Les Grands Pays d’élevage - La production et la consommation des viandes exotiques

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Revue des Deux Mondes tome 74, 1886
Emile Daireaux

Les Grands Pays d’élevage – La production et la consommation des viandes exotiques


LES
GRANDS PAYS D'ELEVAGE

LA PRODUCTION ET LA CONSOMMATION DES VIANDES EXOTIQUES.

Une question économique échappe à la lumière le jour où elle se débat sur le terrain des intérêts électoraux : la discussion, qui devrait l’éclairer, l’obscurcit. Celle de la consommation de la viande et de l’élevage du bétail a subi ce sort funeste. La solution provisoire qu’elle a reçue dans les chambres à la veille des élections, simple cadeau de baptême fait à la république des paysans, ne saurait avoir de prétentions scientifiques.

Sans entrer en campagne contre l’erreur de la raison d’état, sans discuter si les souffrances de l’agriculture n’ont pas été aggravées par les lois successives de protection, on voudrait pénétrer dans les pays d’élevage, dont la concurrence dès longtemps annoncée inquiète notre agriculture, entreprendre une excursion au milieu des troupeaux légendaires des plaines exotiques, surprendre l’éleveur dans ses grands déserts fertiles, montrer ce que sont les réserves des grands pâturages, ce qu’est l’avenir de leur production. Après avoir recueilli, chemin faisant, ample moisson d’observations, on laissera le lecteur conclure. Agriculteur, peut-être reconnaitra-t-il que l’éleveur français n’a rien à redouter encore de l’éleveur exotique ; consommateur, peut-être perdra-t-il l’espoir de voir s’ouvrir pour notre génération les jours de bombance que beaucoup de pays lui promettent à la fois et qu’aucun n’a pu- assurer encore qu’à ses habitans.

Aujourd’hui que les conditions du travail agricole sont dans le monde entier transformées, toutes les lois de la production se résument, de plus en plus, dans une question de transports. Les marchés de consommation ont été rapprochés des pays neufs, qui peuvent y tenter l’écoulement de leurs produits et développer d’autant leurs cultures, là où île soleil et l’espace abondent. La science des agriculteurs européens pourra-t-elle du moins se réserver un domaine et l’exploiter en toute sécurité ?

L’éleveur, dans un temps plus ou moins rapproché, sera-t-il, lui aussi, expulsé du marché qu’il approvisionne encore ? Les transports seront-ils un aide aussi puissant pour ses concurrens exotiques que pour l’agriculteur transocéanique ? La science des éleveurs européens, les élémens et les capitaux dont ils disposent, les défendront-ils contre le pasteur des terres vierges qui erre en primitif dans l’immensité des prairies baignées de soleil ?


I

En entreprenant cette étude, nous ne croyons pas trop exiger de nos lecteurs, à cette époque où la géographie est de mode, en leur demandant de mettre sous leurs yeux pour un instant un planisphère ; ils suivront ainsi avec plus de facilité notre démonstration. Examinons-le ; rendons-nous compte de la différence des latitudes et de la fécondité des pays que chacune embrasse.

L’hémisphère nord et l’hémisphère sud, séparés par la ligne idéale de l’équateur, subissent des saisons et des climats identiques que l’on peut classer dans quatre zones : les zones torride, chaude, tempérée et glaciale. Ce n’est pas par hasard que la population humaine s’est répandue et développée dans l’hémisphère nord, prenant à peine souci de l’hémisphère sud. Si la civilisation, née sur les plateaux de l’Asie, a émigré peu à peu vers l’occident de l’Europe, pour de là atteindre, dans les temps modernes, 3 l’occident transocéanique du Nouveau-Monde, c’est qu’elle trouvait devant elle des terres immenses se déroulant sous la zone d’élection qui comprend le centre de l’Europe, celui de l’Asie, et la région où la république des États-Unis occupe un sol suffisant à ses, 50 millions d’habitans actuels, aux 200 millions qu’elle aura dans un siècle.

L’hémisphère sud n’a pas été aussi richement doté de terres habitables. Le continent sud-américain, l’Afrique et l’Australie développent sous la zone torride leurs surfaces les plus importantes, et tous trois s’amincissent brusquement en entrant dans les zones chaudes ou tempérées. Des immensités des mers du sud émergent seulement les territoires du cap de Bonne-Espérance, de l’Australie du Sud, de la Nouvelle-Zélande, du Chili et de la République argentine. C’est à peine si tous réunis équivalent à la moitié de l’Europe. Par compensation, l’océan qui les baigne y entretient, la température privilégiée : des climats maritimes et les dispose à recevoir et à enrichir une population relativement nombreuse, pour qui, en tous les cas, la vie sera plus, facile et le labeur plus lucratif.

Sous la zone torride, nous ne trouverons nulle part de troupeaux domestiqués ; en Asie et en Afrique, le chameau et l’éléphant prêtent à l’homme le secours de leur force motrice ; en Amérique dans la même contrée, là où l’altitude tempère les chaleurs excessives, la vigogne, le lama, l’alpaga et le guanaque rendent les mêmes services, fournissent une laine précieuse, mais leur nombre est fort réduit, et nulle leur importance industrielle : le bœuf et le mouton sont à peu près inconnus dans ces régions ; on ne les rencontre que dans quelques vallées où ils vivent pauvrement.

Les pays froids sont aussi déshérités. L’hémisphère sud n’en contient pas : aucune terre n’émerge de l’océan austral au sud du 45e degré, sauf l’étroite pointe de la Patagonie, et la Terre-de-Feu. Les pays froids du Nord, beaucoup plus étendus, ne connaissent que le renne. La Norvège, la Russie du nord et le Canada ne peuvent entretenir de troupeaux qu’à la condition de les abriter et de les alimenter de la réserve de leurs pâturages, pendant les sept à huit mois de stabulation que le climat leur impose.

La zone chaude et la zone tempérée, au point de vue de cette étude, ont donc seules une importance. La seconde, parce qu’elle embrasse les pays les plus peuplés et de consommation plus active, la première, parce qu’elle contient les grands pays d’élevage, où la production dépasse les besoins de la population. Les lois de cette production sont assez mal connues pour que les étudier ne soit pas superflu.

Habitués en France à la banalité de l’élevage en chambres closes, au spectacle du berger dans sa maison à roulettes, promenant sur les jachères quelques brebis, ou recueillant dans les rues des villages, pour le mener paître sur les communaux, le bétail peu nombreux de tous les habitans, nous avons, lorsque nous sortons du cercle ordinaire de nos observations, une soif de surprise et d’imprévu qui nous cache les ressemblances entre les usages des divers pays que nous parcourons pour ne nous laisser donner d’importance qu’aux différences superficielles : il serait plus intéressant de noter à quel point sont semblables entre elles les mœurs des hommes adonnés aux mêmes travaux dans des hémisphères différens et dans des milieux très semblables. C’est, en effet, surtout chez les peuples pasteurs que les traditions des temps primitifs se sont perpétuées.

Dans les pays d’Europe, il y a longtemps que le pasteur a échangé la douce oisiveté de sa vie contemplative contre le rude labeur de la vie agricole, — progrès qui brise ses reins et courbe son échine sous le poids du travail. A l’origine, le troupeau lui fournissait sa subsistance, jouait auprès de lui le rôle de l’esclave antique, assurant à tous la vie et l’oisiveté en remplissant une fonction naturelle. Ainsi l’homme a-t-il vécu tant que l’espace, libre devant lui, permettait à ses troupeaux de trouver sur le sol une nourriture spontanée ; ainsi vivent encore les peuples à qui la possession de grandes surfaces permet la vie pastorale. Leur vie est misérable, mais c’est une misère voulue qu’ils préfèrent à la moindre abdication de leur liberté. Vigoureusement trempés par les exercices auxquels leurs occupations de conducteurs de troupeaux, de chasseurs de bétail demi-sauvage, les obligent, et auxquels ils se livrent à cheval, les peuples pasteurs sont passionnés pour leur indépendance, mais ils ne sont pas créateurs ; leur vigueur est toute de luxe et d’apparat : leurs attaches sont fines, les proportions de leur corps élégantes, bien prises et sans lourdeur, habitués qu’ils sont à une nourriture substantielle sous un petit volume : ils sont, de plus, détachés des préoccupations vulgaires qui sont le lot de celui qui attend sa nourriture de son propre effort.

Que l’on observe les Mongols de la plaine asiatique du Gran-Koli, les Kalmouks et les Kirghiz de la steppe, les Cosaques du Don et du Volga, les pasteurs de la Tauride, les Hongrois de la puszta, les bergers de la Camargue ou ceux de la campagne romaine, en Afrique les chaouchs, dans les pampas de l’Amérique du sud les gauchos, les ranch-men du Texas ou les cow-boys des plaines du Far-West, partout on trouvera les mêmes mœurs, l’élevage et l’éleveur soumis aux mêmes lois et à la même vie, partout la même passion pour l’indépendance, le même mépris pour le bien-être matériel.

On chercherait vainement le lien de famille qui peut unir les uns aux autres tous ces peuples, que l’on croirait issus des mêmes origines. C’est la loi de nature, l’influence du milieu qui leur a donné et qui a perpétué ces mœurs. Le pasteur ne peut vivre et étendre son troupeau que dans la plaine, et la plaine imprime à ses habitans, aussi bien qu’aux animaux qui y pâturent, les mêmes caractères, si bien qu’après quelques générations à peine distinguera-t-on entre eux le bétail et surtout le cheval d’Afrique de celui de la Petite-Russie, celui de la Hongrie de celui des pampas ou des savanes.

Cette plaine impose de même à celui qui y fixe sa tente une transformation physiologique. Elle fait de lui un autre homme après quelques années de contact. Y marcher à pied est à peu près impossible ; l’herbe, sèche et glissante l’été, mouillée d’une épaisse rosée froide l’hiver, est un obstacle continuel ; sans le cheval, elle est inaccessible ; par nécessité, l’usage en est permanent, et cet usage énerve certaines facultés pour en développer d’autres, fait perdre l’habitude et le goût des travaux qui se font à pied. La vue, devant l’horizon sans limites, s’aiguise ; l’œil s’habitue sans effort à pénétrer chaque jour plus loin ; l’esprit, à scruter plutôt qu’à agir, à attendre l’événement prévu plutôt qu’à aller au-devant de lui.

Il est de tradition de nier la poésie de la plaine ; steppe, savane ou pampa, elle n’a pas d’admirateurs parmi ceux qui la rencontrent pour la première fois ; en cela, du moins, elle diffère de la mer. Elle n’offre ni grandes surprises, ni grands spectacles. Elle a une réputation de platitude qui dispense les voyageurs de la regarder. Ce n’est qu’à la longue que l’on en découvre les beautés sévères, que l’on comprend bien la variété des tableaux que le soleil ou l’ombre, le calme ou la tempête, y réalisent à toute heure du jour.

L’étranger qui vient y résider, qui n’est pas fait à cette nudité sans voiles, se désole d’abord du manque absolu d’arbres qui du moins lui cacheraient la vue affligeante de cette solitude ; car la grande plaine, pour peuplée qu’elle soit, est toujours en apparence solitaire, les troupeaux les plus nombreux y disparaissent, les maisons se confondent dans l’éloignement avec les herbes aux tiges un peu hautes. Aussi le nouveau-venu a-t-il grande hâte de répandre autour de sa tente des semences nombreuses ; sur le sol vierge, elles prospèrent vite ; il voit, après un printemps, se dresser autour de lui quelques tiges qui lui préparent l’ombre et lui promettent de dérober la plaine à ses regards.

Pendant cette attente, son œil a sondé l’horizon. Du côté de l’est, le soleil s’élève presque toujours dans un ciel pur. A certains jours, l’horizon s’assombrit ; les buées que le vent brûlant y apporte s’amoncellent, et l’orage s’y forme ; il l’a vu rasant le sol de ses nuages épais, déchirés de temps à autre d’éclairs accompagnés de roulemens que l’écho ne multiplie pas, mais qui se prolongent plus sonores que dans la montagne. A l’ouest, chaque jour le soleil des journées chaudes s’éteint lentement ; sous l’éclat de ses derniers rayons, qui dessinent sur l’horizon chaque touffe d’herbe, il voit se développer de longs mamelons, d’abord inaperçus, accidens de la plaine qu’il découvre et qui l’égaient, et sur lesquels se découpe maintenant, juché sur de hautes pattes, le corps, devenu énorme, des bêtes de son troupeau. A midi, sous le soleil droit, l’atmosphère transparente met sous ses yeux ouverts des spectacles plus éblouissans que ceux que ses rêves peuvent forger pendant son sommeil ; la science la plus vulgaire l’avertit que ce sont des mirages, — mirages ou rêves, qu’importe, si les yeux y trouvent leur régal ! — Là, ce sont des lacs enveloppant des îles, des cours d’eau, qui, au lieu de couler au fond de leur fit comme les vulgaires cours d’eau des paysages réels, ont retourné l’image et présentent sur la une des berges renversées, bordées d’arbres d’une végétation assez luxuriante pour que les yeux affirment qu’ils joignent ciel et terre. La raison, égarée, ne songe même pas à protester contre ces enchantemens que l’œil découvre ; le spectateur se promet d’aller, le lendemain, reconnaître cet endroit éloigné où il est passé cependant, hier encore, il le croit du moins, en doute déjà. Mais, le lendemain, ses yeux sont ailleurs : ce n’est plus à l’ouest, c’est au sud qu’il découvre de nouvelles merveilles et toujours des eaux transparentes, des Corot réalisés, la perception d’un brouillard frais et humide sous le poids de la chaleur du jour, qui l’accable au lieu d’où il l’aperçoit.

Il a beau, après de longues courses souvent reprises, avoir vu fuir, toujours devant lui, ce paysage qui, cependant, ne se déplace pas et tout à coup retrouver sur le sol les réalités vulgaires de la nature qu’il connaît, il ne s’en attache pas moins à ce cadre, qui l’enveloppe, où, pour la distraction de ses yeux, une magie inconnue fait apparaître des tableaux toujours nouveaux et toujours enchanteurs.

Alors, il ne s’inquiète plus de ces arbres, que son zèle de nouveau-venu a plantés ou semés : ils ont grandi, cependant, l’hiver les a dépouillés une fois déjà, le printemps les dessine à nouveau sur l’horizon, gonfle leurs veines, multiplie leurs rameaux ; c’est bientôt de la gêne que lui cause ce rideau qu’il a pris tant de peine, le premier jour, à élever entre lui et la plaine. Maintenant, ses poumons ont besoin de tout l’air qui y circule, ses yeux veulent tout embrasser d’un regard et voir toujours sans que rien les arrête ; sa vue, par un exercice inconscient de chaque instant, a pris l’habitude d’un effort à longue portée. Tranquillement, cet arbre, qu’il avait apporté de loin, défendu des parasites, protégé contre le vent, garanti des fourmis, notre homme le coupe au pied, le couche sur le sol et fait de cet abri désiré un siège où il viendra s’asseoir pour voir loin. C’est là ce qui lui plaît maintenant : la plaine l’a enveloppé de son calme et de son charme, elle s’est peuplée pour lui, il comprend maintenant qu’on y peut vivre, et ne comprendra plus qu’on la quitte sans regrets.

Pampa, steppe, savane ou puszta, d’est tout un. Leur étendue peut différer : la steppe a près de 65,000 lieues carrées ; la pampa a 4 millions de kilomètres ; la savane mexicaine, reliée à la prairie des États-Unis, est plus grande que l’Europe ; la puszta ne contient que 33,000 kilomètres. Les limites d’aucune de ces plaines ne peuvent être perçues, c’est assez pour qu’elles se ressemblent toutes entre elles, toutes sont des terres basses, anciennes mère, intérieures ou relais de Fa mer comblés par des masses d’alluvions d’une épaisseur prodigieuse, énormes cubes de débris que les eaux ont arrachés aux montagnes environnantes pour les rouler en miettes jusque-là. La surface herbeuse s’y prolonge à perte de vue, les routes n’y existent pas ; seules, des ornières de chars, serpentant, indiquent la direction au voyageur, et le gazon usé par les animaux le lieu coutumier de leur passage. Peu de ruisseaux l’arrosent ; quelques dépressions du sol y retiennent l’eau des pluies et forment des mares qui servent d’abreuvoirs pour le bétail, de lieu de réunion pour les fauves et les oiseaux sauvages. Nulle part trace d’habitation : chaumière, rancho ou ranch disparaissent au milieu des herbages ; pour le bétail, ni hangars ni bergeries, à peine quelques parcs à air libre. Ainsi se présentent les pays prédestinés à l’élevage : tous sont à ce point semblables entre eux que nous dirions volontiers à celui qui veut connaître les mœurs des bergers des plaines d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique : Ne passez pas la mer, traversez le Rhône à Arles et entrez en Camargue ; là, sur le sol français, vous trouverez un pasteur aussi primitif que celui de toutes les grandes plaines du monde sous les latitudes chaudes, vivant de la même vie que ses congénères exotiques. Les mots mêmes dont il se sert pour désigner ses troupeaux et ses travaux, on les retrouvera dans les pays d’élevage saxons ou américains. En Camargue, cette île aux aspects et aux usages pampéens, les chevaux et les bœufs vivent dans une demi-liberté, sans connaître l’étable ; les troupes qu’ils forment prennent le nom de manades, mot employé aussi dans les pays d’élevage hispano-américains ; la propriété du bétail s’y constate par la marque à feu, la ferrade, comme en Hongrie, en Russie, en Amérique et dans la campagne de Rome, avec le même cortège de fêtes, de réunions joyeuses où chacun fait valoir sa force et son agilité.

Si l’on cherche : l’origine commune de ces mœurs, peut-être la trouvera-t-on dans les plaines de la Numidie. Une tradition historique veut que la Camargue ait été peuplée dans l’antiquité par des Numides amenés par les Romains ; c’est de cette même Numidie, devenue pays arabe, que sont partis les conquérans de l’Espagne au moyen âge ; leur possession de sept siècles a suffi à infuser dans le sang espagnol les mœurs des cavaliers numides et des pasteurs arabes. : le chaouch, conducteur de troupeaux, en passant les mers avec les conquistadores, est devenu gaucho dans les pampas : entre le premier nom, qui se prononce cha-out-ch, et le second, qui se prononce ga-out-cho, le lien de famille est étroit ; dans les pays de plaine du monde entier, l’habitant semble ainsi avoir reçu l’empreinte du même moule. Le territoire saxon des États-Unis n’a pas échappé à cette influence numide, le Texas et le Colorado, en se détachant du Mexique espagnol, ont conservé les mœurs des premiers occupans et introduit dans la langue anglaise les mots qui servent chez les peuples espagnols à désigner les actes de la vie des pasteurs. Ainsi, le rancho, mot espagnol qui signifie provision de bouche et qui, par une première corruption, désigne sur le territoire mexicain la chaumière du pasteur, est devenu en langage yankee le ranch, servant ainsi à désigner la propriété du pasteur ; on dit ranch-man, ranch-life ; la vie pastorale est la vie du ranch, comme elle est, en Australie, celle du run.

Le temps n’a pas modifié les similitudes entre les habitans des diverses plaines ; il a respecté les mœurs des pasteurs de toutes les régions du globe, qu’ils soient soumis à la loi russe, arabe, espagnole ou saxonne ; dans les pays où l’immigration est abondante et continue, les immigrans subissent la loi commune du milieu et s’appliquent à imiter ceux qui les ont précédés. Cette vie pastorale est différente de ce qu’elle est en dehors de ces plaines, spécialement dans l’Europe occidentale.

Ici, c’est la vie agricole qui domine ; le pasteur a disparu, a fait place à l’agriculteur propriétaire de quelques bestiaux. L’envahissement de la charrue est assez rapide pour que l’on puisse prévoir la disparition des grands réservoirs à bétail. C’est déjà fait dans la puszta hongroise. La réputation des blés et des vins de Hongrie encourage assez la production pour que le pasteur se voie chaque jour disputer le sol : le bœuf à demi sauvage, aux longues cornes, disparait ; le buffle devient légendaire ; les troupeaux de grand bétail se réduisent et se disciplinent ; les moutons augmentent ; on sent partout que le pasteur perd ses habitudes nomades, choisit sa station et se prépare à augmenter encore d’une parcelle les champs d’or de la Hongrie. Déjà la plaine magyare ne compte plus que 5 millions de bêtes à cornes, le nombre des moutons ne dépasse pas 14 millions ; elle a cessé d’être un pays d’exportation de bétail ayant peine à suffire à la consommation de l’Autriche-Hongrie, qui exige tout ce qu’elle peut produire, c’est-à-dire plus d’un million de tonnes de viande.

Les statistiques, cependant, constatent l’entrée en France de quantités relativement considérables de bétail provenant d’Autriche-Hongrie, mais des renseignemens sûrs nous permettent d’affirmer que ce bétail, destiné au marché français, n’a fait que traverser ce pays. Il vient, en réalité, de la Russie méridionale, de la Tauride ; le bétail russe étant par mesure hygiénique interdit à notre frontière, les approvisionneurs font traverser à leurs troupeaux la frontière hongroise, y acquittent les droits et font sortir comme bétail hongrois ce bétail russe prohibé.

Seule la steppe russe, mais non toute la steppe, peut fournir à l’Europe occidentale quelques têtes de bétail : la Tauride, située entre la mer Caspienne et la mer d’Azof, est la seule région privilégiée de ce grand désert dont les 65,000 lieues carrées sont balayées de vents froids du Nord qui y entretiennent pendant l’hiver une température mortelle pour le bétail ; seulement, en Tauride, le climat est assez doux pour permettre au troupeau de paître toute l’année à l’air libre, abritée qu’elle est des vents du nord, ouverte, au contraire, à ceux de la Méditerranée. Les troupeaux y sont aussi nombreux que dans les plaines américaines, l’élevage s’y fait de la même manière, sans frais d’aucune sorte ; on cite des propriétaires qui possèdent jusqu’à 1 million de têtes ; la location de la terre n’y dépasse pas 0 fr. 25 l’hectare et les moutons s’y vendent 6 francs par tête. L’importation française y puise, chaque année, 1 million 1/2 de moutons payés à ce prix, dirigés sur la Hongrie et de là sur le marché de La Villette, où ils obtiennent les mêmes prix que les moutons indigènes : ce commerce est monopolisé par huit ou dix commissionnaires allemands et autrichiens.

Aucune autre région d’Europe ne peut, pour l’heure, contribuer à combler le déficit qu’accusent les statistiques et les mercuriales des marchés de France et d’Angleterre. En dehors de la Russie méridionale et de la Hongrie, les pays d’élevage jouissant de quelque célébrité sont la Roumanie, la Silésie, la Saxe, la Thuringe, le Mecklembourg, l’Italie et l’Espagne.

La Roumanie possède 4 millions d’hectares de terres incultes pouvant servir au parcours des troupeaux, et autant de pâturages ; mais son climat est loin de permettre à ses bergers l’insouciance que celui de la Tauride permet aux siens : ses pâturages sont exposés aux vents du nord, aux tourmentes de neige ; le bétail y est condamné l’hiver à la stabulation, causes qui suffisent à expliquer le nombre réduit de ses troupeaux : elle ne possède, en effet, que 3 millions de bêtes à cornes et 5 millions de moutons, quantités absolument insuffisantes à constituer un marché même dans un temps éloigné.

Dans les pays d’Allemagne que nous avons énumérés, malgré l’existence de grandes plaines où la population est moins dense qu’en France et en Angleterre, les éleveurs se sont vu disputer par les agriculteurs les terrains de pâture ; le prix de ceux-ci s’est élevé ; en même temps, le prix des laines était écrasé par les importations d’Australie et de la Plata : les éleveurs se sont appliqués, comme en France et en Angleterre, à diminuer le nombre de leurs moutons et à augmenter leur poids en viande. Cette transformation est aujourd’hui à peu près complètement opérée ; elle aura eu pour résultat de diminuer d’un tiers le nombre des moutons élevés en Prusse, en Saxe, en Silésie, où les grands éleveurs sont encore nombreux, et, où, plus qu’en aucun lieu du monde, l’élevage se fait d’une manière scientifique. Mais le fait même de cette transformation dénonce en Allemagne, comme d’ailleurs en France et en Angleterre, où elle est en voie de s’opérer, des besoins locaux difficiles à satisfaire ; l’importation d’Allemagne n’est donc pas à prévoir, étant données ces conditions de son élevage, celles de son climat, qui oblige le bétail à la stabulation hivernale, et le voisinage de la partie la plus peuplée et la plus froide de la Russie, qui offre son marché à l’éleveur allemand.

Quelquefois, cependant, nos frontières sont traversées par des bandes de bœufs venant d’Allemagne ; mais ce sont des bandes de faméliques, — d’Allemagne peut-il nous venir autre chose ? — Maigres, épuisés de privations, ces animaux viennent utiliser les produits concentrés de nos usines du Nord, les résidus des fabriques de sucre, les tourteaux d’oeillette et de colza ; ils rendent ainsi un grand service à notre agriculture et à notre industrie avant d’en rendre à notre alimentation : mais leur nombre est peu élevé, il ne dépasse pas 150,000 sur 215,000 bêtes à cornes que la France reçoit annuellement de l’étranger.

Nos frontières du Sud sont aussi traversées par des troupeaux venant d’Espagne, d’Italie et surtout d’Algérie.

L’Espagne, ce pays d’origine du mérinos, a perdu comme contrée d’élevage toute son importance. Pendant que se produit ce fait récent de l’extension de la race mérinos dans le monde entier, l’Espagne qui a fourni les pères des 25 millions de mérinos qui peuplent la France, des 100 millions de la République argentine, des 35 millions des États-Unis, des 40 millions de l’Australie, des 10 millions du cap de Bonne-Espérance, des 40 millions de la Russie, des 25 millions de l’Allemagne, voit disparaître de son territoire à la fois le nombre et la qualité ; personne ne songe plus à lui demander des béliers de race, que seuls fournissent la France et l’Allemagne. L’élevage est devenu en Espagne l’occupation des pauvres, à moins que ce soit lui qui ait appauvri ceux qui s’y sont consacrés sans s’occuper de le faire progresser. L’Andalousie, la Manche, l’Estramadure possèdent encore des troupeaux, mais ne peuvent les nourrir toute l’année. En avril, les moutons abandonnent ces pâturages déjà desséchés pour se rendre au nord dans la montagne ; des troupeaux de 10,000 têtes, divisés par groupes de 1,000 confiés à chaque berger, se rendent aux montagnes de Ségovie, d’Avila aux monts Cantabres, où ils restent jusqu’en septembre, ils font ainsi 500 kilomètres à l’aller et autant au retour. Ce système très primitif de transhumance, appliqué aux plus grands troupeaux de la Péninsule, suffit à prouver que les pâturages d’Espagne sont incapables de fournir de longtemps matière à exportation. Ne songeons donc pas à nous garer de ce côté d’une invasion qui n’est pas à craindre, qui devrait l’être cependant à ne consulter que les conditions de climat de l’Espagne et les traditions que lui avaient léguées les Maures. La pauvreté de viande est telle aujourd’hui en Espagne et tel le dénûment et l’indolence des habitans de ses campagnes-que la République argentine a pu y tenter, depuis deux ans, avec quelque succès, l’importation de ses viandes séchées et salées que jusqu’ici seuls les esclaves du Brésil et de La Havane avaient consommées.

L’Italie, plus pauvre en moutons que l’Espagne, ne possède que 6 millions de bêtes à cornes, et cependant l’Italie figure parmi les pays d’importation de viande en France ; elle fournit à nos éleveurs du Midi quelques bandes de bœufs et quelques milliers de moutons, mais en nombre infime comparé aux provenances d’Algérie.

Le nord de l’Afrique a été de tout temps un pays d’élevage de moutons et de vie pastorale. Les moutons de Syrie de la race kirghize, originaire des rives de la mer Caspienne, qui s’était au reste répandue en Asie et en Afrique des rives de la mer de Chine à celle de la Méditerranée, abondaient en Afrique à l’époque de la conquête. Cette race a le grand inconvénient de ne pas offrir aux Européens une viande comestible et la particularité de porter de chaque côté de la queue des masses adipeuses plus ou moins développées, volumineuses et pendantes, qui donnent à toute sa chair un goût prononcé de suif rance. En raison de ce défaut caractéristique, aucun des pays où cette race est conservée avec ce vice originel ne peut prétendre à fournir les marchés européens. Cependant, il faut noter que, dans certaines régions, celles où la nourriture du troupeau est plus régulière, ce vice tend à disparaître et ces masses adipeuses à s’atrophier. C’est ce qui s’est produit en particulier sur le littoral algérien, mais non encore en Tunisie, pour ne parler que des deux pays qui nous intéressent.

En Algérie, la race kirghize avait perdu, longtemps avant la conquête, ses caractères zootechniques particuliers ; des soins spéciaux qu’elle avait reçus des indigènes avaient donné naissance à la race barbarine. Ce sont les animaux de cette variété qui sont importés d’Algérie en France au nombre de 800,000 annuellement ; ils sont achetés par les éleveurs du Gard et de l’Hérault et engraissés pour la boucherie.

Nous avons fini cette revue de l’élevage en Europe, nous n’avons pas à parler des pays de consommation comme la France et l’Angleterre, qui peuvent absorber deux ou trois fois ce qu’ils consomment actuellement. Nous pouvons conclure de l’examen que nous venons de faire qu’aucun pays d’Europe, sauf la Russie méridionale, qu’aucune contrée voisine, sauf notre colonie africaine, ne peuvent fournir à la France un renfort suffisant pour combler le déficit de sa production et permettre à l’habitant des campagnes de connaître le goût de la viande fraîche autrement que par ouï-dire. Les pays d’Europe sont tous, sans autre exception que la Tauride, situés dans la zone climatologique où la vie pastorale libre est impossible, où la stabulation s’impose au troupeau pendant de longs mois d’hiver, où par conséquent l’élevage est tributaire de l’agriculture et ne peut donner ses produits qu’à un prix de revient à peu près aussi élevé qu’en France. Dans les pays d’Asie et d’Afrique les plus rapprochés de nous, où le climat permet au pasteur la vie primitive, l’élevage à peu de frais, les soins à donner au troupeau sont inconnus, le mouton n’est pas même comestible, le bœuf ne trouve pas à se nourrir ; ils ne peuvent fournir aucun appoint. En dehors donc des 200,000 bœufs que l’Europe centrale fournit à la France pour y être engraissés avant d’être consommés, des 2 millions de moutons dont la Russie fournit à peu près les deux tiers et l’Algérie un tiers, nous n’avons rien à attendre. Les difficultés que nous avons constatées arrêtent l’essor de cette industrie, la cherté des transports par terre la rend peu lucrative ; un mouton amené de la Russie méridionale, où il coûte rarement plus de 7 fr., après avoir acquitté les droits en Autriche pour y prendre un certificat de fausse origine, après avoir payé les frais de transport et de conduction, et les droits de 3 francs en France, laisse un assez mince bénéfice à son propriétaire, le jour où il le vend à La Villette.

Lors donc que l’on parle de viandes exotiques, de menaces de concurrence contre notre agriculture, ce sont les pays d’outre-mer que l’on a en vue. Il nous reste à les étudier au double point de vue de leur production et des moyens qu’ils ont d’en faire profiter les pays de l’Europe occidentale.


II

Le coup d’œil que nous avons jeté déjà sur le planisphère nous a appris que la région climatologique où nous devons les chercher est étroite, que, si elle a quelque étendue dans l’hémisphère nord, elle est relativement peu profonde dans l’hémisphère sud : nous savons aussi que seuls les pays peu peuplés peuvent prétendre à ce rôle de fournisseurs des marchés d’Europe. La densité de la population a pour premiers effets de surélever le prix de la terre, de déterminer l’activité agricole aux dépens de la passivité pastorale et enfin de hausser sur place le prix des denrées alimentaires, ce qui en paralyse l’exportation. Ainsi en est-il des États-Unis, dans toute la région la plus anciennement conquise par l’Européen qui va de la frontière canadienne au Mississipi et de l’océan à une limite indéterminée au milieu des prairies, où la population avance chaque jour sous la poussée qui vient à la fois de l’est et de l’ouest. Là déjà, sur des terres qui se paient jusqu’à 1,800 francs l’hectare, comme cela se voit en Pensylvanie, la culture intensive est seule possible et l’éleveur ne peut prospérer que grâce aux prix élevés qu’il obtient de tous les produits de son troupeau : ce n’est pas à lui qu’il faut demander de la viande produite sans frais. Au contraire, dans les plaines des continens américains et océaniques situées sous une latitude d’élection, le bétail a devant lui l’espace, la vie libre, une nourriture variée, il y grandit et y multiplie sous le regard de l’homme qui recueille sans effort les profits abondans de ce travail de la nature abandonnée à elle-même : moisson spontanée, mouton, pépite, qu’il trouve sous ses pas au milieu des herbages.

Le nombre des régions privilégiées est peu considérable : la nature a mesuré ses bienfaits avec parcimonie. Aux États-Unis, la région est loin de comprendre tout le territoire situé au-delà de Mississipi que l’on désignait sous le nom de prairie et qui est devenu le Far-West. Bien que l’élevage ait des tendances marquées à s’étendre dans le nord et à accaparer de grandes surfaces dans les états du Kansas, du Colorado, de l’Utah même, ces contrées sont également envahies par l’agriculteur et aujourd’hui encore puisent leurs troupeaux dans le Texas. C’est, à proprement parler, ce seul état dont nous aurons à nous occuper en y joignant, si l’on veut, une bande étroite à prendre au nord du Mexique et quelques-unes des parties de cette république séparées aujourd’hui et rattachées aux États-Unis, le tout formant une superficie de 1 million de kilomètres carrés soit deux fois la superficie de la France. Le Texas à lui seul occupe 688,000 kilomètres carrés et ne possède que 600,000 habitans.

Dans l’Amérique du Sud, la plaine disposée pour l’élevage et jouissant, sous la latitude d’élection, des avantages climatologiques que l’on a indiqués, couvre 4 millions de kilomètres carrés, dont plus des trois quarts appartiennent à la République argentine et le reste à celle de l’Uruguay et à la province brésilienne de Rio-Grande do sul. Dans l’Océan austral, les seules contrées qui puissent prendre rang à côté de celles-ci sont la petite colonie anglaise du cap de Bonne-Espérance, les provinces du sud de l’Australie, Victoria, Queensland, Nouvelle-Galles du Sud, Australie du Sud et occidentale, la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande. Décrire chacun de ces pays serait tenter un travail impossible ici, et du reste inutile. S’ils peuvent, en effet, surprendre l’observateur, c’est moins par leurs différences que par leurs similitudes. Nous avons tout dit de leur aspect extérieur en décrivant la plaine. Les procédés d’élevage et d’exploitation du troupeau y sont moins différens encore que les aspects de la nature. L’homme même, qu’il parle anglais ou espagnol, vit partout de la même manière, au milieu de ces régions si éloignées cependant les unes des autres qu’elles s’ignorent et n’ont entre elles aucune communication directe : le thé et la viande de mouton dans les pays anglais, la viande de bœuf et le mate dans les pays espagnols, partout l’alcool fourni à tous sous la même forme par les distilleries de grains d’Allemagne et le port de Hambourg ; des huttes partout les mêmes, fermées le plus souvent d’une porte de cuir, couvertes d’un toit de peaux de chevaux, où le cuir remplace gonds, serrures, corde ou fil de fer, où le fit est fait de peaux de moutons et le foyer alimenté par la fiente des animaux, — combustible au reste incomparable, d’une chaleur vive et prompte, et, ce qui étonnera les délicats, presque sans odeur. — Le pasteur a partout pour principe de se suffire à lui-même dans sa solitude, nous savons qu’il dédaigne s’il ne hait les arbres ; il dédaigne autant le travail ; les dépouilles et la chair de ses animaux doivent lui donner abri et subsistance ; c’est le triomphe de l’individualisme, au reste si fort à la mode dans les pays de colonisation, où nulle part le pasteur antique ne retrouverait le type social dédaigné de la tribu.

La seule de ces contrées qui, il y a vingt ans, possédât des troupeaux en nombre et eût un nom, comme pays d’élevage, était la pampa sud-américaine. Il y a trois siècles que les premiers animaux y furent importés[1] par les Espagnols, il y a trente ans à peine que les troupeaux se sont formés au Texas et en Océanie ; mais ces trente dernières années coïncident avec la grande période d’activité internationale : aussi les progrès des pays récemment peuplés ont-ils été assez rapides pour les mettre au niveau de celui dont la célébrité est plus ancienne. L’accroissement y a été si continu que l’Australie possède déjà à peu près autant de troupeaux qu’elle peut en recevoir ; leur nombre augmente presque aussi vite dans les savanes du Texas et les pampas argentines, mais l’étendue de ces territoires est telle que leur peuplement sera l’œuvre de plusieurs générations encore. Qui a donné partout cet élan ? Quelle découverte industrielle l’a déterminé ? Quel emploi lucratif de leurs troupeaux s’offre à ces éleveurs ? Il serait difficile de le dire. La production a fait la boule de neige sans que le consommateur ait rien tenté pour utiliser une partie même de cette avalanche. La laine, produit fixe et rente sûre, a suffi jusqu’ici à enrichir le berger, à lui permettre même de payer en Angleterre et en France les prix les plus élevés pour ses béliers de choix. Les troupeaux de bœufs ne fournissent guère que leur cuir et leur graisse, aujourd’hui remplacée dans l’industrie par des produits de prix moindre : nulle part on ne les utilise, sinon en nombre relativement restreint, comme bêtes de trait, dans ces pays où partout les chevaux abondent, se multiplient et s’élèvent sans frais. Mais le bœuf a un autre emploi, qui, pour être spécial aux pays neufs, n’en produit pas moins de larges profits. Il est le premier colon du terrain vierge ; colon nécessaire, il a la mission de préparer sous son pied le sol en le consolidant, et d’améliorer le pâturage en le fertilisant : labeur inconscient, mais rude, et pour lui souvent mortel ; les milliers de carcasses en témoignent qui blanchissent au soleil et répandent en s’effritant sous la pluie, dans les terres vierges, le phosphate de chaux qui les féconde. Où le bœuf a passé, les graminées tendres dont les semences sont venues on ne sait d’où germent et se propagent ; dans cet humus formé de la veille, leurs racines chevelues s’étendent et le fixent ; plus chétives que celles qui occupent la plaine avant elles, à peine visibles, elles ne semblent étouffer sous l’abri des plantes sauvages que pour reparaître plus loin plus nombreuses. Tous les soins de l’homme ont moins de prise sur la plaine sauvage qu’une graminée que toute son attention ne saurait acclimater ni répandre ; il ignore même que c’est lui qui l’a apportée dans ses bagages d’homme d’armes venu en conquérant. Sous le pied du bœuf qui l’a foulé, elle a germé seule ; un peu d’abri et elle mûrit, se multiplie, avance, conquiert, civilise, seule, sans le concours de l’homme qui n’y a pris garde ; elle le précède dans la plaine, simple graine, sur les ailes du vent ; elle attend, il lui faut pour vivre les brusques foulemens de pieds du bétail ; par elle, pampa, savane ou steppe est devenue la plaine, la plaine est devenue le champ ; derrière elle, le cheval apparaît, et à cause d’elle demeure ; le désert dont elle a pris possession fuit devant lui ; là où il est, il n’y a plus de solitude : l’espace est conquis et dompté, la civilisation s’y dresse, la barbarie n’y trouve plus de refuge ni d’excuse, le monde s’est agrandi, et l’activité humaine est maîtresse incontestée d’un nouveau domaine. C’est l’œuvre d’une graminée.

Derrière le troupeau de bœufs que le bouvier, gaucho ou cow-boy pousse toujours devant lui vers le désert, le mouton sédentaire trouve son couvert mis. Tant que l’espace à conquérir est libre, le bœuf a donc son utilité, il a pour son maître une autre valeur que celle de sa dépouille ; valeur variable suivant l’emploi qu’on en peut faire ; elle est grande aujourd’hui dans la savane et la pampa qui offrent de grandes surfaces à conquérir, mais à l’époque où l’Indien les fermait et les défendait, elle était fort réduite ; aussi le bétail, trop abondant et inutile, était-il alors une sorte de gibier offert au premier occupant. C’est ainsi qu’on le traitait à la fin du siècle dernier dans ces deux régions. Les moyens très primitifs de le chasser sont restés légendaires. Les gauchos à cheval, armés de demi-lunes en fer, emmanchés d’un long bambou, cernaient les troupeaux en liberté dans la plaine, et, au galop de leur cheval, atteignaient, l’une après l’autre, toutes les bêtes qui le composaient ; sans s’arrêter, ils les frappaient au jarret, et quand un nombre suffisant de victimes couvraient la plaine où elles se débattaient dans leur impuissance, quelques hommes mettaient pied à terre, les frappaient mortellement à la nuque et les écorchaient, emportant la peau et laissant pourrir au soleil les chairs inutiles.

Cette destruction, d’une part, et les longues guerres civiles de ce siècle, ont en raison de ce trop plein des troupeaux ; de vingt millions de têtes que l’on supputait au XVIIIe siècle, le nombre s’est réduit de telle manière qu’il devenait insuffisant, même pour faire son œuvre de colonisation, et que les moutons réunis en troupeaux ne trouvaient plus devant leur nombre toujours croissant les espaces qu’ils exigeaient : il vint à tomber, il y a dix ans, à quatre millions ; l’éleveur pampéen ne s’occupait plus de ce bétail, auquel le terrain à coloniser manquait et qui ne donnait plus que de minces profits. Aujourd’hui, les choses se sont modifiées. L’Indien a été vaincu et dépossédé de la pampa, une campagne très heureuse a définitivement assuré à l’éleveur la possession paisible des vastes plaines qui jusqu’ici lui étaient fermées, et la sécurité de celles qui de temps à autre étaient envahies. Le gros bétail trouve devant lui le désert libre, — désert de 20,000 lieues carrées d’un seul tenant, — les grands espaces favorisent la multiplication, les troupeaux qui en disposent en liberté doublent en trois printemps. La progression a été telle qu’à l’heure actuelle la pampa argentine contient 20 millions de bêtes à cornes, que rien ne s’oppose à ce qu’elle en possède 40 millions dans quatre ans : devant cette production spontanée qu’aucun consommateur n’utilise, que l’éleveur ne peut que surveiller sans pouvoir l’arrêter ni l’employer et qui prend les proportions d’un torrent de viande, tous les débouchés se ferment à la fois : personne ne se présente pour consommer ce quart des troupeaux, croit annuel qu’il faudrait employer et que l’éleveur céderait à bas prix, à un prix que depuis cinq ans il diminue à chaque saison sans trouver acheteur. La viande n’a pas de valeur, mais le suif et la graisse, que la France prenait encore il y a cinq ans, au prix de 110 francs les 100 kilogrammes, sont tombés à 60 ; la laine même a perdu depuis longtemps le prix de 2 francs le kilogramme et est à la veille de perdre celui même de 1 franc le kilogramme ; aussi, le gros bétail pampéen, qui, sur les rives de la Plata, se vendait encore, en 1880, 40 francs par tête à tout prendre, bœufs, vaches, taureaux et veaux en proportions inégales, et 80 francs les bœufs de boucherie, vaut en 1885, pour les troupeaux du premier type, 20 francs ; les animaux gras restent pour compte aux propriétaires, les plus heureux obtiennent 40 à 50 francs par tête pour la fleur de leurs troupeaux, pour les métis durham, prêts à être abattus : si l’on note qu’un cuir vaut de 18 à 25 francs, on aura la mesure de la dépréciation d’un bétail qui ne vaut plus debout ce que vaut sa dépouille à terre.

Il y aurait donc là, dans la pampa sud-américaine, une raison économique qui arrêterait la production ; mais c’est, à proprement parler, la seule : l’éleveur ne se décidera pas à abattre ses animaux, comme on le faisait au siècle dernier, tant qu’il aura devant lui des terres à bon compte, et elles ne sont pas rares. Pendant que le berger paie encore pour les pâturages de choix qu’exige le mouton des loyers qui lui enlèvent le plus clair de son revenu, des terrains sont offerts gratuitement aux bouviers par les propriétaires, qui entrevoient au loin une plus-value et s’en préoccupent plus que du revenu annuel. Le bouvier, pour s’établir, n’a à faire aucun débours ; un abri couvert de quelques peaux de chevaux est une mince dépense ; il y suspend un hamac fait aussi d’une dépouille du même genre et laisse paître. Dans les grands établissemens créés par de riches propriétaires, la dépense n’est pas plus forte ; si le troupeau n’est que de 2 ou 3,000 têtes, un homme suffit, à qui l’on abandonne, comme salaire, 10, 15 ou 20 pour 100 du croît et du produit. Il ne faut donc ni capital, ni personnel ; les nouveaux troupeaux sortent des anciens et donnent tous les ans de nouveaux essaims.

Si rien n’arrête cette production inutile, qui ne donne que des espérances, mais coûte peu de chose, la multiplication rapide du mouton est, au contraire, favorisée par le revenu annuel qu’il donne. Ce revenu de la laine a jusqu’ici été suffisant pour encourager et souvent enrichir l’éleveur, sous la seule condition de donner à son troupeau quelques soins, d’améliorer et d’augmenter le produit par des croisemens. Ce revenu a permis, depuis 1840, époque où quelques moutons errans dans la pampa étaient abandonnés à eux-mêmes, de constituer des troupeaux dont le chiffre dépasse aujourd’hui 80 millions de têtes. Les soins donnés à l’amélioration de la race en ont augmenté la valeur intrinsèque, mais sans en élever le prix, et l’on peut dire aujourd’hui que ce bétail n’a guère d’autre valeur que celle de la laine qu’il porte sur le dos, soit 2 ou 3 francs par tête, suivant la saison. On voit donc se produire ce phénomène économique d’un pâturage s’assimilant à un verger, dont les arbres n’ont d’autre valeur que celle des fruits qu’ils donnent, avec cette différence que, pour obtenir un arbre de rapport, il faut, suivant l’espèce et le climat, de trois à quinze ans, et que, pour obtenir un producteur de laine, un an suffit entre la fécondation et la première récolte.

On comprend que, dans ces conditions, l’éleveur ait procédé au rebours de son confrère européen et mis tous ses soins à améliorer le seul produit que l’acheteur lui prenne ; mais, ces soins qu’il donne à la laine le forcent à développer la structure, la santé, les conditions de bonne vie du mouton, et c’est ainsi que, malgré lui, il améliore aussi la chair dédaignée de ce bétail déprécié. Quelle importance, en effet, peuvent avoir comme consommateurs 3 millions d’habitans, pour exigeans qu’ils soient : si les bouchers des villes n’étaient pas là pour exploiter leur art comme ils le font partout, la viande se donnerait gratis à Buenos-Ayres, ville de 400,000 âmes, comme elle se donne partout dans la campagne pampéenne. Ce que nous avons dit de l’expansion numérique du gros bétail s’applique aussi à celui-ci ; la province de Buenos-Ayres, qui lui est surtout favorable, lui offre à elle seule 30 millions d’hectares, elle pourra porter 150 millions de moutons quand elle sera entièrement occupée ; les autres provinces de la république argentine en nourriront facilement cent millions ; dans dix ans, ces chiffres pourraient être atteints.

Il faut pour établir une bergerie un capital un peu plus fort et un personnel que n’exigent pas les troupeaux de bœufs ; la cabane et le parc exigent une dépense de 500 francs ; si l’on y ajoute 2,500 francs d’achat pour 1,000 brebis, et 1,000 francs pour le loyer de 200 hectares, on arrive à une bien petite somme encore. Par voie d’extension progressive, un troupeau nouveau essaimant d’un plus ancien, et les produits de celui-ci étant employés en frais de premier établissement du nouveau, tous ces petits ruisseaux arrivent à former de grandes rivières, sans qu’il soit besoin de recourir à des capitaux d’emprunt ; ainsi en est-il du personnel : un homme ou même un enfant suffit aux soins d’un troupeau. L’agriculture seule pourrait disputer aux moutons l’espace qu’ils occupent, comme elle le fait en Hongrie et dans la Petite-Russie, mais qu’est-ce que les 500,000 hectares qu’elle emploie actuellement en regard des milliers de lieues que l’élevage a encore à conquérir. Les provinces de la république de l’Uruguay, la province brésilienne de Rio-Grande, ne le cèdent en rien à la république argentine pour la production du bétail, les conditions de climat y sont les mêmes, et l’Uruguay offre cet avantage de posséder un développement de côtes fluviales de 1,100 milles géographiques partout accessibles aux navires d’outre-mer.

Nous nous sommes étendus sur cette région et l’avons examinée sous tous ses aspects pour éviter des redites. Il nous suffira maintenant de faire des comparaisons en étudiant la production au Texas, en Australie, en Nouvelle-Zélande et au Cap.

De toutes ces contrées, l’Australie a la plus ancienne renommée. Si même ses troupeaux sont inférieurs en nombre à ceux de La Plata, si les terrains du bush s’y prêtent moins bien à l’élevage que ceux de la pampa, si le bush-man a plus d’exigences pour sa vie matérielle que le gaucho, si l’augmentation de ses troupeaux a devant elle un champ moins vaste, arrêtée qu’elle est par la zone tropicale, l’Australie n’occupe pas moins le premier rang pour les progrès réalisés. Ce sont les squatters australiens, de pionniers devenus propriétaires et grands éleveurs, qui ont puisé, avec le plus de prodigalité sage, dans les bergeries et les haras d’Europe. On peut même dire que ce sont ces éleveurs, perdus dans l’Océan austral, qui ont donné l’élan à ceux des autres régions, à ceux de La Plata en particulier, en leur montrant les résultats obtenus par des améliorations coûteuses, mais lucratives. Le succès a été tel qu’en 1882 l’Australie, avec 60 millions de brebis, a produit 390 millions de livres de laine, qu’elle a vendue pour un prix total de 500 millions de francs, tandis que la république argentine, avec 70 millions de brebis, n’a produit que 260 millions de livres vendues pour un prix total de 150 millions de francs. Constatons cette supériorité en faveur de l’Australie, qui prouve que ses troupeaux1 sont mieux aménagés, mieux exploités et beaucoup plus généralement améliorés que ceux de La Plata.

L’élevage, à peu de différences près, se fait de la même manière dans l’un et l’autre pays ; cependant, l’éleveur pampéen dispose de plus d’espace et d’un moindre capital, et le propriétaire australien recherche moins l’espace et trouve les capitaux plus abondans et le crédit plus facile. Mais le sol australien est aussi beaucoup moins étendu dans la zone, tempérée, l’île affectant sa plus grande largeur au nord du 25e degré de latitude sud : Les stations sur la limite du désert s’y forment comme les estancias de la pampa, même mot qui indique une même chose. Le squatter, comme fait au reste le pionnier dans le Far-West américain ou la savane, s’établit sur un terrain de l’état avec l’intention ou l’espoir de l’acheter, et généralement cet homme primitif et sans relations se voit contester ou enlever son droit par quelque habitant de la ville plus expert : il a alors la ressource de devenir locataire de cet usurpateur ou même son associé. Le principe de l’association est, en effet, également répandu dans tous ces pays, où ce que le propriétaire évite avant tout, c’est de payer la main-d’œuvre d’un salarié. Généralement, les animaux sont parqués en liberté dans de grands espaces de 200 ou 300 hectares, clos de fils de fer ou de traverses de bois, quand il abonde ; ils paissent en liberté et ne sont pas ramenés le soir dans des parcs, comme le sont les moutons dans la pampa ; ce système, de beaucoup préférable, exige des frais d’installation que seuls peuvent se permettre les propriétaires riches. L’élevage des bœufs se fait dans le bush comme dans la pampa ; ici aussi, il a la mission de préparer les terres vierges et d’y précéder le mouton ; son nombre augmente, mais non pas dans les mêmes proportions que dans l’Amérique du Sud ; l’espace qui s’offre à lui est plus limité, et les Australiens préfèrent améliorer la qualité de leurs troupeaux et ne pas en augmenter démesurément le nombre. Il est déjà considérable ; celui des bêtes à cornes s’élevait, en 1882, à 10 millions et celui des moutons à 66 millions. Si l’on songe que la surface cultivée en Australie ne couvre que 4 millions d’hectares, que les troupeaux en occupent 150 millions, soit trois fois la surface de la France, et que la superficie des terres inoccupées et libres est encore de 400 millions d’hectares, on peut supputer l’avenir de l’élevage dans ces contrées. Les quarante dernières années nous donnent à peu près la mesure de ce que promettent les années futures, en tenant compte de ce que les capitaux formés servent d’assises à des créations nouvelles et que les runs existans peuvent fournir aux nouveaux squatters des troupeaux à bon marché. Le prix des animaux et de la terre est ici beaucoup plus élevé que dans l’Amérique du Sud ; ces deux matières premières de l’élevage ont une grande importance dans les pays neufs. Les moutons, améliorés partout, valent de 10 à 15 francs par tête ; quant à la terre, son prix ne descend guère au-dessous de 50 francs l’hectare et s’élève à 200 francs, même pour des terres domaniales ; les propriétés anciennement occupées se vendent à des prix supérieurs, jusqu’à 1,500 francs l’hectare dans la Nouvelle-Galles et 850 dans la Nouvelle-Zélande. La superficie nécessaire à l’entretien d’un mouton varie suivant les régions ; dans certaines parties, il faut compter 2 hectares pour un mouton ; dans la Nouvelle-Zélande, dont la situation est meilleure que celle de l’Ile australienne, 1 hectare suffit à deux ou trois moutons ; dans les prairies artificielles, déjà bien nombreuses, 1 hectare suffit à dix ou douze. La colonie, anglaise aussi, du cap de Bonne-Espérance, a avec l’Australasie quelques analogies : le climat y est le même que dans les provinces du sud de ce continent et l’élevage s’y fait de même, mais dans de moins vastes proportions, n’ayant pas devant lui les mêmes espaces à conquérir. Là, comme dans les autres régions exotiques dont nous nous occupons, les moutons ne broutent que des prairies naturelles et passent la nuit, en toutes saisons, dans les kraals à ciel ouvert. Le mérinos y a été introduit vers 1830 et s’est substitué complètement à la race indigène : on en compte aujourd’hui 10 millions, assez mal soignés et bien inférieurs, comme rendement en laine et pour la qualité de la laine, à ceux de l’Australie et de la Plata. L’éleveur de la colonie du Cap est pauvre, comme son sol, qui se prête mieux à la culture de la vigne et à celle des céréales qu’à l’élevage en liberté : il lui faut, en effet, dans les régions de l’ouest, un hectare de pâturages, et dans le karoo deux hectares par tête de mouton. Aussi dit-on que l’éleveur du Cap, découragé, songe à généraliser l’élevage, déjà très important, de la chèvre, et surtout de la chèvre angora.

Dans notre revue des pays producteurs, nous pouvons donc négliger la colonie du Cap, dont nous n’avons dit un mot que parce qu’elle a une réputation au-dessus de son importance. Nous ne devons pas tenir beaucoup plus de compte, dans l’hémisphère nord, du Canada. Sans vouloir dédaigner les 900 millions d’hectares de neige que ce territoire offre à la colonisation, nous ne pouvons cependant pas le compter comme producteur de bétail à bon marché ; l’été y est très court et très chaud, et, s’il est vrai que là, comme dans tous les pays froids où la nature a hâte de réparer le temps perdu et mûrit, avec une rapidité exceptionnelle, les récoltes, l’agriculture a devant elle un champ vaste à exploiter, il n’en est pas moins vrai que l’hiver y est aussi rude qu’en Suède et en Norvège, que les ressources alimentaires du bétail, contraint à une stabulation absolue pendant au moins cinq mois, doivent être produites et réunies à grands frais pendant l’été ; tout ce que l’éleveur peut faire, c’est donc de remplir les besoins de la consommation locale. Cependant, malgré cette infériorité du climat, le Canada figure parmi les pays d’exportation de viande ; il a fourni à l’Angleterre et aux États-Unis, en 1881, 62,000 bêtes à cornes et 354,000 moutons. C’est beaucoup pour un pays qui ne possède que 2 millions 1/2 de bêtes à cornes et à peine 4 millions de moutons. On peut prédire que des siècles s’écouleront avant que la descendance de ces troupeaux insignifians ait pu prendre possession de cet immense pays où l’élevage, en raison des abris et des provisions qu’il exige, demande de grands débours. Le temps n’est plus où l’éleveur canadien, trop pauvre pour s’abriter lui-même convenablement, procédait comme ceux des pays plus chauds et abandonnait son bétail l’hiver, sur la neige, à la grâce de Dieu ; l’instinct de conservation avait appris aux bœufs à suivre les chevaux, plus habiles à briser la surface de neige et à atteindre le fourrage sec, que seuls ils ne savaient mettre à découvert : ceux qui échappaient aux longues privations transmettaient à leur descendance des qualités de résistance aussi nécessaires au bétail qu’à l’homme dans ces régions, mais l’augmentation du troupeau en était assez ralentie et l’est encore assez pour que nous n’ayons pas à redouter là un concurrent.

Nous n’en dirons pas autant du Texas. Nous avons vu que c’est de tous les états de la république américaine le plus vaste. Son sol est homogène, composé de prairies entrecoupées d’arbres clairsemés qui le rendent favorable à l’élevage sans exiger de défrichement. Il a, de plus, l’avantage d’être semé de creeks, ou petits cours d’eau, en plus grand nombre que les régions similaires. Quant à son climat, il est plus doux que celui des régions voisines, mexicaines ou saxonnes. Aussi, dès l’époque coloniale, l’élevage était-il l’occupation favorite du vieil habitant du Texas. Il avait procédé, dans ce pays, presque absolument semblable à la pampa, comme le fit le gaucho dans les plaines du sud, vivant comme lui de peu, exploitant ses troupeaux pour leur dépouille, négligeant l’élève du mouton pour celle du cheval et du bœuf. Là on retrouve, avec la même langue, chez des peuples de même origine, les mêmes mœurs, le cheval andalous, dont la taille a diminué, comme cela s’est produit dans toutes les grandes plaines. L’Indien, descendant des Toltèques et des Aztèques, qui sert avec l’Espagnol de substratum à la population créole, a des qualités de race que n’avait pas l’indigène des pampas ; aussi l’hybride formé du mélange de ces deux races diffère-t-il du gaucho du sud. Il a de plus vécu toujours dans une plus grande indépendance de la métropole et n’a guère senti le joug de l’Espagne ; il l’a secoué sans efforts, en 1810, pour entrer dans une ère de guerres civiles qui devaient aboutir à l’annexion de 1845 par application violente de la doctrine de Monroe au bénéfice de la république qui l’avait proclamée. À cette époque déjà lointaine, le Texas vivait d’une vie toute primitive et demi-barbare ; l’élevage des bêtes à cornes y existait seul, le mouton y était négligé. L’annexion n’eut pas d’influence immédiate sur ce pays ; il y a quinze ans encore, sa physionomie ne s’était pas modifiée. Depuis, une double révolution s’est accomplie ; le mouton, prenant enfin possession des pâturages dès longtemps préparés, commença à se développer, en même temps que les débouchés s’ouvraient pour le gros bétail, dans les états du Nord, où la population agricole et-industrielle augmentait rapidement et où l’élevage n’était pas encore pratiqué. Dès 1873, cette exportation s’élevait annuellement jusqu’à un million de bœufs ; des acheteurs venaient des territoires où la construction des chemins de fer et les mines créaient des centres de consommation et de ceux où de grands propriétaires songeaient à employer leurs capitaux en couvrant leurs vastes domaines de bétail reproducteur. Les cow-boys emmenaient dans l’Utah, le Colorado, le Nouveau-Mexique, jusqu’aux montagnes Rocheuses, le bétail payé 75 francs par tête à l’éleveur du Texas, et le revendaient jusqu’à 200 et 300 francs. Le propriétaire de la savane a dès lors constitué les premiers capitaux qui lui ont permis d’améliorer ses troupeaux, d’enclore ses propriétés. Cependant l’élevage ne se développe pas aussi rapidement qu’en Australie ou à la Plata : le nombre des troupeaux n’y augmente pas dans les mêmes proportions, mais la richesse s’y accroît plus vite ; l’éleveur texien a sur ses congénères cet avantage qu’il a à sa porte un débouché qui suffit à l’écoulement du croît annuel. On ne compte, en effet, au Texas que 10 millions de moutons et 6 millions de bêtes à cornes quand il en pourrait porter autant que l’Australie. Mais ce qui ne s’est pas réalisé depuis longtemps aura trop tôt son heure ; déjà l’écoulement est moins actif, la multiplication a marché vite dans les états du Nord, et la demande de bétail est déjà moins suivie au Texas ; les centres industriels ont aux États-Unis des approvisionnemens à portée : pour ceux-ci le champ est vaste. À ces consommateurs américains beaucoup plus actifs qu’en aucun lieu du monde et dont le nombre équivaut à ceux de l’Angleterre et de la France réunis, les États-Unis ne présentent que 35 millions de bêtes à cornes et 35 millions de moutons, quantités un peu supérieures pour les premiers, inférieures pour les seconds à celles que possèdent ces deux états. Pour des raisons qu’il est difficile de débrouiller, le colon des États-Unis a toujours préféré l’élevage du porc ; aussi ce territoire en possède-t-il près de 50 millions, c’est-à-dire un peu plus que tous les pays d’Europe réunis. Ce chiffre dénonce la nature des occupations du colon américain ; il est surtout habitué à la petite culture, au petit bétail de ferme, qui en utilise tous les produits : les 500,000 immigrans qui débarquent chaque année apportent les mêmes mœurs et suivent le chemin tracé. La loi ne permet pas. de vendre à chacun d’eux plus de 162 hectares de terres domaniales, ce qui détermine une subdivision de la terre vierge et déserte en parcelles trop menues pour que l’élevage y puisse être tenté, pour que la vie pastorale y soit possible. Le prix de cette terre est en outre très élevé : dans certaines parties du Texas même occupées par les éleveurs, il n’est pas rare de la voir atteindre le prix de 300 francs l’hectare ; c’est un prix que l’éleveur des pampas ne saurait, lui, accepter, et que seul, l’agriculteur peut supporter à force d’efforts et de capitaux : si l’éleveur du Texas et des États-Unis peut payer ces prix élevés, c’est qu’il vend son bétail trois et quatre fois plus cher que celui des pampas et d’Australie, c’est que la consommation locale lui offre des débouchés importuns. Ce sont ces raisons aussi qui l’empêchent de songer à l’exportation de ses produits : c’est donc encore pour le moment un concurrent à négliger.


III

Des détails que nous avons donnés jusqu’ici sur les pays d’Europe et les régions exotiques où l’élevage est possible et pratiqué, on peut conclure que, sauf la Russie méridionale, qui peut fournir un appoint aux pays de l’Europe occidentale dont la consommation de viande dépasse la production, toutes les contrées, même celles qui ont une certaine notoriété comme productrices, ont peine à se suffire à elles-mêmes dans les conditions actuelles d’une consommation tout à fait inférieure à ce que peuvent souhaiter ceux qui désirent voir s’augmenter le bien-être de l’humanité. Quant aux pays exotiques, ce que nous avons dit suffit à démontrer que le bruit qui se fait autour de leur production, les craintes qu’ils inspirent à l’éleveur européen, les espérances qu’ils donnent au consommateur, ne sont pas chimériques.

Et cependant, si l’on entend quelquefois un Européen parler de viandes exotiques, c’est comme d’une curiosité qu’il aura vue apparaître sur quelque table de banquet de société en formation. Il déclarera par politesse ou conviction que le goût en était excellent, mais jamais, depuis, il n’aura en l’occasion de contrôler cette première impression. Aussi bien en Angleterre qu’en France, il en va tout de même ; dans ce pays que l’on nous représente quelquefois comme envahi par les viandes exotiques, c’est aussi dans les banquets spéciaux de propagande que la gentry apprécie le goût de cette viande, qui n’apparaît même sur les marchés qu’en proportion négligeable.

Il y a plus d’un demi-siècle que la science et l’industrie unissent leurs efforts pour résoudre ce grand problème du transport des viandes et de l’union des grands producteurs et des grands consommateurs. À cette date éloignée, il n’y avait pas même lieu de se préoccuper encore d’enlever aux premiers un trop plein qui n’existait nulle part, que la légende seule avait créée, en particulier à La Plata. On cherchait alors à conserver la viande au moyen d’antiseptiques, dans des bocaux de vinaigre, comme les cornichons, d’alcool comme les fruits, dans le sucre comme les confitures, ou dans des sels aussi inconnus que nuisibles. Tous les efforts furent vains et le sont encore ; quelques esprits mal renseignés sur les besoins du commerce s’y attardent et de temps à autre font sceller par des personnes autorisées des bocaux qu’ils font promener dans le monde entier ; après un semestre ou deux, ils cuisinent, pour des invités qui les déclarent exquis, ces beefsteaks retour des Indes et, après le dessert et les toasts, le bocal de l’inventeur est classé avec les autres sur les étagères du muséum. Il y a vingt ans cependant, un chimiste célèbre, le baron Liebig, a eu le bonheur inespéré de donner son nom à une composition d’aspect peu agréable et qui, sans le nom de son auteur, aurait probablement été rejoindre, dans les oubliettes de la science, tous les pots de pommade plus ou moins appétissans qu’elle peut avoir composés. Nous serions mal venus à contester les affirmations des prospectus qui recommandent ce produit, après vingt ans de succès, nous qui savons par des renseignemens exacts que chaque année la fabrique d’extrait Liebig abat dans ses corrals de Fray-Bentos, sur la rive de l’Uruguay, environ 400,000 bœufs de choix. Elle est un puissant auxiliaire pour l’éleveur de ces contrées ; mais que l’on ne s’imagine pas que la chair de ses animaux passe tout entière, par cuillerées à café, dans le pot-au-feu des ménagères européennes. Ce que la Compagnie exporte, c’est en réalité 100,000 kilos d’extrait, 200,000 kilos de langues et de corned-beef en boîtes d’un prix élevé, et enfin 2,000 ou 3,000 tonnes de suif. Elle ne saurait se séparer des vieilles traditions. C’est le suif qui est avec le cuir le principal article d’exportation de cette fabrique, comme de tous les saladeros de la Plata et des fonderies de l’Australie. A Fray-Bentos, on prélève sur l’animal quelques quartiers de viande pour faire l’extrait par évaporation et compression, et l’on obtient 1 kilo de pâte par 34 kilos de viande ; d’autres quartiers sont séchés au soleil et salés pour faire le tasajo, article d’exportation beaucoup moins prétentieux que l’extrait ; !mais toutes les parties graisseuses et la viande que l’on n’emploie pas sont jetées pêle-mêle à la cuve et surchauffées sous l’injection de jets de vapeur puissans ; le suif et la graisse ainsi extraits sont embarqués pour l’Europe et employés par la stéarinerie.

Ce traitement barbare du bétail est encore le seul qui soit généralement pratiqué dans les régions où on l’élève en liberté dans les grandes prairies naturelles. Cette exploitation donnait encore à l’éleveur un bénéfice suffisant pour qu’il pût s’enrichir vite alors que ces produits n’avaient pas encore subi la baisse récente que-nous avons signalée. Toutes les parties de l’animal y sont utilisées : cuir, suif, cornes, cornillons, sabots, crin, extrémités et déchets destinés aux fabriques de colle, sang pour le guano, intestins que les charcutiers d’Estramadure transforment en boyaux de porc et les luthiers en cordes à violons, enfin la viande salée ; un bœuf produit ainsi environ 100 francs et un mouton 12 : les éleveurs exotiques voudraient pouvoir toujours compter sur ces prix pour eux rémunérateurs.

Malheureusement le produit qui seul peut soutenir cette valeur, la viande salée, le tasajo, voit chaque jour se resserrer les marchés qu’elle avait créés et alimentés depuis un siècle ; l’industrie du sucre, à La Havane, n’enrichit plus le planteur ; le café, à 30 centimes le kilo rendu au Havre, ruine le propriétaire brésilien ; l’un et l’autre en sont réduits à nourrir de haricots rouges et de maïs leurs nègres dont le travail n’est plus rémunérateur, et l’éleveur ne peut plus écouler ses produits. Quelques chercheurs à l’esprit ingénieux, essaient d’introduire en Espagne, depuis deux ans, en France, depuis quelques mois, ce produit tout à fait exotique, le tasajo, que les nègres ne leur prennent plus. C’est une tentative qui ne peut rien produire. Peut-être quelques Brésiliens, de passage en Europe, en achèteront-ils quelques kilos pour se souvenir un instant de leur plat national, la feijoada, mais cela ne constitue pas un marché. Cette viande noirâtre qui, après avoir été séchée, salée, étendue à plusieurs reprises au soleil, et expédiée en vrac, affecte l’aspect de longues lanières, ne réalise pas l’idéal du consommateur européen, qui veut qu’on lui présente un bœuf ou un mouton, après trente jours de traversée, aussi blanc, aussi rose, aussi frais que celui qui sort de l’abattoir municipal.

Cela est-il possible ? Cela est-il réalisé ? Il y a quinze ans, on considérait comme le maximum des desiderata, parvenir à importer-dans les pays de consommation des viandes cuites et mises en boîtes par le procédé Appert ; on faisait aussi, sans succès, quelques tentatives d’exportation d’animaux vivans. Les efforts des Australiens pour imposer les viandes cuites n’eurent que peu de succès malgré l’encouragement, coûteux pour nous, que leur donna le siège de Paris. Seule la marine recourt en temps de paix à cette alimentation d’assiégés, ce qui suffit à entretenir les illusions et à assurer la ruine des quelques fabricans persévérans. Dans le commerce on ne rencontre guère que quelques boites de conserves, venant de l’Uruguay, de Chicago ou d’Australie, trop chères pour-être considérées autrement que comme aliment de luxe.

L’importation des animaux vivans n’a pas été beaucoup plus heureuse. Elle a été essayée par tous les pays d’élevage exotique, même par les Australiens et les Platéens, à qui la distance à parcourir, des voyages de vingt-cinq à trente jours de traversée, des climats alternativement torrides et froids, ne parurent pas des obstacles insurmontables. Les moutons ne résistèrent pas mieux que le gros bétail, et le résultat fut aussi triste que celui des entreprises dont les chevaux fournissaient la matière. Les frais de transport, la nourriture à bord, les risques qu’aucune compagnie d’assurances ne consentait à couvrir, rendaient ces tentatives trop hasardeuses pour qu’elles pussent jamais prendre rang parmi les opérations commerciales régulières. Les éleveurs avaient beau offrir pour rien les premiers chargemens de bêtes de choix, leur prix, au lieu d’origine, était trop peu de chose en comparaison des frais et des risques pour que cet avantage rendit ces affaires possibles. On a constaté que des envois de moutons ainsi faits de la Plata, revenant à 40 francs par tête rendus au Havre, ne trouvaient pas acheteur à La Villette au-dessus de 8 francs, prix de coalition qu’il était trop facile aux bouchers, qui y font la loi d’imposer à leur guise. Les États-Unis et le Canada, beaucoup plus rapprochés, ont eux-mêmes renoncé à ces entreprises : en 1882, pour la dernière fois, ils ont importé 211 têtes de bétail en Angleterre, c’est peu pour la consommation. Les seuls animaux sur pied qui pénètrent en France viennent d’Algérie, de la Russie méridionale et d’Italie ; nous avons dit que le chiffre des importations de moutons atteignait 2 millions et demi ; quant au gros bétail, il entre en nombre restreint : la France reçoit 215,000 têtes, dont 150,000 pris pour l’engraissement et le reste pour la production du lait. L’Angleterre ne reçoit plus d’animaux sur pied ; en France, même, ils sont appelés à disparaître ; déjà, lors de l’exposition de 1878, des essais ont été faits : des envois de 30,000 kilos de viande abattue arrivaient chaque jour aux halles de Paris transportés dans la glace depuis le fond de la Hongrie.

Nous touchons ici au seul système qui ait donné des résultats pratiques et qui porte en germe l’avenir de l’approvisionnement de l’Europe par les pays exotiques. C’est à la France qu’appartient l’honneur d’en avoir trouvé la solution industrielle, mais c’est à l’Angleterre que revient celui, moins brillant, mais plus lucratif, d’en avoir trouvé l’application commerciale.

Le premier essai, le plus connu, celui du Frigorifique, remonte à 1876. Il fut fait avec beaucoup de solennité. Les inventeurs avaient bien indiqué l’idée, le résultat leur prouva que la mettre en œuvre n’était pas chose si simple. Ils virent se produire, sur les rives de la Plata, ce fait imprévu pour eux, prédit par d’autres, d’une demande de 10,000 moutons ne pouvant être satisfaite par un pays qui en contenait alors déjà plus de 60 millions. De plus, l’erreur commise de croire que l’on ne pouvait congeler et conserver la viande qu’à la condition de suspendre chaque bête isolément, comme à l’état d’un boucher, pour faire pénétrer partout autour l’air froid, rendait le transport assez coûteux pour que l’opération fût ruineuse ; elle le fut.

A la même époque, les Canadiens qui possèdent en quantités considérables, trop peut-être, la matière première de la conservation par le froid et n’ont pas à recourir à des moyens artificiels, essayaient de transporter le bétail abattu dans des cales où on le noyait dans la glace. Le système réussit assez pour démontrer que la viande n’a rien à perdre à voyager en vrac, entassée dans des cales, comme de simples sacs de grains, pourvu que la température soit maintenue à zéro.

C’est ce qui éclaira MM. Jullien-Carré, industriels français, et les décida à tenter une expérience. Ils firent construire un navire, le Paraguay, qu’ils dirigèrent vers la Plata. Ce malheureux navire, dont le voyage intéressait à un si haut point producteurs et consommateurs des deux mondes, eut de nombreuses infortunes de mer. Il coula une première fois, fut reconstruit, réexpédié, retardé un an par des avaries, enfin, rapporta une cargaison de 15,000 moutons, réunie à grand’peine, revenant à un prix élevé, mais faisant la démonstration qu’attendaient les éleveurs et les inventeurs.

Il était de ce jour hors de doute que la viande fraîche supporte admirablement le transport, en grenier, accumulée dans des cales refroidies. Restait à traiter commercialement ce produit nouveau. Or, un produit n’est commercial qu’à la condition de pouvoir être acheté et présenté sur un marché, suivant les besoins, sans que l’acheteur ou le détenteur ait à subir la loi de la contre-partie. Il fallait donc pouvoir traiter cette matière corruptible comme on le fait de toute autre de facile conservation ; pour cela organiser, dans les pays de production, des magasins glacés ou la déposer à mesure des abatages, ce qui permet de s’approvisionner à loisir d’animaux répondant aux exigences de la demande, d’éviter les irrégularités d’un marché producteur à élevage libre, et se préparer, pour le jour où les navires, destinés à les recevoir sans retard, se présenteront, des chargemens suffisans. Cette première partie de l’opération une fois réalisée, il fallait encore disposer des magasins semblables, au lieu d’arrivée, pour ne pas être exposé aux caprices des marchés consommateurs. Il semble que ce plan, assez simple à combiner, était trop complexe pour des intelligences commerciales françaises ; il ne l’était pas pour des Anglais. Les éleveurs australiens furent les premiers à le mettre en pratique, ils trouvèrent aide et capitaux en Angleterre.

L’invention Jullien-Carré servit de point de départ. Au lieu de recourir aux produits chimiques, qui sont quelquefois difficiles à se procurer dans les pays d’outre-mer, on obtint le froid tout simplement par la compression de l’air ; deux systèmes, celui de Haslam et celui de Bell-Coleman, à peu près semblables, furent mis en pratique. On construisit d’abord des vapeurs spéciaux, uniquement destinés à ce commerce, mais bientôt on comprit qu’il était de beaucoup préférable d’aménager, sur les transports ordinaires, des machines prêtes à produire le froid, en cas de besoin, dans des cales pouvant recevoir, à défaut de cette marchandise spéciale, d’autres de toute nature. On construisit, dans les ports d’embarquement, en Australie depuis cinq ans, et depuis trois ans à la Plata, des hangars munis d’appareils à produire le froid et destinés à recevoir des milliers de moutons au fur et à mesure des offres des producteurs et des abatages. Jusqu’ici bien des voyages ont été faits, l’heure des tâtonnemens est passée, la preuve est complète au point de vue industriel. Le problème cependant n’est pas encore commercialement résolu.

Les pays d’élevage libre peuvent-ils fournir d’une façon constante la matière exportable ? Les pays consommateurs sont-ils disposés à l’accepter et à absorber les quantités qu’on leur présentera ? Malgré le nombre d’animaux existans et leur prix de revient dans les pays exotiques, malgré le prix élevé et la demande beaucoup plus active de viande en Europe, ces deux questions posées n’ont pas reçu encore la réponse qu’un observateur superficiel aurait pu faire a priori.

Il a fallu reconnaître que, dans les pays à pâturages naturels, les animaux, malgré les croisemens, restent petits ; de plus, les longues marches que leur permet la libre disposition de grands espaces donnent à la chair des membres de la locomotion une fibre résistante et non pas ce développement charnu obtenu en Europe par la stabulation et très recherché du consommateur. Il est très difficile à la Plata de trouver cent moutons pesant 70 livres, impossible d’en trouver mille ; leur poids ne dépasse pas la cote très basse de 45 à 50 livres. Le pâturage naturel, en outre, n’est pas un pâturage d’engraissement ; l’animal s’y soutient, produit sa laine, y trouve les élémens de sa structure, engraisse même à une certaine saison, mais cette graisse tombe aux premières chaleurs ou aux premiers froids. Il y a donc pour l’éleveur, s’il veut exporter, deux progrès à réaliser qui exigeront de grands frais et du temps ; il lui faut améliorer à la fois ses troupeaux par le croisement et ses pâturages par l’agriculture. On peut espérer que, le branle étant donné, quelques années suffiront pour que de nombreux éleveurs puissent offrir à l’exportation un bétail de choix- en toutes saisons. Déjà l’Australie entraîne à sa suite dans cette voie l’éleveur pampéen, tous deux se rencontrent déjà d’une façon régulière sur les marchés anglais.

A combien s’élève leur importation ? L’Australie livre chaque semaine environ quinze mille moutons à Londres et autant à Liverpool. Cela fait un total de 450 tonnes d’arrivages hebdomadaires pour chaque destination et d’un million et demi de moutons annuels pour toute l’Angleterre. Ce sont des quantités aussi insignifiantes pour le pays qui possède les troupeaux dont nous avons donné le chiffre qu’elles le sont pour la consommation anglaise : c’est, en effet, un appoint de 45,000 tonnes pour un pays qui est en déficit annuel de 500,000 tonnes de viande.

Cependant la vente de ce produit exotique nouveau, quelque minime que soit la quantité importée, est assez lente encore pour que les arrivages de la Plata, qui ne s’élèvent guère jusqu’à présent, par mois, à plus de vingt mille moutons de 50 livres environ, encombrent quelquefois le marché et soient d’un écoulement difficile. Le public anglais ne s’habitue que lentement, à consommer cette viande, malgré le prix de 4 deniers 1/2, soit 0 fr. 45 la livre, auquel on le lui vend au lieu de 6 que vaut couramment la viande anglaise. Ce commerce a devant lui un vaste champ, cela n’est pas douteux ; il ne l’est pas moins qu’il sera lent à le conquérir. Ce n’est pas chose simple que de combattre la routine à la fois dans les deux hémisphères, ce ne l’est pas moins d’immobiliser dans une entreprise à résultat éloigné les capitaux considérables que celle-ci exige. Nous croyons, jusqu’à preuve du contraire, que la France ne se hâte pas de nous donner, que l’Angleterre seule est capable de le faire. Déjà les compagnies d’assurances anglaises, en couvrant, moyennant une prime de 5 pour 100, les risques de bonne arrivée de la viande fraîche, ont donné à ce commerce ses grandes lettres de naturalisation ; en même temps, les docks à congélation se construisent sur les bords de la Tamise, à côté des élévateurs à grains.

On peut dresser d’avance le devis de toutes les parties diverses de cette opération compliquée : les machines à congeler 250 tonnes coûtent à Londres 1,800 livres, les chaudières 200 livres ; en y ajoutant les frais de transport, on sait que ces machines coûteront 76 ; 000 francs, rendues en rade de Sydney ou de Buenos-Aires, et que, montées, mises en place sous les hangars ad hoc, elles reviendront à 100,000 francs, congelant 3,000 tonnes de viande annuelles, chargement suffisant pour six ou sept steamers, prenant chacun, comme nous l’avons dit, 450 tonnes de viande. Toutes les compagnies sont disposées aujourd’hui à faire à bord de leurs steamers les aménagemens nécessaires ; les quelques-millions quelles y dépenseront seront facilement productifs en prélevant, comme elles le font, 2 deniers 1/2 par livre de viande pour les provenances d’Australie et 1 1/2 pour celles de la Plata, pour frais de transport et de congélation. Jusqu’ici, vingt-quatre steamers seulement ont subi la transformation nécessaire pour cette nouvelle destination ; en concédant qu’ils puissent faire quatre voyages par an, cela fait quatre-vingt-seize voyages et une importation de 45,000 tonnes de viande environ.

C’est ici, et devant ce chiffre, que la question de la consommation des viandes exotiques se présente sous son véritable aspect. L’Angleterre accuse, en effet, un déficit de viande de 500,000 tonnes, soit dix fois ce qu’elle peut recevoir avec les moyens de transport dont peuvent disposer aujourd’hui, pour la satisfaire, les éleveurs exotiques ; il faudrait, pour combler ce déficit, doter de machines nouvelles cent navires au lieu de dix. Le déficit de la France, où pas une livre de viande exotique n’est encore entrée dans la consommation, est de 150,000 tonnes annuellement ; combien d’usines à congélation, combien de navires à construire ou à transformer, combien de docks à édifier pour préparer, transporter ou emmagasiner cette quantité considérable, qui exigerait trois cents voyages de steamers aménagés ! Et encore, la consommation de la France est-elle loin d’avoir dit son dernier mot ; on sait que l’habitant de Paris consomme en moyenne 72 kilogrammes de viande par an, qu’il en pourrait absorber le double, et que l’habitant des autres villes et des campagnes n’emploie que 30 kilogrammes de viande par an et par tête ; on peut dire que 30 millions d’habitans mangent de la viande par exception et plusieurs millions n’en mangent pas du tout.

Aussi, ce que nous trouvons à la fin de cette étude, qui nous a menés dans tous les pays du monde, qui nous a donné l’occasion d’en étudier très rapidement la production pastorale et l’économie de cette production, c’est cette conclusion consolante que les éleveurs de France et d’Angleterre peuvent encore, pendant de longues années, appliquer leurs soins, leurs capitaux et leur intelligence à développer leur art, si intéressant et si prospère, qui, pour celui qui en examine les progrès, apparaît comme une des manifestations les plus hautes du génie de l’homme, parvenu par sa propre science, à greffer des variétés d’animaux sur des espèces élaborées par la longue sélection à travers les révolutions du globe et les âges de la terre, à les transformer, à leur faire produire à sa guise ce qui lui est nécessaire et suivant ses besoins.

Les éleveurs exotiques ont cependant, eux aussi, un champ vaste à exploiter : leur rôle leur est tracé par les agriculteurs des mêmes contrées, qui n’ont pas craint de produire trop, de jeter sur tous les marchés du monde trop de céréales, trop de sucre, trop de produits de toutes sortes, et qui ont, par leur témérité, enrichi les entrepreneurs de transports, les intermédiaires, les financiers et, ce qui vaut mieux, eux-mêmes.

Les seuls qui ne nous semblent pas devoir trouver ici d’espérance consolante, ce sont les plus nombreux, les consommateurs. Pour eux, le blé a beau être trop abondant, ils n’en mangent à leur faim qu’à la condition de le payer le même prix que lorsqu’il l’était moins. Il en sera de même toujours de la viande ; son prix s’est toujours élevé, il s’élèvera encore ; il faudra construire encore et aménager des flottes de steamers pour apporter, à travers l’Atlantique, des chargemens de viande qui seront toujours, quoi qu’on fasse, insuffisans à combler, à atténuer même le déficit de France et d’Angleterre. Le jour où, par impossible, on sera parvenu, à force d’efforts, de temps et de capitaux, à satisfaire les demandes de ces deux pays, le déficit se sera de nouveau ouvert sous l’impulsion de consommateurs plus exigeans, et il faudra mettre en œuvre d’autres moyens pour le combler : or la viande n’est pas compressible ; il lui faut son espace, il faut en diviser les masses, de façon à ce que les machines employées puissent la garantir pendant de longues traversées. Il est donc facile de conclure que, pour être résolu en théorie, et admirablement résolu, le problème de l’alimentation de l’Europe par les pays exotiques n’en demeure pas moins fort compliqué et plus plein de promesses pour nos arrière-neveux que pour nous-mêmes.


EMILE DAIREAUX.

  1. Voir notre étude sur l’Industrie pastorale dans les pampas, dans la Revue du 15 juillet 1875.