Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/X/06

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 555-562).

VI

Développement précoce

« Que va dire le docteur ? proféra rapidement Kolia ; quelle physionomie repoussante, n’est-ce pas ? Je ne puis souffrir la médecine !

— Ilioucha est condamné, j’en ai bien peur, répondit Aliocha tout triste.

— Les médecins sont des charlatans ! Je suis content d’avoir fait votre connaissance, Karamazov, il y a longtemps que j’en avais envie. Seulement, c’est dommage que nous nous rencontrions dans de si tristes circonstances… »

Kolia aurait bien voulu dire quelque chose de plus chaleureux, de plus expansif, mais il se sentait gêné. Aliocha s’en aperçut, sourit, lui tendit la main.

« J’ai appris depuis longtemps à respecter en vous un être rare, murmura de nouveau Kolia en s’embrouillant. On m’a dit que vous êtes un mystique, que vous avez vécu dans un monastère… Mais cela ne m’a pas arrêté. Le contact de la réalité vous guérira… C’est ce qui arrive aux natures comme la vôtre.

— Qu’appelez-vous mystique ? De quoi me guérirai-je ? demanda Aliocha un peu surpris.

— Eh bien, de Dieu et du reste.

— Comment, est-ce que vous ne croyez pas en Dieu ?

— Je n’ai rien contre Dieu. Certainement, Dieu n’est qu’une hypothèse… mais… je reconnais qu’il est nécessaire à l’ordre… à l’ordre du monde et ainsi de suite… et s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer », ajouta Kolia, en se mettant à rougir.

Il s’imagina soudain qu’Aliocha pensait qu’il voulait étaler son savoir et se conduire en « grand ». « Or, je ne veux nullement étaler mon savoir devant lui », songea Kolia avec indignation. Et il fut tout à coup très contrarié.

« J’avoue que toutes ces discussions me répugnent, déclara-t-il ; on peut aimer l’humanité sans croire en Dieu, qu’en pensez-vous ? Voltaire ne croyait pas en Dieu, mais il aimait l’humanité. (Encore, encore ! songea-t-il à part lui.)

— Voltaire croyait en Dieu, mais faiblement, paraît-il, et il aimait l’humanité de la même façon », répondit Aliocha d’un ton tout naturel, comme s’il causait avec quelqu’un du même âge ou même plus âgé que lui.

Kolia fut frappé de ce manque d’assurance d’Aliocha dans son opinion sur Voltaire et de ce qu’il paraissait laisser résoudre cette question à lui, un jeune garçon.

« Est-ce que vous avez lu Voltaire ? s’enquit Aliocha.

— Non pas précisément… C’est-à-dire si, j’ai lu Candide dans une traduction russe… une vieille traduction, mal faite, ridicule… (Encore, encore ! )

— Et vous avez compris ?

— Oh ! oui, tout… c’est-à-dire… pourquoi pensez-vous que je n’ai pas compris ? Bien sûr, il y a des passages salés… Je suis capable, assurément, de comprendre que c’est un roman philosophique, écrit pour démontrer une idée… » — Kolia s’embrouillait décidément. — « Je suis socialiste, Karamazov, socialiste incorrigible », déclara-t-il soudain de but en blanc.

Aliocha se mit à rire.

« Socialiste, mais quand avez-vous eu le temps de le devenir ? Vous n’avez que treize ans, je crois ? »

Kolia fut vexé.

« D’abord, je n’ai pas treize ans, mais quatorze dans quinze jours, dit-il impétueusement ; ensuite, je ne comprends pas du tout ce que vient faire mon âge ici. Il s’agit de mes convictions et non de mon âge, n’est-ce pas ?

— Quand vous serez plus grand, vous verrez quelle influence l’âge a sur les idées. Il m’a semblé aussi que cela ne venait pas de vous », répondit Aliocha sans s’émouvoir ; mais Kolia nerveux, l’interrompit.

« Permettez, vous êtes partisan de l’obéissance et du mysticisme. Convenez que le christianisme, par exemple, n’a servi qu’aux riches et aux grands pour maintenir la classe inférieure dans l’esclavage ?

— Ah ! je sais où vous avez lu cela ; on a dû vous endoctriner ! s’exclama Aliocha.

— Permettez, pourquoi aurais-je lu nécessairement cela ? Et personne ne m’a endoctriné. Je suis capable de juger moi-même… Et si vous le voulez, je ne suis pas adversaire du Christ. C’était une personnalité tout à fait humaine, et s’il avait vécu à notre époque, il se serait joint aux révolutionnaires. Peut-être aurait-il joué un rôle en vue… C’est même hors de doute.

— Mais, où avez-vous pêché tout cela ? Avec quel imbécile vous êtes-vous lié ? s’exclama Aliocha.

— On ne peut pas dissimuler la vérité. J’ai souvent l’occasion de causer avec M. Rakitine, mais… on prétend que le vieux Biélinski aussi a dit cela.

— Biélinski ? Je ne me souviens pas, il ne l’a écrit nulle part.

— S’il ne l’a pas écrit, il l’a dit, assure-t-on. Je l’ai entendu dire à un… d’ailleurs, qu’importe…

— Avez-vous lu Biélinski ?

— À vrai dire… non… je ne l’ai pas lu, sauf le passage sur Tatiana, vous savez, pourquoi elle ne part pas avec Oniéguine[1].

— Pourquoi elle ne part pas avec Oniéguine ? Est-ce que vous… comprenez déjà ça ?

— Permettez, je crois que vous me prenez pour le jeune Smourov ! s’exclama Kolia avec un sourire irrité. D’ailleurs, n’allez pas croire que je sois un grand révolutionnaire. Je suis souvent en désaccord avec M. Rakitine. Je ne suis pas partisan de l’émancipation des femmes. Je reconnais que la femme est une créature inférieure et doit obéir. Les femmes tricotent[2], a dit Napoléon — Kolia sourit — et, du moins en cela, je suis tout à fait de l’avis de ce pseudo-grand homme. J’estime également que c’est une lâcheté de s’expatrier en Amérique, pis que cela, une sottise. Pourquoi aller en Amérique, quand on peut travailler chez nous au bien de l’humanité ? Surtout maintenant. Il y a tout un champ d’activité féconde. C’est ce que j’ai répondu.

— Comment, répondu ? À qui ? Est-ce qu’on vous a déjà proposé d’aller en Amérique ?

— On m’y a poussé, je l’avoue, mais j’ai refusé. Ceci, bien entendu, entre nous, Karamazov, motus, vous entendez. Je n’en parle qu’à vous. Je n’ai aucune envie de tomber entre les pattes de la Troisième Section et de prendre des leçons au pont des Chaînes[3].

« Tu te rappelleras le bâtiment.
Près du pont des Chaînes ».

« Vous souvenez-vous ? C’est magnifique ! Pourquoi riez-vous ? Ne pensez-vous pas que je vous ai raconté des blagues ? (Et s’il apprend que je ne possède que cet unique numéro de la Cloche[4] et que je n’ai rien lu d’autre ? songea Kolia en frissonnant.)

— Oh ! non, je ne ris pas et je ne pense nullement que vous m’avez menti, pour la bonne raison que c’est hélas ! la pure vérité ! Dites-moi, avez-vous lu l’Oniéguine de Pouchkine ? Vous parliez de Tatiana…

— Non, pas encore, mais je veux le lire. Je suis sans préjugés, Karamazov. Je veux entendre l’une et l’autre partie. Pourquoi cette question ?

— Comme ça.

— Dites, Karamazov, vous devez me mépriser ? trancha Kolia, qui se dressa devant Aliocha comme pour se mettre en position. De grâce, parlez franchement.

— Vous mépriser ? s’écria Aliocha en le regardant avec stupéfaction. Pourquoi donc ? Je déplore seulement qu’une nature charmante comme la vôtre, à l’aurore de la vie, soit déjà pervertie par de telles absurdités.

— Ne vous inquiétez pas de ma nature, interrompit Kolia non sans fatuité, mais pour soupçonneux, je le suis. Sottement et grossièrement soupçonneux. Vous avez souri, tout à l’heure, et il m’a semblé…

— Oh ! c’était pour une toute autre raison. Voyez plutôt : j’ai lu récemment l’opinion d’un étranger, un Allemand établi en Russie, sur la jeunesse d’aujourd’hui : « Si vous montrez à un écolier russe, écrit-il, une carte du firmament dont il n’avait jusqu’alors, aucune idée, il vous rendra le lendemain cette carte corrigée. » Des connaissances nulles et une présomption sans bornes, voilà ce que l’Allemand entendait reprocher à l’écolier russe.

— Mais c’est tout à fait vrai ! fit Kolia dans un éclat de rire, c’est la vérité même ! Bravo, l’Allemand ! Pourtant, cette tête carrée n’a pas envisagé le bon côté de la chose : qu’en pensez-vous ? La présomption, soit, ça vient de la jeunesse, ça se corrige, si vraiment ça doit être corrigé ; en revanche, il y a l’esprit d’indépendance dès les plus jeunes années, la hardiesse des idées et des convictions, au lieu de leur servilité rampante devant toute autorité. Néanmoins, l’Allemand a dit vrai ! Bravo l’Allemand ! Cependant, il faut serrer la vis aux Allemands. Bien qu’ils soient forts dans les sciences, il faut leur serrer la vis…

— Pourquoi cela ? s’enquit Aliocha, souriant.

— Admettons que j’ai crâné. Je suis parfois un enfant terrible, et quand quelque chose me plaît, je ne me retiens pas, je débite des niaiseries. À propos, nous sommes là à bavarder, et ce docteur n’en finit pas. D’ailleurs, il se peut qu’il examine la maman et Nina, l’infirme. Savez-vous que cette Nina m’a plu ?… Quand je sortais, elle m’a chuchoté d’un ton de reproche : « Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? » Je la crois très bonne, très pitoyable.

— Oui, oui, vous reviendrez, vous verrez quelle créature c’est. Il vous faut en connaître de semblables pour apprécier beaucoup de choses que vous apprendrez précisément dans leur compagnie, déclara Aliocha avec chaleur. C’est le meilleur moyen de vous transformer.

— Oh ! que je regrette, que je m’en veux de n’être pas venu plus tôt ! dit Kolia avec amertume.

— Oui, c’est bien dommage. Vous avez vu la joie du pauvre petit ! Si vous saviez comme il se consumait en vous attendant !

— Ne m’en parlez pas ! vous avivez mes regrets. D’ailleurs, je l’ai bien mérité. Si je ne suis pas venu, c’est la faute de mon amour-propre, de mon égoïsme, de ce vil despotisme, dont je n’ai jamais pu me débarrasser, malgré tous mes efforts. Je le vois maintenant, par bien des côtés, je suis un misérable, Karamazov !

— Non, vous êtes une charmante nature, bien que faussée, et je comprends pourquoi vous pouviez avoir une si grande influence sur ce garçon au cœur noble et d’une sensibilité maladive ! répondit chaleureusement Aliocha.

— Et c’est vous qui me dites cela ! s’écria Kolia. Figurez-vous que depuis que je suis ici, j’ai pensé à plusieurs reprises que vous me méprisiez. Si vous saviez comme je tiens à votre opinion !

— Mais se peut-il vraiment que vous soyez si méfiant ? À cet âge ! Eh bien, figurez-vous que tout à l’heure, en vous regardant, tandis que vous péroriez, je pensais justement que vous deviez être très méfiant.

— Vraiment ! Quel coup d’œil vous avez ! Je parie que c’est lorsque je parlais de l’oie. Je me suis imaginé alors que vous me méprisiez profondément, parce que je faisais le malin ; je me suis mis à vous détester pour cette raison et à pérorer. Ensuite il m’a semblé (c’était déjà ici, lorsque j’ai dit : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer » ) que je me suis trop dépêché d’étaler mon érudition, d’autant plus que j’ai lu cette phrase quelque part. Mais je vous jure que ce n’était pas par vanité, mais comme ça, j’ignore pourquoi, dans ma joie… Vraiment je crois que c’était dans ma joie… bien qu’il soit honteux d’ennuyer les gens parce qu’on est joyeux. Je le sais. En revanche, je suis persuadé maintenant que vous ne me méprisez pas et que j’ai rêvé tout ça. Oh ! Karamazov, je suis profondément malheureux. Je m’imagine parfois, Dieu sait pourquoi, que tout le monde se moque de moi, et je suis prêt alors à bouleverser l’ordre établi.

— Et vous tourmentez votre entourage, insinua Aliocha, toujours souriant.

— C’est vrai, surtout ma mère. Karamazov, dites, je dois vous paraître très ridicule ?

— Ne pensez pas à cela, n’y pensez pas du tout ! s’exclama Aliocha. Et qu’est-ce que le ridicule ? Sait-on combien de fois un homme est ou paraît ridicule ? De plus, actuellement, presque tous les gens capables craignent fort le ridicule, ce qui les rend malheureux. Je m’étonne seulement que vous souffriez à un tel point de ce mal que j’observe depuis longtemps, en particulier, chez beaucoup d’adolescents. C’est presque une folie. Le diable s’est incarné dans l’amour-propre pour s’emparer de la génération actuelle, oui, le diable, insista Aliocha sans sourire, comme le crut Kolia qui le fixait. Vous êtes comme tous les autres, conclut-il, c’est-à-dire comme beaucoup ; seulement il ne faut pas être comme tous les autres.

— Quand même tous sont ainsi ?

— Oui, quand même tous sont ainsi. Seul vous ne serez pas comme eux. En réalité, vous n’êtes pas comme tout le monde, vous n’avez pas rougi d’avouer un défaut et même un ridicule. Or, actuellement, qui en est capable ? Personne, on n’éprouve même plus le besoin de se condamner soi-même. Ne soyez pas comme tout le monde quand bien même vous resteriez seul.

— Très bien… Je ne me suis pas trompé sur votre compte. Vous êtes capable de consoler. Oh, comme je me sentais attiré vers vous, Karamazov ! Depuis longtemps j’aspire à vous rencontrer. Se peut-il que vous pensiez aussi à moi ? Vous le disiez tout à l’heure ?

— Oui, j’ai entendu parler de vous et je pensais aussi à vous… Et si c’est en partie l’amour-propre qui vous a incité à poser cette question, peu importe !

— Savez-vous, Karamazov, que notre explication ressemble à une déclaration d’amour, insinua Kolia d’une voix faible et comme honteuse. N’est-ce pas ridicule ?

— Pas du tout, et même si c’était ridicule ça ne ferait rien, parce que c’est bien, affirma Aliocha avec un clair sourire.

— Convenez, Karamazov, que vous-même, maintenant, avez un peu honte aussi… Je le vois à vos yeux. »

Kolia sourit d’un air rusé, mais presque heureux.

« Qu’y a-t-il là de honteux ?

— Pourquoi avez-vous rougi ?

— Mais c’est vous qui m’avez fait rougir ! dit en riant Aliocha, devenu tout rouge, en effet. Eh bien oui, j’ai un peu honte. Dieu sait pourquoi, je l’ignore… murmura-t-il presque gêné.

— Oh ! comme je vous aime et vous apprécie en ce moment, précisément parce que, vous aussi, vous avez honte avec moi, parce que vous êtes comme moi ! » s’exclama Kolia enthousiasmé.

Il avait les joues enflammées, ses yeux brillaient.

« Écoutez, Kolia, vous serez très malheureux dans la vie, dit tout à coup Aliocha.

— Je le sais, je le sais. Comme vous devinez tout ! confirma aussitôt Kolia.

— Mais, dans l’ensemble, vous bénirez pourtant la vie.

— C’est ça. Hourra ! Vous êtes un prophète ! Nous nous entendrons, Karamazov. Savez-vous, ce qui m’enchante le plus, c’est que vous me traitiez tout à fait en égal. Or, nous ne sommes pas égaux, vous êtes supérieur ! Mais nous nous entendrons. Je me disais depuis un mois : « Ou nous serons tout de suite amis pour toujours, ou nous nous séparerons ennemis jusqu’au tombeau ! »

— Et en parlant ainsi, vous m’aimiez déjà, bien sûr ! dit Aliocha avec un rire joyeux.

— Je vous aimais énormément, je vous aimais et je rêvais de vous ! Et comment pouvez-vous tout deviner ? Bah, voici le docteur. Mon Dieu, il dit quelque chose, regardez quelle figure il a ! »

  1. Les études du grand critique Biélinski (1811-1848) sur Pouchkine et, en particulier, sur Eugène Oniéguine sont réputées. Tatiana est l’héroïne de ce célèbre poème.
  2. En français dans le texte.
  3. La Troisième section, police secrète politique, avait son siège près du pont des Chaînes – Tsiépnoï Most.
  4. La célèbre revue éditée par Herzen à Londres et introduite clandestinement en Russie.