Les Français de Sarrelouis en Prusse rhénane

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Les
Français de Sarrelouis
en Prusse rhénane


I

La Sarre, cette grande rivière lorraine qui fut française et dont le cours est devenu entièrement allemand depuis 1871, prend sa source dans les Vosges, au pied du Donon et va se jeter dans la Moselle, à Konz, en amont de Trêves.

Sur son lent et sinueux parcours qu’on évalue à 240 kilomètres, elle arrose, outre un pays agricole et manufacturier, bordé de collines boisées, le vaste et riche bassin houiller de Sarrebrück ; chemin faisant, elle donne son nom à un grand nombre de petites villes ou de bourgs devenus très florissans, grâce aux industries variées qui s’y sont établies au cours du dernier siècle : Sarrebourg, à égale distance de Lunéville et de Saverne, Sarre-Union, Sarralbe, Sarreguemines, Sarrebrück, Sarre-Wellingen, Sarre-Werden, Sarrelouis, Sarrehölzbach et un autre Sarrebourg, en aval de Merzig. De ces localités lorraines que la nature a rapprochées et solidarisées jusque dans leurs noms, les échelonnant le long du même cours d’eau et dans la même vallée large et sévère, villes sœurs dont la population autochtone est identique par les traditions et les mœurs, il en est une, Sarrelouis, qui, bien qu’arrachée à la France par les odieux traités de 1815, a gardé, autant que celles qui nous furent prises par un autre abus de la force en 1871, sa physionomie et son caractère français, et même, dans les vieilles familles, ses aspirations françaises irréductibles.

Moins intensivement industrialisée que Sarrebrück et resserrée dans une boucle de la rivière, Sarrelouis doit sans doute à ces circonstances d’avoir conservé son originalité locale, ses rues et ses maisons de la fin du XVIIe siècle, le culte de ses vieux souvenirs, la fierté de son éclat guerrier d’autrefois. La plupart des chefs des grandes industries qui font la prospérité économique de la région, sont les descendans de familles françaises ; ils s’en souviennent et s’en font gloire ; ils n’aiment pas les Prussiens venus là en dominateurs étrangers et, souvent au risque de le payer cher, ils le répètent à qui veut les entendre.

Sarrelouis comptait, avant la guerre, 7 368 habitans ; ses faubourgs et écarts, tous manufacturiers et pleins d’usines, en ont environ quinze mille. Mais le cœur de la ville, c’est-à-dire la petite bourgeoisie et les artisans du terroir, n’ont pas encore, aujourd’hui même, après un siècle de domination prussienne, été complètement absorbés ou démarqués par ces bandes rapaces d’exploiteurs allemands qui, accourus des marécages de l’Elbe ou de l’Oder, se sont rués sur le pays mosellan comme sur une proie. C’est à peu près en vain que le gouvernement s’est efforcé, surtout par l’éducation et l’école, de chasser du foyer familial ce génie français dont ces populations, détestées parce que welches, sont encore si justement orgueilleuses. Les ravages causés également à ce point de vue par les afflux d’ouvriers et d’ingénieurs transrhénans, de fonctionnaires et d’employés de toute catégorie, ou par les énormes garnisons de soldats entassées dans cette région, n’ont pas été aussi profonds que pourrait le croire un voyageur pressé : comme la rouille, ils n’ont corrodé que la surface et n’ont agi que sur la portion la moins intéressante de la population.

Ainsi, bien que ce malheureux pays lorrain ait vu, en 1815 et en 1871, une partie de ses habitans préférer l’exil à la domination prussienne ; bien qu’il soit aujourd’hui germanisé administrativement, jalonné de cheminées géantes, balafré affreusement par un inextricable réseau de chemins de fer et de canaux, de lignes télégraphiques ou autres, et que les immigrés y forment, par endroits, comme à Metz elle-même, jusqu’aux deux tiers de la population ; bien qu’il soit devenu, malgré lui, un formidable arsenal de guérie et un foyer permanent d’agression contre la France, il conserve toujours, dans la bourgeoisie de ses villes et dans ses campagnes agricoles, un noyau irréductible de familles qui se sont, en véritable aristocratie terrienne, attachées à leur, tradition ancestrale et au culte du souvenir français.

C’est que rien, ni le temps ni le maître d’école, ni l’histoire travestie, ni la coercition administrative, la plus vile de toutes, ne saurait prévaloir contre cette vérité historique : cette contrée est d’origine gauloise, gallo-romaine, franque et française ; bourgeois et paysans y sont demeurés ces Lorrains au caractère sévère et tenace, durs à la besogne, silencieux, mais fermes et résolus, aux robustes épaules, à la physionomie militaire qui fait songer au type que nous nous faisons du légionnaire romain. Les Allemands ne sont venus d’outre-Rhin dans ce pays qu’en envahisseurs étrangers, jadis en seigneurs féodaux, en pillards, en « pandours et schnapans ; » à présent, en fournisseurs des garnisons, en exploiteurs du soldat, en fonctionnaires arrogans et rigides, en ouvriers d’usines. Chez eux, les deux langues, le français et l’allemand, se rencontrent et se côtoient, comme dans le Luxembourg, pays voisin et de même race. Ce sont toujours les Lotfiaringii bilingues, comme on disait au Moyen âge, au temps de Godefroi de Bouillon qui fut choisi pour chef de la première Croisade parce qu’il parlait les deux idiomes. Ils n’ont rien qui les rapproche du Prussien, ni le sang, ni les traditions, ni l’histoire, ni les habitudes et les mœurs, en dépit du nom de Prusse rhénane qui, par une impudente métathèse géographique, fut imposé à leur pays, mais seulement après les traités de 1815.

Sarrelouis fut fondée par Louis XIV, dont elle porte le nom, par application du traité de Nimègue en 1678. Après avoir fait décréter par la Chambre de réunion du Parlement de Metz, l’annexion à la Couronne de plusieurs fiefs de la région de la Sarre et de la Blies, qui jadis avaient relevé des Trois-Evêchés, Metz, Toul et Verdun, Louis XIV sentit la nécessité d’entourer la France d’une ceinture de forteresses destinées à protéger nos frontières contre les agressions projetées des nombreux ennemis que le développement de sa puissance lui avait suscités. Cette œuvre gigantesque, confiée au génie de Vauban, fut appelée modestement, pour ne point trop attirer l’attention, le Règlement des places fortes de la frontière. Les travaux durèrent vingt années ; la création de toutes pièces de la ville de Sarrelouis y fut comprise.

Dès 1634, pendant la guerre de Trente Ans, alors que le pays mosellan était occupé par les armées françaises, Richelieu s’était arrêté au projet de bâtir dans l’Électorat de Trêves des forteresses destinées à arrêter l’ennemi sur la Sarre et la Moselle. La suite des événemens militaires fit ajourner ce dessein, et le traité de Munster, en 1648, en nous confirmant la possession des Trois-Évêchés et nous donnant l’Alsace, rendit moins urgente la création de places avancées sur le front du Palatinat. Mais les annexions nouvelles effectuées par Louis XIV, en vertu d’une interprétation très ample et assez inattendue du traité de Nimègue, en mécontentant l’Empereur et le duc de Lorraine, ramenèrent la question sur le tapis, dans les conseils du Roi.

Un élève de Vauban, le lieutenant général et ingénieur Thomas de Choisy, marquis de Moigneville, fut chargé d’aller déterminer le point de la vallée de la Sarre moyenne, où pouvait être construite une nouvelle forteresse. Le Roi le nomma immédiatement gouverneur de la ville à naître.

On lit dans la Gazette du 20 janvier 1680 :


De Metz, le 11 janvier 1680.

« On travaille à faire une place considérable sur la Saar, à Sarloutre, auprès de Vaudrevange. On la nommera Sar-Louis ; et le Roi en a donné le gouvernement au sieur de Choisy, gouverneur de la citadelle de Cambray et commandant de Thionville. »

Thomas de Choisy devait mourir à Sarrelouis trente ans plus tard, le 26 février 1710, à l’âge de 78 ans, vénéré de tous, dans la joie d’avoir vu son œuvre se développer autour de lui et s’épanouir comme par enchantement.

Le vaste terrain où allait s’édifier la nouvelle ville, sur la rive gauche de la Sarre, était occupé par un-bois, des marécages, des prairies et quelques champs en culture que possédaient les riches abbayes voisines de Wadgasse et de Fraulautern ou Lautern, nom altéré dans la Gazette en « Sarloutre » (Sar-lautre, Sarlautern, Frau-Sarlautern) ; il y avait aussi des champs, qui appartenaient aux habitans de la vieille ville voisine de Vaudrevange (Wallerfangen). Les propriétaires expropriés furent convenablement indemnisés après une expertise amiable.

Le 8 janvier 1680, Vauban vint visiter le site choisi et approuva l’emplacement. S’installant à Vaudrevange, il rédigea aussitôt des instructions préliminaires, où on lit :

« La situation de la place ayant été fixée et marquée avec des perches et des piquets, y faire enfoncer des pilots jusqu’à la tête, pour empêcher qu’on ne les arrache ou que les bestiaux ne les fassent tomber. »

Vauban ordonne de commencer par tracer « à la perche ou à la charrue, les fossés, demi-lunes et chemins couverts. » C’était déjà avec la charrue que les anciens traçaient l’enceinte des villes qu’ils fondaient. Il prescrit d’envoyer sans délai un bataillon de soldats pour découvrir les carrières de pierre, abattre la forêt, ponter les écoulemens des eaux, établir des chemins, traiter avec des entrepreneurs, faire venir tous les outils nécessaires, chariots, bateaux, etc. Puis il précise ce que devront être matériellement les remparts, les bastions, les ponts-levis, les tenailles et demi-lunes, les portes et leurs réduits défensifs, les corps de garde, les écluses sur la rivière, la construction des casernes, des bâtimens publics, des maisons privées, l’alignement des rues.

Le 14 avril 1680, six mille ouvriers travaillaient à la construction de la nouvelle ville ; un premier détachement de grenadiers s’y installa. Le P. Célestin, de l’abbaye de Saint-Dié, fut appelé pour bénir le berceau de Sarrelouis, le 5 août 1680. La grande comète de Halley qui fit son apparition au mois de décembre de la même année fut considérée comme un heureux présage. Les remparts et le gros œuvre des édifices publics devaient être achevés dès 1685.

On peut voir à la Bibliothèque nationale divers plans en couleur de Sarrelouis, dressés à cette époque. La forteresse est assise sur une colline de la rive gauche de la Sarre dans un repli en fer à cheval de la rivière qui l’entourait ainsi de trois côtés. Au centre de la ville, une grande place carrée, avec un puits au milieu. Sur l’un des côtés de la place, l’église et l’hôtel de ville ; sur un autre côté, face à l’église, le « logis du gouverneur ; » le tout, d’une architecture d’ingénieur, géométrique, sévère autant que solide et bien militaire. La forteresse était sur un plan hexagonal, l’enceinte flanquée de six bastions et cinq demi-lunes.

Sur la Sarre, un pont unique, avec des écluses permettant d’inonder les fossés qui faisaient le tour des murailles ; ce pont était protégé, sur la rive gauche, par un ouvrage avancé, percé d’une poterne qu’on appelait « la porte d’Allemagne ; » elle donnait accès à une route qui suit la Sarre, et, par Merzig, va jusqu’à Trêves, distante de 63 kilomètres. À l’extrémité de la ville, opposée au pont, une autre poterne, dite « porte de France, » surplombait le canal ou bâtardeau qui amenait les eaux de la rivière dans le fossé méridional de l’enceinte. De cette porte partait une route directe de Sarrelouis à Metz, passant par Boulay et traversant la Nied.

Comment s’est peuplée cette place créée en pleins champs, qui n’avait ni commerce, ni industrie, et dans les environs immédiats de laquelle il n’existait alors ni fabrique, ni établissement d’aucune sorte ?

Les auteurs allemands, — Baedecker, au moins dans ses premières éditions, — n’ont pas hésité à dénaturer les origines de la forteresse française, en affirmant que Louis XIV l’avait peuplée de forçats et qu’il en avait fait une colonie pénitentiaire, une place de déportation pour des condamnés. C’est là une calomnie infâme, une assertion qui ne repose sur aucun témoignage ; elle est d’ailleurs invraisemblable, car si Sarrelouis eût été un lieu de déportation, même pour des forçats libérés du bague, il fût devenu par la suite impossible d’y faire habiter des gens honnêtes. On connaît, au surplus, authentiquement, la véritable origine des premiers Sarrelouisiens : registres et documens sont là, et les souvenirs des familles ne sont pas perdus dans la nuit des temps.

C’étaient des habitans des villages voisins, en particulier ceux de Vaudrevange, petite ville fortifiée, située sur la Sarre, près du confluent de la Prims, à une demi-lieue en aval de Sarrelouis. Vaudrevange avait été, comme toute la contrée environnante, ravagée et en partie ruinée pendant la guerre de Trente Ans. En 1643, le sieur de Pontis, allant avec sa troupe de Longwy à Sarrebourg où il devait rejoindre le maréchal de Guébriant, passa par Vaudrevange ; il en raconte ce qui suit dans ses Mémoires :


Vaudrevange, dit-il, est située sur les confins de la Lorraine, environ à quinze lieues de Metz. Elle est composée également d’huguenots et de catholiques. L’église des catholiques sert aussi de prêche aux huguenots. Le curé et le ministre vivent en une parfaite intelligence, l’un. avec l’autre. Le dimanche, les catholiques entendent la messe depuis huit heures du matin jusqu’à dix heures. Et, à dix heures, les catholiques sortent pour faire place aux huguenots, s’entre-saluant les uns et les autres fort civilement. Et dans la même chaire où le curé a prêché aux catholiques, le ministre prêche ensuite aux huguenots, qui n’ont néanmoins que la nef, le chœur où est l’autel étant propre aux seuls catholiques. Et lorsqu’un dimanche les catholiques sont entrés à l’église à huit heures, le dimanche suivant ils n’entrent qu’à dix heures. Enfin, il s’observe une si parfaite égalité entre eux qu’ayant été traité par le curé, le ministre me vint prier de dîner aussi chez lui, faisant ainsi toutes choses chacun à son tour.


Cette harmonie parfaite entre catholiques et huguenots, dans le pays lorrain, en pleine guerre de Trente Ans, au lendemain de la mort de Richelieu, est un trait de sagesse assez rare pour être signalé au passage.

Dans ses Instructions, Vauban ordonne d’abattre les vieux remparts de Vaudrevange pour en employer les matériaux à la construction de Sarrelouis ; il calcule que Vaudrevange compte de 110 à 120 feux, et il ajoute : « Il faudra transporter une partie des habitans dans la nouvelle ville, leur accordant quelques franchises. » Vauban propose de procéder de la même façon pour d’autres localités : « Il faut rechercher en cela les expédiens les plus probables et les mieux avenans, pour ce dessein, qui sont, de mon avis, de soulager les peuples qui y restent et de leur accorder des exemptions pour douze ou quinze années. »

Au moment de la création de Sarrelouis, Vaudrevange, qui ne s’était pas relevée de ses ruines, comptait à peine le tiers de sa population d’avant la guerre. On proposa aux habitans de les indemniser de leurs pertes, en leur offrant des maisons neuves et confortables et des jardins ; on les exempta d’impôts pour une longue période d’années ; les marchands qui vinrent s’installer dans la nouvelle ville eurent des franchises particulières : ainsi se faisaient déjà les fondations de villes dans l’antiquité, et les « villes neuves » au Moyen âge.

Dès 1681, Louis XIV accorde des lettres de naturalité aux étrangers qui viendront habiter Sarrelouis et y bâtir des maisons : ces lettres sont délivrées « à tous les estrangers qui s’iront establir et feront bastir et construire des maisons audit Sarre-Louis… Nous les tenons pour nos vrays et naturels sujets, tout ainsi que s’ils estoient originaires de nostre royaume. »

Outre les habitans de Vaudrevange, il en vint des bourgs voisins : Ensdorf, Fraulautern, Roden, Dillingen, sur la rive droite de la Sarre ; Neuforvveiler, Lisdorf, Picard, Beaumarais, Sainte-Barbe, sur la rive gauche. Ces villages ou hameaux, repeuplés depuis, sont pour la plupart, à présent, des faubourgs populeux et industriels de Sarrelouis. On vit accourir aussi des habitans des pays rhénans qui avaient été éprouvés par les guerres antérieures, des gens de Metz, éloignée de 60 kilomètres, et de toute la Lorraine, d’Alsace, de Suisse et même d’Italie.

Le premier enfant baptisé à Sarrelouis reçut naturellement le prénom de Louis (le 27 janvier 1681) ; ce fut Louis Dumas ; ses parrain et marraine furent Jean Yon et Marguerite Gibot.

Les historiens se plaisent à raconter que les gigantesques travaux de fortification entrepris sous la direction de Vauban sur tous les fronts des frontières françaises, passionnaient Louis XIV. Il les visita en détail « avec goût, avec soin, en toute compétence, » dit M. Lavisse[1]. Le Roi veillait à ce que tout, dans les nouvelles places fortes, fût méthodique, solide, spacieux, les casernes maintenues par la garnison en parfait état. « Louis XIV, remarque Th. Lavallée, allait inspecter ces nouvelles places fortes, à la suite de Louvois, en dissimulant ses projets sous les pompes de la cour qui l’accompagnait : à peine arrivé, et même la nuit, il parcourait tous les travaux, entrait dans les plus minces détails, et montrait autant de sollicitude que d’intelligence dans l’accomplissement de cette œuvre capitale[2]. »

La Gazette fournit d’intéressans détails sur les voyages du Roi dans ces forteresses de la frontière. C’est ainsi qu’en 1683, Louis XIV alla visiter les travaux de Sarrelouis. Il partit de Versailles avec la Reine, le Dauphin et toute la Cour, le 26 mai, pour aller coucher à Corbeil et le lendemain à Montereau. Il arriva à Auxerre le 30 ; puis, le 5 juin, à Dijon. De là, il gagna Bellegarde, le 7 juin, où il passa en revue les troupes de la garnison dont le Dauphin prit le commandement ; il y reçut les ambassadeurs du duc de Savoie. De Bellegarde, Louis XIV alla à Dôle, puis à Besançon dont il inspecta les fortifications avec un soin tout particulier. Le 22 juin, il était à Belfort ; le 24 à Colmar ; le 26, il arriva aux portes de Strasbourg où le gouverneur, marquis de Chamilly, vint le recevoir. Il visita les fortifications et passa en revue la garnison. De là, il gagna Molsheim où il reçut les hommages de divers princes allemands. Le 29 juin, la Cour partit de Molsheim, coucha à Bousvilliers, puis le 30, à Bouquenon, où était le camp du duc de Villeroy, lieutenant général. Les troupes se livrèrent, sous les yeux du Roi, à l’exercice de la petite guerre ; ce n’est que le 6 juillet que Louis XIV quitta Bouquenon. Ce jour-là, de grand matin, le Dauphin, partant le premier, arriva à Sarrelouis, à la tête des troupes de la Maison du Roi. A leur tour, le Roi et la Reine se mirent en route, accompagnés de Monsieur et de Madame, et vinrent coucher à Sarrebrück.

Le 7 juillet, la Cour arriva à Vaudrevange, passant par le camp des troupes de la garnison de Sarrebrück, composée des bataillons de Picardie, de Navarre, de la Couronne, de Humières, de Vaubécourt, de Crussol, du régiment Dauphin et de quatre compagnies des dragons Dauphin. Le 8, au matin, le Roi monta à cheval et alla inspecter les travaux de Sarrelouis dont il fut satisfait et qu’il trouva fort avancés. « Sa Majesté, dit la Gazette, a été très satisfaite du bon état de ses troupes, et elle a donné des gratifications considérables aux colonels et aux capitaines. » Le Roi partit de Vaudrevange pour gagner Metz, puis Verdun et Châlons.

Ce voyage de Louis XIV marque le début de la vie municipale de la nouvelle ville. On lui donna des armoiries où figure un Soleil levant sortant des nuages ; la devise est : Dissipat atque fovet. On orna l’Hôtel de Ville de tapisseries des Gobelins qui s’y trouvent encore. L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres fut chargée de composer et de faire graver une médaille commémorative de la fondation de Sarrelouis. Au droit, figure l’effigie de Louis XIV ; au revers, on voit « la ville de Sarlonis (sic), sous la figure d’une femme couronnée de tours. Elle montre au fleuve de la Sarre le plan de son enceinte et de ses fortifications. » En légende, Sarloisium conditum. MDCLXXXIII.

A partir de 1683, Sarrelouis eut des magistrats municipaux. Ferdinand Heil, châtelain de Vaudrevange, en fut le premier maire et deux religieux de la Congrégation des Récollets de Paris vinrent organiser la paroisse ; Jean Manderfeld, récollet, curé de Vaudrevange, fut nommé curé de Sarrelouis en novembre 1683. Par un édit de février 1685, Sarrelouis devint le chef-lieu d’un bailliage, eut une cour prévôtale et une maîtrise des eaux et forêts, avec juridiction très étendue sur le pays environnant : tout cela fut ordonné pour grossir son importance et développer sa clientèle.

Les habitans furent exempts de payer « tous droits d’entrée dans ladite ville, et de sortie d’icelle, tant de vins que de toutes autres denrées nécessaires, avec pouvoir et faculté de faire commerce de toutes sortes de marchandises et manufactures, sans payer aucuns droits… » On établit de même en franchise des foires et marchés, des droits de pâturage pour les bestiaux et troupeaux, des droits de chasse dans les forêts du voisinage, etc. En 1687, les moines augustins de Vaudrevange se transportèrent à Sarrelouis et y fondèrent un établissement d’instruction qui devint rapidement prospère ; les Capucins y vinrent également en 1691. Entre temps, en 1688, on avait transporté à Sarrelouis les deux plus grosses cloches de Vaudrevange ; elles devaient être fondues en 1793. Vaudrevange fut ainsi à peu près dépeuplée ; Jean-Adam Florange en fut le dernier maire ; nommé en 1682, il garda ses fonctions jusqu’en 1687, date à laquelle Vaudrevange cessa d’être une commune ; aujourd’hui, elle est redevenue un gros bourg industriel, avec une importante fabrique de poteries.

Sarrelouis était destinée, dans le plan de Vauban, à former avec Longeville, Mont-Royal, Landau, d’Augsbourg et quelques autres places, une ligne d’avant-postes qui, le cas échéant, supporteraient le premier choc de l’ennemi : « Appuyée, à gauche sur Thionville, à droite sur Bitche, ayant Metz en arrière, Sarrelouis, remarque un historien militaire, couvrait complètement l’ouverture de notre frontière sur la Champagne[3]. »

Il fallait se hâter de construire ces boulevards de la monarchie. La guerre qui fut la conséquence de la ligue d’Augsbourg (1686) était dans son plein, que Vauban pressait fébrilement l’achèvement de Landau et de Sarrelouis, doublait les fortifications de Luxembourg et bâtissait en hâte sur un rocher surplombant la Moselle, auprès de Trarbach, à peu près à mi-chemin entre Trêves et Coblence, une nouvelle forteresse qu’on appela Mont-Royal. Celle place était loin au Nord de Sarrelouis, dans la principauté de Veldenz, dont la réunion avait aussi été décrétée par le Parlement de Metz. « Ce poste, disait Louvois, mettra les frontières du Roi en telle sûreté, et les Electeurs de Cologne, de Mayence et le Palatinat en telle dépendance, que cette frontière sera meilleure et plus aisée à défendre que n’est celle de Flandre. »

Enfin, Vauban alla, en 1688, construire, par ordre du Roi, dans une île du Rhin lui-même, Fort-Louis, à quarante kilomètres de Strasbourg, pour couvrir l’embouchure de la Moder[4]. Malheureusement, au traité de Ryswick en 1696, qui marque le premier échelon de la décadence du grand règne, Louis XIV dut rendre Luxembourg, Mont-Royal et la Lorraine à son duc. Il garda toutefois Landau et Sarrelouis, deux places bien situées pour fermer cette fameuse trouée d’entre Vosges et Moselle qui, si souvent, a donné accès sur Paris par la vallée de la Marne. Toutefois, par suite de ces rétrocessions, Sarrelouis perdit beaucoup de l’importance stratégique qu’on avait voulu lui donner. Elle devenait purement un avant-poste isolé sur la frontière.

Dans la dernière période du grand règne, elle eut cependant à jouer efficacement son rôle de place protectrice. En janvier 1703, une petite troupe de l’armée de Câlinât, commandée par Desmoulins, s’étant trouvée entourée de 400 hussards du prince de Bade, lit une belle retraite jusqu’à Sarrelouis, où elle rentra n’ayant perdu que quatre hommes : sans la place, elle eût infailliblement succombé[5].

Après notre défaite de Hochstett, le 20 septembre 1703, les Impériaux s’étant emparés de Landau vinrent menacer les places de la Sarre et de la Moselle. « Leur projet était, dit Saint-Simon, de prendre l’Alsace a revers ; de tomber sur les Trois-Evêchés, et de là, plus avant dans la France. » Villars le fit échouer, grâce à la place de Sarrelouis qui lui permit de s’appuyer sur la Sarre pour protéger son camp installé à Sierck sur la Moselle. Dans cette position, il paralysa tous les efforts du prince de Bade et tint en échec Marlborough lui-même. Le danger d’invasion de la France fut conjuré.

Comme le traité de Ryswick, la paix d’Utrecht (1713) nous laissa Landau et Sarrelouis. Un Italien au service de la France, Albergotti, était alors, depuis 1710, gouverneur de cette dernière ville. Il fut remplacé, en 1717, par La Trémoïlle, prince de Valmont.

Après la mort de Louis XIV, les bourgeois et les habitans de Sarrelouis écrivirent au Régent pour demander la confirmation de leurs privilèges. Le duc d’Orléans leur répondit favorablement, à la date du 17 octobre 1715. En 1722, la chronique locale signale un événement extraordinaire qui se produisit, soi-disant, à Sarrelouis. Le 7 janvier, jour de la Saint-Antoine, à la tombée de la nuit, bien que les portes de l’église fussent fermées, les cloches se mirent à sonner, à toute volée, sans l’aide de personne. Les bedeaux et la maréchaussée cherchèrent partout ; on ne trouva point de sonneur, mais les cierges étaient allumés sur tous les autels, et devant celui de saint Sébastien, un drap mortuaire était étendu. Ce fut le présage de la mortalité effrayante qui sévit cette année-là sur la ville et le pays environnant. L’épreuve passée, Sarrelouis rassérénée reprit bien vite sa prospérité, surtout après que le traité de Vienne en 1736 eut « rétrocédé » à la France les duchés de Lorraine et de Bar que le Roi possédait en droit depuis 1670, « à titre de réunion. »

« Quand on veut faire la paix à tout prix, on la fait mal, » a écrit Victor Duruy. C’est ainsi que cet éminent historien apprécie la paix d’Aix-la-Chapelle sous Louis XV, en 1748. Il fallut dans les années suivantes négocier de nouvelles alliances et se préparer à une nouvelle guerre qui devait être la guerre de Sept Ans. C’est dans ces conditions d’inquiétude que, dès 1753, Chevert vint établir son camp à Sarrelouis. Le département des Estampes possède un plan de la forteresse et du camp, avec l’emplacement des troupes sous les murs de la ville, dans la boucle de la Sarre. À cette époque, Sarrelouis était très prospère. Une statistique de 1756 y compte déjà des établissemens métallurgiques, 22 maîtres drapiers, une fabrique de savon, une fabrique de bas, 29 tanneurs, selliers et cordonniers dont les produits s’écoulent à Metz, Thionville, Dieuze, Strasbourg. Il y avait plus de six mille habitans. Dans la liste des maires, choisis généralement parmi les marchands, lus noms de forme française (Jean Noblet, Nicolas Bourgeois, Joseph Fauché, Michel Dupont, etc.), sont plus nombreux que les noms de forme allemande.

L’un d’eux, Pierre Gouvy, nommé maire en 1745, est qualifié maître de forges et maire royal ; il remplit sa charge depuis 1745 jusqu’en 1765. Il était né en 1714, à Goffontaine, près Verviers. Après avoir étudié à l’Université de Trêves, il vint se fixer à Sarrelouis, où il installa des hauts fourneaux. Le prince de Nassau-Sarrebrück lui concéda un privilège pour la fabrication de l’acier dans sa principauté où le minerai de fer aussi bien que la houille est abondant. Actif et entreprenant, Gouvy établit en 1752 une fabrique d’acier auprès de Sarrelouis et, en souvenir de son pays natal, il baptisa Goffontaine le hameau ouvrier qui s’éleva autour de sa nouvelle usine. Il mourut en 1768, laissant onze enfans ; nous aurons l’occasion de reparler de sa famille qui est encore aujourd’hui à la tête de grandes industries métallurgiques dans la même région.

En 1790, la frontière française englobait Thionville, Sierck, Sarrelouis, Vaudrevange, Créange, Bitche, Landau, laissant hors de France Luxembourg, Merzig, Sarrebrück, Bliescastel, Deux-Ponts. Notre petite ville lorraine eut bientôt à subir le contre-coup de la Révolution française, et elle fut dès 1789, comme la plupart de nos villes de province, le centre d’une grande effervescence populaire. Puis ce fut le règne de la Terreur ; il lit de nombreuses victimes à Sarrelouis. Les maires, Pierre Bogard, entré en charge en 1790, et Jean-Pierre Scharff, en 1791, furent guillotinés à Paris, en 1793 ; quatorze autres Sarrelouisiens subirent le même sort. Par un décret de la Convention du 22 juillet de la même année, Sarrelouis fut désormais appelée Sarrelibre ; elle devint un chef-lieu de canton de l’arrondissement de Thionville. Bientôt, très éloignée de la frontière que nos victoires, appuyées sur le vœu des populations, reculèrent jusqu’au Rhin, elle n’eut plus à jouer, comme place forte défensive, qu’un rôle secondaire, jusqu’aux événemens de 1814.


II

Dans la matinée du 4 janvier 1814 et les jours suivans, les Sarrelouisiens, qui avaient assisté, dans les mois de novembre et décembre précédens, au passage de nos armées refluant d’Allemagne vers l’intérieur de la France, virent tout à coup arriver dans leurs murs, par la route de Trêves, des filles innombrables de familles du pays rhénan qui fuyaient devant l’invasion, en emportant sur leur dos, sur leurs chevaux, sur leurs chariots tout ce qu’elles avaient pu, en hâte, rassembler de leur avoir. Cet exode lamentable rappelait celui que Goethe a dépeint en des pages saisissantes et qui s’était opéré dans le sens inverse, lorsqu’en 1794 ces mêmes populations alarmées avaient pris la fuite à l’approche de l’armée française. Dès le 6 janvier, on signala, dans les environs de la ville, les premières avant-gardes de l’ennemi. Les régimens du général Lacoste et la cavalerie du général Doumergue s’étant retirés sur Metz, la place de Sarrelouis, confiée par le duc de Raguse à la garde du colonel Laurin de Mirel, se trouvait presque démunie de défenseurs. A la date du 8 janvier, le maire Reneauld confie ses inquiétudes au préfet de la Moselle :


Notre garnison, lui écrit-il, est très faible et composée de jeunes conscrits. La garde nationale est organisée provisoirement ainsi qu’il suit : une compagnie d’artillerie de 32 hommes ; une compagnie de pompiers de 50 hommes ; le surplus des hommes forme quatre compagnies de fusiliers de 400 hommes, ce qui fait, avec les canonniers et pompiers, environ 500 hommes. Nous sommes donc livrés et abandonnés à nous-mêmes, avec très peu de moyens : nonobstant, nous ferons, tous, notre devoir.


Un fort détachement d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie ainsi que la gendarmerie du canton furent envoyés en hâte dans la place, qui se trouva, de ce fait, à peu près en état de soutenir un siège. L’armée ennemie qui s’avançait était sous les ordres du général von Biberstein. Sarrelouis fut investie et bombardée ; la garnison se défendit courageusement, fit des sorties nombreuses, surprenant les postes, harcelant l’ennemi qui occupait les faubourgs, lui enlevant des convois de vivres et de munitions.

Le courrier de Metz ayant suivi la retraite de la colonne du général Durutte, avait quitté Sarrelouis pour la dernière fois le 10 janvier. Quel ne fut pas l’étonnement de la population assiégée, lorsque, le matin du 12 avril, elle apprit que le courrier était revenu et qu’avec l’autorisation des Prussiens il venait, dans la nuit, de rentrer dans la ville ! Il apportait la nouvelle que Napoléon avait abdiqué à Fontainebleau et que la paix était signée entre les Alliés et le roi de France Louis XVIII. Le vendredi, 15 avril, le commandant de la place, ayant reçu de Paris des ordres formels du ministre de la Guerre, eut, hors les murs, une entrevue avec le général von Biberstein.

Les Sarrelouisiens, frémissant d’émotion au récit d’événemens qu’ils connaissaient mal, qu’ils apprenaient tardivement et mêlés de légendes souvent absurdes, se demandaient quel allait être leur sort et s’ils ne seraient point livrés à la Prusse. Enfin, ils furent informés que le traité signé à Paris le 30 mars 1814 laissait leur ville à la France ; plus heureux que leurs voisins de Sarrebrück, de Merzig, de Trêves, ils conservaient leur qualité de Français.

Le samedi 16 avril, la garnison rassemblée sur la place, à dix heures du matin, reçut des cocardes blanches ; le drapeau blanc fleurdelisé fut hissé à la pointe du clocher de l’église, à la place du drapeau tricolore, et salué de cent un coups de canon. Le lendemain et jours suivans, les troupes du général Durutte, qui s’étaient concentrées à Metz, revinrent dans leurs anciens cantonnemens, tandis que la garnison de Mayence, forte de 12 000 hommes et 1 400 chevaux, passait par Sarrelouis pour se retirer sur Metz.

Puis, un calme apparent succéda, dans la foule, à l’ahurissement et à l’émotion à la fois douloureuse et impuissante. On vécut ainsi, commentant les événemens qui s’étaient précipités si rapidement, chacun demeurant inquiet, mal à l’aise et dans le mécontentement, tandis qu’on dépeçait nos départemens rhénans et que les bourgs et villages qui touchaient presque à la banlieue de Sarrelouis se trouvaient, contre leur gré et sous une forme encore mal définie, incorporés à l’Allemagne, bien que personne ne songeât à reconstituer l’ancien Électorat de Trêves dont ces pays avaient jadis fait partie. Ils furent administrés par une commission austro-bavaroise qui alla siéger à Spire. Tout cela fut présenté comme provisoire ; il n’était encore nullement question de donner ce pays à la Prusse.

Soudain, le 10 mars 1815, on apprit par le courrier de Metz que Napoléon avait quitté l’île d’Elbe et qu’il organisait ses forces à Cannes. Ce fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais une atmosphère lourde et chargée d’électricité. L’enthousiasme fut indescriptible ; il n’y eut pas un dissident. Ce jour même, bien que Louis XVIII fut encore à Paris qu’il ne devait quitter que dans la nuit du 19 au 20 mars, le pavillon tricolore fut arboré sur le clocher de l’église de Sarrelouis. Seulement, il fallut bientôt songer à se préparer de nouveau à la guerre : les Sarrelouisiens, qui ne rêvaient que l’expulsion des Prussiens de leur voisinage, accueillirent sans sourciller cette éventualité fatale, occasion d’une revanche. Dès que Napoléon fut arrivé à Paris, l’ordre fut envoyé aux autorités de Sarrelouis d’armer la forteresse et de la mettre en état de défense ; d’y emmagasiner, pour 2 000 hommes, trois mois de vivres prélevés dans la contrée ; chaque habitant dut aussi se pourvoir de nourriture pour le même laps de temps. On réorganisa la garde nationale ; sous l’impulsion du général Jean Thomas on prépara tout avec ordre et une patriotique ardeur comme pour un siège imminent. Les troupes qui allaient défendre la place se composaient de deux régimens d’infanterie, les 55e et 68e de ligne, de deux régimens de cuirassiers, des pompiers, gendarmes et douaniers, de 1 500 à 1 600 hommes des gardes nationales des départemens des Vosges et de la Moselle.

On était prêt à recevoir l’ennemi de pied ferme, lorsque, le 23 juin, parvint à Sarrelouis la nouvelle du désastre de Waterloo survenu cinq jours auparavant. Dès le lendemain, 24 juin, les premières troupes alliées se présentèrent pour menacer la ville. A leur grande stupéfaction, elles trouvèrent les Sarrelouisiens, dont le courage n’était nullement ébranlé par les nouvelles alarmantes qu’on répandait, décidés plus que jamais à défendre énergiquement la place. Ils tinrent bon, envers et contre tous, même après le départ de Napoléon pour Rochefort et la seconde restauration de Louis XVIII.

Le lieutenant général baron de Diebitsch, chef d’état-major de l’armée russe, écrit, à la date du 1er juillet 1815, « à M. le maréchal de camp, baron de Thomas, commandant la forteresse de Sarrelouis, » pour l’assurer, dit-il, « que les intentions de l’Empereur, son auguste maître, n’ont rien d’hostile ni contre la France, ni contre les Français, » et pour l’inviter à rendre la place. Le général Thomas répond :

« Général, je ne puis dissimuler que le contenu de la lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire m’afflige. En officier général, qui connaît les devoirs que lui imposent les lois de l’honneur, vous devez penser que je n’ai d’autre réponse à vous faire que de vous assurer que je défendrai la place qui m’est confiée jusqu’à la dernière extrémité. »

Un ancien émigré français, le général de Langeron, « général en chef au service russe, » écrit de Sarrebrück, le 5 juillet 1815, au général Thomas :

« Monsieur le commandant, vous êtes sans doute instruit des événemens qui se sont passés depuis peu… Votre devoir et votre intérêt futur vous engagent à arborer ce drapeau blanc si cher aux bons Français. Rappelez-vous, monsieur le commandant, que Louis XVIII, qui n’a que trop pardonné, n’a point étendu sa clémence sur le maréchal Davoust, qui a fait tirer sur le pavillon blanc. C’est au nom de Louis XVIII que je vous engage à remettre votre forteresse… »

Cette lettre attira à Langeron une dure leçon de patriotisme ; le général Thomas lui répond dédaigneusement :

« Je n’ai de réponse à vous faire que de vous assurer que les malheurs de ma patrie n’ébranleront jamais ma fidélité, et que la place que je commande ne sera remise qu’au gouvernement qu’elle se sera librement chois !… »

Le lendemain, 6 juillet 1815, c’est le prince Charles de Mecklembourg qui écrit à son tour au général Thomas, l’informant qu’il vient d’arriver avec son corps d’armée pour assiéger Sarre louis, si le général ne capitule pas : « Je me flatte que votre réponse, que j’attendrai jusqu’à midi, me mettra à même de ne pas agir offensivement. »

Thomas répond stoïquement :

«… L’empereur Napoléon n’étant plus le chef de l’Etat, et les hautes Puissances ayant formellement déclaré qu’elles ne prétendaient pas gêner la Nation dans le choix de la forme de son gouvernement, la guerre qu’on nous fait n’a plus d’objet. Permettez-moi d’être étonné qu’on parle encore d’hostilités. Je commande cette forteresse au nom de ma patrie et je la lui conserverai jusqu’à la dernière extrémité, dût-elle être réduite en cendres. La population et la garnison partagent ma détermination. »

Le même jour, le duc de Mecklembourg faisait passer un billet secret au général Thomas pour essayer de le corrompre ; il lui disait : « Je suis prêt à vous accorder, pour votre personne, les conditions les plus honorables et les plus avantageuses en tous sens, et qu’il me sera un véritable plaisir de prévenir tous vos désirs… »

Au bas de cette lettre, on lit, écrit de la main du général Thomas : « L’aide de camp, porteur de la présente, était chargé de m’offrir un soi-disant cadeau de 500 000 francs et le grade de lieutenant général en Prusse, s’il me convenait. »

Réponse :

« Prince, rien ne me serait plus agréable que de correspondre avec Votre Altesse sur tout autre point que celui qui fait l’objet de ces lettres. Ma résolution étant inébranlable, ma réponse à sa lettre particulière ne peut être que conforme à celle faite à sa lettre officielle. J’ai la confiance que Votre Altesse l’approuvera, comme étant celle qu’elle prendrait dans une pareille circonstance. »

Tandis qu’avaient lieu ces pourparlers où se révèle le caractère indomptable et chevaleresque des guerriers français de cette période héroïque de notre histoire, des combats sanglans continuaient à se livrer aux alentours de la place, de plus en plus étroitement investie. C’est en vain que l’ennemi trouve moyen de faire pénétrer dans Sarrelouis des lettres et des paquets de journaux destinés à démoraliser la population et à lui faire connaître les événemens qui avaient bouleversé la France et restauré la royauté. Les Sarrelouisiens demeurent inébranlables dans leur résolution de combattre pour garder la place jusqu’à ce qu’un ordre formel du Gouvernement français vienne leur enjoindre d’ouvrir leurs portes : ils se refusent à négocier avec l’ennemi.

Cet ordre fut enfin, hélas ! envoyé de Paris par le ministre de la Guerre, le 27 novembre : ce fut comme un arrêt de mort pour les défenseurs de la place. En même temps, le maire de Sarrelouis recevait, consterné, du ministre de l’Intérieur, la lettre suivante :


Paris, le 26 novembre 1815.

« Monsieur le maire, vous connaissez sans doute le traité de paix conclu à Paris entre le Roi et les Puissances alliées… Par ce traité, la France cède quatre places aux Alliés : votre ville est une de ces places. Je remplis, Monsieur, un devoir bien douloureux, en vous priant de préparer vos concitoyens au triste sacrifice qu’ils sont forcés de faire. Le Roi m’ordonne de vous dire quelle a été sa profonde affliction quand il a vu qu’une impérieuse nécessité le contraignait à vous séparer de sa grande famille… De tous les maux dont la trahison vient d’accabler Sa Majesté, il n’en est pas de plus dur pour Elle que l’ordre qu’Elle me donne aujourd’hui. Le lien qui vous unissait à la France est rompu ; l’affection de Sa Majesté pour vous subsistera toujours… Soyez son interprète auprès de vos concitoyens, et dites-leur que Sa Majesté leur offre, au nom de la patrie et en son nom, les tristes et dernières assurances de ses regrets et de son amour… »

Le ministre, secrétaire d’État de l’Intérieur,

VAUBLANC.


En récompense de leur bravoure et de leur fidélité patriotique, les Sarrelouisiens étaient livrés à l’ennemi qu’ils avaient refusé de laisser entrer dans leurs murs ; l’héroïque général Thomas, qui avait si intrépidement voulu conserver Sarrelouis à la France, finit la sa carrière militaire et brisa son épée. ne a Cheminot (Moselle), le 7 juin 1770, il se retira à Ars-Laquenexy, auprès de Metz où, comme Cincinnatus, il s’occupa obscurément d’agriculture jusqu’à sa mort.

Disciplinés autant que courageux, ses soldats, comme les habitans de la ville sacrifiée, se soumirent aux ordres reçus, la. mort dans l’âme et en versant des larmes de colère. Une convention fut conclue, le 30 novembre, entre le commissaire royal prussien, général-major von Steinmetz, et les commissaires français dont le chef délégué fut le colonel d’artillerie Marion. Les troupes françaises, soldats et douaniers, sortirent de la place, en rangs silencieux, et se dirigèrent sur Metz, sous le contrôle humiliant d’un officier prussien qui les escorta jusqu’au bout de leur calvaire. Elles obtinrent toutefois les honneurs de la guerre ; elles se retiraient avec armes et bagages. Le 2 décembre 1815, le commissaire prussien Mathias Simon s’installa au gouvernement de la place qu’on dénomma Preussich-Saarlouis.

L’exposé pur et simple des événemens est plus éloquent que tout commentaire. Quand ce drame poignant, qui reste dans l’histoire une infamie, s’accomplit, il y avait quatre mois et demi que Napoléon était prisonnier des Anglais et un mois et demi qu’il était arrivé à Sainte-Hélène. On ne peut donc, pour justifier le crime prussien, prétexter les précautions à prendre contre Napoléon. En 1871, les petits-fils de ces Prussiens n’osèrent point insister pour qu’on leur livrât Belfort qui fut conservé à la France à cause de son héroïque défense. Sarrelouis ne méritait-elle pas, pour la même raison, d’être laissée à la France ? Est-ce que les habitans de la petite ville lorraine n’avaient pas magnifiquement témoigné de leur attachement à la France, leur patrie héréditaire, avec une énergie que leur sang versé pendant la guerre n’avait fait que cimenter ? La France d’aujourd’hui peut-elle renoncer à ses droits séculaires parce qu’en un jour de malheur ils ont été méconnus par un abus de force ? Et parce que ces événemens se sont passés il y a cent deux ans, les Prussiens ont-ils donc cessé d’être des oppresseurs étrangers dans une ville française ? Ils avaient dit et répété, avec leurs alliés d’alors, qu’ils ne faisaient pas la guerre à la France, mais à un homme, à l’empereur Napoléon. Ils s’étaient, engagés envers le roi Louis XVIII à respecter l’intégrité territoriale de la France, telle qu’elle avait été fixée par le traité du 30 mars 1814. Le plénipotentiaire russe Capod’Istria déclare au nom de l’empereur Alexandre, le 28 juillet 1815 :

« Les Puissances alliées, en prenant les armes contre Bonaparte, n’ont point considéré la France comme un pays ennemi. (Déclaration du 13 mars ; traité du 25 mars ; déclaration du 12 mai.) Maintenant qu’elles occupent le royaume de France, elles ne peuvent donc y exercer le droit de conquête. Le motif de la guerre a été le maintien du traité de Paris, comme base des stipulations du congrès de Vienne… »

Les diplomates prussiens déchirent, dès cette époque, sans scrupule d’aucune sorte, leurs engagemens écrits et ce traité de Paris. Ils exigent et obtiennent du Congrès qu’on leur livre les deux places fortes françaises de Sarrelouis et de Landau. Ces faits sont dans toutes les mémoires, aussi bien que les énergiques et douloureuses protestations de notre représentant, le duc de Richelieu.

Avec Sarrelouis, quinze communes de son canton nous furent enlevées, si bien qu’à partir de 1815, la ligne frontière, en Lorraine, passa désormais entre Sarrelouis, livrée à la Prusse, et Bouzonville (aujourd’hui Busendorf) qui nous fut laissé, ainsi que Sierck au Nord, Sarreguemines, Bitche, au Sud. La région de la Sarre fut, encore une fois, arbitrairement dépecée et morcelée pour satisfaire les appétits de barbares envahisseurs, en mépris des engagemens diplomatiques contractés envers le roi de France, et sans égard pour les vœux, les protestations, les intérêts des populations. En cette circonstance, les Prussiens poursuivirent un double but : désarmer la France et la réduire à l’impuissance en déchiquetant sa frontière, et, d’autre part, mettre la main sur le bassin houiller de la Sarre dont Napoléon avait fait commencer l’exploitation en 1810.

Comment les habitans de Sarrelouis acceptèrent-ils le sacrifice de leur nationalité ? Quelle fut leur altitude ? Quelle forme donnèrent-ils à leur protestation ? Que de larmes ! que de colères ! que de sermens de vengeance de la part des petits-fils de ces paysans lorrains dont Vauban avait fait des citadins et qui étaient si fiers de leurs remparts ! C’est à cette époque que, par protestation contre l’entrée des Prussiens dans la forteresse qu’ils n’avaient pu prendre, un certain abbé Jager composa sur sa ville natale, demeurée pucelle, un fort médiocre poème, en patois du cru, moitié français, moitié allemand, où il traduit les sentimens de tous ses compatriotes. En voici un échantillon :

… Saarlouis es en belle forteresse
On sûrement en hibsch maîtresse
Car se hat noch ihr pucelage,
Dat macht honneur on avantage,
On wenn se sich gerende’t hat
Aux Prussiens, die sen jamais salt,
So es Saarlouis doch une Pucelle
On leit sur la Saar vie’n citadelle,
Couronnet vie en Könnigin
Met batterien, Bäm on Magasin.
Et hat zwei Poorten en symétrie,
Die gesitt mer grad vis à vis,
De franzesch Poort et des Allemands
So nennt mer se communément…

Ce mélange de mots français et de mots allemands est comme l’image de la population sarrelouisienne, bilingue de langage, et tout entière française de cœur. La ville avait 7 000 habitans. Les uns s’expatrièrent : ils sont nombreux relativement, aujourd’hui encore, à Paris, à Nancy ou ailleurs, les Sarrelouisiens dont les familles prirent le dur chemin de l’exil, répétant tristement les paroles du poète latin :

Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva ;
Nos patriam fuginius !

D’aucuns, qui s’étaient réfugiés à Metz et à Strasbourg, en furent réduits, poursuivis par la Destinée, à un second exil, en 1871. Il en est qui partirent pour l’Amérique et s’installèrent au Canada. Le plus grand nombre, confians dans la « Justice immanente, >>demeurèrent dans l’attente de jours meilleurs, espérant que l’iniquité dont ils étaient victimes ne serait que passagère. Quelques vieux soldats, hypnotisés par leurs souvenirs de gloire, comptaient follement sur un second retour de Napoléon ; il y en eut qui, longtemps après 1821, refusèrent de croire à la mort de l’Empereur. En général, on fut persuadé que le nouvel état de choses créé dans le pays rhénan n’était que transitoire, tant était grande l’aversion non dissimulée de toute la population pour les Prussiens. Chaque année, désormais, des groupes de jeunes gens de Sarrelouis et des environs, se refusant à faire leur service en Prusse, vinrent s’engager dans notre Légion étrangère dont ils formèrent avec les Alsaciens, après 1871, le plus solide noyau. Des groupes de soldats sarrelouisiens prirent part, avec nos bataillons, aux campagnes de Crimée, d’Italie, du Mexique, de 1870. D’autres enfin, plus fortement impressionnés encore par les événemens, jugeant superflu et chimérique d’attendre l’heure de la délivrance et des réparations, se laissèrent aller à de véritables actes de désespoir.

On a rappelé récemment dans la presse française la déplorable fin d’un Sarrelouisien, Pierre Gouvy, le second fils de ce Pierre Gouvy qui fut maire sous Louis XV et importa dans la région l’industrie sidérurgique. Le fils était maître de forges, comme son père. Il fournit aux armées de la République et de l’Empire, des sabres, des baïonnettes, des balles et des boulets de canon. A la première Exposition française organisée à Paris, en 1801, sur l’ordre du Premier Consul, la qualité des aciers Gouvy fut consacrée par une médaille d’or, suivie d’une seconde en 1806.

Berryer raconte, dans ses Souvenirs, qu’en 1814, il eut à plaider pour son ami de collège, Pierre Gouvy, qui avait intenté une action contre l’Etat pour obtenir le paiement d’armes et de munitions qu’il avait fournies au ministère de la Guerre, pendant le dernier siège de Mayence. Gouvy vint à Paris au mois de mars 1814, « un peu, dit Berryer, pour causer de son procès, beaucoup dans l’espoir de récolter des « tuyaux » sur la nouvelle frontière, car l’angoisse patriotique dominait en lui la préoccupation industrielle ou commerciale. » Paris venait d’être livré aux Alliés et les représentans des diverses Puissances qui avaient envahi la France, discutaient alors les articles du traité qui fut signé le 30 mars.

« En quittant Paris, poursuit Berryer, avant que la démarcation du territoire fût connue, Gouvy me dit en me serrant la main : « Mon ami, songe bien que, si la fatalité me fait Prussien, je suis un homme mort. Adieu ! »

Les appréhensions du patriote sarrelouisien ne se réalisèrent pas, du moins immédiatement, puisque le traité du 30 mars 1814 laissa Sarrelouis à la France. Mais l’année suivante, après Waterloo, le traité du 20 novembre 1815 installa la Prusse sur la rive gauche du Rhin ; Sarrelouis devint prussien. Gouvy l’apprend avec frémissement ; il n’y veut pas croire ; il faut qu’on lui confirme la triste nouvelle. Alors, sans mot dire à qui que ce soit, d’un air sombre et résolu, il va s’enfermer dans son cabinet de travail. « La, raconte Berryer, il écrit avec la plus grande lucidité son testament en faveur de deux neveux et de sa femme ; il adresse à son épouse une lettre d’adieu touchante qu’il signe : GOUVY, mort Français. Tout ainsi réglé, il prend un pistolet et accomplit le fatal serment qu’il m’avait fait l’année précédente. »

Gouvy ne fut point, comme on pourrait être tenté de le croire, un exalté, un déséquilibré. Sa résolution, longuement réfléchie, ne fut que l’explosion outrée du sentiment de tous ses compatriotes. Maître de forges, ayant sous ses ordres un nombreux personnel, il crut de son devoir de donner l’exemple du patriotisme exacerbé et impuissant, comme tant d’autres Sarrelouisiens l’avaient donné sur le champ de bataille. Son acte de désespoir patriotique n’est qu’un épisode des scènes tragiques et douloureuses dont Sarrelouis et ses environs furent le théâtre lorsque la population apprit qu’elle était prisonnière de l’ennemi héréditaire.

Bien longtemps après 1815, on vécut, en pays mosellan, dans l’idée que la domination prussienne, qui mit une dizaine d’années à s’organiser administrativement, n’était que provisoire, et que la France, sous peine de déchéance, ne pouvait manquer à sa tradition historique qui était de revendiquer sa frontière rhénane. On crut qu’elle voudrait reprendre les forteresses qui gardaient sa frontière, lamentablement déchirée, jetée comme un haillon sur la carte de l’Europe, suivant l’expression de Victor Hugo, et, dans cet état, indéfendable. En 1823, à la suite de l’intervention française en Espagne, le bruit courut que notre gouvernement, sous l’impulsion de Chateaubriand, alors ministre, allait négocier la rétrocession de la rive gauche du Rhin. Aussitôt, notre ambassadeur à Berlin, le duc de Rovigo, écrit que « les provinces rhénanes étouffent leur joie en silence, » et qu’à Mayence, « tout vit là en attendant. » Mais Chateaubriand dut quitter le pouvoir et le projet de revendication du Rhin par voie diplomatique fut, pour l’instant, abandonné. Lors de l’effervescence de 1840, les chauvins d’Allemagne s’agitèrent comme des possédés, menaçant du poing le ciel et la terre, en constatant qu’il y avait encore de nombreux partisans des Français dans le Palatinat et la province rhénane et même dans l’Allemagne du Sud.

Aussi, à partir de ce moment, la germanisation va aller bon train et recourir à tous les moyens. En 1843, il est ordonné que, sur les jetons du conseil municipal de Sarrelouis, les mots : Ville de Sarrelouis seront désormais remplacés par leur traduction en allemand.


III

L’ardeur des sentimens français et la foi patriotique des Sarrelouisiens trouvent leur écho dans le nombre vraiment extraordinaire d’hommes de guerre que leur petite cité fournit à la France et dont plusieurs parvinrent à la célébrité.

Le maréchal Ney était un enfant de Sarrelouis où il naquit le 10 janvier 1769 ; il était fils d’un maître tonnelier. Une maison portait encore naguère une plaque commémorative plus émouvante dans sa simplicité que l’énumération des étapes d’une éclatante carrière : « Ici est né le maréchal Ney. »

Le général comte Paul Grenier, plus âgé que Ney d’un an, était fils d’un huissier de Sarrelouis. Il s’était engagé en 1784 dans le régiment du prince de Nassau au service de la France. Après avoir servi avec éclat dans l’armée de Sambre-et-Meuse (1794-1797), Grenier fut longtemps le principal lieutenant du prince Eugène de Beauharnais, vice-roi d’Italie. Il joua un rôle politique après la seconde abdication de Napoléon.

Le général Michel Reneauld, né à Sarrelouis le 5 juin 1760, était lieutenant dans le régiment de Nassau-infanterie au début de la Révolution ; après une brillante carrière militaire, il se retira dans sa ville natale dont il fut nommé maire, il y mourut en 1826. Le général François Muller, fils d’un coiffeur, ne à Sarrelouis le 30 janvier 1764, commandait le 5 septembre 1102, à Paris, le fameux bataillon de la Butte-des-Moulins ; il mourut en 1817, âgé seulement de cinquante-trois ans.

Enumérons encore : le maréchal de camp baron Louis Salabert (1768-1820) ; le général de brigade François Jeannet, né en 1769 ; le maréchal de camp Antoine Grenier, né en 1772, frère du général ; le général inspecteur de l’infanterie Jean-François Toussaint (1772-1827), fils d’un pharmacien ; de Favart, lieutenant général des armées du Roi, gouverneur de Lille, puis de Metz sous la Restauration ; le général Noblet de Chermont qui fut gouverneur de la Martinique ; le chevalier Thierry, général de brigade, né en 1755, fils d’un armurier ; l’intendant militaire de lreclasse Louis Régnier ; le général baron J.-Antoine Redeler, né en 1760 ; son père était maçon. Le colonel de la vieille Garde Mathias Leistenschneider, né à Sarrelouis le 12 août 1762 ; son père fut le créateur de la première imprimerie de Sarrelouis. Il mourut en 1813, à Mayence, des suites de la campagne de Russie. Le général de division Beltramin, né vers 1784 ; le chevalier Raindre, né la même année, général de brigade ; l’intendant militaire Worms de Rumilly ; les commissaires des guerres Hautz, de Salverte, Henriet, Wagner, qui fut administrateur de la Moselle en 1792-1793.

Adolphe de Lasalle, né à Sarrelouis en 1762, lieutenant général, habitait Sarreguemines lorsqu’il fut élu député du Tiers-État aux États généraux, par Sarrelouis et Metz, en 1789. Le célèbre général comte de Lasalle, qui naquit à Metz, était un membre de la même famille. Son père, né à Sarrelouis, remplit la charge de commissaire ordonnateur des guerres, dans la province des Trois-Evêchés. Les colonels Chartener, Flosse, Héguy, Mathis, baron Richard, Denis, Winter, Jung étaient Sarrelouisiens ; et plus près de nous, le général du génie Peaucellier, fils d’un médecin de Sarrelouis ; ne le 16 juin 1832, il mourut en 1912.

Les chroniques locales ajoutent à ces illustrations militaires les noms de dix chefs de bataillon, de quatre-vingt-un capitaines et de plus de cent lieutenans. Y a-t-il, en France, une autre ville de 7 000 âmes, qui pourrait faire étalage d’une telle galerie d’illustrations militaires ? On cite, sous le premier Empire, les frères Sellier, de Sarrelouis. Ils étaient sept : tous s’engagèrent dans la cavalerie et parvinrent à différens grades d’officiers : tous les sept furent tués sur les champs de bataille. Les fastes de Phalsbourg seuls pourraient être mis en parallèle avec ceux de Sarrelouis. Peut-on, après cela, s’étonner de l’irréductible fidélité des Sarrelouisiens à la France ? La France a-t-elle aujourd’hui le droit de les abandonner ?

Avant les événemens de 1870, les souvenirs français étaient encore vivaces dans la plupart des régions de la Rhénanie. Ils paraissaient même s’y raviver avec les bruits de guerre. On connaît la réponse de l’empereur Guillaume Ier à l’un de ses conseillers qui s’étonnait de la lenteur de la germanisation en Alsace-Lorraine : « Les Français n’ont occupé la province rhénane que pendant vingt ans, et, après soixante-dix ans, leurs traces n’y sont pas effacées. »

En 1872, un habitant notable du Palatinat, parlant de la guerre de 1870, disait à Edmond About : « Quant à nous, nous étions trop prêts à devenir Français dans le Palatinat ; c’était une affaire arrêtée. Nous ne le désirions pas, mais on se serait résigné : c’est la guerre. Est-ce que nous nous sommes fait prier sous le premier Empire ? Avons-nous fait des simagrées ? Napoléon nous avait battus et conquis : nous sommes devenus Français, très bons Français ; et même le goût de la France nous est resté assez longtemps encore, après 1815[6]. » Nous pourrions citer de nombreux témoignages des sentimens francophiles des vieux Mayençais, encore à cette époque. Mais, plus que partout ailleurs, à Sarrelouis dont les origines étaient purement françaises, les habitans, tout en s’inclinant devant la force, n’avaient pas cessé de se considérer comme Français et de vivre dans l’espoir d’être bientôt délivrés du joug prussien. On le vit bien lors des manifestations francophiles qui éclatèrent spontanément à l’occasion de la célébration du deuxième centenaire de la fondation de la ville, en juillet 1880.

Un Sarrelouisien, M. Georges Calcer, qui écrivit en allemand — il signe, en allemand, Baltzer, et en français Balcer, — une histoire de sa ville natale, et qui finit par préférer l’exil à l’intolérable régime prussien, adressa, en 1802, c’est-à-dire vingt-deux ans après nos désastres de 1870, un appel à ses compatriotes pour raviver chez eux les sentimens français et les exhorter à ne pas désespérer de la France, leur patrie.

Sa brochure (28 pages) est intitulée : Lettre aux Sarre-Louisiens, 1892, et datée de Trois-Rivières (Canada), où Balcer remplissait alors les fonctions de vice-consul de France. Voici ce qu’il écrit à ses compatriotes (nous respectons le style) :

« J’aime à croire que ces feuilles parviendront à l’adresse d’un Sarre-Louisien, d’un enfant du terroir qui, descendant de cette vieille race gauloise, — qui pendant des siècles eut l’honneur d’être la sentinelle avancée de la Patrie, — a su conserver intactes les traditions de nos pères et ne pas perdre l’espoir de voir, un jour, la terre natale faire retour à la France.

« Si vous faites partie du contingent privilégié qui a su trouver, au milieu des « Nôtres, » sinon l’oubli des angoisses patriotiques de ceux qui sont demeurés à la garde des Pénates, du moins le légitime orgueil d’avoir conservé votre qualité de Français, — je m’adresse à l’Equité, à l’esprit de Justice.

« Si vous êtes de ceux qui, moins heureux que les autres, ont du fuir devant la marée montante du germanisme et chercher aux quatre coins de l’Univers d’autres cieux et une autre patrie, — j’en appelle au cœur, — sachant fort bien que les entrailles tressailliront au souvenir de la vieille Patrie absente, à la voix qui évêque les bouffées de chaleur du jeune âge, la mémoire de ceux qui ne sont plus, les croyances tenaces de glorieux trépassés, l’ambition légitime et les espérances indélébiles, de plus en plus sacrées, des vivans.

«… Je sens que mon appel ne sera pas vain, car ceux-là surtout qui ont connu les douleurs de l’exil savent apprécier ce que contient de magique ce mot de Patrie !

« A tous, me faisant l’écho du berceau, s’adresse la prière de rappeler le passé, d’examiner le présent, de songer à l’avenir.

« Le Passé de Sarreloujs, c’est notre patrimoine, à nous : un souvenir de gloire et d’attachement inébranlable.

« Le Présent, c’est la lutte contre l’étranger, l’opiniâtre résistance contre l’envahisseur.

« Demain sera la résurrection, le grand jour de la délivrance. Car, en vérité je vous le dis : l’heure de la justice immanente, dont parlait le grand Patriote (Gambetta), va sonner. Les temps sont proches ! «… Sarrelouis, en 1815, pas plus que l’Alsace-Lorraine en 1871, n’a accepté la mutilation, et la clause du Traité de Paris, relative à la cession du territoire, comme le paragraphe XI du Traité de Francfort, imposé par un odieux abus de la force, n’a de valeur ni légale ni morale pour le principal intéressé, les populations n’ayant pas été consultées et n’ayant jamais montré la moindre velléité de sanctionner semblable spoliation… »

Après avoir rappelé qu’un très grand nombre de jeunes gens sarrelouisiens, pour ne pas servir l’Allemagne, se sont engagés dans la Légion étrangère et ont fait bravement leur devoir dans toutes les guerres qu’entreprit la France depuis 1815 jusqu’en 1892, Georges Balcer ajoute :

« Les malheurs de 1870 nous ayant de plus en plus rapprochés de nos frères d’Alsace-Lorraine, notre cause est, de nouveau, devenue leur cause ; leurs intérêts, nos intérêts. »

L’auteur se demande ensuite « comment soulever l’opinion publique » en faveur des revendications des amis de la France, alors que la France elle-même semble assez indifférente à leur sort et que « l’esprit d’une partie de la jeunesse sarrelouisienne d’aujourd’hui, faussé par des années de machiavélique culture, reste assez indifférent à une intervention effective, à une action de vigueur ; lorsque, à Sarrelouis même, l’élément étranger est devenu, depuis 1870 surtout, pas encore la majorité, Dieu merci I mais la partie la plus bruyante de la population, ennemi déclaré de nos aspirations, hostile au plus haut degré à toute idée de rétrocession. »

Tout cela n’est point pour décourager Balcer qui proclame que « les pays de la Sarre étant territoire lorrain, ce fait rend tout commentaire superflu ; » les Allemands eux-mêmes l’ont reconnu en offrant, à Dresde, en 1813, la ligne du Rhin, comme limite de la France. Les confiscations de 1814 et de 1815 ne furent que la préparation de celle de 1871, et celle-ci, ajoute notre auteur, — il écrit en 1892, — « n’est que la seconde étape pour arriver lentement, mais sûrement, à ce démembrement final qui ne s’arrêtera que lorsque la Lorraine tout entière, la Franche-Comté et probablement l’ancien royaume d’Arles, la Provence et la Flandre auront fait retour à l’Allemagne. Car, alors seulement, pourra se réaliser le grand rêve tant choyé par des générations d’illuminés, de voir renaître de ses cendres le glorieux Saint-Empire romain germanique du Moyen âge… »

Il y a « une suite logique, de la part de la Prusse, entre les visées du traité de 1815 et celui de 1871, et la tentative avortée en 1875[7], de recommencer la guerre pour écraser définitivement la France. Mais en nous arrachant l’Alsace et la Lorraine, la Prusse a semé le vent dont l’avenir lui réservera la tempête… » Balcer espère qu’une solution pacifique interviendra pour faire triompher la cause de la justice. Cependant, déclare-t-il, « nous, Alsaciens-Lorrains, otages directement intéressés et premiers affectés, nous n’hésitons pas, — le cas contraire advenant, — à accepter la guerre avec toutes ses conséquences. »

L’auteur fustige d’une ironie amère la jactance prussienne et le mépris qu’après 1870 les Allemands affectaient pour la France, vouée à une fin prochaine :

« Pauvres prophètes de malheur qui prédisiez la fin de la Gaule, cette pourriture des siècles, plaie suppurante si fatalement collée au flanc de la vertueuse Allemagne ! Pauvres rapsodes qui entonniez ces orgueilleux chants de triomphe prédestinés à venger l’humanité des iniquités de l’infâme Babylone… Où en êtes-vous, avec votre germanisation de l’Alsace-Lorraine, ces provinces malheureuses, si miraculeusement délivrées du joug de ce maudit « Welche ? » Où en est la conquête de ces cœurs qui devaient bondir d’aise à la seule pensée d’être de nouveau réunis à la grande patrie allemande ? »

La forteresse de Sarrelouis fut démantelée en 1889 ; l’œuvre de Vauban avait vécu : elle était sans doute devenue inutile. Mais, en la démolissant, les Prussiens n’étaient point fâchés de faire disparaître des souvenirs français ; et dans ce dessein ils poussèrent l’impudeur jusqu’à détruire les archives de la ville, qui remontaient à la période française. Georges Balcer le raconte et s’en indigne : « Tout récemment, dit-il, le fisc militaire vient de vendre près de 1 000 kilos de vieux papiers : registres, recueils de comptes, correspondances, etc., couvrant la période de la création première de la ville, passant par l’époque de la construction, embrassant les événemens politiques et militaires de la monarchie des trois Louis, de la République et de l’Empire. Et des parchemins portant signatures de rois ; des notes de la main de Vauban ; des rapports de Choisy ; toute la correspondance des autorités militaires avec le gouvernement ; des lettres et instructions du grand Carnot, etc. ; bref, tout l’héritage glorieux dont s’enorgueillit à juste titre un peuple, dont le plus pauvre hameau ne se dessaisit jamais, pas même à prix d’or : tout cela gisait pêle-mêle parmi un tas de vieille ferraille et de vieux chiffons, sur le plancher immonde d’une remise de brocanteur !

« Ceci est infâme, n’est-ce pas ? C’est lâche, plus que lâche : c’est cruellement bête ! Le passé gêne, on l’escamote ; toute trace disparait. A quand, messieurs, la vente des Gobelins du salon de l’hôtel de ville ? C’est le dernier vestige qui rappelle le fondateur de Sarrelouis !… »

Comme conclusion à sa brochure, Georges Balcer écrit ces mots qu’on croirait dictés aujourd’hui :

« La révision du traité de 1815, comme de celui de 1871, doit faire la base de toute tentative de conciliation et de paix durable. Nous croyons donc fermement que, d’une façon ou d’une autre, la solution de la question de Sarrelouis est non seulement dans les limites du possible, mais dans la nature même de tout arrangement définitif entre l’Allemagne et la France. »

L’auteur ajoute prophétiquement :

« En vue d’événemens dont la portée affectera à un si haut degré l’avenir du pays natal, la réunion de toutes les bonnes volontés, de tous les courages est nécessaire… Le triste privilège d’être les aînés dans le malheur nous assure le concours de nos frères d’Alsace-Lorraine… ; il nous incombe, à nous Sarrelouisiens, d’être les premiers sur la brèche. Et si nous sonnons le réveil et faisons appel au ban et à l’arrière-ban des nôtres ; si nous réclamons dans une large mesure l’aide effective de tous ceux dont les parens ont, depuis 1815, transféré leurs pénates en « terre de France ; » si nous comptons surtout sur les descendans et alliés de cette valeureuse pléiade de soldats qui, de tout temps, a été et sera toujours l’orgueil de Sarrelouis ; si nous faisons appel direct à ces noms dont la « noblesse oblige ; » si nous nous adressons à tous ceux qui ont la mémoire du cœur et qui, de près ou de loin, tiennent à la vaillante petite cité, c’est qu’à l’instant suprême où va se jouer la fortune d’un peuple, il n’y a pas trop de tous les dévouemens. Pour assurer le succès et hâter l’œuvre de réparation, une organisation sérieuse s’impose. Pour faire face au nombre et à la formidable opposition qui ne manquera pas de surgir dans le camp des immigrés, — et cela sur tout le territoire du pays annexé, — il faut serrer les rangs. Pour contrecarrer les intrigues et déjouer les menées de rudes adversaires, une puissante ligue des nôtres est devenue de rigueur… »

L’auteur insiste énergiquement sur la nécessité de créer cette ligue française qui, dans sa pensée, doit comprendre tous les Sarrelouisiens qui partagent ses convictions, soit ceux qui résident encore à Sarrelouis, soit ceux qui sont allés s’établir dans le département de la Moselle, fuyant la domination prussienne, soit enfin ceux qui, comme lui, se sont transportés bien loin, jusque dans l’autre hémisphère, pour trouver une patrie d’adoption momentanée. Il veut que cette ligue des Sarrelouisiens ait son comité d’action à Paris, « ou nos compatriotes, dit-il, sont de beaucoup les plus nombreux ; où les membres seront à même de suivre avec célérité et profit les événemens du jour et de prendre telle mesure que les circonstances réclameront. » Il termine par ces mots :

« Puisse du sein d’un avenir prochain, au lieu de la tempête destructrice et des horreurs de la guerre, se dégager une entente mutuelle, signe de la réconciliation entre les peuples, et nous apporter ce que nos pères, ce que de tout temps le Sarrelouisien n’a cessé de réclamer du Destin : LA REUNION DU SOL NATAL A LA PATRIE BIEN-AIMÉE, LA FRANCE. »

Georges Balcer, que je n’ai point connu directement, vit peut-être encore, puisque son appel aux Sarrelouisiens remonte seulement à vingt-cinq ans. Je le souhaite pour qu’il voie la réalisation de ses espérances les plus chères ; il ne mourra pas, comme Pierre Gouvy, en désespéré.


E. BABELON.

  1. Lavisse, Histoire de France, t. VII. 2e part., p. 245.
  2. Th. Lavallée, Les frontières de la France, p. 71.
  3. Th. Lavallée, Les Frontières de la France, p. 283.
  4. Allent, Histoire du corps du Génie ; Georges Michel, Histoire de Vauban, p. 140.
  5. Gazette de France du 17 février 1703,
  6. E. About, L’Alsace, p. 140.
  7. Allusion à l’affaire Schnœbelé qui faillit, effectivement, déchaîner la guerre.