou sans ailes, — il y aurait à décrire de grands appareils, brasiers, fourneaux ou réchauds, curieux à double titre, comme meubles de maison et comme œuvres d’art, témoignages précieux de l’élégante et ingénieuse industrie dont les anciens nous ont donné tant de preuves. Un de ces appareils est un simple poêle qui contient une chaudière de bronze et une grille de fer dont les barres sont creuses, pour que l’eau y pénètre et atténue l’action du feu. Extérieurement, ce poêle est un vase de quatre pieds de haut, reposant sur trois pattes de lion et muni de deux anses figurant des couples de lutteurs. Deux mains sculptées servent aussi de poignées et tâchent de soulever cette lourde machine dont le couvercle est surmonté d’un enfant à cheval sur un dauphin. Comment compter tant de richesses, les précieux candélabres, les bronzes sculptés et ciselés, les bagues sans nombre aux pierres gravées (une entre autres dont le chaton retient un magnifique onyx), les boucles d’oreilles figurant des gousses d’ail, une plaque d’argent d’où sort en relief une Abondance tenant sa corne et une patère à la main; la fameuse lampe d’or, pesant trente-trois onces et un tiers, qui enrichirait à elle seule une collection, si le travail valait la matière; le petit Amour en ambre, coiffé d’une perruque à plusieurs rouleaux, la belle monnaie d’or des Vitellius, des statuettes de toute matière, en bronze, en marbre, même en argent; un Mercure assis, un sanglier attaqué par un chien, un serpent se dressant sur sa queue roulée en spirale, des enfans joufflus servant à décorer des fontaines, un entre autres épouvanté par un crapaud qu’il découvre entre ses jambes; une Vénus Anadyomène tordant ses cheveux; de petits bustes à n’en plus finir ; enfin une véritable merveille, le plus exquis chef-d’œuvre qui soit jamais sorti de Pompéi, le fameux Narcisse ?...

Que de choses, et pourtant quel catalogue incomplet! Pour ne pas le surcharger, j’ai cité de mémoire tout ce qui m’était resté devant les yeux, sans toucher à mes notes. On voit ce que donne cette mine sans pareille quand elle est exploitée par d’honnêtes gens. Dirai-je maintenant les autres progrès obtenus, les quatre ateliers établis dans Pompéi même, l’un de menuiserie, l’autre de peinture, dirigé par M. F. Abate, le troisième de réparation pour les marbres, et le quatrième de réparation pour les bronzes : ce dernier gouverné par un habile homme nommé Bramante, le plus ingénieux fabricant d’antiquités qui fut jamais? Le monde et même les musées sont remplis de saintes reliques sorties de ses mains et certifiées grecques ou romaines par les plus fins antiquaires. Si Bramante écrit jamais ses confidences, bien des galeries vantées le maudiront. Un autre de ces artistes voués à la conservation des richesses de Pompéi est un homme de bonne volonté nommé Padiglione. Il a taillé dans des morceaux de liège, avec une scrupuleuse et minutieuse exactitude, une miniature de Pompéi qui ferait envie à Meissonier. Tout s’y trouve reproduit au centième de la grandeur naturelle; les mesures sont prises religieusement, rien n’y manque, ni les pavés, ni les ornières, ni les murs en brique, ni les pierres placées à joints verticaux ou disposées en filets, ni les plus fines peintures, ni même les mosaïques. Les parois de liège sont ébréchées où elles doivent l’être, les stucs écaillés ponctuellement, la moindre crevasse indiquée. Et l’on vante les Suisses, qui taillent des chalets dans des coquilles de noix! Le vieux Padiglione est depuis longtemps leur maître.

Enfin j’ai à citer un ouvrage qui commence à peine, mais qui sera un jour d’un puissant intérêt : une Faune de Pompéi recueillie pour l’instruction des futurs zoologues. Cette collection sera peut-être unique au monde; on déterre chaque jour des monstres et même des mâchoires d’hommes antédiluviens, mais on n’en rencontre guère qui aient été contemporains de Jésus-Christ. Encore une lacune comblée par les fouilles. Le cabinet d’animaux pompéiens est pauvre encore; il s’enrichit pourtant chaque jour. On y voit déjà six tortues, deux chèvres, cinq chiens, un crâne et des sabots d’âne, un petit cochon de lait (scrofa ou scrofina) encore couché dans le vase de bronze où il cuisait pendant la fatale éruption. M. Panceri, professeur de physiologie comparée à l’université de Naples, est chargé de réunir et de classer ces ossemens instructifs.

II.

Le Bullettino archeologico ilaliano de M. Minervini et le Giornale degli Scavi de M. Fiorelli sont jusqu’à présent les seules autorités à consulter sur l’excursion qu’il nous reste à faire. Nous nous arrêterons avec les deux savans guides dans les maisons récemment découvertes qu’ils ont le plus attentivement étudiées, sans hasarder nos propres conjectures sur les nouvelles constructions qui revoient peu à peu le jour, constructions encore informes enfoncées à mi-corps dans la pierre ponce, et ne découvrant que confusément leurs rébus illustrés aux patientes investigations de la science. Nous irons donc devant nous, marchant par-dessus les murs qu’on étaie, sur un sol houleux et à moitié déblayé, sans nous attarder devant les mille objets qui pourraient nous retenir dans ces fouillis de décombres.

Voici un cadavre encore en place, couché dans la chambre où il s’était réfugié, dans l’attitude où il est mort; voilà plus loin le four où cuisaient les fameux pains au moment de la catastrophe, puis la boutique du foulon toute charbonnée de très vieux comptes, puis celle du corroyeur, avec la grande table de travertin sur laquelle cet artisan, nommé Marcus Nonius Campanius (vieux soldat de la neuvième cohorte, centurie de Cœssius), battait pacifiquement le cuir au retour de ses campagnes : on a même déterré son tranchet et d’autres outils de son métier. Le nom du vétéran est marqué très nettement à la pointe, avec les indications que je viens de répéter, sur l’enduit tout frais d’un mur. L’homme reparaît partout parmi ces pierres qui revivent. J’avisai un jour sur la façade d’une maison un éléphant peint, gardé par un pygmée et enlacé par un serpent, au-dessous duquel s’alignaient deux inscriptions tracées en rouge et que je lus parfaitement du premier coup d’œil; l’une disait : Sittius restituit elephantum, et la seconde : Hospitium hic locatur, triclinium cum tribus lectis et com... (commodis?) — en français : « Sittius a rétabli l’éléphant. Auberge à louer, triclinium à trois lits et tout le comfort désirable. » L’enseigne ne mentait pas, le triclinium y était bien. Quant au comfort, je pense que sur ce point les Pompéiens d’autrefois, comme les Napolitains d’aujourd’hui, ne se montraient pas difficiles; mais que pouvait donc être l’aubergiste Sittius? M. Fiorelli, qui connaît de nom tous les habitans de sa nécropole, et qui sait même leur parenté, leur filiation et leurs secrets les plus intimes, nous apprend qu’un certain P. Sittius de Nocera s’étant fort bien battu en Afrique pendant les guerres civiles. César lui fit cadeau d’un vaste territoire, que Sittius partagea en quatre colonies, en leur donnant, comme on fait encore en Amérique, des noms empruntés au pays natal. Il y eut donc une colonie du Sarno (colonia Sarnensis) et une colonie de Vénus (colonia Veneris) patronne, comme on sait, des Pompéiens, qui adoraient en elle, comme en Isis, la dea physica, la Nature. L’aubergiste Sittius descendait peut-être du soldat de César, et l’éléphant de son enseigne était, qui sait ? quelque souvenir d’Afrique. À ma dernière visite, les inscriptions étaient presque effacées, et l’énorme bête avait disparu.

Dans la même rue, un peu plus bas, s’ouvre une curieuse petite maison, celle de Siricus. Ce nom est marqué deux fois : au génitif sur un cachet retrouvé dans une chambre, et à l’accusatif en lettres rouges sur la façade. Quel était le maître du logis ? un Syrien d’origine ou un marchand de soie ? Son nom autorise les deux hypothèses ; en tout cas, c’était un marchand. Au bout de son allée, un peu montante, il avait fait marquer sur le seuil une inscription très franche : Salce lucrum (salut au lucre) ! Deux mots seulement sur la distribution de cette maisonnette. On n’y compte que peu de pièces : un atrium dégarni au fond duquel s’ouvre une chambre fort simple, qui était probablement le bureau de Siricus. On y a retrouvé son cachet et le squelette d’un chien domestique. Un petit corridor mène dans un jardin entouré d’un portique dont les colonnes sont encore debout ; au centre du jardin, d’autres petites colonnes vertes devaient soutenir une treille. À gauche du portique, quelques marches montaient, par-dessous une porte, au péristyle d’une maison plus importante, mais découverte avant la révolution italienne en présence d’altesses russes : il n’y a point à l’examiner. Un autre corridor, revenant du jardin à la rue, traversait une cuisine très complète avec un four dans lequel s’étaient réfugiées, en l’an 79, une chèvre et quatre tortues : on les en a retirées le 14 mars 1862 avec la clochette autrefois pendue au cou de la chèvre. Au-dessus du four, en signe d’abondance et de liesse, était sculpté un phallus. N’oublions pas dans cette cuisine un laraire au fond duquel étaient peints un sacrifice et latéralement un âne aux formidables oreilles, adoration des meuniers et des boulangers. Rien de plus étrange que cette religion méridionale, quelle qu’elle soit, catholique ou païenne, s’insinuant partout, jusque dans les plus humbles recoins du foyer, avec son innombrable cortège de symboles, de mystères, de puissances et de protections, et trouvant un saint et un dieu pour toutes les situations et les plus menus détails de la vie.

Cette étroite maisonnette, dont les chambres seraient trop petites pour contenir un seul fit napolitain, n’en possède pas moins deux pièces, un exèdre et un triclinium, qui peuvent compter parmi les plus belles de toute la ille. L’exèdre est un grand salon ouvert sur l’atrium, c’est-à-dire sur la première cour. Une porte pliante se déployait le long du seuil en mosaïque. Les quatre murs étaient cou- verts de peintures encore très fraîches et parfaitement conservées; celle du milieu, qui fait face à l’entrée, attire d’abord le regard et le retient longtemps : c’est un Hercule vaincu par l’ivresse et l’amour. Il y règne trois groupes très distincts, liés pourtant par une pensée commune. Au premier plan gît Hercule, revêtu de cette teinte cuivrée que les peintures pompéiennes et probablement aussi les autres peintures antiques donnaient aux hommes faits. La blancheur de la peau n’est attribuée qu’aux hommes ou aux dieux jeunes et aux femmes. Hercule donc, un Hercule basané, portant au front une couronne et au bras comme une chaîne de lierre, à peine vêtu d’une tunique basse et courte, adossé contre un cyprès, assis et accoudé sur le sol, renverse sa tête en arrière. Une de ses mains se lève lourdement et tâche de faire claquer ses doigts, geste d’insouciance et d’allégresse. L’autre main ne peut retenir une coupe d’où le vin se répand. Autour de lui lutinent de jolis petits amours ailés; l’un joue avec la couronne de lierre, l’autre amène à lui la coupe qui s’épanche; ceux-ci dansent sur un autel dédié à Bacchus en portant à quatre le carquois du demi-dieu; ceux-là, tirant des cordes ou réunissant toutes les forces de leurs bras, cherchent à soulever la massue. C’est une scène très vive et franche, qui saute aux yeux, mais déjà connue; un camée célèbre et d’autres pierres l’avaient popularisée depuis longtemps. A gauche et en arrière, trois jeunes femmes aux seins nus, groupées sur une hauteur au pied d’une colonne, regardent glorieusement le dieu désarmé; l’une d’elles, assise et tenant en main le flabellum de Vénus, est peut-être Omphale. Enfin à droite, plus haut encore et sur le dernier plan, le dieu Bacchus, jeune et blanc, satisfait, tranquille, entouré de bacchantes et de faunes dont l’un tient le bras levé en signe de triomphe, préside à la fête en vainqueur. Le drame est complet et vivant : c’est bien la clarté, la fraîcheur antiques!

La peinture à droite nous rappelle la visite de Thétis à Vulcain dans le XVIIIe chant de l’Iliade : « Je t’en conjure, a dit la déesse au long voile et aux pieds d’argent, donne à mon fils, à ce fils qui doit si peu vivre, donne-lui un casque, une cuirasse, un bouclier, d’élégantes cnémides que retiendront de belles agrafes, car son armure a été enlevée par le Troyen vainqueur, et lui cependant reste étendu sur la poussière, plongé dans la tristesse. » Aussitôt Vulcain s’est mis à l’œuvre, et au moment où le peintre pompéien nous le représente, il a déjà fini le merveilleux bouclier, « vaste et solide, qui figure tous les signes dont le ciel est couronné. » Encore armé du marteau et des tenailles, il montre à Thétis ce chef-d’œuvre improvisé pendant sa visite, et une jeune femme ailée, sans doute la belle Charis, épouse du dieu difforme et parée de bandelettes, explique avec une verge, les ciselures du bouclier divin. La cuirasse, « plus éclatante que le feu, » le casque, « pesant et splendide, qui doit s’adapter aux tempes du héros, » les cnémides, « dont le flexible étain brille comme l’or, » sont posés çà et là. Thétis est assise et regarde avec un geste de surprise et d’admiration.

La peinture à gauche nous montre un Neptune armé du trident, assis, vieux, cuivré, et un Apollon jeune et beau, debout, couronné de lauriers et appuyé sur la lyre : ils assistent à la construction des murs de Troie, dressant déjà derrière eux, au-delà d’un autel consacré à Jupiter, leurs assises formidables que piquent et martèlent des ouvriers assidus, tandis qu’au fond de la scène, dans l’intérieur de la ville, des bœufs paraissent traîner d’autres pierres énormes et déjà taillées vers une machine à poulies qui doit les soulever. « Nous quittons l’Olympe seuls (dit Neptune à Apollon dans l’Iliade), et au prix d’une récompense nous prêtons nos bras pour une armée à l’orgueilleux Laomédon ; il nous donne ses ordres, et pendant que tu conduis ses grands troupeaux sur le mont Ida, je construis la cité, les remparts des Troyens ; j’élève ces larges et magnifiques murailles qui rendent leur ville inexpugnable. »

Autour de ces peintures se dessinent des cadres fantastiques, peuplés de centaures et de bêtes fauves ; les Muses se rangent sur les parois de l’exèdre, Calliope et Apollon flanquent l’Hercule vaincu ; un Mars doré, debout sur un piédestal, le domine ; des paysages décorent les panneaux ; des festons, pendant à des candélabres, enguirlandent le podium, et au-dessus de toutes ces peintures, dans la bordure supérieure, courent des branches de vigne enlaçant des quadrupèdes et de petits amours.

Le triclinium de la maison de Siricus n’est pas moins digne d’attention que l’exèdre. C’est une salle à manger ouverte sur le jardin par une énorme fenêtre, et qui vous frappe et vous saisit par sa décoration compliquée, ses parois, noires, jaunes, rouges, parsemées de candélabres, de constructions bizarres, de feuillages, de fleurs, de fruits, d’oiseaux, de dauphins, de tritons, de tambourins, de crotales, d’aigles césariens, de bacchantes, tout un monde merveilleux encadrant quelques jolis tableaux, dont une Toilette d’Hermaphrodite et deux autres mériteraient de nous arrêter longtemps, car ce sont des sujets tout nouveaux, non traités du moins dans les peintures que nous connaissons ; ce sont des illustrations de l’Enéide. L’une d’elles, encore en place, mais fort endommagée, doit représenter Turnus entre Amata et Lavinie, la jeune fille qu’il aime et qui lui fut promise, mais qui vient d’être accordée à l’heureux Enée, le Moïse du peuple romain. Turnus armé veut courir au combat contre le rival heureux à peine arrivé de Troie. S’effrayant des dangers de la nouvelle guerre, la reine Amata, couronnée de lauriers et vêtue d’un manteau blanc, cherche à calmer l’ardeur de son gendre et lui montre en pleurant Lavinia, qui, drapée d’un voile bleu, détourne la tête en tendant les bras dans une attitude suppliante. Turnus, comme dans Virgile, a les yeux fixés sur la vierge ; l’amour le brûle, il ne se laissera pas retenir.

L’autre peinture nous donne la suite de cette histoire, qui est, comme on sait, l’une des plus émouvantes du poème. La bataille est livrée entre les Rutules et les Troyens. Turnus a rempli le camp de funérailles. Énée, blessé, sanglant, est ramené sous sa tente: il veut qu’on arrache de sa cuisse, en élargissant et en fouillant la plaie, le javelot qui s’y est enfoncé. Appuyé d’une main sur l’épaule de son fils lulus, qui pleure, de l’autre sur sa grande lance, il est là, debout, acerba fremens, mais lacrymis immobilis, frémissant et immobile. Japis est accouru, le vieux Japis, qui a reçu d’Apollon tous les secrets et toutes les puissances, mais qui a préféré le don le plus modeste, la science des plantes et l’art de guérir. Vêtu de sa longue robe de médecin, retenue et retroussée par une ceinture, il est agenouillé devant son héros, et, le forceps à la main, il cherche à retirer le fer de la plaie ouverte et saignante. Peines inutiles : rien ne suffit, ni la dextérité du vieillard, ni la puissance des herbes, ni l’inspiration d’Apollon ! Cependant au dehors l’horreur augmente de moment en moment, le combat s’irrite et se rapproche, le ciel se couvre de poussière, des nuées de flèches s’abattent jusqu’au milieu du camp, où entrent déjà les cavaliers ennemis, et dans les airs monte la triste clameur des jeunes hommes qui combattent et de ceux qui tombent… C’est alors que Vénus, émue de cette souffrance imméritée, va cueillir un dictame sur le mont Ida, pour guérir en secret, occulte medicans, le héros blessé dont elle est la mère. Elle arrive au fond de la scène, invisible aux personnages qui la remplissent, et cachée dans un voile rose qui flotte autour d’elle comme une vapeur.

En traduisant à peu près mot à mot le récit de Virgile, j’ai reproduit presque trait pour trait la plus curieuse peinture du triclinium de la maison de Siricus ; mais il est temps de la quitter[5]. En regagnant la rue et en tournant à droite, nous verrons au-dessus de nous, pour peu que nous levions la tête, les mœniana récemment découverts, grâce aux fouilles mieux conduites. Ils règnent au premier étage d’une maison qui fait l’angle entre deux ruelles ; cette maison était un mauvais lieu. L’entrée donne sur un couloir aujourd’hui trop clair, l’étage supérieur ayant disparu, mais autrefois très sombre. Ce couloir, percé de quatre portes latérales, glissait entre quatre petites chambres, et tournait ensuite à gauche pour aboutir à une seconde issue débouchant sur l’autre ruelle. A l’étage supérieur, il reste quelques pans de mur, des traces du balcon et quelques fragmens de peintures. On y a trouvé une sonnette de bronze. Paul Diacre nous apprend que les anciens includebant in angusto prostibula et admittentes tintinnabula percutieband, ut illo sono illarum injuria fieret manifesta. Entre autres curiosités, bien que la maison eût été déjà précédemment fouillée, on a trouvé un caccabus de cuivre plein d’oignons et de haricots, humble pitance qu’on avait mise de côté le 23 novembre 79 pour servir de souper, vers la dixième heure, à ces pauvres filles. Les haricots étaient déjà, sous les Romains, une maigre chère. Virgile les appelle dédaigneusement vilem fasellum.

De ce triste réduit, fort mal hanté, il ne reste plus que le couloir, les quatre cellules, dont les entrées sont surmontées de peintures grossières et obscènes, mais bien conservées, et un immense répertoire d’inscriptions à la pointe qui nous révèle les secrets de l’endroit. Je ne peux les transcrire ici, je n’ai pas les franchises de la science. M. Fiorelli, qui les a étudiées patiemment avec un intérêt de paléographe, les a données dans le deuxième volume de son Giornale degli Scari. C’est à peine si j’ose transcrire ici les moins indécentes, celles du moins qui s’expriment à mots couverts, celle-ci par exemple dénonçant une des irrégulières fraternités dont parle Pétrone : Has cum Magno ubique, et cette autre que je complète pour l’intelligence du lecteur : c’est un salut aux filles de Pouzzoles. de Nocera, de Pompéi et d’Ischia : Putcolanis feliciter omnibus Nucherinis! Felicia et universis Pompeianis Pitecusanis! — Cette autre encore, hommage rendu probablement par des gladiateurs : Victrix victorum. Et cette dernière enfin, que je suis forcé d’écourter : Victor cum Altine hic fuit, Africanus moritur... Condisces. Cui dolet pro Africano? « Je vous en prie, qui portera le deuil d’Africanus? » Ce dernier mot, inscrit en cet endroit, est d’une étrange philosophie.

Une maison voisine, sans grande apparence, servait de dépôt, de magasin peut-être, à une collection de beaux vases en bronze, plaqués d’argent et ciselés avec une précieuse élégance. Parmi ces curiosités régnait la merveille qui trône maintenant au musée de Naples : une statuette déjà célèbre, bien qu’elle n’ait été retrouvée que l’an dernier et qu’elle ne mesure pas même 60 centimètres. Elle figure un jeune homme nu, d’une beauté svelte, élancée, délicate et fine avec un air d’indolence et de mélancolie. Ses cheveux, bouclés avec soin, sont retenus par un rameau courbé; le myrte y attache ses baies légères; ses pieds sont couverts ou plutôt ornés de chaussures précieusement ciselées, où serpentent les tiges d’une autre fleur, celle peut-être qui porte son nom. Il a jeté sur son épaule une peau de chèvre dont l’extrémité s’enroule autour de son poignet; il tient sur sa hanche sa main gauche ou du moins le pouce et le petit doigt de cette main, les autres doigts étant plies avec une mignardise efféminée. L’autre épaule est libre; l’autre main, effilée, très finie (toutes les extrémités de la statuette sont étudiées avec amour), lève et tourne son index vers l’endroit d’où vient le bruit. La tête s’incline avec une moue très singulière, où l’on peut voir une expression de complaisance ou d’humeur; l’oreille est tendue; tout le corps penche à droite en suivant ce mouvement d’attention; il écoute. N’est-ce pas Narcisse, et n’entend-il pas au loin la nymphe Écho?

Veut-on étudier maintenant de près et avec quelque attention une des maisons romaines nouvellement découvertes : il faut quitter les ruelles où nous sommes sans lire les inscriptions du voisinage, bien qu’il y en ait de curieuses, entre autres une acclamation aux libéralités de Néron et un programme de spectacle annonçant une chasse et un combat à l’amphithéâtre. « Il y aura une tente (vela erunt) ! » ajoute le chef de la troupe ou de la famille des gladiateurs, comme on disait en ce temps-là. On peut s’abstenir de descendre jusqu’à la maison du cithariste, celle qu’on fouille devant les souverains et où l’on retrouve toujours quelque chose; on peut négliger aussi celle de Cornélius Rufus, bien qu’elle soit vaste et belle, et qu’elle conserve encore le buste en marbre de ce vénérable inconnu : elle est trop dépouillée pour nous instruire; mais un peu plus près du Forum, dans la même rue (celle d’Holconius), en face des nouveaux thermes, s’ouvre une habitation toute fraîche encore : à droite est une boutique derrière laquelle, dans une sorte de laboratoire, apparaissent encore de grandes vasques en maçonnerie couvertes d’un enduit très dur, et qui servait peut-être à teindre les laines. La chaux paraît rongée et saupoudrée d’une substance noirâtre, où la chimie a reconnu du sulfate de fer. Ce pourrait donc être une boutique de teinturier. La porte en avait disparu, comme toutes les constructions en bois; mais la cendre durcie en a gardé l’empreinte. M. Fiorelli a donc pu la dessiner exactement. Elle se composait de neuf volets s’emboîtant l’un dans l’autre dans une rainure encore marquée sur le seuil. Cette sorte de devanture était interrompue sur un point où la coulisse n’apparaît plus; là devait tourner la vraie porte, qui s’ouvrait en dedans et se fermait au moyen d’une forte serrure. Le philosophe Sénèque parle quelque part d’un pythagoricien qui, passant devant la boutique d’un cordonnier et la trouvant close, parce que l’homme était mort, n’en insinua pas moins quatre deniers qu’il lui devait par une fente du claustrum, dont les jointures s’étaient écartées. Ce claustrum devait être une cloison pareille à la porte du teinturier pompéien.

La maison s’ouvre à gauche de la boutique, deux piliers en marquent l’entrée; ils sont couverts de placards peints, suivant l’usage, en lettres rouges et effilées sur la pierre ou sur le stuc. On lit sur le pilier de gauche : Capellam d. v. i. d. o. v. f., en toutes letres : Capellam duum virum juri dicundo oro vos faciatis, en français : « je prie que vous choisissiez Capella pour édile rendant la justice. » Sur le pilier de droite : Popidiuni œd. Proculus rogat (Popidium œdilem Proculus rogat), « Proculus invoque Popidius pour édile. » Je me demande si ces deux sortes de recommandations électorales, symétriquement placées à droite et à gauche de l’entrée, n’auraient pas eu pour objet d’indiquer aux passans, pour les désigner à leurs suffrages, les candidats au duumvirat et à l’édilité proposés par le maître de la maison. Si ma conjecture est juste, nous allons donc entrer chez le Pompéien Proculus.

C’est un nom qui ne m’est point inconnu : je l’ai revu sur un autre mur, dans une ruelle voisine, ou du moins peu éloignée, et justement à propos de manœuvres électorales. En ceci comme en tout, les Romains nous ont devancés, sinon dépassés. Ils furent nos dignes pères et nos maîtres. Voici l’inscription qui le prouve (encore une découverte toute nouvelle) : Sabinum œdilem Procule fac et ille te faciet. « O Proculus, nomme Sabinus édile, et il te nommera. » Mais Proculus ne céda point à ces suggestions et maintint la candidature de Popidius. Voilà tout ce que je sais de lui : rien n’empêche donc de présumer que sa maison fut celle d’un galant homme. Entrons-y, mais il ne faut pas s’attendre à trop de magnificence. Les romanciers et même les archéologues qui s’extasient sur les splendeurs de Pompéi se trompent et nous trompent. Ce n’était qu’une petite ville, avec de petits temples, de petites rues et de petites maisons. Celle de Proculus, qui compte parmi les belles, tiendrait tout entière, avec ses deux cours et la vingtaine de pièces qui composent son rez-de-chaussée, peut-être même avec tout son étage supérieur y compris la toiture, dans une seule grande salle de nos palais.

Si les lecteurs encore étrangers à ce genre d’études veulent se faire une idée d’une maison romaine, qu’ils se figurent une disposition intérieure pareille à celle du Palais-Royal de Paris, c’est-à-dire une cour et un jardin, la cour devant et le jardin derrière, l’un et l’autre entourés de galeries. Qu’on diminue maintenant toutes les proportions en abaissant les étages, en rapprochant les murs, en changeant le style, en substituant une colonnade aux arcades, en perçant de petites chambres à la place des boutiques, enfin qu’on égaie tout cela de vives peintures éclatant au soleil, et l’on aura les maisons pompéiennes. Ce qui les distinguait surtout, c’étaient les deux cours (l’atrium et le péristyle) séparées l’une de l’autre par une grande chambre, le tablinum, qui servait de galerie pour les tableaux de famille, de bibliothèque pour les archives, quelquefois même de salle à manger. Le tablinum étant ordinairement fermé au fond par une draperie, une porte et quelquefois même par un mur, un ou deux petits couloirs (fauces) menaient d’une cour à l’autre. — L’atrium était la partie publique et en quelque sorte l’antichambre de la maison. Il ne s’y trouvait guère d’autre pièce que le tablinum et les alœ (littéralement les ailes) où le patron recevait ses cliens. La cour pouvait d’ailleurs servir de salle d’audience, quatre toits en appentis l’abritant presque toute et ne laissant à découvert que la partie centrale, où l’eau de pluie tombait dans un bassin nommé l’impluvium. — Le péristyle était la partie privée de la maison, l’habitation de la famille : il se composait en général d’un jardin entouré d’une colonnade formant un portique autour duquel s’ouvraient les cubicula, le triclinium et l’œcus ou l’exedra, c’est-à-dire les chambres à coucher, la salle à manger et le salon; ce dernier, faisant face au tablinum, régnait au fond du péristyle. Toutes les maisons de Pompéi étaient à peu près construites sur ce plan; on peut maintenant s’orienter dans celle de Proculus.

La porte à deux battans a disparu, comme toutes les portes; mais voici l’allée, ou, comme disaient les Latins, le prothyrum. Les peintures commencent déjà sur les murs, partagés en panneaux où flottent des nymphes, dansent des amours, volent des oiseaux, courent des guirlandes et repose un buste de sphinx : le tout fort effacé, parce que ce couloir fut découvert il y a déjà huit ans. On le franchit en quelques pas et l’on entre dans l’atrium. Cette première cour paraît fort simple au premier regard, et l’on pense d’abord que Proculus devait être un pauvre homme. Le pavé est en simple brique battue et rayée de morceaux de marbre rangés comme les cailloux du Petit-Poucet. L’impluvium n’est pas même revêtu de cette croûte de marbre blanc qui pare les bassins des maisons les plus vulgaires; mais un regard plus attentif jeté sur l’atrium suffit pour dissiper cette première impression : on réparait évidemment cette cour au moment de la catastrophe; tout était sens dessus dessous quand on l’a déblayée. On y a trouvé des soucoupes en terre cuite contenant des couleurs, un compas de bronze, une serrure avec son loquet dessoudé, mille outils qui n’étaient certainement pas à leur place. Enfin, dans une aile (ala) qui devait compter parmi les chambres nobles, était entassée toute la batterie de cuisine de la maison, des débris de trépieds, des grils, des chaudières, une casserole avec son manche à tête de bélier, des pots de bronze, des amphores renversées servant de fourneaux, une hache à fendre le bois, même un grelot appartenant sans doute au collier d’un animal. Tout cela devait se trouver exceptionnellement dans l’ala. En supposant même que cette aile fût une salle à manger, ce n’est pas là qu’on met les marmites. Ajoutez à ce désordre celui qu’y apportèrent l’éruption d’abord et après l’éruption la rapacité des hommes, car la maison fut évidemment fouillée bien avant Charles III. Dans une des chambrettes entourant l’atrium, on ne trouva rien que des pelles, des pioches, des crocs, et d’autres instrumens pareils. Les parois étaient enfoncées et la place nette, preuve certaine que des paysans des environs, qui ne connaissaient pas les lieux ni les portes, étaient entrés là de tous côtés, comme ils avaient pu, par les murs. On peut suivre la trace de ces voleurs jusque dans une boutique à gauche attenant à la maison : ils la dévalisèrent de fond en comble, en ne laissant aux buffets que la trace des rayons. C’étaient peut-être des antiquaires. Qu’on ne s’étonne donc pas si l’atrium paraît pauvre, et donne au premier regard une piteuse idée de Proculus. Cette impression disparaît après un court examen, surtout à l’aspect des fraîches et vives couleurs qui charment les yeux. Le décorateur a partagé les murs en panneaux rouges séparés par des pilastres noirs et appuyés sur un soubassement imitant le marbre. Deux petites peintures près de l’entrée étaient encore en place et très visibles quand je les aperçus pour la première fois : l’une représente un vieux Silène et un Bacchus enfant ; l’autre, beaucoup plus curieuse, offre sur fond jaune une tête singulière, cornue et barbue, dont les cornes sont formées de pattes de crabe, et dont la longue barbe s’enroule symétriquement, à droite et à gauche, en spirales régulières, en méandres ondoyans qui figurent des herbes marines ou imitent les vagues de la mer. Tout porte à croire que c’est la tête du dieu Océan.

Parmi les objets découverts dans l’atrium, on en a retrouvé si haut au-dessus du sol, qu’ils devaient être tombés de l’étage supérieur, notamment deux squelettes brisés dont les os s’éparpillaient dans la pierre ponce. Une pauvre poule qui voletait pendant la catastrophe a péri en même temps : on a aussi retrouvé ses os. Enfin une femme avait réuni tous ses trésors, son monde féminin, comme on disait à Rome : bijoux, ornemens en or, chapelet d’amulettes, et s’était attardée sans doute à les recueillir. Quand elle prit la fuite, il n’était plus temps, elle tomba foudroyée. On a retrouvé son squelette à l’entrée du tablinum, et à côté d’elle étaient dispersés les joyaux qui lui avaient coûté la vie. La femme est toujours la même dans toutes les situations et dans tous les siècles. Lors de l’épouvantable éruption de 1764, les religieuses de Torre-del-Greco se laissèrent presque brûler vives par les torrens de lave qui enveloppaient leur couvent; elles n’en voulaient pas sortir, elles cherchaient leurs confitures.

L’atrium de la maison de Proculus est entouré de petites pièces parmi lesquelles, chose curieuse, on compte plusieurs chambres à coucher (cubicula), ce qui contrarie un peu les théories des savans sur la partie antérieure de la maison romaine. L’exiguïté même de ces cabinets en prouve la destination ; on trouve de plus dans l’un de ces cubicula une fissure où devait être introduit le bord d’un lit assez large pour deux. Dans un autre, à gauche de l’atrium, s’est dévoilée une singulière peinture, une tête très brune, à cheveux courts et à lèvres épaisses, peut-être une tête d’Africain, en tout cas un visage très particulier, point idéal. Une jeune femme parle à ce moricaud, et ce n’est point une déesse. La mythologie ne nous apprend rien qui se rapporte à ce sujet; c’est donc apparemment un portrait, rareté singulière, peut-être unique. Un autre cubiculum de la même maison est décoré de médaillons où rient des bustes de bacchantes et de satyres tenant une coupe, ou enlacés l’un à l’autre, ou se parlant à l’oreille. L’une des bacchantes repousse un vieux Silène. C’est toute une galerie consacrée à Bacchus. Dans un coin de la pièce, une femme ou un homme, coiffé du bonnet phrygien (Vénus ou Pâris, sur ce point les opinions diffèrent), porte sur son épaule un petit Amour et regarde sournoisement les sept bacchantes, ou les sept hyades selon M. Minervini. Au-dessous de Pâris ou de Vénus, un amateur a peint grossièrement un navire portant un gros rat. Était-ce une épigramme obscène? Un passage d’Élien, cité par M. Fiorelli, le ferait croire et pourrait expliquer cette peinture.

Il nous reste à parcourir les deux ailes et le tablinum. L’aile droite est celle où l’on trouva toute la batterie de cuisine; l’aile gauche nous offre quelques peintures, entre autres un Apollon embrassant une Daphné qui se débat : un petit amour se lève sur la pointe des pieds pour tirer le voile de la jeune fille. On aperçoit sur un autre mur un groupe de Persée et d’Andromède. Enfin un troisième tableau, fort endommagé, ne présente plus que trois paires de jambes : on y a reconnu celles d’Hercule, qui, suivies de celles d’un prêtre, marchent vers celles d’un héros nu. Ces trois sujets d’Hercule, Persée, Apollon, sont-ils réunis là par hasard ou de parti-pris? — De parti-pris assurément, répond M. Minervini, savant à l’allemande, érudit ingénieux, qui demande toujours le pourquoi. Je ne le suivrai pas dans cette recherche, où il remue ciel et terre, en avocat consommé, pour établir la préméditation du décorateur : il vaut mieux y renvoyer les savans, qui ne manqueront pas d’admirer ce tour de force archéologique.

Le tablinum est joli, pavé en briques battues entrecoupées de carrés de marbre et de mosaïques; les murs jaunes à raies rouges, blanches et noires, présentent des constructions bizarres, des figures flottantes, des chèvres et des sphinx, de petits vases agréablement groupés, un ou deux sujets connus, une Léda montrant à Tyndare les nouveau-nés sortis de l’œuf, le tout surmonté d’une terrasse à parapet du haut de laquelle un petit homme et une petite femme nous regardent. Ce tablinum paraît ouvert sur l’atrium et sur le péristyle; mais des traces de chambranle accusent les portes qui devaient le fermer des deux côtés.

On connaît maintenant la première cour et ses dépendances. Pour entrer dans la seconde, il faut s’engager dans les couloirs (fauces) barrés autrefois par une poutre, et chacun remarquera en passant une figure de gladiateur, armé d’un casque, d’une targe et d’une courte épée, peinte grossièrement sur le mur. Chose très étrange, on a retrouvé des armes pareilles dans une des boutiques attenant à la maison; elles gisaient assez haut au-dessus du sol, et par conséquent devaient être tombées de l’étage supérieur; il paraît donc que Proculus avait un gladiateur pour hôte ou pour locataire. Avec un peu d’imagination et de bon vouloir, nous ferons connaissance avec tous les habitans de la maison. Parmi eux, il s’en trouvait un, notoirement malade ou ennuyé, de plus poète. Un jour de tristesse, il avait écrit avec un clou ou avec la pointe de son couteau, sur un mur de ce corridor, un distique indéchiffrable; mais M. Fiorelli a réussi à le rétablir, et M. Minervini à le compléter comme suit :

Multa mihi curæ : somnus cum presserit artus,
Has ego mancinas[6] stagna refusa dabo.

« J’ai beaucoup de souris, mais je vais me coucher, et quand je dormirai bien, je jetterai à l’eau (dans l’eau du Léthé) toutes mes peines. »


Cependant, le mot de somnus ayant été ajouté par M. Minervini pour remplir le vers, il est permis de croire encore que notre Pompéien aux membres malades se proposait d’aller se noyer dans la mer, ou tout bonnement prendre un bain de vapeur dans les thermes.

Nous voici dans le péristyle, qui n’a rien de particulier. Les forts piliers qui l’entouraient devaient soutenir un second rang de colonnes dont on aperçoit quelques traces. Un jardin verdoyait au milieu, égayé par deux fontaines; au fond du jardin, un petit groupe en marbre, un peu fruste et encore à sa place, représentait un enfant pressant une oie dans son bras droit et inclinant un vase d’où l’eau s’épanchait formant cascade sur trois petits gradins, et coulait ensuite par une rigole dans un vaste bassin carré, d’une belle profondeur, orné de plaques de marbre et d’une corniche élégante. On distingue encore dans les parois du bassin les crocs en fer où demeuraient suspendues les provisions qu’on voulait tenir au frais. Les Italiens d’autrefois, comme ceux d’aujourd’hui, ne craignaient pas de montrer les coulisses de la cuisine.

Deux inscriptions marquées à la pointe sur les colonnes du péristyle indiquent le métier de Proculus. L’une était une sentence de négociant, traduite ainsi par M. Fiorelli : « si tu cherches la fortune, répands beaucoup, et recueille. » L’autre, une note très curieuse, a été interprétée par M. Minervini dans les termes suivans : « 8 juillet. — Deux cents livres de graisse et deux cent cinquante poignées d’ail. » C’était beaucoup trop pour la consommation d’un petit ménage. Une pareille provision d’ail aurait coûté 2,400 deniers d’après le tarif publié par Dioclétien quelque temps plus tard. Il est donc présumable que Proculus faisait commerce d’ail, et se servait pour ce négoce d’une boutique donnant sur la rue et communiquant avec sa maison. Je note le fait à son honneur : cela prouve que les épiciers pompéiens ne dédaignaient pas les arts, et qu’ils pouvaient décorer très joliment leur logis, tout en vendant de l’ail et de la graisse. En effet, sans nous attarder aux peintures d’un salon et d’une salle à manger ouverts à l’entrée du péristyle (les dernières sont des marines) ni de quelques cabinets latéraux qui servaient de chambres à coucher, nous trouvons dans les trois salles du fond, faisant face au tablinum, de précieux tableaux qui mériteraient une longue étude. Je passe, pour abréger, ceux des chambres latérales, bien que le triclinium à gauche nous montre un Achille surpris par Ulysse parmi les filles de Lycomède et un Jugement de Pâris qui pourraient nous retenir une heure. Je m’arrête dans la salle du milieu, la plus belle de la maison, pavée en carrés de marbre et creusée au centre en bassin de fontaine, ce qui suppose une ouverture dans le toit; c’est une miniature d’atrium.

Chacun des trois murs offre une peinture capitale; celle du fond, très endommagée, représente un Narcisse se mirant dans l’eau; on ne voit que son image. Un petit amour cherche à éteindre un flambeau renversé dans la fontaine; un hermès de Priape est adossé dans le fond à un autel de Bacchus. La peinture à gauche est une des plus expressives que je connaisse. Un hermaphrodite s’y penche, en fléchissant avec un air de tristesse et de défaillance, sur l’épaule de Silène, qui joue de la lyre à contre-cœur, tandis qu’un joli petit amour ailé marche en soufflant dans la double flûte. Une bacchante contemple mélancoliquement cet être douteux qui déconcerte ses désirs; un satyre, stupéfait regarde et recule. L’hermaphrodite est charmant dans son attitude abandonnée et languissante; il porte deux flambeaux renversés, emblèmes funèbres : la vie doit fatalement s’éteindre dans la confusion de ces deux natures qui ne peuvent la donner. Il y a une intention marquée dans le rapprochement de ces deux sujets, l’Hermaphrodite et Narcisse. Ils se touchent de près dans les fables antiques comme dans la maison de Proculus, et tous deux, connue dépaysés dans les mythes païens, qui étaient les fastes de la fécondité, expriment piteusement les amours stériles. Voilà peut-être pourquoi la troisième peinture, placée là comme contraste, célèbre une des gloires de Bacchus. Une femme nue, vue de dos, une Ariane callipyge, est couchée à ses pieds; un faune vient de soulever son voile : elle était endormie, mais un génie sombre aux ailes brunes, le Sommeil sans doute, s’éloigne d’elle et va s’envoler. Bacchus approche, heureux vainqueur, le thyrse à la main, la tête couronnée de lierre, Bacchus androgyne, exprimant l’universelle génération, et derrière lui pêle-mêle, du haut d’une montagne, descendent le gros Silène, les satyres, les bacchantes agitant leurs bras, choquant des cymbales, sonnant des fanfares. — Évohé! crient toutes ces voix joyeuses, évohé! — La vie éclate et déborde : c’est le triomphe de l’amour.

Redescendons maintenant sur la terre. Outre ces remarquables peintures, la maison de Proculus contenait quelques objets curieux lorsqu’elle fut découverte, notamment une amphore portant la marque suivante : Frut. T. Claudio IIII, L. Vitellio III cos., ce qui voulait dire que l’amphore contenait du vin cuit (frutum) datant du quatrième consulat de Claudius et du troisième de Vitellius, c’est-à-dire de l’an 47 de notre ère, vingt-deux ans avant l’éruption. On faisait donc cuire le vin de Pompéi pour qu’il durât plus de dix années, et l’on en indiquait l’âge par la date des consulats, comme faisaient les vignerons de Rome. Une autre amphore, trouvée également dans ce péristyle, se vantait de contenir du vin de Cos. C’était une liqueur très célèbre chez les anciens, estimée de Caton, chantée par Horace. On la préparait avec le plus grand soin et on la mélangeait à l’eau de mer, qui perdait avec le temps son goût salé. Proculus avait donc une cave recommandable.

Outre beaucoup d’ustensiles de ménage, une belle conque de bronze, un joli brasier circulaire soutenu sur un trépied de fer par trois oies aux ailes déployées, et d’énormes tas de charbon (il a fallu pour les enlever trois charrettes), on a recueilli dans ce même endroit un petit gril; on l’enferma aussitôt sous verre. Il était resté dix-huit siècles, sous la cendre du Vésuve, en parfait état de conservation : dès qu’il fut dans la vitrine, il s’émietta petit à petit; au bout de six mois, il n’en restait plus que des brisures.

Un dernier regard au posticum et à la cuisine. Le posticum était une porte de derrière donnant du péristyle dans la rue; on esquivait par là les fâcheux et l’on introduisait les intimes. Quant à la cuisine, étroite, retirée et cachée, elle ressemblait à toutes les autres et communiquait par une grande fenêtre avec l’une des salles à manger, le triclinium aux marmites. Comme dans la plupart des maisons napolitaines, le réduit le plus ignoble de la maison se trouvait dans cette pièce, tout près des fourneaux. De l’autre côté régnait une grande table de marbre assez pareille aux nôtres, au bout de laquelle un archéologue français, M. de Longpérier, a remarqué le premier un petit creux où le cuisinier de Proculus pilait probablement le sel, comme font nos cuisinières.

Du posticum, si l’on revient au tablinum, pièce centrale qui regarde les deux cours, on est dans l’endroit le plus favorable pour essayer de reconstruire, avec un léger effort d’imagination, la demeure de Proculus telle qu’elle était il y a dix-huit cents ans. D’un côté règne l’atrium, qui n’est pas strictement une cour, mais une grande salle avec une ouverture carrée au milieu du plafond; le toit ne repose pas sur des piliers, mais court autour des parois, soutenu par de grandes poutres horizontales. Sous l’ouverture du toit, au milieu du plancher ou plutôt du pavé formé de briques battues, se creuse l’impluvium, recevant l’eau pluviale et la renvoyant dans une citerne. Des deux côtés de la salle sont rangées les portes qui mènent aux ailes et aux chambres à coucher. En face se resserre l’allée, le prothyrum, qui mène à la rue. Tous les murs sont peints de couleurs fraîches et vives, et la singulière tête de l’Océan, qui semble un chapiteau retourné, étonne le visiteur avec sa grande barbe roulée en volutes. Si l’on tourne le dos à l’atrium, on voit le péristyle se déployer comme un cortile de couvent encadré dans deux étages de colonnades, et de galeries. Un jardin fleurit autour du grand bassin; l’amorino sculpté, pressant une oie, verse dans un canal l’eau de son urne, et cette eau, clapotant d’abord sur l’étagère de marbre, rejaillit ensuite avec un frais murmure de la fontaine où elle est allée se jeter. Au fond, l’exèdre, derrière sa tapisserie soulevée, montre ses peintures amoureuses, et autour des galeries, à traversées, colonnes et les feuillées, apparaissent les portes ou les draperies des chambres, les décorations capricieuses des parois, toutes ces couleurs voyantes qui éclatent si bien à l’air libre et au ciel ouvert. Il ne reste plus qu’à meubler la maison antique. Qu’on replace donc autour du jardin les bancs de bronze couverts de coussins et de draperies, les sièges de toute sorte, depuis la chaise jusqu’à l’escabeau, les tables élégantes et légères, les brasiers sculptés, les hauts candélabres; qu’on se figure les salles à manger avec leurs lits en fer à cheval, avec la grande armoire qui pouvait contenir les images vénérées des ancêtres; qu’on remette à leur place ces mille curiosités utiles qui servaient à la joie des yeux et aux besoins de la maison. Qu’on repeuple enfin cette solitude, qu’on évoque les hommes qui devaient l’animer, — d’abord les esclaves! Où est le portier, l’ostiarius ? Je ne vois pas sa loge; il couchait peut-être dans l’allée, sur un matelas. Quant à l’institor, qui vendait les denrées de Proculus, je reconnais sa chambre attenante à la boutique; il venait donc nuit et jour dans l’atrium. Les cubicula supposent des cubicularii, qui faisaient le service des alcôves, sans compter les cosmetœ les ornatrices, qui appartenaient à la femme de Proculus. Ajoutons le cuisinier et ses marmitons, car les Romains ne voulaient pas de femmes dans la cuisine, enfin un esclave qui tranchait avec les autres, ayant quelque littérature: c’était le pédagogue des enfans ou l’archiviste de la maison. C’est lui qui écrivit un jour à la pointe, sur un mur du triclinium, à 3 mètres au-dessus du sol, ces deux mots très latins : sodales, avete ! (salut, camarades!) A l’étage supérieur habitait le gladiateur dont une inscription nous a conservé le nom ; il s’appelait Primus, et ce singulier locataire devait préoccuper toute la maison, puisqu’un des maîtres, probablement un enfant gâté qui pouvait tout se permettre, l’avait peint à sa manière dans le corridor, au bas du mur. Il trônait donc partout, ce héros de l’antique empire, comme les héros de nos fêtes populaires, les funambules au maillot souverain !

Il faut enfin compter les maîtres, assez nombreux, n’en mît-on qu’un par cubiculum, la femme de Proculus, qui croit aux maléfices et qui tient si fort à ses bijoux, à ses amulettes, parmi lesquels étincelait une abeille précieuse taillée dans un onyx, puis les pratiques, les cliens inondant l’atrium, les uns pour négocier des affaires, les autres pour solliciter l’appui du maître, Sabinus, qui veut être édile pour obtenir une voix en échange de celle qu’il vient offrir. Au milieu d’eux se pavane Proculus, homme d’importance et de capacité, qui protège les arts et vend de la graisse. Tout cela ne ressemble en rien aux palais de Scaurus décrits par Mazois, ni même aux ambitieuses inventions du romancier Bulwer : cela est borné, serré, bourgeois, grand comme la main, mais frais et gai, plein d’éclat et de charme, une chose de rien où étincelaient pourtant la splendeur et la grâce antiques, comme le soleil dans une goutte d’eau.

Cependant la terre s’est ébranlée plusieurs fois, et quelque chose comme une trombe de poussière toujours plus épaisse a tourbillonné dans le ciel. Depuis quelques jours, on entendait parler de géans qui, tantôt dans la montagne, tantôt dans la plaine, passaient dans l’air; ils ressuscitent maintenant et se dressent de toute leur hauteur dans des tourbillons de fumée, où l’on entend un bruit étrange, un formidable mugissement de clairons, puis des coups de tonnerre éclatant l’un sur l’autre, — et la nuit est venue, une nuit d’horreur : de larges flammes embrasent les ténèbres. On crie dans les rues : C’est le Vésuve qui a pris feu! — Aussitôt les Pompéiens s’enfuient pêle-mêle, effarés, éperdus, comme une armée en déroute poursuivie par un ennemi terrible et mystérieux qui fond sur elle armé d’éclairs, et de tous côtés l’enveloppe et l’étouffe. Le jour est venu, et pourtant les ténèbres demeurent, — non celles d’une nuit sans lune, mais celles d’une chambre fermée et sans flambeau. A Misène, où était Pline le Jeune, qui a raconté la catastrophe, on n’entendait que des cris d’enfans, d’hommes et de femmes, s’appelant, se cherchant, ne se reconnaissant qu’à la voix, invoquant la mort, éclatant en pleurs ou en cris d’angoisse, et croyant que c’était l’éternelle nuit où les hommes et les dieux allaient s’anéantir. Puis tomba une pluie de cendre si épaisse qu’à sept lieues du volcan il fallait se secouer sans relâche pour n’en être pas étouffé. Cette cendre alla, dit-on, jusqu’en Afrique, et en tout cas jusqu’à Rome, où elle remplit l’air et cacha le jour, si bien que les Romains épouvantés se dirent : C’est l’univers entier qui se retourne; le soleil va tomber sur la terre pour s’y éteindre, la terre monter au ciel pour s’y embraser. Enfin, raconte Pline, la lumière revint peu à peu, l’astre qui la répand reparut, mais pâle comme dans une éclipse. Tout était changé autour de nous, la cendre, comme une neige épaisse, avait tout couvert.

On n’a soulevé qu’au siècle dernier ce linceul immense, ce linceul de cendre, et les fouilles ont raconté le désastre de Pompéi avec une éloquence que Pline lui-même, malgré les ressources de son style et l’autorité de son témoignage, n’a pu déployer. On a surpris comme en flagrant délit le terrible exterminateur dans les ruines qu’il avait faites. Toutes ces maisons sans toit, rasées à la hauteur du premier étage et livrant leurs murs au soleil, ces colonnades qui ne supportent plus rien, ces temples ouverts de tous côtés, sans fronton ni portique, cet air de désolation, de détresse et de dénûment qui ressemble à un lendemain d’incendie, tout cela suffirait pour serrer le cœur; mais il y a plus encore, il y a les squelettes qu’on retrouve à chaque pas dans ce voyage de découvertes au milieu des morts, et qui trahissent les angoisses et les épouvantes de la dernière heure. Il y a ce soldat fidèle qu’on a surpris dans une guérite ou dans une tombe, une main sur sa bouche et l’autre sur sa lance; il y a cette mère et ses trois enfans réfugiés dans un autre sépulcre que le volcan mura aussitôt sur eux; il y a la famille de Diomède, dix-sept morts étouffés dans une cave, où l’un d’eux, une jeune fille, incrusta son sein dans la cendre humide; il y a ces deux squelettes qu’on découvrit un jour étroitement embrassés dans une boutique près des thermes : ils étaient de sexes différens, et leurs dents étaient jeunes; il y a six cents cadavres enfin, peut-être davantage, dont chacun raconte un poignant épisode de la catastrophe immense où ils furent anéantis !

Voyez cette maison de Proculus que nous venons de visiter : que de choses elle raconte ! Cet écroulement de l’étage supérieur, ces squelettes en morceaux qui en tombèrent, ces armes que le gladiateur n’eut pas le temps d’emporter, ces morts retrouvés dans un œcus du péristyle, cette absence de monnaies prouvant que les hôtes avaient pris avec eux leur argent, laissant derrière eux la pauvre femme au chapelet d’amulettes : que de révélations sur le dernier jour de Pompéi ! Cependant les dernières fouilles ont amené une découverte d’un intérêt plus dramatique encore.

Un jour, dans une petite rue, sous des amas de débris, on aperçut un espace vide au fond duquel apparaissaient des ossemens. On appela en hâte M. Fiorelli, qui eut une idée lumineuse. Il fit délayer du plâtre, qu’on versa aussitôt dans le creux, et la même opération fut renouvelée sur d’autres points où l’on avait cru voir des ossemens semblables, après quoi l’on enleva soigneusement la croûte de pierre ponce et de cendre durcie qui avait enveloppé, comme dans des châsses, ce quelque chose qu’on cherchait à découvrir… Et ces matières enlevées, on eut sous les yeux quatre cadavres. Tout le monde peut les voir maintenant dans le musée de Pompéi ; rien de plus saisissant que ce spectacle. Ce ne sont pas des statues, mais des corps humains moulés par le Vésuve et conservés dans cette enveloppe de cendre qui reproduit les vêtemens et la chair, presque la vie. Les os percent à et là certains endroits où la coulée n’a pu parvenir. Il n’existe nulle part rien de pareil. Les momies égyptiennes sont nues, noires, hideuses : elles n’ont plus rien de commun avec nous, elles sont arrangées pour le repos éternel dans une attitude consacrée ; mais les Pompéiens exhumés sont des êtres humains qu’on voit mourir.

L’un de ces corps est celui d’une femme auprès de laquelle on a relevé quatre-vingt-onze pièces de monnaie, deux vases d’argent, des clés et des bijoux. Elle fuyait donc, emportant ces objets précieux, quand elle tomba dans la petite rue. On la voit encore couchée sur le côté gauche. On distingue fort bien sa coiffure, le tissu de ses vêtemens, deux anneaux d’argent qu’elle porte au doigt ; l’une de ses mains est cassée ; on voit la structure cellulaire de l’os ; le bras gauche se lève et se tord, la main délicate est crispée, on dirait que les ongles sont entrés dans la chair ; tout le corps paraît enflé, contracté ; les jambes seules, très fines, demeurent étendues : on sent qu’elle s’est débattue longtemps dans d’horribles souffrances. Son attitude est celle de l’agonie, non celle de la mort.

Derrière elle étaient tombées une femme et une jeune fille. La plus âgée, la mère peut-être, était d’humble naissance, à en juger par l’ampleur de ses oreilles; elle ne portait au doigt qu’un anneau de fer; sa jambe gauche, levée et ployée, montre qu’elle aussi a lutté, souffert, moins pourtant que la noble dame : les pauvres perdent moins à mourir. Tout près d’elle est couchée la jeune fille, comme si elles dormaient toutes deux sur un même lit, l’une à la tête et l’autre aux pieds; leurs jambes se croisent. Cette jeune fille, presque une enfant, produit une étrange impression. On voit très exactement le tissu, les mailles de ses vêtemens, les manches qui descendaient jusqu’au poignet, quelques déchirures çà et là qui laissaient la chair nue et la broderie des petits souliers dans lesquels elle marchait; on voit surtout sa dernière heure comme si on était là, sous la colère du Vésuve. Elle avait relevé sa robe sur sa tête comme la fille de Diomède, parce qu’elle avait peur. Elle était tombée en courant, la face contre terre, et, ne pouvant se relever, elle avait appuyé sur un de ses bras sa tête frêle et jeune. L’une de ses mains est entr’ouverte comme si elle y avait tenu quelque chose, peut-être le voile qui la couvrait. On voit les os de ses doigts percer le plâtre. Le crâne est luisant et poli, les jambes sont relevées en arrière et posées l’une sur l’autre; Elle n’a pas souffert longtemps, la pauvre fille; mais c’est elle qui fait le plus de peine à voir: elle n’avait pas quinze ans.

Le quatrième corps est celui d’un homme, une sorte de colosse. Il s’était couché sur son dos pour mourir bravement, étendant ses bras et ses jambes, qui n’ont pas remué. Ses vêtemens sont très nettement marqués, les braies visibles et collantes, les sandales lacées aux pieds et l’une d’elles percée par l’orteil, les clous des semelles apparens, le ventre nu et gonflé comme celui des autres cops, peut-être sous l’influence de l’eau dont fut pétrie la cendre. Il porte à l’os d’un doigt un anneau de fer; sa bouche est ouverte; il lui manque quelques dents; son nez et ses joues se dessinent vigoureusement; : les yeux et les cheveux ont disparu, mais la moustache persiste. Il y a quelque chose de martial et de résolu dans ce beau cadavre. Après les femmes, qui ne voulaient pas mourir, on voit l’homme intrépide au milieu des ruines qui l’écrasent : impavidum ferient ruinœ...

il faut s’arrêter ici, car cette ville retrouvée de Pompéi, que les travaux poursuivis avec tant d’ardeur depuis deux ans nous ont permis d’observer sous tous ses aspects, ne peut rien nous offrir qui approche de ce drame encore palpitant. C’est la mort violente avec ses tortures suprêmes, la mort qui souffre et se débat, prise sur le fait après dix-huit siècles.


MARC-MONNIER.

  1. Pompeianarum Antiquitatum historia, etc.
  2. On s’étonne aujourd’hui de voir les rudes mains des galériens occupées à ces œuvres délicates. C’est que Charles III ne savait que faire des innombrables prisonniers qu’il avait en son pouvoir. Outre les criminels du royaume, il entretenait par milliers des pirates et des corsaires qu’il avait pris dans ses expéditions contre les Barbaresques. C’étaient eux, en grande partie, qui travaillaient au château de Caserte, le Versailles napolitain. Cette magnifique construction fut entreprise avec 2,000 ouvriers, réduits à 600 en 1765. De ces derniers, 200 seulement étaient libres; tous les autres forçats ou esclaves; parmi les esclaves, on comptait 165 Turcs et 169 mahométans baptisés. « On est très peu content de leur travail, dit Lalande dans son Voyage d’un Français en Italie. On emploie 250 hommes pour les garder, il y en a toujours qui s’échappent, et il y en a peu qui travaillent utilement. » Ajoutez qu’à Pompéi les forçats liés deux à deux, traînant des chaînes qui frottaient les mosaïques et heurtaient les constructions fragiles, faisaient plus de mal que de bien. Ils étaient surveillés, mais les surveillans auraient dû l’être eux-mêmes. Quis custodiet ipsos custodes ? aurait demandé Juvénal.
  3. A la fin de son règne, Ferdinand II réduisit à 10,000 francs la somme destinée à ces travaux: encore la trouvait-il beaucoup trop forte.
  4. Entre autres par sa précieuse publication des inscriptions osques et son plan de Pompéi, remplissant quarante-deux planches, qui, réunies, mesurent une surface de 140 palmes carrés (le palme équivaut à 20 centimètres).
  5. J’ai adopté ici l’explication de M. Fiorelli, qui me paraît inattaquable. Je note cependant qu’un savant étranger, M. Kiessling, a interprété différemment cette intéressante peinture : il y croit reconnaître Énée blessé par Diomède et guéri dans sa maison, et il voit dans le fond la déesse Artémis apportant sa plante miraculeuse.
  6. Ce mancinas, mot nouveau, vient probablement de mancus, et indique une détérioration physique ou morale.