Les Géorgiques (trad. Charpentier)/Livre II

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Traduction par M. Charpentier de Saint-Prest.
Garnier Frères (p. 140-165).
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LIVRE DEUXIÈME




Jusqu’ici j’ai chanté la culture des guérets et le cours des astres ; c’est toi, Bacchus, que je vais maintenant célébrer, et, avec toi, les forêts, les vergers, et l’olivier qui croît si lentement. Viens, dieu de la vigne ! ici tout est plein de tes bienfaits : l’automne a couronné ces coteaux de pampres verdoyants, et la vendange écume à pleins bords dans la cuve. Viens donc ! dépose tes brodequins, et rougis avec moi tes jambes nues dans les flots d’un vin nouveau.

Et toi, à qui je dois ma gloire la plus brillante, ô Mécène ! viens me soutenir dans cette carrière que tu m’as ouverte, et déploie avec moi tes voiles sur cette mer immense. Je ne prétends pas cependant tout embrasser dans mes vers ; non, quand j’aurais cent langues, cent bouches, une voix de fer. Viens, côtoyons seulement le rivage, ne perdons pas de vue la terre ; je ne t’égarerai point dans de vaines fictions, dans d’inutiles détours et de longs préambules.

Dans la production des arbres, la nature agit diversement. Les uns, nés d’eux-mêmes, sans aucun effort de la part des hommes, couvrent les campagnes et les rives tortueuses des fleuves : ainsi naissent l’osier flexible, le souple genêt, le peuplier, et le saule au vert et pâle feuillage. Les autres veulent être semés : tels sont le châtaignier à la tige élevée ; le roi des forêts, le chêne consacré à Jupiter, et celui dont la Grèce jadis révéra les oracles. D’autres, comme le cerisier et l’orme, voient sortir de leurs racines une épaisse forêt de rejetons, de même que le laurier du Parnasse abrite sa tige naissante sous l’ombre de sa mère.

Telle fut la marche primitive de la nature : ainsi se couvrent de verdure les forêts, les vergers et les bois consacrés aux dieux. Il est d’autres procédés que l’on doit à l’expérience.

Tantôt du tronc maternel on détache une jeune tige, que l’on dépose dans un sillon ; tantôt on enterre profondément soit la souche même, soit un rameau vigoureux fendu en quatre et aiguisé en pieu. D’autres espèces se reproduisent au moyen de jets que l’on courbe en arc, et que l’on plonge vivants dans le sol natal. D’autres n’ont pas besoin de racines ; on émonde l’extrémité de la branche, et on la rend ensuite avec confiance à la terre. Mais un prodige plus étonnant encore, c’est de voir d’un tronc desséché, que le fer a dépouillé de ses branches, sortir des racines et naître un olivier. Souvent même nous voyons les rameaux d’un arbre se changer sans péril en ceux d’un autre arbre ; le poirier, ainsi métamorphosé, porter des pommes ; et, sur le prunier, rougir la cornouille pierreuse.

Apprenez donc avec soin, habitants des campagnes, les façons qui conviennent à chaque plante en particulier ; et, par la culture, adoucissez l’àpreté native des fruits sauvages. Que vos terres ne restent point oisives ; j’aime à voir l’Ismare se peupler de vignes, et la grande montagne de Taburne se couvrir d’oliviers.

Les arbres qui, d’eux-mêmes, s’élèvent dans les airs, croissent, stériles, il est vrai, mais brillants et vigoureux ; ils ont pour eux la vertu du sol. Cependant ces arbres mêmes, si on les greffe, si on les transplante en une terre bien préparée, dépouilleront bientôt leur naturel sauvage ; et, cultivés avec soin, ils suivront, dociles, les routes nouvelles qu’on leur ouvrira. Les rejetons mêmes qui sortent du pied d’un arbre, tout stériles qu’ils sont, deviendront féconds, si vous les plantez avec symétrie dans un terrain découvert ; sinon, un épais feuillage et les rameaux maternels les étouffent : ils croissent sans porter de fruits, ou meurent s’ils en portent.

Quant à l’arbre qui naît d’une semence confiée à la terre, il vient lentement : il ne donnera son ombre qu’à nos derniers neveux ; ses fruits dégénérés oublient leur saveur primitive, et la vigne produit de mauvais raisins qui deviennent la proie des oiseaux. C’est que tous ces arbres exigent des soins ; tous veulent être dressés en pépinière : on ne les dompte qu’à force de culture.

L’olivier vient mieux de tronçons enfouis dans la terre, la vigne de provins, le myrte de rameaux déjà forts ; mais c’est de rejetons transplantés que naissent le dur coudrier, le frêne immense, l’arbre dont l’épais feuillage servit jadis de couronne à Hercule, le chêne que chérit le dieu de Dodone, le palmier qui s’élance dans les airs, et le sapin destiné à braver les périls de la mer. On ente le noyer franc sur l’arboisier : ainsi l’on a vu le stérile platane devenir un pommier vigoureux, le hêtre se marier au châtaignier, l’orne se couvrir de la blanche fleur du poirier, et le porc broyer le gland sous les ormes.

Enter et écussonner sont deux procédés différents : pour écussonner, on fait, sur le nœud même que forme le bourgeon, en brisant son enveloppe, une légère incision ; on y introduit un bouton étranger qui apprend facilement à se nourrir de la séve de l’arbre qui l’adopte. Pour enter, on entr’ouvre profondément, avec des coins, un tronc qu’aucun nœud ne hérisse : dans cette fente, on introduit les jets qui le doivent féconder ; et bientôt l’arbre élève vers le ciel ses branches fécondes et voit avec étonnement ce nouveau feuillage et ces fruits qui ne sont pas les siens.

Il faut aussi distinguer les différentes espèces d’ormes, de saules, de lotos, de cyprès. Les olives ne se présentent pas toujours sous une seule et même forme ; rondes ici, oblongues ailleurs ; d’autres, amères, sont bonnes pour le pressoir. Mêmes variétés dans les arbres fruitiers qui embellissaient les jardins d’Alcinoüs. La même tige ne produit pas les poires de Crustume, de Syrie, et ces poires d’une grosseur à remplir la main. La vigne ne suspend pas à nos arbres des grappes semblables à celles que, sur les coteaux de Méthymne, vendange Lesbos. On connaît les vignes blanches de Thasos et du lac Maréotis ; celles-ci se plaisent dans un terrain gras, celles-là dans un sol plus léger. La Psythie produit la meilleure malvoisie, et la vigne de la couleur du lièvre donne ce vin léger qui enchaînera la langue et les pieds du buveur ; il en est de rouges, il en est de précoces. Mais où trouver des vers dignes de toi, vin de Rhétie ? Ne prétends point cependant le disputer aux celliers de Falerne. Pour la force, on préfère les vins d’Aminée, auxquels le cèdent et le Tmolus et le Phanaé lui-même, ce roi des vignobles ; n’oublions pas le petit Argos, dont les vins plus abondants résistent mieux que tous les autres à l’injure des ans ; et toi, le charme de nos desserts, le plaisir des dieux qu’on y invoque, comment t’oublier, délicieux vin de Rhodes, ainsi que toi, Bumaste, aux grappes si gonflées ? Mais énumérer et nommer toutes ces espèces de vins n’est ni facile ni fort important : on aurait plus tôt compté les grains de sable que le vent soulève dans les plaines de la Libye, ou les flots que l’Eurus, quand il fond avec violence sur les navires, pousse aux rivages d’Ionie.

Tout sol ne convient pas à toutes productions. Le saule naît au bord des rivières, l’aune dans la fange des marais, l’orne stérile sur les montagnes pierreuses ; le myrte égaie les rivages, la vigne aime les coteaux exposés au soleil, et l’if l’Aquilon et son souffle glacé.

Parcourez, d’une extrémité à l’autre, l’univers dompté par la culture, depuis les contrées plus heureuses qu’habite l’Arabe jusqu’aux climats glacés du Gélon qui se peint le corps : chaque arbre a sa patrie. L’Inde seule produit la noire ébène ; la Sabée seule voit croître la tige qui donne l’encens. Dirai-je le bois odoriférant d’où coule le baume ; l’acanthe aux feuilles toujours vertes ; ces arbres de l’Éthiopie, brillant d’un tendre duvet ; ces laines délicates que le Sère enlève aux feuilles de ses arbres ; ces bois sacrés qui s’élèvent aux extrémités du monde, sur les rivages de l’Inde, et dont jamais une flèche, lancée par la main la plus vigoureuse, ne dépassa la hauteur ? et pourtant quelle nation plus habile à décocher un trait ? La Médie produit ce fruit salutaire dont les sucs amers et la saveur persistante chassent des veines, avec une si puissante activité, le poison qu’y a versé une marâtre en y mêlant des paroles magiques. Cet arbre est grand ; il ressemble beaucoup au laurier ; et, sans l’odeur différente qu’il répand au loin, ce serait le laurier. Sa feuille résiste à tous les vents, et sa fleur est extrêmement tenace. Les Mèdes s’en servent pour parfumer leur haleine et leurs bouches infectes, et pour venir en aide aux vieillards asthmatiques.

Mais ni les riches forêts des Mèdes, ni les belles rives du Gange, ni l’Hermus et ses sables d’or, ni la Bactriane, ni l’Inde, ni l’Arabie, dont le sol produit l’encens, ne sauraient le disputer en merveilles à l’Italie. Les champs de l’Italie ne furent point, il est vrai, labourés par des taureaux jetant du feu par les narines ; jamais les dents d’un dragon n’y furent semées ; jamais une moisson de casques, de lances et de guerriers n’en hérissa les guérets. Mais des épis chargés de grains et le Massique cher à Bacchus abondent en ces contrées remplies d’oliviers et de joyeux troupeaux. Ici, le coursier belliqueux s’élance fièrement du pâturage ; là, de blanches brebis, et le taureau, la plus noble des victimes, baigné, dieu de Clitumne, dans tes ondes sacrées, ont conduit aux temples des dieux nos pompes triomphales. Ici règne un printemps éternel ; ici règne l’été en des mois qui ne sont pas les siens ; deux fois les brebis sont mères, deux fois les arbres se couvrent de fruits. On n’y craint ni la rage du tigre, ni la race cruelle du lion ; la main trompée n’y cueille point de mortels poisons. Jamais un serpent n’y déroule ses immenses anneaux ou ne les ramène en replis tortueux. Ajoutez tant de villes magnifiques, de merveilleux travaux : ces forteresses suspendues sur des rocs escarpés, ces fleuves qui coulent sous nos antiques remparts. Parlerai-je des deux mers qui, au nord et au midi, baignent l’Italie ; des lacs immenses qu’elle renferme ? Faut-il te nommer, toi, Laris, le plus grand de tous ; et toi, Bénacus, qu’à tes frémissements, à tes flots soulevés, on dirait une mer ? Faut-il rappeler ces ports célèbres, ces barrières qui défendent le Lucrin, et contre lesquelles vient en mugissant se briser l’onde indignée, dans ces lieux où le port Jules retentit au loin du bruit des flots qu’il repousse d’un côté, tandis que, de l’autre, il leur ouvre, vers l’Averne, un libre passage ?

L’Italie montre encore dans son sein et l’argent et l’airain ; les rivières y ont roulé l’or en abondance. Elle a produit le Marse, le Sabin, le Ligurien endurci à la fatigue, le Volsque habile à lancer le javelot, toutes ces dures races d’hommes ; elle a enfanté les Décius, les Marius, les héroïques Camille, les deux Scipion, ces foudres de guerre, et toi surtout César, toi qui, déjà vainqueur aux extrémités de l’Asie, repousses en ce moment, loin des frontières romaines, l’Indien qui tremble devant toi.

Salut ! terre de Saturne ! terre féconde en moissons, féconde en héros ! C’est pour toi que, osant puiser aux sources sacrées du Permesse, je chante un art honoré et cultivé par nos ancêtres, et je fais entendre aux villes romaines les accents du poëte d’Ascra.

Distinguons maintenant la force, la couleur de chaque terrain, leurs productions et leur culture.

D’abord ces terres rebelles, ces collines ingrates, à peine recouvertes d’une légère couche d’argile, ces champs, hérissés de cailloux et de buissons, aiment les rejetons vivaces de l’arbre cher à Pallas. Ce qui le prouve, c’est le grand nombre d’oliviers sauvages qui croissent dans ce même lieu et la terre jonchée de leurs fruits amers. Au contraire, un terrain gras qu’avive une douce humidité, où l’herbe pousse épaisse, où tout annonce la fécondité (tel qu’au pied des montagnes nous voyons s’étendre un vallon arrosé par les eaux des rochers qui y déposent un heureux limon), si d’ailleurs il est exposé au midi, s’il nourrit la fougère, odieuse au soc de la charrue, te donnera des ceps vigoureux, d’où couleront à grands flots ces vins purs et délicieux que nous offrons aux dieux dans des coupes d’or, quand, au pied de leurs autels, au son de la flûte d’ivoire d’un Toscan, nous plaçons dans de larges bassins les entrailles fumantes des victimes.

Aimes-tu mieux nourrir de jeunes taureaux, des agneaux avec leurs mères, et des chèvres, fléau des guérets ? Va chercher les bois et les pâturages lointains de la fertile Tarente, ou des plaines semblables à celles qu’a perdues l’infortunée Mantoue, sur les bords verdoyants d’un fleuve habité par des cygnes plus blancs que la neige.

Là, ni les claires fontaines, ni le vert gazon ne manqueront à tes troupeaux ; et toute l’herbe qu’ils auront broutée dans les plus longs jours renaîtra sous la fraîche rosée d’une courte nuit.

Une terre noirâtre, grasse sous le tranchant de la charrue, et naturellement friable (qualités que l’on tâche de lui donner par le labour), est celle qui convient le mieux au froment. Aucun autre champ ne verra un plus grand nombre de chariots ramener lentement à ta grange d’abondantes récoltes. Tel est encore ce terrain où la main du laboureur irrité a porté le fer, abattant des bois longtemps inutiles, et arrachant avec leurs racines les antiques demeures des oiseaux qui, chassés de leurs nids, s’enfuient dans les airs ; et cette plaine naguère inculte brille sous le soc de la charrue.

Mais le maigre gravier qui couvre la pente d’un coteau fournit à peine aux abeilles quelques humbles tiges de lavande et de romarin : n’attends rien de ce tuf rude au toucher, ni de la craie minée par les noirs serpents ; car, c’est là, dit-on, qu’ils cherchent et la douce nourriture et un tortueux abri. Quant à cette terre d’où s’exhale, en vapeurs fugitives, un léger brouillard ; qui, tour à tour, absorbe et renvoie l’humidité ; qui se revêt sans cesse d’un vert gazon et qui n’attache point au fer une rouille qui le ronge, tu y marieras heureusement la vigne à l’ormeau ; l’olivier y viendra en abondance ; la culture la trouvera propre aux troupeaux et docile au soc de la charrue. Telles sont les riches plaines que cultive Capoue ; tels sont les coteaux voisins du Vésuve et les champs arrosés par le Clain, dont l’incommode voisinage a fait déserter Acerra.

Maintenant je dirai à quels signes tu pourras reconnaître si une terre est forte ou légère, et partant plus propre au froment, ou si elle convient mieux à la vigne. Cérès veut une terre forte, Bacchus exige la plus légère. Choisis d’abord un endroit propice : fais-y creuser une fosse profonde, dans laquelle on repousse la terre qui vient d’en sortir ; qu’ensuite ton pied la foule, pour la mettre de niveau avec le terrain : descend-elle sous les bords ? cette terre est légère ; les troupeaux et la vigne y prospéreront également. Refuse-t-elle au contraire de rentrer au lieu d’où elle est tirée, et, une fois la fosse comblée, en excède-t-elle les bords ? c’est une terre forte, dont la charrue soulèvera avec peine les glèbes paresseuses et rebelles ; pour la fendre, emploie de vigoureux taureaux.

Mais ce terrain salé, amer, triste, stérile, que la culture ne saurait adoucir, où la vigne dégénère, où les fruits perdent jusqu’à leur nom, voici le moyen de le reconnaître. Détache de tes toits enfumés tes tamis et tes mannes d’osier serré ; remplis-les de mauvaise terre humectée d’une eau douce, et foule cette terre avec les pieds. L’eau, pour s’échapper, s’écoulera goutte à goutte à travers le tissu d’osier : indice certain, sa triste amertume révoltera le palais qui en aura tenté l’essai.

Une terre grasse se reconnaît à ces marques : on a beau la pétrir, loin de se dissoudre, elle s’attache comme une poix visqueuse aux doigts qui la façonnent.

Un sol humide se reconnaît à la hauteur des herbes et à l’excès même de sa fertilité. Redoute le luxe de sa végétation et cette force malheureuse qui s’épuise en épis prématurés !

À son poids seul, on juge si une terre est lourde ou légère. Il est facile de voir si une terre est noire ou de toute autre couleur ; mais il est plus difficile d’en reconnaître le froid meurtrier. Le pin, l’if malfaisant, le lierre noir qui y croissent offrent seuls quelques indices de ce défaut secret.

Ces observations faites, prépare longtemps d’avance la terre qui doit recevoir tes plants ; que de nombreux fossés entrecoupent le penchant des coteaux ; que la glèbe retournée reste longtemps exposée aux fureurs de l’Aquilon. Le meilleur sol, c’est le plus friable ; cette qualité, les vents, les frimas et les bras robustes du vigneron la lui donnent. Le cultivateur dont la prévoyance songe à tout, choisit, pour former sa pépinière et disposer son plant, un terrain semblable, de peur que le jeune cep, brusquement arraché au sol maternel, ne le puisse oublier. D’autres vont même jusqu’à marquer sur l’écorce de l’arbre son exposition première, afin de rendre aux chaleurs du midi, aux froids du nord, les parties qui y étaient exposées : tant l’habitude des premiers ans a de puissance !

Vaut-il mieux planter la vigne sur les coteaux ou dans une plaine ? C’est ce qu’il faut d’abord examiner. Si tu choisis une terre grasse, presse les rangs ; pour être serrés, tes ceps ne dégénéreront point dans un terrain fertile. Préfères-tu la pente d’un terrain inégal, ou le dos des collines ? écarte un peu les rangs ; et qu’alignés avec soin, tes ceps, comme autant de routes régulières, laissent entre eux des intervalles égaux. Telle, aux approches d’un grand combat, une armée déploie avec ordre ses nombreux bataillons dans une vaste plaine ; la terre semble au loin ondoyer sous l’éclat de l’airain ; l’horrible mêlée n’est point encore engagée ; Mars erre encore incertain entre les deux armées. Partage ainsi le terrain en allées uniformes, non pour flatter les yeux par une vaine symétrie, mais parce que, sans cela, la terre ferait de ses sucs un partage inégal, et la vigne ne pourrait en liberté étendre ses rameaux.

Peut-être demanderas-tu quelle doit être la profondeur des fossés. La vigne n’a besoin que d’un sillon légèrement creusé ; l’arbre veut être plus profondément enfoncé dans la terre, le chêne surtout, dont la tête s’élève dans les cieux, et dont les racines touchent aux enfers. Aussi les tempêtes, les aquilons, les orages ne le sauraient ébranler ; immobile, il voit passer de nombreuses générations, et sa durée triomphe des siècles. Son vieux tronc étend au loin, comme autant de bras, ses robustes rameaux, et soutient seul l’ombrage immense dont il est le centre.

Que ta vigne ne regarde point le soleil couchant ; n’y plante point de coudriers ; ne va pas non plus, pour former tes plants, chercher l’extrémité des tiges, ou les branches supérieures de l’arbre : tant l’arbre a de prédilection pour la terre ! qu’un fer émoussé ne blesse point les rejetons, et dans les intervalles ne souffre point l’olivier sauvage. Souvent, en effet, une étincelle échappe à l’imprudence des bergers. D’abord cachée sous l’écorce onctueuse de l’arbre, elle en saisit le tronc, atteint le feuillage, et produit dans l’air une explosion terrible ; ensuite, courant de branche en branche, le feu victorieux s’empare de la cime et la dévore ; les flammes enveloppent la forêt, et une épaisse fumée s’élève dans les airs en noirs tourbillons, surtout si l’ouragan vient en ce moment augmenter, en le chassant devant lui, ce vaste incendie. N’espère plus que tes ceps ainsi détruits puissent renaître de leur souche, revivre sous le tranchant du fer, ni même que d’autres fleurissent sur cette terre désolée. Le funeste olivier, avec ses feuilles amères, survit seul au désastre.

Ne cède jamais au conseil (quelque sage que soit celui qui te le donne) de remuer une terre endurcie par le souffle de Borée. L’hiver alors resserre le sein des campagnes, et les semences n’y peuvent prendre racine, glacées qu’elles sont par le froid. Le meilleur moment pour planter la vigne, c’est lorsque, aux premières rougeurs du printemps, revient l’oiseau brillant redouté des couleuvres, ou bien encore aux premiers froids de l’automne, quand le soleil, dans sa course rapide, n’a point encore atteint l’hiver, et que cependant les chaleurs sont passées.

Telle est la puissance du printemps : il rend aux bois leur feuillage, aux forêts leur séve. Au printemps, la terre se gonfle, impatiente de recevoir les germes créateurs. Alors le puissant dieu de l’air descend en pluies fécondes dans le sein de son épouse joyeuse, et, s’unissant à son vaste corps, il vivifie les semences qu’elle a reçues. Alors les bosquets retentissent du chant harmonieux des oiseaux, et les troupeaux revolent aux plaisirs de l’amour. La terre enfante, et se couvre de verdure ; à la douce haleine du Zéphyr, les champs entr’ouvrent leur sein : une douce séve circule partout. Le germe se confie sans crainte aux rayons d’un soleil nouveau ; et, bravant le souffle orageux du midi et les froides pluies que l’Aquilon amène, la vigne montre ses tendres bourgeons et déploie tout son feuillage.

Non, le monde naissant ne vit pas briller d’autres jours ; autre ne fût pas son aspect. C’était un éternel printemps ; le printemps seul alors remplissait le grand cercle de l’année ; l’Eurus craignait de souffler la froidure, quand, pour la première fois, les animaux s’abreuvèrent de la lumière, quand une race de fer s’éleva du sein pierreux de la terre, quand les bêtes féroces s’élancèrent dans les forêts, et les astres dans le ciel. La faiblesse des plantes naissantes ne pourrait supporter l’excès de la chaleur ou du froid, si, entre ces deux extrêmes, une douce température ne venait consoler la terre.

Ensuite, quels que soient les arbustes que tu plantes, ne leur épargne pas l’engrais, et n’oublie pas de les recouvrir d’une couche épaisse de terre, ou d’y enfouir des pierres spongieuses et des débris de coquillages. Ainsi les eaux et l’air y pénétreront plus aisément, et les jeunes ceps s’élèveront plus vigoureux. On a vu même des vignerons les charger de pierres et d’énormes tessons : c’est un rempart contre les pluies trop abondantes et contre l’ardente canicule, lorsqu’elle fend la terre altérée.

Tes ceps sont-ils plantés, il te reste à ramener souvent la terre à leurs pieds, à y pousser le dur hoyau, à y promener le soc de la charrue, et à faire passer et repasser entre leurs rangs tes bœufs infatigables. Ensuite, présente à la jeune vigne de légers roseaux, des baguettes dépouillées de leur écorce, des échalas de frêne et de solides bâtons fourchus : avec leur appui, elle apprend à s’élever, à braver les vents, à gagner, de branche en branche, le sommet des ormeaux.

Mais lorsque, jeune encore, ta vigne se couvre d’un tendre feuillage, ménage sa faiblesse ; et alors même qu’elle s’élance et s’étend librement dans les airs, il n’est pas encore temps de la livrer au tranchant de la serpe : que ta main seulement éclaircisse son feuillage. Mais quand ses branches plus vigoureuses serrent les ormes de leurs nœuds redoublés, alors retranche, coupe les branches parasites. Plus tôt, elles redoutent le fer ; mais maintenant exerce sans pitié ton empire, et arrête l’essor et l’exubérance de ses rameaux.

Qu’une haie étroitement enlacée écarte les troupeaux de la vigne, surtout lorsque, tendre encore, sa feuille n’a pas éprouvé les intempéries de l’air. Déjà exposée aux rigueurs de l’hiver et aux ardeurs du soleil, qu’elle n’ait pas du moins à craindre les insultes du buffle sauvage et du chevreuil avide, ni la dent des brebis et de la génisse toujours prête à la brouter. Les frimas dont l’hiver blanchit les plaines, les rayons du soleil qui brûlent les rochers, sont moins funestes à la vigne que la dent meurtrière de ces animaux, et la cicatrice qu’imprime leur morsure.

Voilà le crime qu’expie le bouc, immolé sur tous les autels de Bacchus ; voilà l’origine antique des jeux de la scène : de là, les prix proposés au génie, dans les bourgs et les carrefours, par les enfants de Thésée ; de là ces luttes où, ivres de vin et de gaieté, ils sautaient au milieu des prairies sur des outres huilées. Les laboureurs d’Ausonie, bien qu’issus des Troyens, célèbrent aussi ces fêtes par des vers rustiques et un rire effréné. Ils se font avec des écorces d’arbres des masques hideux ; puis t’invoquant, ô Bacchus, dans leur chant d’allégresse, ils suspendent, en ton honneur, au haut d’un pin, de légères images. Dès lors le vignoble se couvre de grappes nombreuses ; les vallons, les coteaux, tous les lieux enfin où le dieu s’est montré, s’embellissent de fertiles vendanges. Honneur donc à Bacchus ! fidèles à son culte, répétons à sa louange les hymnes de nos pères ; offrons-lui des fruits et des gâteaux sacrés ; que le bouc soit mené par la corne au pied de son autel, et que des broches de coudrier fassent rôtir les entrailles de la victime.

La vigne exige encore un autre travail, travail qu’il faut recommencer sans cesse. Trois ou quatre fois par an, il faut, autour d’elle, fendre le sol, en briser assidûment avec le hoyau les mottes rebelles, et soulager le cep d’un feuillage qui l’accable. Le travail du vigneron renaît toujours et roule dans un cercle éternel comme l’année qui revient continuellement sur ses traces. Quand la vigne est dépouillée de ses dernières feuilles, et que le froid Aquilon a enlevé aux forêts leur parure, déjà le laboureur étend sur l’année qui doit venir ses soins prévoyants ; armé du fer recourbé de Saturne, il taille sa vigne, et la façonne en l’émondant. Sois donc le premier à bêcher la terre, le premier à enlever, à brûler le sarment, et à retirer tes échalas, mais le dernier à vendanger. Deux fois la vigne est étouffée sous son feuillage ; deux fois sa tige est assiégée d’une herbe stérile : tâches doublement pénibles. Vante, si tu le veux, les vastes domaines ; contente-toi d’en cultiver un petit. Ne faut-il pas encore couper le houx pliant dans la forêt, et le jonc aux bords des fleuves ? L’osier inculte n’est pas non plus à négliger. Enfin, tes vignes sont liées ; leurs rameaux laissent reposer la serpe, et le vigneron façonne, en chantant, son dernier cep. Eh bien, la bêche doit encore remuer la terre, la réduire en poudre, et, pour tes raisins déjà mûrs, tu as a craindre les orages.

L’olivier, au contraire, ne demande point de culture ; il n’attend ni le secours de la serpe, ni les dents du hoyau, dès qu’il a pris racine et affronté le grand air. La terre, une fois remuée, lui fournit la séve nécessaire, et un simple labour suffit à lui faire produire des fruits abondants. Nourris donc le fertile olivier, heureux symbole de la paix.

L’arbre fruitier n’exige pas plus de soin : dès qu’il sent son tronc affermi et qu’il a acquis la force nécessaire, il s’élance de lui-même dans les airs, sans avoir besoin de notre aide. Ainsi encore se chargent de fruits les arbres de nos bois : sur le buisson inculte, on voit rougir la mûre sanglante ; le cytise fleurit pour les chevreaux ; les forêts nous fournissent ces pins résineux qui nous éclairent la nuit et nous versent la lumière. Et l’homme hésiterait à les planter et à les cultiver ! Mais, sans parler des grands arbres, le saule, l’humble genêt, n’offrent-ils pas aux troupeaux leur feuillage, leur ombrage aux bergers, des haies aux moissons, et des sucs à l’abeille ? On aime à voir, sur le mont Cytore, le buis ondoyant, les sapins de Narycie qui fournissent la poix, et ces champs qui ne doivent rien au râteau, ni aux soins de l’homme. Même sur les sommets du Caucase, des forêts stériles, sans cesse battues et fracassées par le souffle violent de l’Eurus, ont aussi leurs produits utiles : elles donnent des sapins pour les navires, des cèdres et des cyprès pour nos maisons. Le laboureur en tire, pour les roues de ses chars, des rayons et de solides moyeux ; le navigateur, la carène de son vaisseau.

Le saule nous prodigue son osier flexible, l’orme son ombrage, le myrte et le cornouiller leurs jets vigoureux, recherchés pour la guerre ; l’if, sous la main du Parthe, se courbe en arc ; le tilleul uni, le buis docile, se façonnent au gré du tour et du fer qui les creuse. Lancé sur le Pô, l’aune léger fend les ondes ; et l’abeille cache ses rayons sous des écorces creuses et dans les flancs d’un chêne miné par les ans. Les présents de Bacchus valent-ils ces richesses ? Bacchus a même quelquefois été cause de crimes. C’est lui qui, après avoir rempli les Centaures de ses fureurs, immola sans pitié Rhœtus, Pholus, et Hylée qui d’une énorme coupe menaçait les Lapithes.

Trop heureux l’habitant des campagnes s’il connaissait son bonheur ! loin des discordes, loin des combats, la terre, justement libérale, lui prodigue une nourriture facile. Il n’a point, il est vrai, une maison splendide dont les portes magnifiques vomissent des flots de clients venant saluer le réveil de leur patron. Il ne regarde pas avec l’ébahissement de l’envie les lambris incrustés d’écaille, les vêtements où l’or se joue, et les riches vases de Corinthe ; la pourpre de Tyr n’altère point la blancheur de ses laines ; jamais il ne corrompt l’huile limpide par un mélange de cannelle ; mais la sécurité, le repos, une vie à l’abri des coups du sort et riche en mille biens ; mais du loisir au milieu des campagnes, des grottes, des sources d’eau vive ; mais de fraîches vallées, les mugissements des bœufs, et sous un arbre un doux sommeil ; voilà les biens qui ne lui manquent point. C’est aux champs qu’on trouve les bocages et les repaires des bêtes fauves, une jeunesse laborieuse et sobre, le culte des dieux, le respect pour la vieillesse ; c’est là qu’en se retirant de la terre la justice laissa les traces de ses derniers pas.

Pour moi, daignent les muses, mes plus douces amours, l’objet de mon culte profond, accepter mon hommage, m’enseigner les mouvements secrets du ciel et des astres, la cause des éclipses du soleil et de la lune ; pourquoi tremble la terre ; quelle force soulève les mers, brise leurs barrières, et les fait ensuite retomber sur elles-mêmes ; pourquoi le soleil d’hiver se hâte de se plonger dans l’Océan ; quel obstacle retarde en été le retour de la nuit. Mais si je ne puis aborder ces mystères de la nature, si mon sang refroidi ne me permet pas de m’élever jusqu’à eux, que du moins les prairies et les ruisseaux coulant dans les vallées soient l’objet de mon amour ! Puissé-je vivre inconnu près des fleuves ou dans les forêts ! Ah ! où sont les champs qu’arrose le Sperchius ! où est le Taygète, foulé en cadence par les vierges de Sparte ! Ah ! qui me transportera dans les fraîches vallées de l’Hémus, et me couvrira de l’ombre épaisse des bois !

Heureux celui qui a pu remonter aux principes des choses, mettre sous ses pieds toutes les craintes, et le destin inexorable, et le bruit de l’avare Achéron ! Heureux aussi celui qui connaît les divinités champêtres, Pan, le vieux Silvain et les nymphes ! Rien ne l’émeut : ni les faisceaux que donne le peuple, ni la pourpre des rois, ni la discorde armant des frères perfides, ni le Dace descendant de l’Ister conjuré contre nous, ni les triomphes de Rome et la chute prochaine des empires. La vue de l’indigence ne vient point l’affliger, et l’aspect de la richesse n’excite point son envie. Les fruits que lui donnent d’eux-mêmes ses arbres et ses champs, il les recueille en paix ; et il ne connaît ni la rigueur des lois, ni les cris insensés du Forum, ni le dépôt des actes publics. D’autres fatiguent avec la rame des mers périlleuses, se précipitent aux combats, s’introduisent dans les cours et dans le palais des rois. Celui-ci ruine une ville et ses pénates, pour boire dans une pierre précieuse et dormir sur la pourpre de Tyr. Celui-ci enfouit ses richesses et couve son trésor. L’un reste en extase devant la tribune aux harangues ; l’autre s’enivre avidement des applaudissements redoublés que le peuple et les patriciens font entendre au théâtre. Des frères triomphent, couverts du sang de leurs frères : ils échangent contre l’exil la maison et le doux foyer paternels, et vont, sous d’autres cieux, chercher une patrie.

Le laboureur, avec le soc de la charrue, ouvre le sein de la terre : ce travail amène tous ceux de l’année ; c’est par là qu’il nourrit sa patrie, et ses petits enfants, et ses troupeaux de bœufs, et ses jeunes taureaux qui l’ont bien mérité. Pour lui, point de repos qu’il n’ait vu l’année regorger de fruits, ses agneaux peupler sa bergerie, ses sillons se couvrir d’épis, ses greniers s’affaisser sous la récolte. Vient l’hiver : le pressoir broie l’olive de Sicyone ; les porcs reviennent rassasiés de glands ; les forêts donnent leurs baies sauvages ; l’automne fournit ses productions diverses, et la douce vendange mûrit sur les coteaux qu’échauffe un soleil ardent. Cependant, suspendus au cou du laboureur, ses enfants chéris se disputent ses caresses ; sa chaste maison garde les lois de la pudeur. Ses vaches laissent pendre leurs mamelles pleines de lait ; et ses gras chevreaux font, sur le vert gazon, l’essai de leurs cornes naissantes. Lui aussi a ses jours de fête. Couché sur l’herbe, autour d’un grand feu, avec ses compagnons qui remplissent les coupes jusqu’aux bords, il t’invoque, ô Bacchus, et t’offre des libations. Puis il montre à ses bergers, au haut d’un orme, le prix de l’adresse à lancer le javelot, ou exerce leurs corps nus dans une lutte champêtre.

Ainsi vécurent les vieux Sabins, ainsi Rémus et son frère ; ainsi s’accrut la vaillante Étrurie ; ainsi Rome est devenue la merveille du monde, et seule, dans son enceinte, a renfermé sept collines. Avant le règne de Jupiter, avant qu’une race impie se nourrît de la chair des taureaux égorgés, ainsi vivait Saturne dans l’âge d’or. On n’avait point encore entendu la voix éclatante du clairon, ni le bruit du glaive meurtrier retentissant sur la dure enclume.

Mais nous avons fourni une immense carrière ; il est temps de délivrer du joug le cou fumant de nos coursiers.