Les Géorgiques (trad. Charpentier)/Livre IV

La bibliothèque libre.
Traduction par M. Charpentier de Saint-Prest.
Garnier Frères (p. 193-219).
◄  Livre III
Livre IV


LIVRE QUATRIÈME





Je vais, poursuivant mon œuvre, chanter le miel, présent du ciel et de la rosée : daigne encore, ô Mécène, m’accorder un regard favorable. Je t’offrirai, dans de petits objets, un merveilleux spectacle : des chefs magnanimes, la naissance, les mœurs, les arts, les combats d’un peuple industrieux. Mince est le sujet, mais non la gloire, si les dieux ne me sont pas contraires, et si Apollon exauce mes vœux.

Il faut d’abord choisir pour les abeilles une demeure fixe et commode, où les vents ne pénètrent point ; les vents les empêcheraient d’apporter leur butin à la ruche : que les brebis et le chevreau pétulant n’y viennent point bondir sur les fleurs, ni la génisse vagabonde en détacher la rosée, et fouler l’herbe naissante. Loin aussi de leur asile, et le lézard à la peau écailleuse et bigarrée, et le guêpier, et les autres oiseaux : loin, bien loin surtout, Procné dont la poitrine porte encore l’empreinte de ses mains sanglantes. Ces animaux ravagent tout aux environs, saisissent l’abeille elle-même dans son vol, et l’emportent, douce nourriture, pour leur impitoyable couvée. Cherchons de claires fontaines, des étangs bordés d’une mousse verdoyante, un léger ruisseau fuyant à travers la prairie. Qu’un palmier ou un olivier sauvage protége de son ombre l’entrée de leur demeure. Ainsi, au retour du printemps, quand les nouveaux rois sortiront à la tête de leurs essaims, et que cette vive jeunesse s’ébattra hors de la ruche, la rive voisine leur offrira un abri contre la chaleur, et l’arbre les retiendra sous son feuillage hospitalier. Que l’eau dorme ou qu’elle coule, jettes-y, en travers, de grosses pierres, ou des troncs de saules, comme autant de ponts où les abeilles puissent se reposer, et étendre leurs ailes aux rayons du soleil d’été, si la pluie les a surprises ou dispersées, ou si le vent les a précipitées dans l’onde. Que près de là fleurissent le vert romarin, le serpolet odoriférant, et la sarriette à l’odeur forte ; que la violette s’y abreuve dans l’eau courante.

Quant aux ruches elles-mêmes, formées d’écorces creuses, ou tissues d’un flexible osier, elles ne doivent avoir qu’une étroite ouverture ; car le miel se gèle l’hiver, et se fond aux chaleurs de l’été : deux inconvénients également à craindre pour les abeilles ; aussi ont-elles la précaution de boucher avec de la cire jusqu’aux moindres fentes de leurs maisons, d’en enduire les bords avec le suc des plantes et des fleurs, et de mettre en réserve, pour cet emploi, une gomme plus visqueuse que la glu et que la poix du mont Ida. Souvent même, dit-on, elles se sont creusé des demeures souterraines, et l’on a trouvé des essaims logés dans les trous des pierres ponces, et au sein des arbres minés par le temps.

Ne laisse pas d’enduire toi-même leur frêle habitation d’une couche de terre grasse, et couvre-la de quelques feuillages. Ne souffre point d’ifs dans leur voisinage ; n’y fais pas, sur le charbon, rougir d’écrevisses ; crains un marais profond, l’odeur d’un bourbier fangeux, et ces roches sonores où l’écho répond avec éclat à la voix qui l’appelle.

Mais l’hiver a fui devant le soleil qui l’a relégué sous la terre, et au ciel brille la sérénité des beaux jours. Soudain l’abeille s’élance ; elle parcourt et les bois et les plaines, recueille le parfum des fleurs, et, légère, effleure la surface des eaux. Transportée alors d’une joie nouvelle, elle revient soigner sa cellule et sa tendre couvée : c’est ainsi qu’elle façonne avec art la cire nouvelle et donne au miel sa consistance.

Bientôt, quand tu verras un jeune essaim, échappé de sa ruche, s’élever jusqu’aux cieux et flotter dans l’air limpide, tel qu’un épais nuage qu’emporte le vent, suis-le : il va chercher une onde pure et un toit de feuillage. Répands, dans ces lieux, les odeurs chéries des abeilles : que la mélisse broyée se mêle à la pâquerette ; fais-y retentir l’airain et les cymbales bruyantes de Cybèle. D’elles-mêmes les abeilles viendront se fixer dans ces demeures parfumées, et reprendre, au fond de ces ruches nouvelles, leurs travaux accoutumés.

Mais si elles volent au combat, car souvent, entre deux rois, s’élèvent de terribles discordes, l’on peut tout d’abord prévoir les sentiments du peuple et l’ardeur belliqueuse qui fait palpiter les cœurs. Le bruit guerrier de l’airain semble hâter leur marche, et leur bourdonnement imite les bruyants éclats de la trompette. Alors, elles s’assemblent en tumulte, agitent leurs ailes, aiguisent leurs dards avec leurs trompes, et, rangées en foule autour de leur roi, devant sa cellule, elles appellent à grands cris l’ennemi au combat.

Dès qu’un beau jour a lui et leur a ouvert un libre champ, soudain les barrières sont franchies, la bataille s’engage, et l’air en retentit ; les combattants se mêlent, s’agitent en un rapide tourbillon, et tombent précipités sur la terre. La grêle fond moins serrée pendant un orage ; le gland tombe moins nombreux du chêne que l’on secoue. Au milieu des rangs, les rois eux-mêmes, remarquables par l’éclat de leurs ailes, déploient dans un faible corps un grand courage, obstinés qu’ils sont à ne point céder, jusqu’à ce que la victoire ait forcé un des deux rivaux à plier et à fuir. Mais, ces courages émus, ces terribles combats, un peu de poussière jetée en l’air les apaise à l’instant. Lorsque tu auras ainsi séparé les deux chefs, livre au trépas celui qui aura montré le moins de valeur : il serait pour l’état un fardeau inutile. Que le plus brave règne seul désormais. Celui-ci, car il y a deux espèces, se reconnaît à l’éclat de sa tête, aux écailles brillantes de sa cuirasse, aux taches d’or répandues sur ses anneaux : l’autre, à sa hideuse figure, à sa marche paresseuse, au ventre ignoble qu’il traîne pesamment. Ainsi que les deux rois, les sujets ont un aspect différent. Sombres et hideux, les uns ressemblent à la salive épaisse que chasse de son gosier altéré le voyageur qui vient de marcher dans des chemins poudreux ; les autres étincellent et brillent de taches qui ont l’éclat de l’or : voilà la meilleure race ; celle qui, dans la saison, te donnera le miel le plus exquis par sa douceur et plus encore par sa pureté, et propre à corriger l’àpreté d’un vin trop dur.

Vois-tu tes essaims voltiger sans but, se jouer dans l’air, oublier leurs rayons, et abandonner leurs ruches solitaires : hâte-toi de fixer leur légèreté, de les détourner d’un vain amusement. Rien de plus facile. Arrache les ailes à leurs rois ; les rois restant tranquilles, nul sujet n’osera lever l’étendard et le déployer dans la plaine. Que des jardins remplis de fleurs odorantes les invitent aussi à s’y arrêter ; qu’armé de sa faux de bois de saule, le dieu de Lampsaque les défende des voleurs et des oiseaux. Et si tes abeilles te sont chères, va toi-même sur les hautes montagnes cueillir le thym, et chercher de jeunes pins, pour en entourer leur habitation ; qu’un dur travail exerce ta main ; plante toi-même ces fertiles rejetons, et verse-leur une eau bienfaisante.

Pour moi, si, bientôt à la fin de ma course, je ne ployais déjà mes voiles, impatient de regagner le rivage, peut-être chanterais-je l’art d’embellir les jardins, de cultiver le rosier de Pæstum, qui, deux fois l’année, se couvre de fleurs. Je peindrais la chicorée joyeuse d’être arrosée, le persil ornant les rives de sa verdure, et le tortueux concombre se traînant sur l’herbe où son ventre grossit ; je n’oublierais ni le narcisse lent à s’épanouir, ni l’acanthe flexible, ni le lierre pâle, ni le myrte ami des rivages.

Non loin des tours superbes de Tarente, aux lieux où le noir Galèse arrose de brillantes moissons, j’ai vu, il m’en souvient, un vieillard cilicien, possesseur de quelques arpents d’un terrain longtemps abandonné, sol rebelle à la charrue, peu propre aux troupeaux, peu favorable à la vigne. Toutefois, au milieu des broussailles, le vieillard avait planté quelques légumes bordés de lis, de verveine et de pavots. Avec ces richesses, il se croyait l’égal des rois ; et, quand le soir, assez tard, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés. Le premier il cueillait la rose du printemps, le premier les fruits de l’automne ; et lorsque le triste hiver fendait encore les rochers, et enchaînait de ses glaçons le cours des fleuves, lui déjà émondait les rameaux de la flexible acanthe, accusant la lenteur du printemps et la paresse des zéphyrs. Aussi voyait-il, le premier, de ses ruches fécondes, sortir de nombreux essaims, et le miel écumant couler sur ses rayons pressés. Le tilleul et le pin lui offraient partout leur ombrage. Autant de fleurs ornaient au printemps ses arbres fertiles, autant il cueillait en automne de fruits mûrs. Il avait même disposé en allées régulières des ormes déjà vieux, des poiriers durcis par les ans, des pruniers dont la greffe a changé la nature sauvage, et des platanes qui, déjà, prêtaient aux buveurs leur ombre hospitalière. Mais resserré dans des bornes étroites, j’abandonne ce sujet à mes successeurs. Je vais dire maintenant les instincts merveilleux dont Jupiter reconnaissant dota les abeilles, lorsque, attirées par le bruit de l’airain et le son des cymbales retentissantes des Curètes, elles nourrirent le roi du ciel dans l’antre de Dicté.

Seules, les abeilles élèvent en commun leur progéniture, habitent une cité commune, et vivent sous des lois fidèlement observées. Seules, elles connaissent une patrie et des pénates fixes. Prévoyant l’hiver qui doit venir, elles travaillent l’été, et mettent en commun ce qu’elles ont amassé. Chacune a son emploi : les unes sont chargées du soin des vivres, et vont butiner dans la campagne ; les autres, occupées dans l’intérieur de la ruche, élèvent les fondements de l’édifice, en mêlant aux pleurs du narcisse la gomme visqueuse des arbres, et cimentent ensuite avec de la cire les différents étages de leurs cellules. Celles-ci font éclore et nourrissent les jeunes abeilles, espoir de la nation ; celles-là distillent un miel pur, et remplissent les alvéoles d’un liquide nectar. À d’autres est échue la garde des portes : sentinelles vigilantes, elles observent tour à tour les signes précurseurs de la pluie et du vent ; tantôt elles reçoivent les fardeaux de celles qui reviennent de butiner, ou bien elles se réunissent pour chasser de leur demeure le frelon paresseux. Tout s’anime au travail, et l’air est embaumé de l’odeur du thym. Ainsi quand les Cyclopes se hâtent de forger les foudres de Jupiter, les uns, avec d’énormes soufflets faits de la peau des taureaux, attirent et repoussent l’air qui excite le feu ; les autres plongent dans l’eau l’airain frémissant ; l’Etna gémit sous le poids des enclumes. Ils soulèvent, avec de grands efforts, et laissent retomber leurs bras en cadence, et retournent le fer avec de mordantes tenailles. Telle est, si l’on peut comparer les petites choses aux grandes, l’ardeur naturelle qu’ont les abeilles d’ajouter, chacune dans son emploi, aux richesses qu’elles ont déjà amassées. Les plus vieilles ont soin de l’intérieur ; ce sont elles encore qui consolident les rayons et en façonnent l’ingénieux édifice. Les plus jeunes ne rentrent que le soir, bien fatiguées, et les cuisses chargées de la poussière du thym ; elles vont aussi effleurer l’arbousier, le saule verdâtre, le romarin, le safran éclatant, le tilleul gommeux et le sombre hyacinthe.

Le temps du travail et du repos est le même pour toutes les abeilles. Le matin, elles s’élancent soudain hors de la ruche ; et quand l’étoile du soir les avertit de quitter enfin les prairies, elles regagnent leurs demeures, et réparent leurs forces épuisées. Un bruit se fait entendre ; elles bourdonnent autour des portes et le long des remparts. Mais dès qu’elles sont rentrées dans leur cellule, le silence règne pour toute la nuit, et un sommeil réparateur enchaîne leurs membres fatigués.

Jamais, quand la pluie menace, elles ne s’éloignent de leurs ruches ; jamais, à l’arrivée d’un grand vent, elles ne se hasardent dans les airs. Cantonnées alors autour de leurs murailles, elles vont puiser de l’eau à la source voisine : là se bornent leurs excursions. Quelquefois elles enlèvent avec elles un grain de sable pour leur servir de lest, comme le gravier à une barque légère, et elles se balancent ainsi sans crainte au sein des nuages.

Ce qui te paraîtra surtout merveilleux dans les mœurs des abeilles, c’est qu’elles ignorent les caresses de l’hymen, qu’elles ne s’énervent point lâchement dans les plaisirs de l’amour, et qu’elles n’engendrent pas avec effort. Elles recueillent avec leur trompe des germes nés sur les feuilles et les plantes les plus suaves ; c’est là qu’elles retrouvent un roi et de nouveaux citoyens, pour qui elles réparent leurs palais et leurs royaumes de cire.

Souvent il leur arrive, dans leurs courses errantes, de briser leurs ailes au tranchant d’un caillou, et d’expirer volontairement sous un fardeau trop lourd ; tant est vive en elles la passion des fleurs ; tant elles sont fières de produire le miel ! Aussi, bien que leur vie soit renfermée en des bornes étroites (elle ne va guère au delà du septième été), la race est immortelle ; la fortune de la famille se maintient pendant une longue suite d’années, et les générations comptent les aïeux de leurs aïeux. Ce n’est pas tout : ni l’Égypte, ni la vaste Lydie, ni les nations des Parthes, ni le Mède habitant les bords de l’Hydaspe, n’ont autant de vénération pour leur roi. Tant que vit le roi des abeilles, elles n’ont qu’un même esprit : le roi est-il mort, tout pacte est rompu ; elles-mêmes pillent les magasins et brisent les rayons. C’est le roi qui surveille les travaux ; il est l’objet de leur admiration ; elles l’entourent avec un bourdonnement flatteur, et lui forment une escorte nombreuse. Souvent elles le portent en triomphe sur leurs ailes, lui font à la guerre un rempart de leur corps, et, bravant les blessures, cherchent une mort glorieuse.

À ces signes, à ce merveilleux instinct, des sages ont cru reconnaître dans les abeilles une parcelle de la divine intelligence, une émanation du ciel. Dieu, selon ces philosophes, remplit l’immensité de la terre, les abîmes de la mer, les profondeurs du ciel. C’est de lui que l’homme et les diverses espèces d’animaux empruntent, en naissant, le souffle léger qui les anime ; c’est à lui que retournent, après leur dissolution, tous les êtres ; ils ne meurent point : vivants, ils vont se réunir aux astres, et se transportent sur les hauteurs du ciel.

Veux-tu pénétrer dans l’intérieur des ruches ? veux-tu enlever tous ces trésors de miel si soigneusement conservés ? Puise d’abord de l’eau, mouilles-en ton visage, remplis-en ta bouche, et arme ta main d’un tison dont la fumée mette en fuite les abeilles. Deux fois leurs rayons se remplissent, deux fois on les recueille : et lorsque la pléiade Taygète, élevant son front virginal au-dessus de l’horizon, repousse d’un pied dédaigneux les flots de l’Océan, et lorsque, fuyant les regards du Poisson pluvieux, elle se replonge tristement au sein de l’onde glacée. Terribles en leur colère, si on les offense, elles se vengent par des piqûres où elles épanchent leur venin ; elles lancent un trait qui perce jusqu’au sang, et laissent dans la plaie leur dard avec leur vie. Mais si tu crains pour tes essaims les rigueurs de l’hiver, si leur découragement et leur détresse excitent ta compassion, n’hésite point à parfumer leur ruche de thym, et à retrancher les cires inutiles. Car il arrive souvent qu’un lézard inaperçu ronge leurs rayons ; le cloporte y cherche un refuge contre le jour qui le blesse ; la guêpe parasite s’y nourrit aux dépens d’autrui ; le lourd frelon se rit de leurs armes inégales ; les teignes s’y introduisent ; l’araignée, odieuse à Minerve, y suspend ses toiles flottantes. Plus les abeilles verront leur trésor épuisé, plus elles travailleront avec ardeur à réparer les pertes de l’état appauvri, à remplir de nouveau les magasins, et à construire leurs greniers avec le suc des fleurs.

Mais si la maladie vient tristement alanguir leur corps (car, ainsi que la nôtre, la vie des abeilles est sujette aux souffrances), tu pourras le reconnaître à des signes non équivoques : malades, leur couleur change ; une horrible maigreur les défigure ; puis, elles enlèvent de la ruche les corps de leurs compagnes mortes, et mènent le deuil des funérailles ; d’autres se suspendent, enchaînées par les pattes, au seuil de la porte, ou bien restent renfermées dans leurs cellules, où elles languissent abattues par la faim, engourdies par le froid. Alors on entend un bruit plus fort et un bourdonnement continuel. Ainsi murmure le vent dans les forêts ; ainsi frémit la mer agitée pendant le reflux ; ainsi bouillonne le feu ardent au fond de la fournaise qui l’enferme. C’est le moment de brûler dans l’habitation le galbanum odoriférant, d’y introduire du miel dans des tubes de roseaux pour exciter les abeilles, pour les inviter à ranimer leurs forces par cet aliment qu’elles aiment. Il sera bon d’y joindre la noix de galle pilée, des roses sèches, du vin doux épaissi à un feu ardent, du thym, de l’hymette, et de la centaurée à l’odeur forte. On trouve aussi dans les prairies une plante que les cultivateurs ont nommé amelle, et que l’on reconnaît aisément, car, d’une seule et même racine s’élève une forêt de tiges : sa fleur est couleur d’or ; mais les feuilles nombreuses qui l’entourent brillent du sombre éclat de la violette pourprée. Souvent de ses guirlandes on pare les autels des dieux. La saveur en est âcre ; les bergers la recueillent dans les prés déjà fauchés, sur les bords tortueux du Mella. Fais-en bouillir les racines dans un vin odorant, et place à l’entrée de la ruche des corbeilles pleines de cet aliment.

Mais si, l’espèce tout entière venant à périr, tu n’avais aucun moyen de la renouveler, il est temps de t’apprendre la mémorable découverte du berger d’Arcadie, et comment, du sang corrompu des victimes, naquirent souvent de nouveaux essaims d’abeilles. Je vais, remontant à l’origine de cette tradition, t’en raconter toute l’histoire.

Aux lieux où le Nil couvre la terre de ses débordements féconds, et voit l’heureux habitant de Canope naviguer sur des barques peintes autour de ses campagnes ; dans ces contrées où le fleuve, après avoir baigné les pays voisins de la Perse, fertilise de son noir limon les vertes campagnes de l’Égypte, et court, en descendant de chez l’Indien brûlé du soleil, se précipiter dans la mer par sept embouchures, cette invention est partout regardée comme un moyen infaillible.

On choisit d’abord un emplacement étroit, dont l’exiguïté convienne pour cet usage ; on l’entoure de murs surmontés d’une toiture de tuiles, on y perce quatre fenêtres, recevant obliquement le jour, et tournées aux quatre vents. Puis on cherche un taureau de deux ans, dont les jeunes cornes commencent à se courber sur son front, et, malgré sa résistance, on lui bouche les narines et la respiration ; ensuite, quand on l’a tué, on lui meurtrit les flancs à force de coups, sans déchirer sa peau. Ainsi abattu, on le laisse dans l’enclos, étendu sur un lit de feuillage, de thym et de romarin fraîchement cueilli. Cette opération se fait aussitôt que le zéphyr commence à remuer la surface de l’eau, avant que les prairies brillent de fleurs nouvelles, et que l’hirondelle vienne, en gazouillant, suspendre son nid au toit de nos maisons.

Cependant les humeurs s’échauffent et fermentent dans le corps de l’animal. Bientôt, ô prodige ! on en voit sortir une foule d’insectes, informes d’abord et sans pieds ; puis, agitant déjà leurs ailes bruyantes, ils se hasardent de plus en plus, et s’élèvent dans les airs, comme la pluie qui tombe des nuages d’été, comme ces traits que lance le Parthe en commençant le combat. Muses, quel dieu fut l’inventeur de cet art ? Comment cette découverte a-t-elle pris naissance ?

Le berger Aristée fuyait les bords du Pénée, après avoir, dit-on, perdu toutes ses abeilles par la maladie et par la faim. Triste, il s’arrêta aux sources sacrées du fleuve, se répandant en plaintes, et s’adressant ainsi à la nymphe qui lui donna le jour : « Ô Cyrène ! ô ma mère ! qui habites au fond de ces eaux, pourquoi m’avoir fait naître du noble sang des dieux (si toutefois, comme tu l’assures, Apollon est mon père), puisque je suis ainsi en butte à la haine des destins ? Qu’est devenue ta tendresse pour moi ? Pourquoi me faire espérer le ciel ? Ce bien même, le seul qui faisait la gloire de ma vie mortelle, ce bien qu’après tant d’essais et de peines m’avaient procuré la culture des champs et les soins donnés à mes troupeaux, je le perds aujourd’hui ; et tu es ma mère ! achève : de ta main arrache mes arbres fertiles ; porte dans mes étables la flamme ennemie ; détruis mes moissons, brûle mes semences, brandis contre mes vignes la forte hache à deux tranchants, puisque l’honneur d’un fils te trouve si insensible. »

À cette voix, du fond de son humide séjour, Cyrène s’est émue ; autour d’elle, les nymphes étaient occupées à filer la laine de Milet, teinte d’un vert azuré. C’étaient Drymo, Xantho, Ligée et Phyllodocé, dont les beaux cheveux flottaient sur un cou d’albâtre ; Nesée, Spio, Thalie et Cymodocé ; Cydippe, vierge encore, et la blonde Lycoris qui, pour la première fois, venait de connaître les douleurs de Lucine ; Clio, et Béroé sa sœur, vêtues toutes deux de peaux nuancées de diverses couleurs, et ornées d’une ceinture d’or ; Éphyre, Opis, Déiopée, fille d’Asias, et l’agile Aréthuse, qui avait enfin déposé son carquois.

Au milieu d’elles, Clymène racontait les inutiles précautions de Vulcain, les ruses de Mars et ses doux larcins, et, depuis le Chaos, les innombrables amours des dieux. Attentives à ses récits, les nymphes laissaient rouler leurs légers fuseaux, lorsqu’une seconde fois les plaintes d’Aristée frappent l’oreille de sa mère. Sur leurs siéges de cristal toutes ont tressailli ; mais, plus prompte, Aréthuse élève au-dessus des eaux sa blonde chevelure, et de loin : « Oh ! ce n’est pas en vain que ton cœur s’alarmait de ces plaintes, Cyrène, ô ma sœur ! lui-même, l’objet de ta tendresse, Aristée est là sur les rives du fleuve paternel, triste, baigné de larmes, et te reprochant ta cruauté. » À ces mots, le cœur saisi d’un nouvel effroi, Cyrène s’écrie : « Mon fils ! amène-moi mon fils ! mon fils a droit d’entrer dans le palais des dieux. » Elle dit, et ordonne au fleuve de s’écarter, pour livrer au jeune homme un libre passage : devant lui l’onde s’entr’ouvre, et, se repliant en forme de montagne, le reçoit dans son vaste sein, et le conduit au fond du fleuve.

Il s’avance, admirant la demeure de sa mère, et son humide empire, et ces lacs enfermés dans des grottes immenses, et ces forêts retentissantes. Étonné du bruit de toutes les eaux qui l’entourent, il voit, sous la voûte profonde de la terre, rouler ces fleuves qui se répandent dans les diverses contrées du monde : le Phase, le Lycus, et la source profonde d’où s’élance l’Énipée ; le Tibre, père des Romains, l’Anio paisible ; l’Hypanis se brisant à grand bruit sur les rochers ; l’Éridan au front de taureau, armé de deux cornes dorées, l’Éridan, le plus impétueux des fleuves qui, à travers des plaines fertiles, se précipitent dans le sein des mers.

Lorsque Aristée eut pénétré dans le palais de la déesse, sous ces voûtes de rocailles suspendues, et que Cyrène apprit la cause frivole des pleurs de son fils, les nymphes, suivant l’usage, versent sur ses mains une onde pure, et lui présentent de fins tissus ; d’autres chargent les tables de mets et remplissent les coupes. Les parfums brûlent sur les autels. Cyrène alors : « Prends cette coupe de vin de Méonie, et faisons des libations à l’Océan. » Aussitôt, la première, elle invoque l’Océan, père de toutes choses, et les nymphes, ses sœurs, protectrices des bois et des fleuves. Trois fois avec le nectar sacré elle arrose la flamme ; trois fois, jusqu’à la voûte, la flamme s’élance brillante. Ce présage la rassure, et elle commence en ces mots :

« Près de Carpathos, dans l’empire de Neptune, habite un devin, Protée, qui parcourt les mers sur un char attelé de monstres à deux pieds, moitié poissons et moitié chevaux. En ce moment, il va visiter les ports d’Émathie et Pallène, sa patrie. Toutes nous le respectons, et le vieux Nérée lui-même le révère : car il sait tout ce qui est, tout ce qui fut, toute la suite des événements de l’avenir : ainsi l’a voulu Neptune, dont il garde, au fond des mers, les monstrueux troupeaux et les phoques hideux. Il te faudra, mon fils, le prendre et l’enchaîner, si tu veux qu’il te révèle la cause de cette funeste maladie, et t’en enseigne le remède. Car, sans violence, il ne parlera point : tes prières ne sauraient le fléchir. Emploie donc la force pour l’enchaîner, quand tu l’auras pris : contre tes efforts seulement se briseront toutes ses ruses. Moi-même, quand le soleil, au milieu de sa course, dardera tous ses feux, à l’heure où les herbes sont consumées par une soif ardente, où l’ombre est agréable aux troupeaux, je te conduirai dans l’asile secret où vient se reposer, au sortir des ondes, le vieillard fatigué : pendant son sommeil, tu le surprendras facilement. Mais quand tu l’auras saisi et enchaîné, il t’échappera sous mille formes effrayantes : il deviendra soudain sanglier hérissé, tigre furieux, dragon couvert d’écailles, lionne à la crinière fauve ; tantôt flamme vive et pétillante, tantôt onde légère, il s’échappera de ses liens. Mais plus il prendra de formes différentes, plus, ô mon fils, tu auras soin de le serrer étroitement, jusqu’à ce qu’une dernière métamorphose le rende tel qu’il était, quand le sommeil commençait à fermer ses yeux. »

Elle dit, et verse sur son fils une essence d’ambroisie qui lui parfume tout le corps : de son élégante chevelure s’exhale une suave odeur, et dans ses membres se répand une vigueur utile.

Dans le flanc usé d’une montagne, au pied de laquelle les vagues, refoulées par le vent, s’amassent et se replient en deux courants contraires, est un antre profond, où le matelot, surpris par la tempête, trouve un refuge assuré. C’est là que repose Protée sous l’abri d’un vaste rocher. Cyrène y place son fils dans un endroit secret et obscur ; et, enveloppée d’un nuage, elle se tient à l’écart.

Déjà l’ardent Sirius lançait du haut des cieux ces feux ardents qui brûlent l’Indien altéré ; le soleil, avec ses feux, avait atteint le milieu de sa carrière ; l’herbe languissait desséchée, et la chaleur faisait bouillonner le limon des fleuves taris, lorsque Protée, quittant le sein des flots, s’avance vers son antre accoutumé. Autour de lui, le peuple humide des mers bondit et fait au loin jaillir une amère rosée. Les phoques s’étendent çà et là pour se livrer au sommeil. Semblable au berger vigilant qu’on voit sur les montagnes, lorsque l’étoile du soir rappelle les jeunes taureaux à l’étable, et que les agneaux irritent par leurs bêlements l’avidité des loups, Protée s’assied au milieu d’eux sur un rocher, et compte son troupeau.

Aristée saisit l’occasion favorable : il laisse à peine au vieillard le temps d’étendre ses membres fatigués, se précipite sur lui avec un grand cri, et se hâte de lui lier les mains. Fidèle à ses ruses, Protée prend mille formes merveilleuses, se change en feu, en bête féroce, en fleuve qui s’écoule. Mais voyant qu’aucune ruse ne lui donne le moyen de fuir, il cède enfin, il redevient lui-même, et, parlant d’une voix humaine :

« Jeune téméraire, dit-il, qui t’a ordonné de pénétrer dans ma demeure ? que me veux-tu ? » — « Oh ! tu le sais, Protée, tu le sais, répond Aristée ; nul ne peut t’abuser ; mais toi-même, cesse de me vouloir tromper. C’est par l’ordre des dieux que je viens consulter tes oracles, pour obtenir un remède à mes infortunes. » Il dit. Le dieu, roulant avec violence des yeux enflammés et brillants d’un éclat azuré, révèle en frémissant le secret des destins :

« Un dieu irrité poursuit sur toi la vengeance d’un grand crime. Le malheureux Orphée attire sur toi ce châtiment ; tu en mériterais un plus sévère, si les destins ne s’y opposaient. Orphée te punit cruellement de lui avoir ravi son épouse. Lorsque, pour échapper à ta poursuite, elle fuyait à pas précipités le long du fleuve, Eurydice, destinée à mourir, ne vit pas à ses pieds un serpent caché sous l’herbe épaisse du rivage. Les Dryades, ses compagnes, remplirent les montagnes de leurs cris ; les cimes du Rhodope pleurèrent ; les hauteurs du Pangée, la patrie guerrière de Rhesus, le pays des Gètes, les bords de l’Èbre, et ceux où fut transportée la belle Orithyie, pleurèrent Eurydice. Pour lui, il cherchait dans les sons de sa lyre un adoucissement à son amour si cruellement déçu ; et seul sur le rivage, c’est toi, chère épouse, qu’il chantait au lever du jour, toi qu’il chantait au retour de la nuit. Il pénétra même jusqu’aux gorges du Ténare, cette entrée profonde des enfers, et dans ces bois ténébreux remplis d’une sombre horreur ; il aborda les mânes et leur roi redoutable, et ces divinités dont le cœur ne sait point s’attendrir aux prières des mortels. Émues à ses chants, du fond de l’Érèbe les ombres légères et les fantômes des morts accouraient, aussi nombreux que ces oiseaux qui se réfugient dans les forêts aux approches de la nuit ou d’une pluie d’orage : mères, époux, héros noblement tombés dans les combats ; enfants, jeunes vierges, fils chéris placés sur le bûcher aux yeux de leurs parents ! tristes victimes qu’entourent un noir limon et les hideux roseaux du Cocyte, et qu’enferme neuf fois de ses replis le Styx à l’eau croupissante.

« L’enfer même, et le Tartare, ce profond séjour de la mort, s’étonnèrent et s’émurent ; les Euménides cessèrent d’irriter les serpents qui ceignent leur tête ; et, dans ses gueules béantes, Cerbère retint sa triple voix, et le vent laissa reposer la roue d’Ixion.

Déjà, revenant sur ses pas, Orphée avait échappé à tous les périls ; Eurydice remontait au séjour de la lumière, suivant les pas de son époux (ainsi l’avait ordonné Proserpine), quand tout à coup sa tendresse imprudente le trahit : faute bien pardonnable, si les mânes savaient pardonner. Il s’arrête, et déjà aux portes du jour, oubliant sa promesse et vaincu par l’amour, il se retourne : là périt le fruit de tant de peines ; le pacte fait avec le cruel Pluton est rompu, et trois fois les marais de l’Averne retentissent d’un bruit éclatant.

« Qui donc, s’écrie-t-elle, m’a perdue, malheureuse ! et t’a perdu, cher Orphée ? Quelle violence cruelle ! Voici que de nouveau m’entraînent les destins impitoyables, et que le sommeil ferme mes yeux éteints pour jamais. Adieu ! je me sens emportée au sein d’une épaisse nuit ; j’étends vers toi mes mains défaillantes. Hélas ! je ne suis déjà plus à toi ! » Elle dit, et, comme une légère fumée, elle disparaît et s’évanouit dans les airs. En vain Orphée veut saisir son ombre fugitive ; en vain il la rappelle pour lui parler ; Eurydice ne revit plus Orphée, et le nocher de l’enfer ne lui permit plus de repasser l’onde qui les séparait. Que faire ? deux fois privé d’une épouse chérie, par quels pleurs émouvoir les mânes, par quels accents fléchir les divinités infernales ? Déjà froide, l’ombre d’Eurydice voguait sur la barque du Styx.

« On dit que pendant sept mois entiers, retiré au pied d’une roche escarpée, sur les rives désertes du Strymon, il pleurait, et redisait aux antres glacés ces plaintes harmonieuses qui adoucissaient les tigres et entraînaient les forêts. Telle, sous l’ombre d’un peuplier, Philomèle gémissante redemande ses petits, que l’oiseleur impitoyable a surpris et arrachés à leur nid, lorsqu’ils n’avaient pas encore de plumes : elle pleure la nuit entière, et, se tenant sur une branche, elle recommence sans cesse son chant de douleur, et remplit tous les lieux d’alentour de ses accents plaintifs.

« Ni l’amour ni l’hymen ne purent toucher son cœur rebelle. Seul, à travers les glaces des régions hyperboréennes, au milieu des neiges du Tanaïs, et des plaines du Riphée, toujours couvertes de frimas, il errait, pleurant Eurydice et les dons inutiles de Pluton.

Irritées de ses dédains, les femmes de Thrace, au milieu des mystères sacrés et des orgies nocturnes de Bacchus, le mirent en pièces et semèrent dans les champs ses membres déchirés. Alors même que, séparée de son cou aussi blanc que le marbre, la tête d’Orphée était entraînée par le cours rapide de l’Hèbre : « Eurydice ! » répétait sa voix expirante et sa langue glacée ; « ah ! malheureuse Eurydice ! » murmurait son dernier soupir ; et tous les échos du rivage redisaient : « Eurydice ! »

Ainsi parle Protée, et il se replonge au sein des mers, faisant, à l’endroit où il s’élance, tournoyer les ondes écumantes. Cyrène ne quitte point son fils, et le rassure en ces mots : « Mon fils, bannis tes craintes et ta tristesse. Tu connais la cause de tes malheurs : les Nymphes avec lesquelles Eurydice dansait dans les bois sacrés ont jeté sur tes abeilles ce fléau meurtrier. Offre-leur des prières et des présents : sollicite ta grâce, et adore, en les invoquant, les indulgentes Napées : elles écouteront tes vœux, et apaiseront leur courroux. Mais apprends d’abord comment tu dois les invoquer. Parmi les troupeaux que tu nourris sur les verts sommets du mont Lycée, choisis quatre taureaux d’une beauté remarquable, et autant de génisses dont la tête ignore encore le joug ; élève ensuite quatre autels devant le temple des Nymphes ; fais-y couler le sang des victimes, et abandonne leurs cadavres sous l’épais feuillage du bois. Quand la neuvième aurore paraîtra sur l’horizon, tu offriras aux mânes d’Orphée les fleurs du pavot, symbole de l’oubli ; tu invoqueras avec respect Eurydice, après l’avoir apaisée en lui sacrifiant une génisse ; puis tu immoleras une brebis noire, et tu rentreras dans le bois. »

Elle dit ; aussitôt Aristée exécute les ordres de sa mère. Il se rend au temple, élève les autels indiqués, et y conduit quatre taureaux d’une beauté remarquable, et autant de génisses dont la tête ignore encore le joug. Ensuite, quand la neuvième aurore a paru, il offre un sacrifice aux mânes d’Orphée, et rentre dans le bois sacré. Tout à coup, prodige incroyable ! des entrailles corrompues des victimes, et à travers les flancs qu’ils déchirent, s’élancent en bourdonnant des essaims d’abeilles, qui s’élèvent dans les airs comme un nuage immense, et se suspendent en grappes au sommet d’un arbre dont ils font ployer les branches.


Ainsi je chantais les soins que demandent le labourage, les troupeaux et les arbres, tandis que, sur les rives de l’Euphrate, le grand César lance la foudre des combats, et que, partout victorieux, il fait accepter ses lois aux peuples heureux de s’y soumettre, et se fraie un chemin vers l’Olympe.

Alors la douce Parthénope nie nourrissait dans les délices de l’étude et d’un obscur loisir, moi, ce même Virgile, qui ai chanté les combats des bergers, et qui osai, avec la confiance de la jeunesse, te chanter, ô Tityre, sous l’ombrage d’un hêtre touffu.