Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/XII/13

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Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 737-743).

XIII

Un Sophiste[1]

« Ce n’est pas seulement l’ensemble des faits qui accable mon client, messieurs les jurés, non, ce qui l’accable, en réalité, c’est le seul fait qu’on a trouvé son père assassiné. S’il s’agissait d’un simple meurtre, étant donné le doute qui plane sur cette affaire, sur chacun des faits considérés isolément, vous écarteriez l’accusation, vous hésiteriez tout au moins à condamner un homme uniquement à cause d’une prévention, hélas ! trop justifiée ! Mais nous sommes en présence d’un parricide. Cela en impose au point de fortifier la fragilité même des chefs d’accusation, dans l’esprit le moins prévenu. Comment acquitter un tel accusé ? S’il était coupable et qu’il échappe au châtiment ? voilà le sentiment instinctif de chacun. Oui, c’est une chose terrible de verser le sang de son père, le sang de celui qui vous a engendré, aimé, le sang de celui qui a prodigué sa vie pour vous, qui s’est affligé de vos maladies enfantines, qui a souffert pour que vous soyez heureux, et n’a vécu que de vos joies et de vos succès ! Oh ! le meurtre d’un tel père, on ne peut même pas l’imaginer ! Messieurs les jurés, qu’est-ce qu’un père véritable, quelle majesté, quelle idée grandiose recèle ce nom ? Nous venons d’indiquer en partie ce qu’il doit être. Dans cette affaire si douloureuse, le défunt, Fiodor Pavlovitch Karamazov, n’avait rien d’un père, tel que notre cœur vient de le définir. Car hélas, certains pères sont de vraies calamités. Examinons les choses de plus près : nous ne devons reculer devant rien, messieurs les jurés, vu la gravité de la décision à prendre. Nous devons surtout ne pas avoir peur maintenant, ni écarter certaines idées, tels que des enfants ou des femmes craintives, suivant l’heureuse expression de l’éminent représentant du ministère public. Au cours de son ardent réquisitoire, mon honorable adversaire s’est exclamé à plusieurs reprises : « Non, je n’abandonnerai à personne la défense de l’inculpé, je suis à la fois son accusateur et son avocat. » Pourtant, il a oublié de mentionner que si ce redoutable accusé a gardé vingt-trois ans une profonde reconnaissance pour une livre de noisettes, la seule gâterie qu’il ait jamais eue dans la maison paternelle, inversement un tel homme devait se rappeler, durant ces vingt-trois ans, qu’il courait chez son père « nu-pieds, dans l’arrière-cour, la culotte retenue par un seul bouton », suivant l’expression d’un homme de cœur, le Dr Herzenstube. Oh ! messieurs les jurés, à quoi bon regarder de près cette « calamité », répéter ce que tout le monde connaît ! Qu’est-ce que mon client a trouvé en arrivant chez son père ? Et pourquoi le représenter comme un être sans cœur, un égoïste, un monstre ? Il est impétueux, il est sauvage, violent, voilà pourquoi on le juge maintenant. Mais qui est responsable de sa destinée, à qui la faute si, avec des penchants vertueux, un cœur sensible et reconnaissant, il a reçu une éducation aussi monstrueuse ? A-t-on développé sa raison, est-il instruit, quelqu’un lui a-t-il témoigné un peu d’affection dans son enfance ? Mon client a grandi à la grâce de Dieu, c’est-à-dire comme une bête sauvage. Peut-être brûlait-il de revoir son père, après cette longue séparation, peut-être en se rappelant son enfance comme à travers un songe, a-t-il écarté à maintes reprises le fantôme odieux du passé, désirant de toute son âme absoudre et étreindre son père ! Et alors ? On l’accueille avec des railleries cyniques, de la méfiance, des chicanes au sujet de son héritage ; il n’entend que des propos et des maximes qui soulèvent le cœur, finalement il voit son père essayer de lui ravir son amie, avec son propre argent ; oh ! messieurs les jurés, c’est répugnant, c’est atroce ! Et ce vieillard se plaint à tout le monde de l’irrévérence et de la violence de son fils, le noircit dans la société, lui cause du tort, le calomnie, achète ses reconnaissances de dette pour le faire mettre en prison ! Messieurs les jurés, les gens en apparence durs, violents, impétueux, tels que mon client, sont bien souvent des cœurs tendres, seulement ils ne le montrent pas. Ne riez pas de mon idée ! Mr le procureur s’est moqué impitoyablement de mon client, en signalant son amour pour Schiller et « le sublime ». Je ne m’en serais pas moqué à sa place. Oui, ces cœurs — oh ! laissez-moi les défendre, ils sont rarement et si mal compris —, ces cœurs sont souvent assoiffés de tendresse, de beauté, de justice, précisément parce que, sans qu’ils s’en doutent eux-mêmes, ces sentiments contrastent avec leur propre violence, avec leur propre dureté. Si indomptables qu’ ils paraissent, ils sont capables d’aimer jusqu’à la souffrance, d’aimer une femme d’un amour idéal et élevé. Encore un coup, ne riez pas, c’est ce qui arrive le plus souvent aux natures de cette sorte ; seulement, elles ne peuvent pas dissimuler leur impétuosité parfois grossière, voilà ce qui frappe, voilà ce qu’on remarque, alors que l’intérieur demeure ignoré. En réalité, leurs passions s’apaisent rapidement, et quand ils rencontrent une personne aux sentiments élevés, ces êtres qui semblent grossiers et violents cherchent la régénération, la possibilité de s’amender, de devenir nobles, honnêtes, « sublimes », si décrié que soit ce mot. J’ai dit tout à l’heure que je respecterais le roman de mon client avec Mlle Verkhovtsev. Néanmoins, on peut parler à mots couverts ; nous avons entendu, non pas une déposition, mais le cri d’une femme qui se venge, et ce n’est pas à elle à lui reprocher sa trahison, car c’est elle qui a trahi ! Si elle avait eu le temps de rentrer en elle-même, elle n’aurait pas fait un pareil témoignage. Oh ! ne la croyez pas, non, mon client n’est pas un « monstre », comme elle l’a appelé. Le Crucifié qui aimait les hommes a dit avant les angoisses de la Passion : « Je suis le Bon Pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis ; aucune d’elles ne périra »[2]. Ne perdons pas, nous, une âme humaine ! Je demandais : qu’est-ce qu’un père ? C’est un nom noble et précieux, me suis-je écrié. Mais il faut user loyalement du terme, messieurs les jurés, et je me permets d’appeler les choses par leur nom. Un père tel que la victime, le vieux Karamazov, est indigne de s’appeler ainsi. L’amour filial non justifié est absurde. On ne peut susciter l’amour avec rien, il n’y a que Dieu qui tire quelque chose du néant. « Pères, ne contristez point vos enfants »[3], écrit l’apôtre d’un cœur brûlant d’amour. Ce n’est pas pour mon client que je cite ces saintes paroles, je les rappelle pour tous les pères. Qui m’a confié le pouvoir de les instruire ? Personne. Mais comme homme, comme citoyen, je m’adresse à eux : vivos voco ![4] Nous ne restons pas longtemps sur terre, nos actions et nos paroles sont souvent mauvaises. Aussi mettons tous à profit les moments que nous passons ensemble pour nous adresser mutuellement une bonne parole. C’est ce que je fais ; je profite de l’occasion qui m’est offerte. Ce n’est pas pour rien que cette tribune nous a été accordée par une volonté souveraine, toute la Russie nous entend. Je ne parle pas seulement pour les pères qui sont ici, je crie à tous : « Pères, ne contristez point vos enfants ! » Pratiquons d’abord nous-mêmes le précepte du Christ, et alors seulement nous pourrons exiger quelque chose de nos enfants. Sinon, nous ne sommes pas des pères, mais des ennemis pour eux ; il ne sont pas nos enfants, mais nos ennemis, et cela par notre faute ! « On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis »[5], ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’Évangile qui le prescrit ; mesurez de la même mesure qui vous est appliquée. Comment accuser nos enfants s’ils nous rendent la pareille ? Dernièrement, en Finlande, une servante fut soupçonnée d’avoir accouché clandestinement. On l’épia et l’on trouva au grenier, dissimulée derrière des briques, sa malle qui contenait le cadavre d’un nouveau-né tué par elle. On y découvrit également les squelettes de deux autres bébés, qu’elle avoua avoir tués à leur naissance. Messieurs les jurés, est-ce là une mère ? Elle a bien mis au monde ses enfants, mais qui de nous oserait lui appliquer le saint nom de mère ? Soyons hardis, messieurs les jurés, soyons même téméraires, nous devons l’être en ce moment et ne pas craindre certains mots, certaines idées, comme les marchandes de Moscou, qui craignent le « métal » et le « soufre »[6]. Prouvons, au contraire, que le progrès des dernières années a influé aussi sur notre développement et disons franchement : il ne suffit pas d’engendrer pour être père, il faut encore mériter ce titre. Sans doute, le mot père a une autre signification, d’après laquelle un père, fût-il un monstre, un ennemi juré de ses enfants, restera toujours leur père, par le seul fait qu’il les a engendrés. Mais c’est une signification mystique, pour ainsi dire, qui échappe à l’intelligence, qu’on peut admettre seulement comme article de foi, ainsi que bien des choses incompréhensibles auxquelles la religion ordonne de croire. Mais dans ce cas, cela doit rester hors du domaine de la vie réelle. Dans ce domaine, qui a, non seulement ses droits, mais impose de grands devoirs, si nous voulons être humains, chrétiens enfin, nous sommes tenus d’appliquer seulement des idées justifiées par la raison et l’expérience, passées au creuset de l’analyse, bref, d’agir sensément et non avec extravagance, comme en rêve ou dans le délire, pour ne pas nuire à notre semblable, pour ne pas causer sa perte. Nous ferons alors œuvre de chrétiens et non seulement de mystiques, une œuvre raisonnable, vraiment philanthropique… »

À ce moment, de vifs applaudissements partirent de différents points de la salle, mais Fétioukovitch fit un geste, comme pour supplier de ne pas l’interrompre. Tout se calma aussitôt. L’orateur poursuivit :

« Pensez-vous, messieurs les jurés, que de telles questions puissent échapper à nos enfants, lorsqu’ils commencent à réfléchir ? Non, certes, et nous n’exigerons pas d’eux une abstention impossible ! La vue d’un père indigne, surtout comparé à ceux des autres enfants, ses condisciples, inspire malgré lui à un jeune homme des questions douloureuses. On lui répond banalement : « C’est lui qui t’a engendré, tu es son sang, tu dois donc l’aimer. » De plus en plus surpris le jeune homme se demande malgré lui : « Est-ce qu’il m’aimait, lorsqu’il m’a engendré ? Il ne me connaissait pas, il ignorait même mon sexe, à cette minute de passion, où il était peut-être échauffé par le vin, et il ne m’a transmis qu’un penchant à la boisson ; voilà tous ses bienfaits… Pourquoi dois-je l’aimer ; pour le seul fait de m’avoir engendré, lui qui ne m’a jamais aimé ? »[7] Oh ! ces questions vous semblent peut-être grossières, cruelles, mais n’exigez pas d’un jeune esprit une abstention impossible : « Chassez le naturel par la porte, il rentre par la fenêtre », mais surtout, ne craignons pas le « métal » et le « soufre », et résolvons la question comme le prescrivent la raison et l’humanité, et non les idées mystiques. Comment la résoudre ? Eh bien, que le fils vienne demander sérieusement à son père : « Père, dis-moi pourquoi je dois t’aimer, prouve-moi que c’est un devoir » ; si ce père est capable de lui répondre et de le lui prouver, voilà une véritable famille, normale, qui ne repose pas uniquement sur un préjugé mystique, mais sur des bases rationnelles, rigoureusement humaines. Au contraire, si le père n’apporte aucune preuve, c’en est fait de cette famille ; le père n’en est plus un pour son fils, celui-ci reçoit la liberté et le droit de le considérer comme un étranger et même un ennemi. Notre tribune, messieurs les jurés, doit être l’école de la vérité et des idées saines ! »

De vifs applaudissements interrompirent l’orateur. Assurément, ils n’étaient pas unanimes, mais la moitié de la salle applaudissait, y compris des pères et des mères. Des cris aigus partaient des tribunes occupées par les dames. On gesticulait avec les mouchoirs. Le président se mit à agiter la sonnette de toutes ses forces. Il était visiblement agacé par ce tumulte, mais n’osa « faire évacuer » la salle, comme il en avait déjà menacé ; même des dignitaires, des vieillards décorés installés derrière le tribunal applaudissaient l’orateur, de sorte que, le calme rétabli, il se contenta de réitérer sa menace. Fétioukovitch, triomphant et ému, poursuivit son discours.

« Messieurs les jurés, vous vous rappelez cette nuit terrible, dont on a tant parlé aujourd’hui, où le fils s’introduisit par escalade chez son père et se trouva face à face avec l’ennemi qui lui avait donné le jour. J’insiste vivement là-dessus, ce n’est pas l’argent qui l’attirait ; l’accusation de vol est une absurdité, comme je l’ai déjà exposé ! Et ce n’est pas pour tuer qu’il força la porte ; s’il avait prémédité son crime, il se serait muni à l’avance d’une arme, mais il a pris le pilon instinctivement, sans savoir pourquoi. Admettons qu’il ait trompé son père avec les signaux et pénétré dans la maison, j’ai déjà dit que je ne crois pas un instant à cette légende, mais soit, supposons-le une minute ! Messieurs les jurés, je vous le jure par ce qu’il y a de plus sacré, si Karamazov avait eu pour rival un étranger au lieu de son père, après avoir constaté l’absence de cette femme, il se serait retiré précipitamment, sans lui faire de mal, tout au plus l’aurait-il frappé, bousculé, la seule chose qui lui importait étant de retrouver son amie. Mais il vit son père, son persécuteur dès l’enfance, son ennemi devenu un monstrueux rival ; cela suffit pour qu’une haine irrésistible s’emparât de lui, abolissant sa raison. Tous ses griefs lui revinrent à la fois. Ce fut un accès de démence, mais aussi un mouvement de la nature, qui vengeait inconsciemment la transgression de ses lois éternelles. Néanmoins, même alors, l’assassin n’a pas tué, je l’affirme, je le proclame ; il a seulement brandi le pilon dans un geste d’indignation et de dégoût, sans intention de tuer, sans savoir qu’il tuait. S’il n’avait pas eu ce fatal pilon dans les mains, il aurait seulement battu son père, peut-être, mais il ne l’eût pas assassiné. En s’enfuyant, il ignorait si le vieillard abattu par lui était mort. Pareil crime n’en est pas un, ce n’est pas un parricide. Non, le meurtre d’un tel père ne peut être assimilé que par préjugé à un parricide ! Mais ce crime a-t-il vraiment été commis, je vous le demande encore une fois ? Messieurs les jurés, nous allons le condamner et il se dira : « Ces gens n’ont rien fait pour moi, pour m’élever, m’instruire, me rendre meilleur, faire de moi un homme. Ils m’ont refusé toute assistance et maintenant ils m’envoient au bagne. Me voilà quitte, je ne leur dois rien, ni à personne. Ils sont méchants, cruels, je le serai aussi. » Voilà ce qu’il dira, messieurs les jurés ! je le jure ; en le déclarant coupable, vous ne ferez que le mettre à l’aise, que soulager sa conscience et loin d’éprouver des remords, il maudira le sang versé par lui. En même temps, vous rendez son relèvement impossible, car il demeurera méchant et aveugle jusqu’à la fin de ses jours. Voulez-vous lui infliger le châtiment le plus terrible qu’on puisse imaginer, tout en régénérant son âme à jamais ? Si oui, accablez-le de votre clémence ! Vous le verrez tressaillir. « Suis-je digne d’une telle faveur, d’un tel amour ? » se dira-t-il. Il y a de la noblesse, messieurs les jurés, dans cette nature sauvage. Il s’inclinera devant votre mansuétude, il a soif d’un grand acte d’amour, il s’enflammera, il ressuscitera définitivement. Certaines âmes sont assez mesquines pour accuser le monde entier. Mais comblez cette âme de miséricorde, témoignez-lui de l’amour, et elle maudira ses œuvres, car les germes du bien abondent en elle. Son âme s’épanouira en voyant la mansuétude divine, la bonté et la justice humaines. Il sera saisi de repentir, l’immensité de la dette contractée l’accablera. Il ne dira pas alors : « Je suis quitte », mais : « Je suis coupable devant tous et le plus indigne de tous. » Avec des larmes d’attendrissement il s’écriera : « Les hommes valent mieux que moi, car ils ont voulu me sauver, au lieu de me perdre. » Oh ! il vous est si facile d’user de clémence, car dans l’absence de preuves décisives, il vous serait trop pénible de rendre un verdict de culpabilité. Mieux vaut acquitter dix coupables que condamner un innocent. Entendez-vous la grande voix du siècle passé de notre histoire nationale ? Est-ce à moi, chétif, de vous rappeler que la justice russe n’a pas uniquement pour but de châtier, mais aussi de relever un être perdu ? Que les autres peuples observent la lettre de la loi, et nous l’esprit et l’essence, pour la régénération des déchus. Et s’il en est ainsi, alors, en avant, Russie ! Ne vous effrayez pas avec vos troïkas emportées dont les autres peuples s’écartent avec dégoût ! Ce n’est pas une troïka emportée, c’est un char majestueux, qui marche solennellement, tranquillement vers le but. Le sort de mon client est entre vos mains, ainsi que les destinées du droit russe. Vous le sauverez, vous le défendrez en vous montrant à la hauteur de votre mission. »

  1. Le mot à mot est plus énergique : un adultère de la pensée. Tout comme le Karmazinov des Possédés, Fétioukovitch est une caricature des faux idéalistes qui ont mal digéré Schiller.
  2. Jean, X, II.
  3. Paul, « Ephés. », VI, 4. Le texte exact est : « N’irritez point ».
  4. Réminiscence de Schiller – Épigraphe de la Cloche.
  5. Matthieu, VII, 2 ; Marc, IV, 24.
  6. Cette crainte superstitieuse a été notamment signalée par Ostrovski dans sa comédie : les Jours néfastes, II, 2 -1863.
  7. Encore un emprunt probable à Schiller : les Brigands, I, 1, monologue de Franz, « in fine ».