Les Gaz naturels des Apennins et de la Toscane. — Volta et Spallanzani

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Les gaz naturels des Apennins et de la Toscane
Fouqué


LES


GAZ NATURELS


DES APENNINS ET DE LA TOSCANE




Lorsqu’on enfonce l’extrémité d’un bâton dans la boue d’un marécage ou d’un fossé fangeux, on voit ordinairement s’échapper aussitôt du point touché une multitude de bulles de gaz qui viennent crever à la surface de l’eau. Ces bulles doivent leur origine à une décomposition incessante de matières végétales ; elles se forment peu à peu à mesure que s’opère la putréfaction paludéenne. Nulle élévation de température sensible, nul phénomène violent n’en accompagne la production, et l’agitation qu’on imprime accidentellement ou à dessein au dépôt vaseux qui les renferme, ne fait qu’en faciliter la mise en liberté. Le travail qui leur donne naissance est incessant et énergique, mais il s’opère lentement et silencieusement ; c’est une de ces actions de fermentation que la nature accomplit avec mystère, et que l’on ne devine guère qu’après l’accomplissement des transformations subies par les substances qui en sont l’objet. D’après cela, ne semble-t-il pas téméraire de supposer qu’il puisse exister la moindre analogie entre la cause de phénomènes d’apparence si modeste, si calmes dans leur développement, et celle des terribles manifestations dont les volcans sont le siège ? Comment imaginer que la force qui agit dans l’altération spontanée de la fange d’un bourbier soit essentiellement identique dans son principe à la puissance immense qui fait éclater le sol au moment des éruptions et en projette les débris dans les airs, qui lance jusqu’aux nuages d’épaisses colonnes d’eau vaporisée, et qui vomit des fleuves de lave incandescente arrachée aux entrailles de la terre ?

Cependant, depuis un siècle, Beaucoup de géologues et de physiciens ont été, sans se l’avouer peut-être explicitement, partisans d’une théorie qui implique cette étrange assimilation. Pour avoir séduit tant d’intelligences élevées, pour entraîner encore un grand nombre d’hommes versés dans la connaissance des sciences naturelles, une opinion qui semble d’abord aussi paradoxale doit reposer sur des fondemens sérieux, et en effet, le point capital qui lui sert de base, c’est l’existence de toute une classe de phénomènes naturels intermédiaires entre les grandioses manifestations des volcans et la paisible évolution du gaz des marécages. Dans presque toutes les régions volcaniques, même dans des contrées quelquefois très éloignées des points où se révèle l’action des feux souterrains, au milieu de terrains stratifiés anciens ou récens pour la formation desquels l’eau semble avoir joué un rôle exclusif, on voit se produire des dégagemens spontanés de gaz complexes dont les élémens se retrouvent à la fois, en des proportions diverses, dans le gaz qui s’échappe de la boue des marais et dans celui qui fait bouillonner la lave étincelante des cratères.

Ces effluves gazeuses naturelles se présentent dans les conditions les plus variées. Aussi les a-t-on désignées par différentes dénominations qui en caractérisent les principaux aspects. Lorsque le gaz sort au milieu d’un terrain sec et pierreux, qu’il est assez abondant et assez riche en principes combustibles pour s’éteindre difficilement après avoir été enflammé, le lieu où il vient brûler ainsi est appelé terrain ardent. Si les orifices qui l’amènent au dehors donnent en même temps issue à une source d’eau douce ou minérale, et si les bulles qui éclatent à la surface de l’eau sont encore susceptibles de brûler, la source prend le nom de fontaine ardente, Si le gaz jaillit au milieu d’un sol argileux, et s’il arrive accompagné d’une petite quantité d’eau boueuse et salée, l’emplacement de son foyer d’émission se nomme salze ou salinelle. Enfin lorsqu’au lieu de se dégager à froid il sort à une haute température au milieu d’un jet rapide de vapeur d’eau, on a ce qu’on appelle un suffione.

La Haute-Italie comprend une région dans laquelle on peut observer toutes ces modifications diverses des évens naturels. Dans une suite de localités distribuées sur le versant septentrional des Apennins, le long d’une zone qui s’étend jusque dans l’Emilie, se voient des sources de gaz combustible à basse température, et un peu plus au sud, en Toscane, on rencontre un district où le sol est criblé d’ouvertures et de crevasses par lesquelles des gaz et de la vapeur d’eau s’échappent en sifflant, soit du sein de terrains arides, soit du milieu de petits lacs d’eau bouillante. La plupart des voyageurs qui parcourent ce pays, préoccupés exclusivement du désir d’admirer les chefs-d’œuvre de l’art accumulés dans les villes, négligent ordinairement de visiter les lieux qui sont le siège de ces merveilleux phénomènes. Ceux qui tiennent le plus à faire l’ascension du Vésuve, ou l’excursion des champs phlégréens, ne songent même pas à jeter en passant un coup d’œil rapide sur les terrains ardens, les salzes et les fontaines ardentes des Apennins, non plus que sur les suffioni de la Toscane. En décrivant brièvement quelques-uns de ces types d’émanations gazeuses qu’il m’a été donné de visiter et d’étudier il y a peu de temps, je voudrais ramener l’attention sur ces faits et montrer qu’ils sont dignes au plus haut degré d’exciter l’intérêt. Ils sont du reste curieux non moins par la singularité des conditions physiques de leur développement que par l’importance des débats qu’ils ont soulevés et par la haute valeur scientifique des deux hommes de génie, Spallanzani et Volta, qui ont pris la part la plus active à ces luttes pacifiques. Les gaz des dégagemens naturels sont-ils assimilables à ceux qui se développent dans les marais ? Nous verrons Volta répondre affirmativement, imaginer des expériences variées, inventer d’ingénieux appareils pour démontrer la réalité du fait. Nous aurons d’autre part à rappeler les recherches entreprises par Spallanzani, ses observations attentives, ses efforts pour soutenir une théorie directement opposée à celle de Volta, et prouver la nature purement inorganique des gaz en question.


I.[modifier]

A peu de distance du point où la route carrossable qui conduit de Bologne à Florence franchit la crête des Apennins, on rencontre sur le bord du chemin un pauvre village connu sous le nom de Pietra-Mala, composé de quelques masures et d’une grande auberge autrefois fort achalandée, mais devenue presque déserte depuis l’ouverture du chemin de fer qui traverse les Apennins à quelques milles de là. De Bologne à Pietra-Mala, la route est fort accidentée, les montées sont longues et ardues, les voitures ne les gravissent qu’à l’aide de renforts fournis par de lourds attelages de grands bœufs à poil grisâtre. Aussi, en partant le matin de Bologne, bien que la distance ne dépasse pas trente milles, on n’arrive guère à Pietra-Mala qu’à la tombée de la nuit. Alors, quand l’obscurité est assez prononcée, on voit briller à gauche du chemin deux feux jaunâtres qui ondulent au souffle du vent. Ces feux sont dus à l’inflammation de gaz combustibles qui s’échappent spontanément en cet endroit par les fissures d’un sol rocailleux et dénudé, et qui caractérisent ce que l’on appelle un terrain ardent. À l’époque où la route était très fréquentée, les voyageurs s’arrêtaient ordinairement en grand nombre à Pietra-Mala pour y prendre quelques heures de repos et pour voir de près les foyers naturels. De brillans équipages ont stationné souvent aux portes de l’auberge, des notabilités politiques en ont occupé les appartemens ; mais aujourd’hui le souvenir de tous les grands personnages qui ont passé dans cette maison est à peu près effacé : l’hôtellerie de Pietra-Mala ne restera célèbre que grâce au séjour que Volta y fit en 1780, et aux expériences qu’il y entreprit pour démontrer la nature gazeuse des émanations du terrain ardent voisin. La chambre qu’habita le savant physicien, et qu’il transforma pendant quelques jours en un laboratoire de chimie, mériterait d’être visitée avec un religieux respect, car les expériences qu’il y a effectuées sont pour ainsi dire la consécration de toutes les œuvres de cet homme de génie, qui a inventé l’électrophore, l’électroscope condensateur, l’eudiomètre, et découvert la composition du gaz des marais. La description du terrain ardent de Pietra-Mala va nous amener tout naturellement à raconter l’histoire du séjour de Volta en ce lieu, les travaux auxquels il s’y livra sur place, et les expériences préliminaires qui avaient déterminé son voyage. Ses premières recherches scientifiques avaient porté sur l’électricité. Désireux de remplacer la machine électrique, instrument volumineux et d’un prix élevé, par un appareil plus simple et moins cher, il avait été conduit à inventer l’électrophore. Curieux de déterminer la quantité variable d’électricité qui se trouve dans l’air, il avait construit l’électroscope condensateur. Ayant répété dans son cours les expériences passablement confuses de Galvani sur les mouvemens développés par le contact des métaux avec les muscles et les nerfs des grenouilles, il avait imaginé la pile, et fait ainsi peut-être la plus belle et sans contredit une des plus fructueuses inventions de nos temps modernes. Toutefois, malgré l’importance de ses découvertes relatives à l’électricité, Volta était loin de se borner exclusivement à cette partie de la physique. Les problèmes discutés par les autr.es savans de son temps excitaient toujours son attention : c’est ainsi qu’à la suite d’une lettre de son ami Guiseppe Campi et d’entretiens qu’il eut avec lui, il fut amené à s’occuper d’études chimiques sur la nature des gaz combustibles naturels. Guiseppe Campi lui ayant raconté que sur les bords du Lambron il existait un dégagement de bulles gazeuses qui prenaient feu au contact d’un corps enflammé, Volta, vivement intéressé par ce récit, résolut aussitôt d’entreprendre l’étude du phénomène en question, bien qu’il appartint plus spécialement à l’histoire naturelle, c’est-à-dire à une branche de science étrangère à celle dont il s’était particulièrement occupé jusqu’alors. Les premières lignes de la lettre dans laquelle il annonça quelques mois plus tard à Campi la découverte du gaz des marais portent l’empreinte des préoccupations qui ne l’avaient pas quitté depuis leur rencontre. « Vous vous souvenez, dit-il, des dissertations et des conjectures sans fin que nous avons faites sur la question si intéressante et de plus en plus merveilleuse de la diversité des espèces d’air et particulièrement de celui que vous avez découvert sur les bords du Lambron[1]. » Il lui rappelle le projet qu’ils avaient formé d’étudier de concert la nature de l’air inflammable de cette localité, le sol du lieu de dégagement et l’eau traversée par les bulles ; il lui exprime en termes touchans le chagrin qu’il avait eu plus tard d’être obligé de renoncer à sa collaboration et à l’excursion qu’ils avaient le dessein d’exécuter ensemble ; enfin il lui annonce, avec une modestie égale à sa science, que les idées qui lui ont été suggérées dans leurs conversations l’ont amené, avec moins de dépenses et de difficultés qu’il ne le croyait, à des résultats inattendus et non moins remarquables que ceux qu’ils avaient espérés. Il s’agit en effet de la découverte du gaz des marais. « Que direz-vous, dit Volta, si je vous apprends que j’ai trouvé et recueilli de l’air inflammable en d’autres points que ceux où je me proposais d’aller dans le courant de l’automne, et même très près de ma maison, — si je vous dis que partout où je me trouve, que j’aille à droite ou à gauche, j’ai toujours bien peu de pas à faire pour cela, car la terre et l’eau me fournissent de l’air inflammable, bel et bien préparé, en telle quantité que je le désire ? » Il raconte ensuite que, dans tous les endroits fangeux, il suffit d’agiter la vase avec un bâton pour obtenir un dégagement de bulles que l’on peut recueillir facilement en plaçant au-dessus un flacon plein d’eau et renversé de telle sorte que le goulot soit immergé. Il a fréquemment rapporté chez lui des flacons ainsi remplis de gaz, en ayant la précaution de les boucher hermétiquement ; puis une fois rentré dans son laboratoire, il a débouché les flacons, il a introduit de l’eau versée lentement, le gaz a été ainsi expulsé peu à peu, et, en approchant du goulot une allumette enflammée, il a obtenu des jets de flamme jaunâtre doués d’un pouvoir éclairant considérable.

Mais ce n’était pas assez d’avoir démontré la combustibilité du gaz des marécages ; il s’agissait de déterminer la nature des corps qui en faisaient partie intégrante. C’est alors que se révèle tout le génie de Volta ; il imagine de brûler le gaz, objet de son étude, en présence d’un volume d’air atmosphérique limité, ou mieux encore d’un volume connu d’oxygène, gaz dont Lavoisier avait récemment fait connaître les propriétés et le mode de préparation. Il suppose avec raison que la connaissance des produits d’une combustion ainsi effectuée lui fournira des indications positives sur la question qu’il s’est proposé de résoudre. Dans cette expérience, il faut éviter l’approche de l’allumette ou de la bougie allumée dont on se sert habituellement pour produire l’inflammation des gaz combustibles, car tout corps enflammé donne lui-même en brûlant des produits qui rendraient incertains les résultats obtenus. La combustion doit donc être opérée en vase clos, et dans ces conditions il semble qu’on ne puisse plus produire l’inflammation du gaz ; mais Volta lève la difficulté. Ses travaux sur l’électricité lui ont appris qu’une étincelle électrique passant au milieu d’un mélange gazeux susceptible de brûler en détermine la combustion. Il suffit donc, pour résoudre le problème, d’employer un flacon dont les parois soient traversées par deux pièces métalliques terminées à l’intérieur par des boutons entre lesquels on puisse faire jaillir l’étincelle. Cet appareil si simple en théorie reçut de Volta le nom d’eudiomètre, il fallut lui donner une forme cylindrique, des parois d’une épaisseur considérable, car la violence des explosions dues à l’inflammation des mélanges détonans qu’on y renferme est telle, que sans ces précautions l’instrument volerait en éclats à la première expérience. Sauf quelques perfectionnemens qui ont été apportés plus tard dans la construction de cet appareil, on le trouve encore aujourd’hui dans tous les laboratoires de chimie, où il rend les plus grands services. Volta l’employa pour l’étude du gaz des marais, et bientôt il reconnut que ce gaz donnait en brûlant de l’eau et de l’acide carbonique, c’est-à-dire les deux produits que fournit la combustion de l’hydrogène et celle du charbon. Le gaz en question était donc une combinaison de ces deux corps, ce que les chimistes ont appelé un carbure d’hydrogène. Quelle ne dut pas être la surprise et l’admiration de Volta en constatant qu’il existait une forte proportion de carbone dans une matière aussi subtile et aussi transparente que l’air inflammable des marais ! Lorsqu’il fit cette découverte, il eut sans doute une de ces joies profondes que les savans connaissent seuls, et qui les paient en un instant de toutes leurs peines.

Ces expériences une fois terminées, Volta ne s’en tint pas là. Passant du domaine de l’observation à celui de la théorie, et partant de ce fait incontestable que le gaz qui s’échappe du fond des marais y provient d’une décomposition de matières végétales, il n’hésita point à croire que, partout où le carbure d’hydrogène nouvellement découvert par lui se rencontrait dans la nature, le mode de production de ce gaz était toujours le même. En un mot, il affirma que dans tous les cas le gaz qu’il désignait sous le nom d’air inflammable était dû à une altération lente ou rapide de matières organiques, et que, toutes les fois que la production de cet air était constatée quelque part, il fallait nécessairement supposer près de là, comme cause première du phénomène, la présence de substances végétales en voie de décomposition, alors même que l’existence de pareilles substances ne pourrait être vérifiée, directement par l’observation. Avec une telle hypothèse, admise comme une réalité démontrée, Volta expliquait hardiment la constitution de toutes les sources combustibles des Apennins. Dans les points, disait-il, où se révèlent-ces émanations, le sol renferme, à des profondeurs inconnues, d’anciens marécages, des tourbières, ou même peut-être des amas de houille enfouis depuis des siècles. N’a-t-on pas vu récemment, ajoutait-il, dans notre contrée des prairies et des champs fertiles, des villages ensevelis sous d’énormes masses de terre, sous des dépôts volumineux d’argile et des blocs de rochers gigantesques détachés du flanc des montagnes ? N’est-il pas probable dès lors qu’autrefois des portions importantes de la chaîne des Apennins se sont de même éboulées, et que dans leur chute elles ont recouvert de leurs débris des quantités prodigieuses de matières animales et végétales ? Celles-ci se sont décomposées peu à peu, l’air inflammable auquel elles ont donné naissance s’est accumulé dans de vastes cavités souterraines, et actuellement il s’écoule incessamment par d’étroites crevasses des parties superficielles du sol. Volta, qui était, comme nous l’avons dit, essentiellement physicien, et qui par conséquent attachait beaucoup plus d’importance à l’expérimentation qu’à l’observation, ne se doutait pas d’abord des mille petites objections que l’étude locale des sources de gaz combustible allait lui attirer de la part des naturalistes et particulièrement de la part de Spallanzani, le plus célèbre d’entre eux ; aussi avait-il la foi la plus vive dans sa théorie. Pourtant il était déjà chaque jour en butte aux critiques des gens du monde, qui lui reprochaient d’être engoué de sa découverte de l’air inflammable, et qui lui citaient sans cesse les terrains ardens, comme des foyers toujours brûlans dans lesquels il n’y avait aucun dégagement de gaz sensible. Pour quelques personnes, ces feux provenaient de la combustion de liquides bitumineux dont le terrain était imprégné ; pour d’autres, imbues des idées qui régnaient encore à cette époque, le feu était un des quatre élémens naturels ayant sa réalité matérielle tout aussi positive que l’air, l’eau et la terre ; il n’y avait donc pas besoin de supposer l’existence de substances capables de l’entretenir. L’absence de toute matière inflammable visible dans les terrains ardens semblait donner raison aux partisans de cette opinion. Volta se préoccupait particulièrement de les réfuter ; c’est ce qui paraît l’avoir décidé à faire en 1780 le voyage de Pietra-Mala, en compagnie de deux de ses amis. « Quelque persuadé que je fusse, dit-il, de la nature des feux de Pietra-Mala, il me restait un scrupule : le plaisir de mettre en relief ma découverte de l’air inflammable pouvait m’avoir séduit ; c’est pourquoi je n’étais pas content que je n’eusse donné du fait des preuves incontestables et directes. Bien que je n’eusse pas besoin de ces preuves pour me satisfaire moi-même sur ce point, je les croyais nécessaires pour convaincre les autres, notamment ceux qui, trop attachés à leurs vieux principes et aux idées qu’ils ne peuvent se résoudre à abandonner, sont les ennemis déclarés de toute nouveauté et ne se rendent qu’à la dernière évidence. Je me proposai donc non-seulement de faire sur place les observations propres à découvrir la présence de l’air inflammable sur le terrain ardent de Pietra-Mala, à déterminer la quantité de cet air qui contribue à la production des phénomènes qu’on y observe ; mais je voulus encore démontrer la continuité du dégagement gazeux par les ouvertures du sol, mettre en évidence les circonstances qui le prouvent. »

À peine arrivé à Pietra-Mala et installé tant bien que mal à l’hôtellerie avec ses appareils d’analyse, Volta se fit conduire au terrain ardent par un paysan de la localité. Il semble avoir surtout étudié le principal des deux foyers, situé à environ 2 kilomètres au-dessous du village. La description qu’il en donne dans le mémoire publié au retour de son voyage fournit une image exacte de ce que l’on peut encore y observer aujourd’hui, et le récit de sa première excursion dépeint en même temps avec une bonhomie charmante les impressions du savant physicien à la vue des curieux phénomènes qu’il avait sous les yeux. « Quand je me transportai, dit-il, sur le lieu de la production des gaz, le jour était déjà clair, et le terrain illuminé par le soleil : ce qui fait que les flammes se voyaient à peine ; leur chaleur, plutôt que leur clarté, avertissait de leur approche, le me trouvais avec mes deux compagnons de voyage et le paysan qui nous servait de guide, et nous faisait distinguer chaque centre d’émanations en jetant çà et là des brins de paille, qui prenaient feu à l’instant dans les endroits particulièrement enflammés qui sont comme autant de foyers distincts. Notre curiosité était vivement excitée, et nous ne cessions d’essayer et de sonder pour ainsi dire chaque point, ne nous avançant guère sans avoir fixé la position des jets de feu, qui n’étaient jamais absolument invisibles. Quelquefois nous brûlions nos souliers en nous approchant trop près de l’orifice de sortie d’une flamme ; mais, en regardant ensuite avec plus d’attention, nous ne manquions pas de découvrir le feu que nous n’avions pas d’abord aperçu. Les flammes sont çà et là éparses et disséminées dans un espace de quelques toises, sur un terrain découvert, aride et un peu pierreux ; on les rencontre notamment sur les points les plus secs. Quelquefois elles changent de place, plus souvent encore de volume, tantôt en largeur et tantôt en hauteur. Ici, elles gagnent du terrain, et plusieurs se réunissent ensemble ; là, elles se retirent, se séparent : quelques-unes peuvent disparaître et d’autres grandir au gré des assistans. Pour éteindre les plus petites, il suffit de produire un vent fort, et, quant à celles qui sont plus étendues, il faut, pour les faire disparaître, verser assez d’eau pour couvrir tout le champ du dégagement. On peut encore accumuler de la terre, la piétiner, la comprimer, de manière que le passage du gaz sous-jacent ne s’opère plus facilement. Le gaz retenu ainsi sort en plus grande quantité par d’autres orifices voisins, et y forme autant de foyers où la flamme s’élève plus haut. En somme, à mesure que quelques jets sont supprimés, l’activité des autres augmente. Je restai longtemps à répéter, à varier ces épreuves, prenant surtout plaisir à faire jaillir la flamme plus haut à diverses reprises en battant des pieds et en pesant sur le sol autour de quelques-uns des jets… Afin de rendre plus sensible encore le dégagement d’air inflammable dont je supposais l’existence sur le terrain en question, je m’avisai de répandre des brins de paille sur les points où la terre me paraissait plus légère et soulevée, particulièrement aux endroits où j’avais un moment auparavant éteint la flamme en produisant un vent fort ; j’eus la satisfaction de voir ces fragmens de paillé et autres menus objets secoués et entraînés par le souille de l’air qui sortait du sol. Il ne me restait plus pour complément de preuve qu’à recueillir cet air même, et à voir s’il était réellement susceptible de brûler. À cette fin, je fis creuser de petites excavations précisément dans les lieux, occupés par les flammes, et, en les remplissant d’eau, le feu se trouva naturellement éteint. On vit alors, comme je l’avais prédit, jaillir de nombreuses bulles de gaz ; pour les rendre plus grosses et plus fréquentes, je me mis avec un bâton à remuer la terre en tenant pour recueillir le gaz une bouteille pleine d’eau renversée, le goulot plongé dans l’eau et muni d’un entonnoir à la manière ordinaire. À l’aide d’un semblable artifice, je réussis à transporter une quantité suffisante de cet air inflammable à notre hôtellerie de Pietra-Mala, où je fis l’épreuve de le brûler en présence de ces mêmes personnes qui avaient été avec moi sur le lieu, qui m’avaient aidé à recueillir le gaz, et qui avaient assisté aux autres expériences. La flamme de cet air se montra longue et azurée, tout à fait semblable à celle de l’air inflammable des marais. »

Volta poursuivît ensuite ses recherches en faisant avec l’eudiomètre des expériences d’analyse chimique qui mirent en évidence l’identité presque absolue du gaz du terrain ardent et de l’air inflammable des marais. Le même carbure d’hydrogène était l’élément presque exclusif du mélange gazeux dégagé dans les deux cas. Dès lors il crut sa démonstration complète ; les gaz développés étant les mêmes, la cause qui les engendrait ne pouvait être différente. Il faut avouer pourtant que cette dernière conclusion était bien hasardée, et que, pour être prouvée avec certitude, elle aurait eu besoin d’être appuyée par d’autres preuves empruntées à l’observation directe ; mais Volta ne paraît pas s’en être inquiété. C’est à peine s’il jette un coup d’œil sur le terrain de Pietra-Mala et sur les roches qui le composent ; il ne cherche pas même si quelque chose dans la disposition des couches peut rendre vraisemblable un enfouissement de matières organiques tel que celui qu’il a supposé. Il est si bien persuadé que les exhalations inflammables du terrain ardent sont entièrement de nature gazeuse, qu’il nie résolument, sans s’être livré au plus simple examen, l’existence des matières bitumineuses volatiles qui imprègnent le sol sur le lieu du dégagement, et qui y sont amenées des profondeurs de la terre en même temps que le gaz. Autant les expériences qu’il fait comme physicien et comme chimiste sont remarquables et positives, autant ses observations comme naturaliste sont incomplètes. Ses études sur l’état et la composition chimique des produits gazeux du terrain ardent ne laissent rien à désirer ; mais l’assimilation absolue établie entre ces émanations et celles qui s’échappent du fond des marais n’est nullement justifiée par les résultats de son travail.

Un terrain ardent, tout aussi connu en Italie que celui de Pietra-Mala, s’observe à quelques milles plus loin vers l’ouest, au-dessus de la petite ville de Porretta, sur le même versant de l’Apennin. C’est à Porretta que commence le col dans lequel s’engage le chemin de fer qui va de Bologne à Florence. Des sources minérales abondantes, dont nous aurons à parler plus loin à cause des gaz qui les accompagnent, ont donné de tout temps un certain renom à cette bourgade, isolée naguère au cœur de la montagne, mais qui tend à prendre un certain développement depuis l’établissement de la voie ferrée. Séparée de Florence et de Bologne seulement par un trajet de quelques heures, entourée pendant l’été de délicieux ombrages et rafraîchie par la brise des monts qui la dominent et l’abritent, elle est devenue dans la saison chaude un rendez-vous de plaisir pour la haute société italienne, et l’on dit en outre qu’elle est pendant plusieurs mois, chaque année, un foyer d’intrigues politiques ; mais ce n’est pas à ce point de vue qu’elle doit nous intéresser.

Le terrain ardent qui l’avoisine est situé au sommet d’un monticule escarpé au pied duquel est bâtie Porretta, et qui porte le nom de Sasso-Cardo. Le gaz s’y échappe des interstices d’un massif de grès dénudé. Quatre ou cinq jets assez abondans y sont disséminés dans un espace de quelques mètres carrés. Les plus faibles, une fois allumés, sont facilement éteints par le vent ; le plus considérable résiste davantage, et ne cède qu’au souffle des tempêtes. Pour l’éteindre artificiellement, il faut apporter de l’eau et en recouvrir complètement les orifices de sortie du fluide combustible, ce qui ne laisse pas que de présenter quelques difficultés à cause des inégalités du sol et de la tendance du gaz à fuir partout où il ne trouve pas la mince nappe de liquide qu’on l’oblige à traverser. Du reste même nature d’émanations qu’à Pietra-Mala.

En continuant à suivre la crête des Apennins vers l’ouest, on rencontre d’autres terrains ardens plus développés encore et illustrés comme ceux de Pietra-Mala par les travaux d’un homme de génie. Ce. sont ceux du district de Barigazzo, village situé presque sur la cime des Apennins, au point où la route de Modène à Pistoïa franchit la montagne. En 1789, Spallanzani, dans le cours de son mémorable voyage scientifique, vint consacrer plusieurs jours à l’étude des feux naturels de ce district. Ennemi des idées de Volta sur la similitude d’origine du gaz des marécages avec ceux des terrains ardens, il voulut combattre cette théorie par des observations précises sur le terrain et en se servant des moyens d’analyse chimique introduits récemment dans la science. Muni de l’eudiomètre et de l’outillage ordinaire d’un véritable laboratoire de chimie, il s’installa pour quelque temps dans l’hôtellerie de Barigazzo, s’occupant non-seulement de la nature des fluides qui alimentaient les feux des terrains ardens du voisinage, mais encore de la disposition du sol qui les produisait et du rapport qui existe entre l’intensité du feu et les conditions variables de l’atmosphère. Le principal feu naturel de la région se trouvait auprès du village même, sur le penchant du coteau qui termine la crête de la montagne. Aussi étendu et plus actif encore que celui de Pietra-Mala, il était un objet de craintes superstitieuses pour les habitans du pays. Spallanzani, à force d’instances et probablement aussi à prix d’argent, finit par déterminer quelques ouvriers du village à venir l’aider dans son travail. Les flammes sortaient par une multitude de petits orifices disséminés au milieu de roches rougies et jaunies par une longue calcination, et couvraient un large espace ; on n’en approchait qu’avec peine. Les jets les plus faibles pouvaient à la vérité être éteints par l’action d’un vent fort, et Spallanzani raconte comment il y réussissait facilement en agitant son large chapeau de feutre ; mais la flamme des jets les plus abondans ne put être étouffée qu’en formant une sorte de bassin artificiel sur le terrain du dégagement gazeux et en y dirigeant l’eau d’un ruisseau qui coulait près de là. Une fois cette opération préliminaire effectuée, le gaz fut recueilli par la méthode ordinaire et transporté dans des flacons bien bouchés jusqu’à l’hôtellerie pour y être analysé. Spallanzani fit ensuite creuser une tranchée profonde afin de suivre jusqu’à une certaine distance la direction des canaux souterrains qui amenaient le gaz au dehors ; il vit non sans surprise qu’au lieu de s’enfoncer verticalement, ils se dirigeaient vers la partie centrale de la montagne. Enfin il reconnut, par une série d’observations suivies, que l’intensité et la hauteur des flammes augmentaient par les temps chauds et pluvieux, c’est-à-dire en général quand la pression barométrique diminuait.

Les expériences du savant naturaliste ont porté non-seulement sur les gaz de Barigazzo, mais encore sur ceux de Bocca-Suolo, village situé sur l’autre versant des Apennins[2]. Le terrain ardent de Bocca-Suolo présente quatre foyers distincts distribués sur une même ligne, à des distances inégales, sur une longueur d’environ 100 mètres. L’emplacement de ces feux se trouve au milieu des champs cultivés, dans un terrain pierreux d’un demi-hectare environ complètement dénudé et bouleversé par les éboulemens ; ils sont peu actifs et n’offrent rien de particulier. Il y a presque identité de composition entre les émanations de ce terrain ardent et celles de Barigazzo, de Pietra-Mala et de Porretta ; dans toutes domine le carbure d’hydrogène découvert par Volta. Les divers terrains ardens échelonnés le long des Apennins, de Pietra-Mala à Bocca-Suolo, présentent donc entre eux sous tous les rapports la ressemblance la plus complète ; mais ce fait ne démontre rien de positif ni en faveur de la théorie de Volta, ni en faveur de celle de Spallanzani. Ces deux grands adversaires, dignes l’un de l’autre, ont laissé incertaine l’issue du combat qu’ils avaient engagé. Ajoutons que, si dans cette lutte Volta s’est montré imparfait comme naturaliste, Spallanzani l’a été plus encore comme chimiste. Les expériences faites à Barigazzo sont postérieures de treize ans à la découverte du gaz des marais, Spallanzani possédait le puissant moyen d’analyse imaginé par Volta, et malgré cela il maniait mal l’eudiomètre. Il finit par croire que le gaz des marais n’était autre chose que de l’hydrogène libre souillé par une certaine quantité de vapeurs d’un liquide carburé très volatil. On peut donc, sans craindre de nuire à l’éclat qui environne des noms comme ceux de Volta et de Spallanzani, reconnaître que, si ces deux savans ont imprimé dans leur discussion à propos des terrains ardens, comme dans toutes leurs œuvres, le cachet de leur génie, ils ont laissé néanmoins apercevoir certaines imperfections auxquelles les natures les mieux douées ne peuvent échapper.

Pendant son séjour à Barigazzo, Spallanzani fit connaissance avec un propriétaire intelligent du pays nommé Turini, et le détermina à installer un four à chaux sur la bouche de sortie des feux qu’il venait d’étudier. Turini suivit son conseil, fabriqua de la chaux vive en se servant de la chaleur que le terrain lui donnait gratuitement, et depuis lors cette exploitation si fructueuse n’a pas été abandonnée. Quand nous avons visité ce lieu au mois de mai 1869, la fabrication de la chaux était interrompue depuis quelques semaines. Le gaz se dégageait non-seulement du fond, mais des interstices des murs qui forment les parois latérales de la construction. Nous avons éteint les flammes en faisant jeter dans l’intérieur du four une grande quantité de neige, puis nous y sommes entrés pour y recueillir le gaz. À peine notre opération était-elle terminée, que le fluide combustible se rallumait avec une violente explosion au contact des pierres encore incandescentes de la muraille.


II.[modifier]

Dans chacune des localités où nous avons reconnu l’existence de terrains ardens, il y a certains dégagemens gazeux qui, au lieu de se produire à sec, s’opèrent au milieu de nappes d’eau, et donnent ainsi naissance à des fontaines, ardentes. A Pietra-Mala, une source abondante d’eau limpide et froide, traversée par des bulles nombreuses de gaz combustible, se voit à 2 kilomètres environ du terrain ardent, de l’autre côté du village. Le bouillonnement de l’eau produit par la sortie des bulles est tellement continu, que celles-ci, une fois allumées, communiquent le feu à celles qui les suivent, et la flamme persiste souvent pendant un temps assez long. On sent en ce lieu une forte odeur de pétrole, ce qui prouve que le gaz dégagé est, comme celui du terrain ardent du même district, accompagné de vapeurs de carbures d’hydrogène liquides.

À Porretta, les sources minérales, au nombre de sept, sont toutes de véritables fontaines ardentes, car l’eau qu’elles fournissent arrive à la surface du sol en même temps que d’abondans dégagemens de gaz. Cinq de ces sources jaillissent au pied même du mont Sasso-Cardo. L’eau qui en provient sort à des températures comprises entre 30 et 38°,5 ; elle est à la fois alcaline et salée. Pendant l’hiver, on laisse le gaz et l’eau s’échapper par les mêmes conduits ; mais durant la saison des bains on adopte une disposition ingénieuse qui permet la séparation du gaz et du liquide : l’eau minérale vient remplir les baignoires, et le gaz se rend dans un gazomètre, d’où il est distribué par des tuyaux dans les diverses parties de l’établissement qu’il est destiné à éclairer. La séparation que l’on établit ainsi artificiellement est l’image fidèle de celle qui s’opère naturellement dans l’intérieur de la colline de Sasso-Cardo. Une même fissure du sol y amène simultanément de l’eau minérale et du gaz combustible ; une portion du gaz poursuit sa route verticalement jusqu’à la cime de l’éminence, où elle donne lieu au terrain ardent, l’autre vient avec l’eau jaillir latéralement au bas de l’escarpement et y forme des fontaines ardentes.

Outre les sources minérales, il existe aux environs de Porretta une foule de points où le gaz combustible s’échappe du sol en quantité plus ou moins grande, et quelquefois avec des caractères physiques variables suivant la saison. À Fosso di Bagni, à 3 kilomètres de Porretta, le gaz sort par les fentes d’un rocher au milieu même du lit d’un ruisseau. Au moment des pluies, le ruisseau se gonfle et recouvre le rocher ; alors les bulles de gaz sont forcées de traverser l’eau pour se dégager. Dans les temps secs, la roche est à nu ; on n’est plus averti de la présence d’une source de gaz que par un léger suintement d’eau sulfurée et par le sifflement dû à la sortie du fluide aériforme.

À Gaggio, village situé dans la montagne à 4 kilomètres au-dessus de Porretta, on trouve un champ argileux traversé de toutes parts par des effluves gazeuses. Quand le terrain est sec, rien n’annonce l’existence d’un pareil phénomène ; mais après une pluie on voit l’eau bouillonner dans les plus petites flaques. Durant l’été, lorsque le champ est couvert de blés déjà mûrs, l’approche d’une seule allumette enflammée suffirait pour propager instantanément l’incendie dans toute l’étendue de la moisson. Enfin il n’est pas rare, dans le district de Porretta, qu’en s’approchant avec un corps allumé de certains endroits où l’on ne soupçonnait pas l’existence d’un dégagement de gaz combustible, on y voie des flammes surgir tout à coup ; ainsi il est arrivé qu’en creusant les tunnels du chemin de fer qui traverse les Apennins, des ouvriers ont été victimes d’explosions causées par des dégagemens subits de gaz inflammables mis en liberté par leur travail même.

Les fontaines ardentes sont aussi très répandues dans la contrée de Barigazzo. L’une d’elles, très renommée dans le pays, est située au milieu des prairies, à quelques centaines de mètres au-dessous du village de Barigazzo. Elle est connue sous le nom d’Orto del Inferno (jardin de l’enfer), dénomination qu’elle doit évidemment à la terreur inspirée par les flammes qu’on peut y développer en allumant le gaz combustible. Des myriades de bulles s’y dégagent de quelques petites mares d’eau stagnante, ainsi que du fond d’un ruisseau voisin. Dans la saison chaude, alors que l’eau du ruisseau est peu abondante, il arrive souvent que l’inflammation du gaz, excitée en un point, se propage rapidement tout le long du ruisseau et persiste pendant quelque temps.

Une fontaine ardente, non moins remarquable que celle de l’Orto del Inferno, se voit à une petite distance de Monte-Creto, village séparé de Barigazzo par un ravin large et profond couvert sur ses pentes de bois de châtaigniers séculaires. Spallanzani, qui visita ce lieu dans l’été de 1789, en parle dans les termes suivans : « À cinq milles de Barigazzo, à deux de Sestola, existe dans un champ ouvert et cultivé un feu qui n’est connu que des paysans. Le site s’appelle la Sponda del Gatto (margelle du chat). C’est un fossé dont le bord est percé de six petits trous : si l’on approche la main de ces trous, on sent un souffle léger ; si l’on approche l’oreille, on entend un sifflement. Une chandelle allumée y suscite des flammes. C’est ainsi que j’en fis naître successivement six, mais faibles, azurées et point du tout bruyantes. Sans doute ces trous communiquaient ensemble, puisque, deux étant bouchés, les quatre flammes restantes devinrent plus animées et perdirent une bonne partie de leur azur, qui se changea en rouge blanc ; elles durèrent environ une heure, et s’éteignirent d’elles-mêmes. Le bord du fossé qui leur donne issue est composé d’une terre argileuse humide ; certainement je ne l’eusse jamais découvert, si deux habitans du lieu ne m’y avaient conduit. C’étaient des maçons de profession ; ils me racontèrent qu’ils avaient songé quelquefois à bâtir là une maison et à placer la cuisine sur le foyer de ces feux pour épargner le bois, mais que le médecin de Sestola les avait détournés de leur idée en prétendant que ces feux venaient de l’enfer : ce bon médecin était probablement du pays de l’Orto del Inferno. Au reste cela ne m’empêcha pas de prendre avec moi une bonne provision de cet air diabolique, qui, soumis dans la suite à l’analyse, se trouva participer en tout à la nature du gaz hydrogène de Barigazzo. »

Au mois de mai 1869, l’aspect de ces lieux était un peu différent de celui que dépeint le récit précédent. Le terrain environnant, au lieu d’être cultivé comme à la fin du siècle dernier, était en friche depuis de longues années et déjà fort dégradé par les pluies. La fonte des neiges y transformait en un lit de torrent le fossé décrit par Spallanzani, et le dégagement de gaz ne s’effectuait plus que par deux orifices distincts, tous les deux placés au fond du cours d’eau. À quelques mètres de là, on avait récemment élevé une petite chapelle et l’on y disposait des tuyaux pour conduire le gaz et le faire brûler devant une image de la madone. Plus près du sommet de la colline, du côté de Monte-Creto, nous avons pu constater encore de petits dégagemens gazeux qui s’opéraient sous une couche épaisse de neige. En prêtant l’oreille, nous entendions le bruit des bulles de gaz qui crevaient probablement au travers de quelques petites flaques d’eau provenant de la fusion de la neige. — Tous ces exemples prouvent surabondamment qu’il n’existe aucune différence essentielle entre les terrains ardens et les fontaines ardentes ; ils montrent avec évidence que tel dégagement gazeux peut affecter l’une ou l’autre de ces apparences suivant la saison et le degré d’abondance des eaux.


III.[modifier]

Quand on descend des hauteurs des Apennins, on rencontre, avant d’atteindre la plaine de la Lombardie, une longue bande de terrain marneux qui s’étend de Plaisance jusqu’à l’extrémité méridionale de l’Italie, et suit une direction sensiblement parallèle à l’arête montagneuse de la péninsule. Le long de cette zone, il n’existe plus de terrains ardens semblables à ceux de Pietra-Mala, de Porretta et de Barigazzo ; mais c’est là qu’on trouve, pour servir au dégagement des gaz inflammables, ces curieux appareils naturels qui ont été désignés sous les noms de salzes, de salinelles, et dans certains cas sous celui de volcans boueux. Le premier que nous allons décrire, celui de Bergullo, mérite à la fois toutes ces dénominations.

Bergullo est un petit village situé dans le district d’Imola. Le chemin qui y conduit à partir de cette ville est tracé au milieu de champs fertiles plantés de mûriers et de vignes. Des prairies artificielles couvrent les coteaux qui s’accentuent de plus en plus à mesure qu’on approche des contre-forts de la chaîne : l’église de Bergullo s’élève sur l’une de ces collines. Dans le vallon contigu serpente un ruisseau fangeux que l’on appelle Rio-Sanguinario (ruisseau sanguinaire) à cause de la couleur de ses eaux, et sur les bords duquel on aperçoit plusieurs buttes coniques, de dimensions inégales, formées par de l’argile blanchâtre. Au mois de mai 1869, il y en avait deux principales, entourées d’un certain nombre d’autres plus petites, mais semblables de tout point à celles-ci. La plus élevée avait environ 3 mètres de hauteur et 12 mètres de circonférence ; les plus basses étaient à peine de quelques centimètres. Toutes avaient leur sommet creusé en forme d’entonnoir, et donnaient issue en ce point à de grosses bulles de gaz combustible qui s’échappaient d’une façon intermittente au milieu d’une eau bourbeuse fortement salée qu’elles projetaient en éclaboussures sur leurs flancs. L’argile soulevée par le gaz et délayée par l’eau s’étendait en coulées de boue sur les revers extérieurs et se répandait sur le sol environnant. Chacun de ces petits cônes, avec cette ouverture terminale évasée en forme de coupe, avec ces filets de boue qui en découlent, présente pour ainsi dire en miniature l’aspect d’un volcan muni de son cratère et revêtu de ses coulées de lave. Aussi pour cette raison leur a-t-on donné le nom de volcans boueux.

La plupart de ces éminences de Bergullo étaient tellement régulières qu’on les aurait crues construites de main d’homme ; cependant quelques-unes étaient plus ou moins largement ouvertes sur un côté et donnaient issue par la fente à des petites traînées de boue qui allaient tomber dans le Rio-Sanguinario. Enfin on pouvait encore, aux environs des cônes, constater l’existence d’autres dégagemens gazeux s’effectuant simplement au niveau du sol ; l’argile rejetée alentour n’avait pu prendre une consistance suffisante pour former un cône. Ainsi dans cette même localité, certains dégagemens gazeux étaient pourvus de cônes de déjection, d’autres s’opéraient au ras du sol. Les cônes de déjection ne doivent donc pas être regardés comme constituant un caractère distinctif entre les volcans boueux et les salzes. En un même point, suivant les conditions variables d’humidité du sous-sol et suivant l’énergie du dégagement gazeux, on peut quelquefois trouver des cônes et d’autres fois en constater l’absence. Quelle que soit du reste l’apparence des bouches d’une salze, on voit, quand on approche une allumette enflammée d’un de ces orifices, se développer une flamme jaunâtre douée d’un pouvoir éclairant considérable dû à la présence de particules très fines de chlorure de sodium dans le gaz dégagé, et non à la composition particulière de celui-ci, dont l’élément dominant est toujours le gaz des marais.

Outre les modifications que les salzes éprouvent sous l’influence des agens atmosphériques, il est des changemens plus profonds qu’elles subissent en devenant accidentellement le siège de phénomènes éruptifs particuliers. La salze de Sassuno, dans le district de Castel-San-Pietro, offre un exemple de ce fait ; elle est située au-dessous du village, sur un étroit plateau entouré de ravins profonds dans lesquels circulent les eaux de deux torrens qui vont se jeter plus loin dans le Silaro. De l’autre côté des ravins se dressent de grands escarpemens d’argile bleuâtre que surmontent des champs cultivés. Le petit plateau est composé aussi de la même argile. La salze qui s’y observe, bien qu’existant probablement de toute antiquité, n’est connue des géologues que depuis 1839, époque où elle a été indiquée par le professeur Bianconi de Bologne. « Elle était à cette époque dans l’état de calme le plus parfait ; mais un tel calme, au dire des gens du voisinage, ne datait que de quelques années. L’aspect du lieu annonçait en effet une crise arrivée depuis peu de temps. Tout le sommet du plateau ressemblait à un champ labouré avec des sillons profonds de quelques pieds ; la crête placée entre ces sillons était aiguë et tranchante… Le terrain soulevé ne paraissait pas avoir formé de coulée de quelque étendue ; mais il s’était simplement déversé sur le bord des fentes et y avait couvert en partie l’herbe et les joncs qui existaient en ces points. Au milieu de l’éminence, on voyait un espace allongé dont le grand diamètre avait environ 6 palmes, et dans lequel sortait en trois points une fange très liquide. Les bulles s’y succédaient inégalement, à quelques secondes d’intervalle, précédées du murmure souterrain habituel. Chacune était grosse comme un œuf, et s’allumait au contact d’un corps enflammé. Sur la boue coulait un mince filet de bitume noir. Il n’y avait aucune espèce de cône. » En 1869, l’aspect de ces terrains se trouvait un peu modifié. Au lieu de plusieurs sillons, la salze n’en présentait plus qu’un seul. Dans le milieu se trouvait une sorte de bourrelet volumineux soulevé en forme de crête ; sur l’emplacement des autres saillies, le sol s’était pour ainsi dire nivelé. Nul dégagement gazeux ne se produisait à la surface de l’amas ; mais tout alentour de nombreuses bulles de gaz s’échappaient du sein d’une boue demi-fluide formant çà et là de petites mares salées dont l’approche n’était pas sans danger, car en plusieurs points l’argile du terrain, desséchée et durcie par l’évaporation, ne constituait qu’une couche mince recouvrant un amas boueux de profondeur inconnue. Quelques années avant 1839, il y a donc eu à Sassuno des phénomènes violens, un soulèvement brusque de matière argileuse, puis tout est rentré dans le repos, et, à moins de recrudescence nouvelle dans l’action souterraine, on peut présumer sans crainte de se tromper que, dans un avenir peu éloigné, toute trace de soulèvement y aura disparu, et que la salze se trouvera réduite à une simple émission de gaz combustible et d’eau salée s’effectuant à fleur de terre. Le mélange gazeux qui se dégage aujourd’hui à Sassuno est fort remarquable sous le rapport de la composition ; il renferme, avec un grand excès de gaz des marais, une petite proportion d’un carbure d’hydrogène plus riche en carbone, qui jusqu’alors n’avait été rencontré dans la nature que dans les gaz des sources de pétrole.

Le village de Sassuno est situé au cœur de la montagne, dans une région d’accès difficile, loin de toute ville importante. La seule voie de communication qui le mette en relation avec la ville la plus rapprochée, Castel-San-Pietro, est le lit rocailleux d’un torrent. Près de l’église, il n’y a pas d’autre habitation que la maison du curé. Les fermes s’élèvent isolément, à des distances souvent considérables les unes des autres, sur de petits plateaux en gradins ou sur le bord des torrens. Il n’est pas étonnant que dans une contrée aussi sauvage on n’ait pu recueillir que des documens fort incomplets sur les particularités qui ont signalé là poussée éruptive mentionnée par Bianconi. Il n’en est pas de même pour une autre salze, celle de Sassuolo, dans le Modénais. Celle-ci est presque en pays de plaine ; la ville de Sassuolo, qui l’avoisine, est déjà populeuse, et à très peu de distance se trouve Modène. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait depuis longtemps attiré l’attention des écrivains qui s’occupaient de l’étude des phénomènes naturels. La célébrité dont elle a joui est due d’ailleurs en partie aux récits exagérés de ses éruptions qui nous ont été légués par les anciens naturalistes.

Pline rapporte que, sous le consulat de Lucius Marcus et de Sextus Julius, il arriva dans la campagne de Modène un tremblement de terre vraiment prodigieux. Deux montagnes se ruèrent l’une contre l’autre, s’entre-choquèrent avec un fracas effroyable, puis elles reculèrent, et à l’endroit de leur séparation on voyait de temps en temps s’élever vers le ciel une fumée mêlée de flammes.

Frassoni, qui écrivait en 1660, semble emprunter à Pline ses couleurs les plus noires pour peindre une éruption récente de cette salze : « Des tremblemens de terre bouleversent le sol, des flammes embrasent des collines entières ; des nuages épais couvrent Sassuolo et interceptent la lumière du soleil ; les hommes, les animaux, sont frappés de terreur, et, si une prompte fuite ne les dérobe au danger, ils trouvent bientôt la mort au milieu des élémens déchaînés. L’Etna, le Vésuve, dans leurs éruptions, ne produisent pas de désastres plus terribles. » De tels récits, où l’exagération des narrateurs est d’autant plus grande que, n’ayant pas été témoins des faits, ils s’en rapportent à des récits amplifiés déjà, nous montrent pourtant que des phénomènes très curieux ont dû se produire à cette époque à la salze de Sassuolo. Vallisneri, à la fin du xviie siècle, a visité ces lieux, et sa description indique qu’au moment de son exploration la salze était dans un état de tranquillité relative. « Elle bouillonnait, dit-il, continuellement et rejetait par une bouche d’environ 2 pieds de diamètre une petite quantité d’eau salée mêlée avec du limon imprégné de pétrole noir et fétide. »

En 1789, Spallanzani, après une excursion à Sassuolo, raconte que la salze se présente sous la forme d’un cône terreux haut de 2 pieds, terminé par un entonnoir de 1 pied de diamètre, d’où sortent par intervalles des bulles de 4 ou 5 pouces de diamètre, qui, à peine formées, éclatent et disparaissent. Ces bulles soulèvent une terre argileuse grisâtre, imprégnée d’eau, semi-fluide, qui déborde au-dessus de l’entonnoir et coule le long des parois extérieures. Les éruptions paraissent très faibles en comparaison de celles qui étaient survenues dans les temps passés : ces dernières avaient fourni de longues coulées de boue ; elles occupaient une aire d’environ trois quarts de mille de tour… La tranquillité de la salze ne laissant plus rien à observer, Spallanzani interroge les habitans d’une maison voisine pour en obtenir quelques informations sur les circonstances qui accompagnent les éruptions. « Il y a trois ans, lui disent ces gens, que nous en vîmes éclater une très forte ; le petit cône de terre disparut, et à sa place s’éleva tout à coup une grosse tumeur de fange très molle. Bientôt cette tumeur se creva avec un bruit semblable à un petit coup de canon ; au même moment, une grande quantité de terre accompagnée de fumée fut lancée très haut dans les airs. Un moment après se forma une autre tumeur qui, crevant avec le même bruit, projeta dans l’air une aussi grande quantité de terre ; il en fut de même des explosions suivantes, qui se succédèrent à intervalles à peu près égaux. La crise dura trois heures ; après quoi les tumeurs et les jets de terre diminuèrent peu à peu, et, au bout de quelques jours, la salze revint à son premier état. »

Spallanzani fit une deuxième excursion à Sassuolo le 12 juillet 1790. Quelques semaines auparavant, la salze avait eu une nouvelle éruption. Le cône tronqué qui en occupait le centre avait alors 4 pieds de hauteur et 11 de large à sa base. Il présentait intérieurement une cavité évasée vers le haut, d’où sortaient des bulles de gaz qui éclataient avec un bruit sourd au travers d’un limon aqueux abondant. Alentour se dressaient quatre autres cônes plus petits qui manifestaient les mêmes phénomènes. L’éruption avait été accompagnée d’un tremblement de terre qui avait ébranlé les maisons voisines. Un bloc calcaire de 800 livres environ avait été projeté à la distance de 20 pieds. En 1793, dans un troisième voyage, Spallanzani trouva la salze presque inactive ; elle était réduite à un petit cône. De son centre s’échappaient des bulles aussi petites que rares ; trois cônes secondaires existaient à quelque distance du cône principal.

À partir de cette époque jusqu’en 1835, la salze de Sassuolo reste en repos ; mais au mois de juin de cette année il s’y produit une éruption que Giovanni de Brignoli, professeur à l’université de Modène, décrit dans les termes suivans : « Le 4 juin 1835 à cinq heures du matin, par un ciel pur et serein et une température modérée, une forte odeur de pétrole se répandit dans l’air. Quelques minutes après, une secousse violente, accompagnée d’une détonation semblable à un coup de canon, agita le sol. À Sassuolo, toutes les vitres tremblèrent. Les eaux du canal furent agitées par un flot qui heurta violemment les barques des bateliers. Une colonne d’épaisse fumée traversée par des lueurs jaunes-rougeâtres s’échappa de la salze au milieu des détonations. Des pierres, de la boue, furent lancées à une grande distance, et une épaisse bouillie d’argile s’échappa des ouvertures. Les pierres rejetées avec l’argile se couvrirent d’efflorescences de sel marin. À neuf heures et demie, une nouvelle détonation plus faible que la première se fit entendre ; à six heures du soir, il s’en produisit encore une plus faible : elles furent suivies pendant douze jours de détonations analogues à des coups de pistolet. La salze continua pendant ce temps à bouillonner, et, en appliquant l’oreille contre le sol, on entendait un bruit semblable à celui de l’eau qui coule. La terre, sur le bord de l’ouverture de la salze, présentait à quelque profondeur une température notablement élevée. Le gaz qui s’en échappait s’enflammait à l’approche d’une allumette ; l’odeur, loin d’être sulfurée, était aromatique. Il ne se produisait pas de cône de soulèvement, et l’ouverture était cylindrique. La matière rejetée se répandit sur un espace presque rectangulaire de 276 mètres de long et de 106 mètres de large. La masse en est évaluée à 10,460,000 mètres cubes. » Ajoutons que, pendant l’éruption, le sol se fendit aux environs, et que dans les fentes la température était notablement plus élevée qu’à l’air libre. À quelque distance au sud-ouest, deux sources se montrèrent, l’une d’eau salée, l’autre laissant échapper de nombreuses bulles de gaz inflammable.

À cette période d’agitation a succédé une période de repos, et l’état dans lequel nous avons trouvé la salze de Sassuolo en 1869 n’est guère en rapport avec les récits que nous venons de citer. La salze était réduite à une petite mare d’eau bourbeuse, ayant à peine 1 mètre de diamètre, d’où s’échappaient par intermittence des bulles de gaz inflammable. Aux alentours, le sol était sec, aride, dépourvu de toute trace de végétation. L’eau contenue dans la mare était fortement salée et à la même température que l’atmosphère. Les bulles se succédaient à intervalles assez rares, et il nous a fallu plusieurs minutes pour remplir le petit entonnoir qui nous servait à recueillir le gaz.

On rencontre des fontaines ardentes tout aussi bien dans la région des salzes que dans celle des terrains ardens ; elles constituent le lien qui réunit ces deux ordres de phénomènes. À 1 kilomètre environ de Sassuolo, au hameau de Salvarola, on remarque une source minérale abondante traversée par d’innombrables bulles de gaz inflammable. C’est une fontaine ardente semblable de tout point à celles que nous avons déjà décrites. Près de là se trouvent encore les sources de pétrole du mont Zibio, qui sont connues depuis la plus haute antiquité, et sur l’exploitation desquelles on avait fondé de grandes espérances en Italie, lorsque l’on connut, il y a peu d’années, les résultats merveilleux fournis par les puits pétrolifères de l’Amérique du Nord. Quelques sondages ont été entrepris au mont Zibio, mais toujours avec des capitaux insuffisans ou dans un simple intérêt d’agiotage ; aussi les exploitations commencées ont été bien vite abandonnées, et le seul point où l’on y recueille aujourd’hui du pétrole est une petite grotte creusée dans le flanc de la colline. Le rendement obtenu y est très faible, c’est à peine si la source fournit un demi-litre de pétrole par jour.

Des fontaines ardentes et des suintemens de pétrole s’observent également dans le voisinage des autres salzes de la même région. À quelques milles de Sassuno, au village de San-Martino-del-Pedriolo, il existe un puits peu profond dont l’eau est très salée et laisse voir un dégagement lent de gaz combustible. On nous a conduits dans un champ dépendant de ce même village dont la surface était comme criblée d’une multitude de trous étroits pareils à ceux que font les lombrics dans une terre humide. En approchant une allumette enflammée de chacun de ces petits pertuis, on produisait aussitôt un jet de flamme effilé ; en appliquant l’oreille contre le sol, on entendait distinctement le murmure occasionné par le passage du gaz dans les conduits exigus et en partie engorgés d’eau qui l’amenaient au dehors. Enfin, non loin de Bergullo, à Riolo, il y a aussi des sources thermales légèrement salées et sulfureuses qui laissent échapper des bulles de gaz inflammable. Ce sont encore autant de fontaines ardentes dont les produits gazeux ne diffèrent pas sensiblement de ceux des localités précédemment citées.


IV.[modifier]

Si l’on fait abstraction des rares périodes durant lesquelles les salzes présentent une sorte d’exacerbation, on peut dire d’une manière générale que tous les dégagemens gazeux des Apennins s’opèrent à une température peu différente de la température ordinaire. Lorsqu’on éteint la flamme d’un terrain ardent, le gaz qui continue à s’y dégager est froid. Dans les salzes, le gaz et la boue salée qui l’accompagne sont presque toujours à une température inférieure à la température de l’air ambiant. Quant aux fontaines ardentes, si quelquefois elles possèdent, comme à Porretta, une température notablement élevée, d’autres fois elles sont, comme à Riolo, à Salvarola, à San-Martino-del-Pedriolo, à une température inférieure en moyenne à celle de l’atmosphère de cette partie de l’Italie. Les suffioni, dont il nous reste à parler, sont au contraire caractérisés par la chaleur élevée dont ils sont doués. La région où on les observe se trouve presque au centre de la Toscane, à quelques milles au sud-est de la ville de Volterra. On en connaît sept groupes distincts peu éloignés les uns des autres. Quand on approche de l’une de ces localités, on voit de loin un épais nuage blanc, immobile en apparence, au-dessus d’une étendue de terrain circonscrite, et l’on perçoit en même temps, souvent à une grande distance, l’odeur fétide de l’hydrogène sulfuré. À mesure que l’on approche, les formes du manteau de brume qui recouvre le sol se dessinent de mieux en mieux, et l’on distingue le mouvement incessant qui en agite les diverses parties ; l’odeur de l’hydrogène sulfuré devient plus marquée, et l’on commence à entendre des bruissemens étranges ; mais l’étonnement redouble quand on pénètre dans l’intérieur même du nuage. L’air qu’on y respire est tiède et acide. La vapeur dont on est enveloppé est si épaisse, que l’on distingue à peine à quelques pas de distance le guide chargé de diriger l’explorateur. Le sol est blanchâtre, détrempé, glissant, imprégné d’acide sulfurique, dû à une oxydation lente de l’hydrogène sulfuré répandu dans l’air. Tout semble rongé et ramolli par l’action corrosive de cet acide. Des sifflemens aigus, des grondemens retentissans, se font entendre de toutes parts. Ici l’on rencontre un ruisseau d’eau chaude, blanchie par de la matière argileuse en suspension ; là on franchit de minces flaques d’eau couvertes d’écume ; plus loin on est obligé de faire un détour pour éviter un endroit dangereux où le terrain n’est constitué que par une boue brûlante. Enfin l’on arrive sur le bord des lagoni, petits lacs de quelques mètres de diamètre remplis d’une eau bourbeuse, au milieu desquels s’opèrent les principaux dégagemens de gaz et de vapeur désignés sous le nom de suffioni. Rien ne peut donner une idée du mouvement tumultueux qui se produit dans ces bassins. Dans les plus vastes, les bulles qui affluent gonflent à chaque instant la surface du liquide. On voit apparaître une ampoule, qui atteint rapidement d’énormes dimensions, puis crève bientôt avec fracas en exhalant des flots de vapeur et en projetant une gerbe d’eau bouillante. Alors le liquide soulevé retombe et détermine la formation d’une grosse vague circulaire, qui bondit avec rapidité jusqu’aux bords de cette sorte de chaudière. Là s’opère un choc violent suivi d’un brusque remous ; mais déjà une nouvelle ampoule semblable à la première se montre au centre du réservoir : elle grossit, s’élève en dôme, se brise. Une émission bruyante de gaz et de vapeurs, des déjections brûlantes, un refoulement désordonné du liquide vers les bords du lagone, se reproduisent aussitôt, et toute cette série de phénomènes se renouvelle ainsi indéfiniment. Les grands lagoni sont entourés d’autres plus petits, où le mouvement est moins prononcé, mais où la vapeur se précipite peut-être encore avec plus d’impétuosité.

À ces milliers de jets naturels s’en joignent d’autres en assez grand nombre obtenus dans ces dernières années au moyen de forages artésiens. Lorsque la sonde est retirée après avoir atteint la nappe éruptive, une véritable explosion a lieu ; l’eau, la boue, les pierres, sont lancées à de grandes hauteurs ; puis peu à peu l’intensité de la poussée s’affaiblit, et ces suffioni artificiels finissent par ne plus se distinguer des jets naturels qui les entourent. On peut cependant à volonté leur faire reprendre l’aspect éruptif primitif ; il suffit pour cela de maintenir pendant quelque temps l’orifice du tube de forage hermétiquement bouché par un tampon ; quand on vient à enlever l’obstacle opposé à la sortie des fluides, une colonne d’eau à demi vaporisée et mélangée de gaz s’élance avec violence, entraînant avec elle de l’argile délayée et des pierres souvent volumineuses. Nous avons vu un jet, produit de la sorte, faire tourner pendant plusieurs heures avec une rapidité vertigineuse une roue dentée en fonte fixée à la partie supérieure d’un treuil, à une hauteur d’environ 5 mètres au-dessus de l’ouverture d’un trou de sondage.

Les mélanges gazeux des suffioni ont une composition bien plus complexe que ceux des terrains ardens et des salzes. L’acide carbonique, qui n’existait qu’en très faible proportion dans les émanations froides des Apennins, devient ici l’élément prépondérant. L’ hydrogène sulfuré, dont on trouve à peine des traces dans les gaz des salzes et de certaines fontaines ardentes, entre en proportions notables dans celui des suffîoni, le gaz des marais au contraire n’y figure plus que comme élément accessoire, et encore y est-il mélangé à un autre élément combustible, l’hydrogène libre.

L’eau qui arrive en même temps que le gaz dans les lagoni est chargée de différens sels de soude, de potasse, de chaux, de magnésie, d’ammoniaque ; elle tient aussi en dissolution de la silice libre ; enfin, liquide ou vaporisée, elle entraîne de minimes quantités d’acide borique. Cet acide, précieux à cause de ses propriétés industrielles, était encore inexploité en Toscane à la fin du siècle dernier, quand un Français nommé Larderel entreprit de le recueillir régulièrement. Les gaz et les vapeurs des suffioni se dégageaient pour la plupart à l’air libre ; M. Larderel fit creuser autour de leurs orifices des bassins ou plutôt des lagoni artificiels, dans lesquels l’acide borique put se dissoudre et s’accumuler peu à peu. Des appareils d’évaporation chauffés par les émanations du sol furent installés ; des perfectionnemens divers, dans le détail desquels nous ne pouvons entrer, furent apportés dans toutes les branches du travail. Dès lors, une grande industrie se trouva créée dans un pays naguère sauvage et malsain ; une abondante source de richesse était sortie de la cause même qui semblait assurer à tout jamais la stérilité et la désolation de la contrée.

L’importance commerciale de l’acide borique fit que, pendant de longues années, on négligea complètement l’étude des autres produits dégagés dans les suffioni. On croyait généralement que l’acide carbonique et l’hydrogène sulfuré entraient seuls dans la composition des gaz qui en font partie, lorsqu’en 1856 M. Charles Sainte-Claire Deville eut l’idée que des élémens combustibles devaient se trouver aussi dans les gaz naturels de la Toscane. Afin de vérifier cette opinion, fondée sur des considérations géologiques, il se rendit aux lagoni accompagné de son ami M. Félix Leblanc, et emportant les appareils chimiques qui lui avaient déjà servi dans l’étude des gaz de plusieurs volcans. Un vénérable vieillard accueillit les deux savans à leur arrivée : c’était M. Larderel, pliant sous le faix des ans, mais toujours actif et amateur passionné des recherches scientifiques que l’on allait entreprendre dans son établissement. Un petit laboratoire avait déjà été installé sur place par ses soins. Les gaz recueillis y furent apportés et soumis à diverses expériences. Dépouillés d’acide carbonique et d’hydrogène sulfuré, ils fournirent un résidu gazeux qui brûlait facilement au contact d’une bougie allumée, en produisant une flamme claire. Ces travaux, continués plus tard en France, démontrèrent que l’hydrogène libre et le gaz des marais entraient ensemble dans la composition de la partie combustible des gaz des suffioni, mais que, d’un suffione à l’autre, la proportion relative de ces deux gaz était excessivement variable. Les mêmes expériences, reprises par d’autres observateurs après un intervalle de treize ans, ont affirmé de nouveau ces variations et montré que, dans ce laps de temps, la composition moyenne des gaz étudiés ne s’était pas sensiblement modifiée.

Il nous a été facile d’établir la liaison qui existe entre les terrains ardens, les fontaines ardentes et les salzes ; mais le rapport qui les unit aux suffioni est moins évident, aussi devons-nous ajouter quelques réflexions rapides pour démontrer la continuité de ces phénomènes. Parmi les fontaines ardentes des Apennins, nous avons cité les sources thermales de Porretta, dont l’une possède une température de 38°,5, et dont les émanations gazeuses se distinguent de celles de la même région par la présence d’une trace d’hydrogène sulfuré, et bien plus encore par la notable proportion d’acide carbonique qu’elles renferment, proportion qui s’élève jusqu’à 5 pour 100. Ces sources se distinguent donc tout à la fois par leur teneur élevée en acide carbonique et par leur température supérieure à la température ordinaire. Imaginons que la chaleur d’un dégagement gazeux semblable soit encore plus marquée, et que la proportion d’acide carbonique qui s’y observe augmente en même temps, supposons en outre que l’hydrogène libre y fasse son apparition, nous arriverons bientôt à nous représenter une effluve de gaz qui aura tous les caractères d’un suffione. Or une pareille idée n’est pas une pure hypothèse ; on connaît des sources thermales d’où se dégagent des mélanges gazeux à élémens combustibles doués d’une plus haute température et plus riches en acide carbonique que ceux de Porretta. D’un autre côté, les suffioni de la Toscane présentent, comme nous l’avons indiqué, des variations considérables dans la composition des gaz. Quelques-uns possèdent une température bien inférieure à 100 degrés. Ce ne sont plus que des sources thermales semblables à certaines fontaines ardentes. Enfin il semble que la nature ait voulu donner des preuves plus directes et plus décisives encore de cette transition en produisant parfois dans les salzes ces éruptions momentanées qui les rendent pour un temps identiques aux suffioni. Les gaz dégagés par la salze de Sassuolo pendant les paroxysmes que nous avons cités n’ont pas été analysés ; mais ceux de la salze de Paterno, en Sicile, ont pu être recueillis dans des circonstances analogues, et une analyse a montré qu’ils renfermaient alors une proportion importante d’hydrogène libre, et se rapprochaient bien plus des gaz des suffioni que de ceux des salzes durant les périodes ordinaires de repos.

Nous croyons donc, avec la plupart des géologues, qu’il est impossible de saisir une discontinuité quelconque entre les terrains ardens, les fontaines ardentes, les salzes et les suffioni.

Là ne s’arrête pas le lien qui réunit ces phénomènes. Il y a passage graduel des salzes aux sources de pétrole, et il existe une transition insensible entre les suffioni et les émanations volcaniques. Par conséquent, un jour à venir, s’il est établi que les pétroles doivent leur origine à des matières végétales ou animales altérées et modifiées par une action semblable à la fermentation paludéenne, la théorie de Volta se trouvera démontrée et étendue même au-delà des limites que lui assignait le savant physicien. Alors on aura les raisons les plus plausibles pour attribuer une provenance organique non-seulement aux gaz des terrains ardens, des salzes et des suffioni, mais encore à ceux des volcans.

L’importance de cette conclusion n’a pas échappé aux géologues ; aussi, depuis quelques années, beaucoup d’entre eux redoublent-ils d’efforts pour arriver à prouver que les pétroles résultent comme la houille d’une décomposition de substances ayant appartenu à des organismes vivans. S’ils arrivent à établir cette démonstration, ce dont quelques-uns, principalement ceux de l’Amérique du Nord, ne doutent pas, la question de la matière première des gaz volcaniques sera tranchée ; mais il faut bien reconnaître que le problème de l’origine des éruptions ne sera pas entièrement vidé pour cela, il restera encore à décider si la chaleur qui se manifeste si puissamment dans les volcans est l’effet ou la cause des dégagemens de gaz qui s’y produisent. Devra-t-on croire à une action de la chaleur centrale intervenant pour favoriser la décomposition organique souterraine, ou pourra-t-on expliquer tous les faits observés par une fermentation anormale, s’opérant à une grande profondeur, à l’abri de l’influence oxydante de l’air ? Telle est la question que l’on devra résoudre. Un pas important aura été accompli ; mais on se trouvera encore en présence d’un de ces obstacles qui semblent infranchissables au premier abord, et dont le plus souvent la science ne triomphe que péniblement par les incessans labeurs des hommes qui se vouent à son culte.

Fouqué.

  1. Pour désigner le lieu du dégagement de gaz naturel, Volta emprunte à Redi les vers suivans, dont la grâce ne pourrait être que bien incomplètement reproduite par une traduction française, et dont le parfum littéraire n’ôte rien à la haute valeur scientifique du mémoire en tête duquel ils sont écrits. Le lieu du dégagement est, dit Volta, voisin
    « Del bel colle
    Cui baccia il Lambro il piede,
    Ed a cui Columbano il nome diede
    Ove le viti in lascivotti intrichi
    Sposate sono in vece d’olmi a fichi. »
    (Redi Ditir.)
  2. Bocca-Suolo n’est pas à plus de 7 ou 8 kilomètres de Barigazzo, mais le passage de la crête qui sépare les deux villages est difficile pendant une grande partie de l’année à cause de la neige épaisse qui recouvre la montagne jusqu’à la fin de mai. Le long de ce parcours, la marche est excessivement pénible, car, dès que le soleil commence à s’élever sur l’horizon, la neige se ramollit à la surface, et l’on s’enfonce profondément à chaque pas.