Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/X/04

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 534-541).

IV

Scarabée

Kolia, l’air important, s’adossa à la barrière, attendant l’arrivée d’Aliocha. Il avait beaucoup entendu parler de lui par ses camarades, mais toujours témoigné une indifférence méprisante à ce qu’ils lui rapportaient à son sujet. Néanmoins dans son for intérieur il désirait beaucoup faire sa connaissance ; il y avait, dans tout ce qu’on racontait d’Aliocha, tant de traits qui attiraient la sympathie ! Aussi le moment était-il grave ; il s’agissait de sauvegarder sa dignité, de faire preuve d’indépendance : « Sinon, il me prendra pour un gamin comme ceux-ci. Que sont-ils pour lui ? Je le lui demanderai quand nous aurons fait connaissance. C’est dommage que je sois de si petite taille. Touzikov est plus jeune que moi et il a la moitié de la tête en plus. Je ne suis pas beau, je sais que ma figure est laide, mais intelligente. Il ne faut pas non plus trop m’épancher ; en me jetant tout de suite dans ses bras il croirait… Fi, quelle honte, s’il allait croire… »

Ainsi s’agitait Kolia tout en s’efforçant de prendre un air dégagé. Sa petite taille le tourmentait plus encore que sa « laideur ». À la maison, dès l’année précédente, il avait marqué sa taille au crayon sur le mur, et tous les deux mois, le cœur battant, il se mesurait pour voir s’il avait grandi. Hélas ! il grandissait fort lentement, ce qui le mettait parfois au désespoir. Quant à son visage, il n’était nullement « laid », mais au contraire assez gentil, pâle, semé de taches de rousseur. Les yeux gris et vifs regardaient hardiment et brillaient souvent d’émotion. Il avait les pommettes un peu larges ; de petites lèvres plutôt minces, mais très rouges ; le nez nettement retroussé, « tout à fait camus, tout à fait camus ! » murmurait en se regardant au miroir Kolia, qui se retirait toujours avec indignation. « Et je ne dois même pas avoir l’air intelligent », songeait-il parfois, doutant même de cela. Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que le souci de sa figure et de sa taille l’absorbât tout entier. Au contraire, si vexantes que fussent les stations devant le miroir, il les oubliait bientôt et pour longtemps, « en se consacrant tout entier aux idées et à la vie réelle », ainsi que lui-même définissait son activité.

Aliocha parut bientôt et s’avança rapidement vers Kolia ; celui-ci remarqua de loin qu’il avait l’air radieux. « Est-il vraiment si content de me voir ? » songeait Kolia avec satisfaction. Notons, en passant, qu’Aliocha avait beaucoup changé depuis que nous l’avons quitté ; il avait abandonné le froc et portait maintenant une redingote de bonne coupe, un feutre gris, les cheveux courts. Il avait gagné au change et paraissait un beau jeune homme. Son charmant visage respirait toujours la gaieté, mais une gaieté douce et tranquille. Kolia fut surpris de le voir sans pardessus ; il avait dû se dépêcher. Il tendit la main à l’écolier.

« Vous voilà enfin, dit-il ; nous vous attendions avec impatience.

— Mon retard avait des causes que vous apprendrez. En tout cas, je suis heureux de faire votre connaissance. J’en attendais l’occasion, on m’a beaucoup parlé de vous, murmura Kolia, un peu gêné.

— Nous aurions fait de toute façon connaissance ; moi aussi j’ai beaucoup entendu parler de vous, mais ici vous venez trop tard.

— Dites-moi, comment cela va-t-il, ici ?

— Ilioucha va très mal, il ne s’en tirera pas.

— Est-ce possible ? Convenez que la médecine est une infamie, Karamazov, dit Kolia avec chaleur.

— Ilioucha s’est souvenu de vous bien des fois, même dans son délire. On voit que vous lui étiez très cher auparavant… jusqu’à l’incident du canif. Il doit y avoir une autre cause… Ce chien est à vous ?

— Oui, c’est Carillon.

— Ah, ce n’est pas Scarabée ? dit Aliocha en regardant tristement Kolia dans les yeux. L’autre a vraiment disparu ?

— Je sais que vous voudriez tous avoir Scarabée, on m’a tout raconté, répliqua Kolia, avec un sourire énigmatique. Écoutez, Karamazov, je vais tout vous dire, c’est d’ailleurs pour vous expliquer la situation que je vous ai fait venir avant d’entrer, commença-t-il avec animation. Au printemps, Ilioucha est entré en préparatoire. Vous savez ce que sont les élèves de cette classe : des moutards, de la marmaille. Ils se mirent aussitôt à le taquiner. Je suis deux classes plus haut et, bien entendu, je les observe de loin. Je vois un petit garçon chétif, qui ne se soumet pas, se bat même avec eux ; il est fier, ses yeux brillent. J’aime ces caractères-là. Les autres redoublent. Le pire, c’est qu’il avait alors un méchant costume, un pantalon qui remontait, des souliers percés. Raison de plus pour l’humilier. Cela me déplut, je pris aussitôt sa défense et je leur donnai une leçon, car je les bats et ils m’adorent, vous savez cela, Karamazov ? dit Kolia avec une fierté expansive. En général, j’aime les marmots. J’ai maintenant, à la maison, deux gosses sur les bras, ce sont eux qui m’ont retenu aujourd’hui. On cessa de battre Ilioucha et je le pris sous ma protection. C’est un garçon fier, je vous assure, mais il finit par m’être servilement dévoué, exécuta mes moindres ordres, m’obéit comme à Dieu, s’efforça de m’imiter. Aux récréations, il venait me trouver et nous nous promenions ensemble, le dimanche également. Au collège, on se moque de voir un grand se lier ainsi avec un petit, mais c’est un préjugé. Telle est ma fantaisie, et basta, n’est-ce pas ? Ainsi, vous, Karamazov, qui vous êtes lié avec tous ces gosses, vous voulez, n’est-ce pas, influer sur la jeune génération, la former, vous rendre utile ? Et, je l’avoue, ce trait de votre caractère, que je connaissais par ouï-dire, m’a fort intéressé, plus qu’aucun autre. Mais venons au fait : je remarque que ce garçon devient sensible, sentimental à l’excès ; or, sachez que depuis ma naissance je suis l’ennemi décidé des « tendresses de veau ». De plus, il se contredit : tantôt il se montre servilement dévoué, tantôt ses yeux étincellent, il ne veut pas tomber d’accord avec moi, il discute, il se fâche. J’exposais parfois certaines idées ; ce n’est pas qu’il y fût opposé, mais je voyais qu’il se révoltait contre moi personnellement, parce que je répondais à ses tendresses par de la froideur. Afin de le dresser, je me montrai d’autant plus froid qu’il devenait plus tendre ; je le faisais exprès, telle était ma conviction. Je me proposais de former son caractère, de l’égaliser, de faire de lui un homme… enfin, vous m’entendez à demi-mot. Tout-à-coup, je le vois plusieurs jours de suite troublé, affligé, non à cause des tendresses, mais pour quelque chose d’autre, de plus fort, de supérieur. « Quelle est cette tragédie ? », pensai-je. En le pressant de questions, j’appris la chose : il avait lié connaissance avec Smerdiakov, le domestique de feu votre père (qui vivait encore à cette époque). Celui-ci lui enseigna une plaisanterie stupide, c’est-à-dire cruelle et lâche ; il s’agissait de prendre de la mie de pain, d’y enfoncer une épingle et de la jeter à un mâtin, un de ces chiens affamés qui avalent d’un seul coup, pour regarder ce qui en résulterait. Ils préparèrent donc une boulette et la jetèrent à ce Scarabée, un chien aux longs poils qu’on ne nourrissait pas et qui aboyait au vent toute la journée. (Aimez-vous ce stupide aboiement, Karamazov ? Moi, je ne puis le souffrir.) La bête se jeta dessus, l’avala, gémit, puis se mit à tourner et à courir ; « elle courait en hurlant et disparut », me décrivit Ilioucha. Il avouait en pleurant, m’étreignait, secoué de sanglots : « Le chien courait et gémissait. » Il ne faisait que répéter cela, tant cette scène l’avait frappé. Il avait des remords. Je pris la chose au sérieux. Je voulais surtout lui apprendre à vivre pour sa conduite ultérieure, de sorte que j’usai de ruse, je l’avoue, et feignis une indignation que je n’éprouvais peut-être nullement. « Tu as commis une action lâche, lui dis-je, tu es un misérable, je ne divulguerai pas la chose, bien sûr, mais pour le moment je cesse toute relation avec toi. Je vais réfléchir et te faire savoir par Smourov (celui qui m’a accompagné aujourd’hui et qui m’est dévoué) ma décision définitive. » Il en fut consterné. Je sentis que j’avais été un peu loin, mais que faire ? c’était alors mon idée. Le lendemain, je lui fis dire par Smourov que je ne lui « parlais » plus, c’est l’expression en usage lorsque deux camarades rompent les relations. Mon intention secrète était de lui tenir rigueur quelques jours, puis, à la vue de son repentir, de lui tendre la main. J’y étais fermement décidé. Mais, le croirez-vous, après avoir entendu Smourov, voilà ses yeux qui étincellent et il s’écrie : « Dis à Krassotkine de ma part que maintenant je vais jeter à tous les chiens des boulettes avec des épingles, à tous, à tous ! » « Ah ! pensai-je, il devient capricieux, il faut le corriger ! » Et je me mis à lui témoigner un parfait mépris, à me détourner ou à sourire ironiquement à chaque rencontre. Et voilà que survint cet incident avec son père, vous vous souvenez, le torchon de tille ? Vous comprenez qu’ainsi il était déjà prêt à s’exaspérer. Voyant que je l’abandonnais, ses camarades le taquinèrent de plus belle : « Torchon de tille, torchon de tille ! » C’est alors que commencèrent entre eux des batailles que je regrette énormément, car je crois qu’une fois il fut roué de coups. Il lui arriva de se jeter sur les autres en sortant de classe, je me tenais à dix pas et je le regardais. Je ne me souviens pas d’avoir ri alors, au contraire, il me faisait grande pitié, j’étais sur le point de m’élancer pour le défendre. Il rencontra mon regard, j’ignore ce qu’il s’imagina, mais il saisit un canif, se jeta sur moi et me le planta dans la cuisse droite. Je ne bougeai pas, je suis brave à l’occasion, Karamazov, je me bornai à le regarder avec mépris, comme pour lui dire : « Ne veux-tu pas recommencer, en souvenir de notre amitié ? je suis à ta disposition. » Mais il ne me frappa plus, il ne put y tenir, prit peur, jeta le canif, s’enfuit en pleurant. Bien entendu, je ne le dénonçai pas, j’ordonnai à tous de se taire, afin que la chose ne parvînt pas à l’oreille des maîtres ; je n’en parlai à ma mère qu’une fois la blessure cicatrisée, ce n’était qu’une éraflure. J’appris ensuite que le même jour il s’était battu à coups de pierres et qu’il vous avait mordu le doigt, vous comprenez dans quel état il se trouvait. Lorsqu’il tomba malade, j’eus tort de ne pas aller lui pardonner, c’est-à-dire de me réconcilier avec lui, je le regrette maintenant. Mais c’est alors qu’il me vint une idée. Eh bien, voilà toute l’histoire… Seulement, je crois que j’ai eu tort…

— Ah ! quel dommage, dit Aliocha ému, que je n’aie pas connu vos relations antérieures avec Ilioucha ; il y a longtemps que je vous aurais prié de m’accompagner chez lui. Figurez-vous que dans la fièvre et le délire il parle de vous. J’ignorais combien vous lui êtes cher ! Est-il possible que vous n’ayez pas essayé de retrouver ce Scarabée ? Son père et ses camarades l’ont recherché dans toute la ville. Le croirez-vous, malade et pleurant, il a répété trois fois devant moi : « C’est parce que j’ai tué Scarabée que je suis malade, papa ; c’est Dieu qui m’a puni ! » On ne peut pas lui ôter cette idée ! Et si vous aviez maintenant amené Scarabée et prouvé qu’il est vivant, je crois que la joie l’aurait ressuscité. Nous comptions tous sur vous.

— Dites-moi, pourquoi espériez-vous que je retrouverais Scarabée ? demanda Kolia avec une vive curiosité. Pourquoi comptiez-vous sur moi et non sur un autre ?

— Le bruit a couru que vous le recherchiez et que vous l’amèneriez. Smourov a parlé dans ce sens. Nous nous efforçons tous de faire croire à Ilioucha que Scarabée est vivant, qu’on l’a aperçu. Ses camarades lui ont apporté un levraut, il l’a regardé avec un faible sourire et a demandé qu’on lui rendît la liberté : nous l’avons fait. Son père vient de rentrer avec un tout jeune molosse, il pensait le consoler ainsi, mais je crois que c’est pire…

— Dites-moi encore, Karamazov, son père, quel homme est-ce ? Je le connais, mais que pensez-vous de lui : c’est un bouffon, un pitre ?

— Oh ! non ; il y a des gens à l’âme sensible, mais qui sont comme accablés par le sort. Leur bouffonnerie est une sorte d’ironie méchante envers ceux à qui ils n’osent pas dire la vérité en face, par suite de l’humiliation et de la timidité qu’ils éprouvent depuis longtemps. Croyez, Krassotkine, qu’une pareille bouffonnerie est parfois des plus tragiques. Maintenant, Ilioucha est tout pour lui, et, s’il meurt, le pauvre homme perdra la raison ou se tuera. J’en suis presque sûr, quand je le regarde !

— Je vous comprends, Karamazov, je vois que vous connaissez l’homme.

— En vous voyant avec un chien, j’ai cru que c’était Scarabée.

— Attendez, Karamazov, peut-être retrouverons-nous Scarabée, mais celui-ci c’est Carillon. Je vais le laisser entrer, et peut-être fera-t-il plus plaisir à Ilioucha que le jeune molosse… Attendez, Karamazov, vous allez apprendre quelque chose. Ah ! mon Dieu, à quoi pensais-je ! s’écria tout à coup Kolia. Vous êtes sans pardessus par un froid pareil et moi qui vous retiens ! Voyez comme je suis égoïste ! Nous sommes tous égoïstes, Karamazov !

— Ne vous inquiétez pas ; il fait froid, mais je ne suis pas frileux. Allons, pourtant. À propos, quel est votre nom, je sais seulement que vous vous appelez Kolia.

— Nicolas, Nicolas Ivanovitch Krassotkine, ou, comme on dit administrativement, le fils Krassotkine. »

Kolia sourit, mais ajouta : « Il va sans dire que je déteste mon prénom.

— Pourquoi ?

— Il est banal.

— Vous avez treize ans ? demanda Aliocha.

— Quatorze dans quinze jours. Je dois vous avouer une faiblesse, Karamazov, comme entrée en matière, pour que vous voyiez d’emblée toute ma nature : je déteste qu’on me demande mon âge… enfin… On me calomnie en disant que j’ai joué au voleur avec les gosses de la préparatoire, la semaine dernière. Je l’ai fait, c’est vrai, mais prétendre que j’ai joué pour mon plaisir, c’est une calomnie. J’ai des raisons de croire que vous en êtes informé ; or, je n’ai pas joué pour moi, mais pour les gosses, car ils ne savent rien imaginer sans moi. Et, chez nous, on raconte toujours des niaiseries. C’est la ville des cancans, je vous assure.

— Et même si vous aviez joué par plaisir, qu’est-ce que ça ferait ?

— Mais voyons, vous ne joueriez pas au cheval fondu ?

— Vous devez vous dire ceci, fit soudain Aliocha : les grandes personnes vont au théâtre, par exemple, où l’on représente aussi les aventures de différents héros, parfois aussi des scènes de brigandage et de guerre ; or, n’est-ce pas la même chose, dans son genre bien entendu ? Et quand les jeunes gens jouent à la guerre ou au voleur, durant la récréation, c’est aussi de l’art naissant, un besoin artistique qui se développe dans les jeunes âmes, et parfois ces jeux sont plus réussis que les représentations théâtrales ; la seule différence, c’est qu’on va au théâtre voir les acteurs, tandis que la jeunesse elle-même joue le rôle d’acteurs. Mais c’est tout naturel.

— Vous croyez, vous en êtes sûr ? dit Kolia en le fixant. Vous avez exprimé une idée assez curieuse ; je vais la ruminer une fois rentré. Je savais bien que l’on peut apprendre quelque chose de vous. Je suis venu m’instruire en votre compagnie, Karamazov, dit Kolia avec expansion.

— Et moi dans la vôtre. »

Aliocha sourit, lui serra la main. Kolia était enchanté d’Aliocha. Ce qui le frappait, c’était de se trouver sur un pied d’égalité parfaite avec ce jeune homme, qui lui parlait comme à « une grande personne ».

« Je vais vous montrer mon numéro, Karamazov, une représentation théâtrale en son genre, dit-il avec un rire nerveux ; c’est pour ça que je suis venu.

— Entrons d’abord à gauche, chez la propriétaire ; vos camarades y ont laissé leurs pardessus, car dans la chambre on est à l’étroit et il fait chaud. — Oh ! je ne resterai pas longtemps, je garderai mon pardessus. Carilon m’attendra dans le vestibule. « Ici, Carillon, couche et meurs ! » Vous voyez, il est mort. J’entrerai d’abord voir ce qui se passe, puis, le moment venu, je le sifflerai : « Ici, Carillon ! » Vous le verrez se précipiter. Seulement, il faut que Smourov n’oublie pas d’ouvrir la porte à ce moment. Je donnerai mes instructions, et vous verrez un curieux numéro… »