Les Héritiers Boirouge, fragments d'histoire générale - Scènes de la vie de province

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Les héritiers Boirouge, fragmens d’histoire générale – Scènes de la vie de province – Fragment publié par le vicomte de spoelberch de Lovenjoul
Honoré de Balzac

Revue des Deux Mondes tome 42, 1917


LES HÉRITIERS BOISROUGE [1]
FRAGMENS D'HISTOIRE GÉNÉRALE

SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE
FRAGMENT PUBLIÉ PAR LE VICOMTE DE SPOELBERCH DE LOVENJOUL


NOTICE

La première mention connue de cet ouvrage si longtemps projeté par Balzac se trouve imprimée au bas de la page qui, dans l’édition originale d’Eugénie Grandet, en "suit immédiatement le titre. Elle y fait partie de la table complète, donnée ainsi d’avance, des quatre volumes des Scènes de la Vie de Province, dont Eugénie Grandet forme le tome premier. Il fut mis en vente le 15 décembre 1833, portant le millésime de 1834.

À cette date, l’œuvre s’appelait seulement Fragment, ou Fragmens d’Histoire générale. Cette étude, dont de trop courtes pages subsistent seules, doit avoir été écrite vers cette époque. Elle était alors destinée au dernier volume des Scènes en question, dont les tomes trois et quatre devaient contenir les récits suivans : Les Amours d’une laide, la Grande Bretèche, le Cabinet des Antiques, l’Original, — Fragmens d’histoire générale, et Illusions perdues. Par malheur, ni les Amours d’une laide, ni l’Original, ni Fragmens d’Histoire générale n’ont jamais vu le jour. Voici la seule épave qui nous soit parvenue de ces trois tableaux de mœurs provinciales.

Pendant les trois ans et deux mois que dura la publication des douze volumes de ses Études de mœurs au dix-neuvième siècle, dont font partie les Scènes de la Vie de Province, — 15 décembre 1833-15 lévrier 1837, — le maître recula plus d’une fois, ainsi que le fait se produisit trop souvent à propos des écrits annoncés par lui, les dates fixées pour l’apparition des différens récits que l’ouvrage devait contenir.

Il commença d’abord par inscrire l’annonce suivante au revers de la couverture du tome quatre des Scènes de la Vie Parisienne, mis en vente le 1er mai 1835 : « La sixième livraison des [Études de mœurs au dix-neuvième siècle], qui paraîtra le 1er août prochain, se composera des tomes sept et huit [tomes trois et quatre des Scènes de la Vie de Province], Ces deux volumes compléteront cette deuxième série, seront complètement inédits et contiendront : La Grande Bretèche, le Cabinet des Antiques. — Fragment d’Histoire Générale, Illusions perdues. »

Puis, n’étant pas prêt le 1er août, il fit imprimer ce nouvel avis au revers de la couverture du tome premier, — publié après le quatrième, — des Scènes de la Vie Parisienne, lequel parut le 15 novembre 1835 : « La sixième livraison [des Études de mœurs au dix-neuvième siècle] qui paraîtra en décembre prochain, se composera des tomes sept et huit [tomes trois et quatre des Scènes de la Vie de Province]. Ces deux volumes, qui complètent la deuxième série [et l’ouvrage entier], seront entièrement inédits et contiendront : la Grande Bretèche, le Cabinet des Antiques. — Fragment d’Histoire Générale, Illusions Perdues. »

Si, désespérant sans doute d’avoir terminé son œuvre à temps, Balzac renonça définitivement dès le début de 1836 à faire entrer Fragment d’Histoire générale dans ses Études de mœurs au dix-neuvième siècle, il n’en fut pas de même quant à son intention formelle d’achever cet ouvrage et de le faire paraître. C’est en 1836, en effet, qu’il compléta son titre, légèrement obscur, en le faisant précéder de celui-ci : Les Héritiers Boirouge.

On en trouve la preuve dans la lettre qu’au printemps de cette même année 1836 il fit parvenir à Madame Emile de Girardin. Celle-ci étant alors sur le point de publier son spirituel roman : la Canne de Monsieur de Balzac, lui avait demandé quelle était l’œuvre dont il s’occupait en ce moment. Sa réponse, dont nous extrayons le passage suivant, est imprimée tout entière dans sa Correspondance : « Ma première publication sera le Lys dans la Vallée ; mais, si le procès qui en retarde la publication est perdu, ce sera les Héritiers Boirouge. »

En conséquence, Madame Emile de Girardin termina son livre, qui fut mis en vente en mai 1836 (avant le gain par Balzac du procès en question), par les lignes suivantes : « Qu’est devenue la canne ? dira-t-on. Vous allez le savoir. Elle est retournée aux mains de Monsieur de Balzac, et… les Héritiers Boirouge vont paraître. »

Mais l’écrivain, ayant, en juin 1836, gagné triomphalement sa cause, il en résulta qu’il fit mettre immédiatement en vente le Lys dans la Vallée, et qu’il remit de nouveau dans ses cartons les infortunés Héritiers Boirouge.

Toutefois, à la fin de ce même mois, Balzac qui se reposait à Sache, chez son ami de Margonne, des longs ennuis causés par ce procès, écrivit à Emile Regnault, le gérant de la Chronique de Paris, une longue épitre recueillie aussi dans sa Correspondance.

Les lignes suivantes tirées de cette lettre précisent de nouveau son intention de livrer prochainement à la publicité les Héritiers Boirouge sans les comprendre dans les Études de mœurs au dix-neuvième siècle dont Madame Béchet était l’éditeur : « J’aurai, suivant toute probabilité, terminé les Illusions perdues pour samedi prochain. Je crois que cela fera quatre-vingt-dix feuillets, et j’ai bien fait de commencer par-là, car alors le Cabinet des Antiques suffirait pour compléter les deux volumes de la veuve Béchet ou dame Jacquillat. Elle ne mérite pas que je lui donne les Héritiers Boirouge. Cette œuvre, avec César Birotteau, remplira la caisse du sieur Werdet. »

Observons ici que les deux derniers volumes des Scènes de la Vie de Province, dus à Mme Béchet, comme complément des douze volumes des Études de mœurs au dix-neuvième siècle, parurent seulement le 15 février 1837, alors que Werdet lui avait racheté la propriété de tout l’ouvrage. Le contenu de ces deux volumes trompa bien des espérances, car des six études promises dès 1833, ils n’en firent connaître que deux : la Grande Bretèche et Illusions perdues. Fragmens d’Histoire générale et les autres récits, annoncés depuis si longtemps, y furent remplacés par la seule Vieille Fille.

Néanmoins, les Héritiers Boirouge ne cessèrent pas encore de hanter l’esprit de Balzac. En 1839, au cours de la préface du Cabinet des Antiques, — supprimée depuis dans la Comédie humaine, — il donna cette fois d’intéressans détails sur l’ouvrage en question. Les voici : « L’auteur [du Cabinet des Antiques] n’a pas renoncé non plus au livre intitulé : les Héritiers Boirouge, qui doit occuper une des places les plus importantes dans les Scènes de la Vie de Province, mais qui veut de longues études exigées par la gravité du sujet. Il ne s’agit pas moins que de montrer les désordres que cause au sein des familles l’esprit des lois modernes. »

Il nous faut parler maintenant d’une sorte d’énigme, dont, par malheur, le mot nous échappe absolument. Il s’agit du deuxième chapitre des Héritiers Boirouge, dont le titre seul est écrit sur le manuscrit, l’ouvrage demeurant inachevé précisément à partir de cet endroit.

Or, ce chapitre est intitulé : Ursule Mirouet. Tout semblerait donc indiquer que l’œuvre portant ce dernier titre aurait pris, dans la Comédie humaine, la place qu’y devaient occuper les Héritiers Boirouge. D’une part, le sujet d’Ursule Mirouet, aussi bien que certains passages du manuscrit des Héritiers Boirouge faisant partie des deux récits, confirmerait absolument cette opinion, si, d’autre part, on ne retrouvait, en 1845, cette dernière œuvre inscrite sur le catalogue détaillé de la future seconde édition de la Comédie humaine, établi, comme toujours, longtemps à l’avance par Balzac.

Donc, puisqu’en 1845 les Héritiers Boirouge sont encore annoncés parmi ses ouvrages à paraître, alors qu’Ursule Mirouet, publiée en 1841, se trouve pourtant indiquée aussi sur la même liste imprimée, il faut bien en conclure que les deux romans devaient comporter des sujets complètement distincts.

Laissant de côté cette question, insoluble aujourd’hui, nous terminerons cette notice en rappelant au lecteur qu’Ursule Mirouet fit sa première apparition dans le Messager du 25 août au 23 septembre 1841, portant la date de juin-juillet-de la même année. L’action des Héritiers Boirouge se passe à Sancerre, et celle d’Ursule Mirouet à Nemours. Il serait curieux d’attribuer ce dernier choix au fait de la mort de Madame de Bemy, survenue, comme on sait, le 27 juillet 1836.

En effet, jusqu’à cette date, jamais Balzac, qui venait constamment voir sa dilecta à la Bouleaunière, — habitation voisine de Nemours, qu’il connaissait donc parfaitement, — ne prit ce cadre pour y développer l’action d’aucun de ses romans. Mais, en 1841, cette raison de réserve par rapport à Nemours n’existait donc plus pour lui. Aussi Balzac jugea-t-il sans doute, cinq ans après la mort de la meilleure amie qu’il ait jamais rencontrée, pouvoir, sans blesser aucune délicatesse, placer dans cette ville les personnages de son œuvre nouvelle. Il eût été d’ailleurs impossible de les maintenir à Sancerre, ceux de la Muse du Département étant déjà établis, depuis 1843, dans cette jolie cité du Cher.

Enfin, s’il reprit aux Héritiers Boirouge le nom de sa nouvelle héroïne, il n’en fut pas de même pour celui qu’il avait si bien adapté à toute cette famille de vignerons, buveurs de rouge, très à leur place à Sancerre, située dans un pays de vignobles, mais dont l’existence à Nemours eût contrasté comme exactitude avec le souci du détail précis qui poursuivait sans relâche le génial auteur de la Comédie humaine. En revanche, il attribua très légitimement ce nom à quelques-unes des personnalités sancerroises jouant un rôle dans la Muse du Département.

Comme dernier mot, appelons l’attention sur l’espèce d’analogie existant entre ce début des Héritiers Boirouge, et la généalogie beaucoup moins étendue établie par M. Emile Zola pour ses Rougon-Macquart. Il y a là, toutes proportions gardées, une sorte de curieuse rencontre entre le maître du roman moderne et l’un de ses plus puissans admirateurs.

VICOMTE DE SPOELBERCH DE LOVENJOUL.

Villa close, août 1897.


AVANT-SCÈNE

Avant d’entreprendre le récit de cette histoire, il est nécessaire de se plonger dans le plus ennuyeux tableau synoptique dont un historien ait jamais eu l’idée, mais sans lequel il serait impossible de rien comprendre au sujet.

Il s’agit d’un arbre généalogique aussi compliqué que celui de la famille princière allemande la plus fertile en lignes qui se soit étalée dans l’Almanach de Gotha, quoiqu’il ne soit question que d’une race bourgeoise et inconnue.

Ce travail a d’ailleurs un mérite. En quelque ville de province que vous alliez, changez les noms, vous retrouverez les choses. Partout, sur le continent, dans les îles, en Europe, dans les plus minces bourgades, sous les dais impériaux, vous rencontrerez les mêmes intérêts, le même fait.

Ceci, pour employer une expression de notre temps, est normal.


I

Sancerre est une des villes de France où le protestantisme a persisté. Là, le protestant forme un peuple assez semblable au peuple juif : le protestant, y est généralement artisan, vendeur de merrain, marchand de vin, prêteur à la petite semaine, avare, faiseur de filles, il trace, il talle comme le chiendent, demeure fidèle aux professions de ses pères, par suite de son obéissance aux vieilles lois qui lui interdisaient les charges publiques ; et, quoique, depuis la Révolution, les ordonnances prohibitoires aient été abrogées, le libéralisme et l’aristocratie, ces deux opinions ennemies, [ont] fait moralement revivre, sous la Restauration, les anciens préjugés.

Il y a la riche bourgeoisie protestante, et les simples artisans industrieux, deux nuances dans le peuple. Or, la bourgeoisie protestante ne se composait que de trois familles, ou plutôt de trois noms : les Chandier, les Bianchon et les Popinot. Les artisans se concentraient dans les Boirouge, les Mirouet et les Bongrand.

Toute famille qui n’était pas plus ou moins Chandier-Popinot, Popinot-Chandier, Bianchon-Popinot, Popinot-Bianchon, Chandier-Chandier, Bianchon-Chandier, Bianchon-Grand-bras, Chandier-Grossequille, Popinot primus, etc., ou Boirouge-Mirouet, Mirouet-Bongrand, Bongrand-Boirouge, etc., — car chacun peut inventer les entre-croisemens et les mille variétés de ce kaléidoscope génératif, — cet homme ou cette femme était ou quelque pauvre manouvrier, [ou] vigneron, [ou] dômes-, tique, sans importance dans la ville.

Après ces deux grandes bandes, où les trois races primitives se panachaient elles-mêmes, il se trouvait un troisième clan, dirait Walter Scott, engendré par les alliances entre la bourgeoisie et les artisans. Ainsi, le protestantisme sancerrois avait ses Chandier-Boirouge, ses Popinot-Mirouet et ses Bianchon-Bongrand, d’où jaillissaient d’autres familles, où les noms se triplaient et se sextuplaient.

Il résultait de ce lacis constant des familles un singulier fait : le Mirouet pauvre était étranger au Mirouet riche ; les parens les plus unis n’étaient pas les plus proches ; une Chandier tout court, ouvrière à la journée, venait pour quelques sous travailler chez une Madame Chandier-Popinot, la femme du plus huppé notaire.

Les six navettes sancerroises tissaient perpétuellement une toile humaine, dont chaque lambeau avait sa destinée, serviette ou robe, étoffe splendide ou doublure ; c’était le même sang qui se trouvait dans ce corps, cervelle, lymphe, sang veineux ou artériel, aux pieds, au cœur, dans le poumon, aux mains ou ailleurs.

Ces trois clans exportaient leurs aventureux enfans à Paris, où les uns étaient simples marchands de vin, à l’angle de deux rues, sous la protection de la Ville de Sancerre. Les autres embrassaient la chirurgie, la médecine, étudiaient le droit, ou commerçaient.

Au moment où l’historien écrit cette page de leurs annales, il existe à Paris un Bianchon, illustre docteur, de qui la gloire médicale soutient celle de l’École de Paris. Quel Parisien n’a pas lu sur les murs de sa cité les grandes, affiches de la maison Popinot et compagnie, parfumeurs, rue des Lombards ? N’y a-t-il pas un juge d’instruction au tribunal de.la Seine ayant nom Popinot, oncle du Popinot parfumeur, et qui avait épousé une demoiselle Bianchon, car les Sancerrois-Parisiens s’allient entre eux poussés par la force de la coutume, et ils se répandent dans la bourgeoisie avec la ténacité que donne l’esprit de famille ?

Portons nos regards un peu plus haut. Examinons l’humanité. Ce coup d’œil sur l’union du protestantisme sancerrois démontre un singulier fait, dont voici la formule. Toutes les familles nobles du treizième siècle ont coopéré à la naissance d’un Rohan d’aujourd’hui. En d’autres termes, tout bourgeois est cousin d’un bourgeois, tout noble est cousin d’un noble. Comme le dit la sublime page des généalogies bibliques, en mille ans trois familles peuvent couvrir le globe de leurs enfans. Il suffit, pour le prouver, d’appliquer à la recherche des ancêtres et à leur accumulation, — qui s’accroît dans les temps par une progression géométrique multipliée par elle-même, — le calcul de ce sage qui, demandant au roi de Perse en récompense d’avoir trouvé le jeu d’échecs, un épi de blé pour la première case, en doublant la somme jusqu’à la dernière, fit voir au monarque que son royaume ne pouvait suffire à l’acquitter.

Il s’agit donc ici d’établir, en dehors de la loi générale qui régissait les trois principales races protestantes à Sancerre, l’arbre généalogique d’un seul rameau des Boirouge.

En 1832, il existait à Sancerre un vieillard âgé d’environ quatre-vingt-dix ans, respectueusement nommé le père Boirouge.

Lui seul, à Sancerre, se nommait Boirouge tout court, sans aucune annexe. Né en 1742, il était sans doute l’enfant de quelque artisan, échappé aux effets de la révocation de l’Edit de Nantes à cause de sa pauvreté, car l’histoire nous apprend que les ministres de Louis XIV s’occupèrent alors exclusivement des religionnaires en possession de grands biens territoriaux, et furent indulgens pour les prolétaires. Que votre attention ne se fatigue pas !

En 1760, à l’âge de dix-huit ans, Espérance Boirouge[2], ayant perdu son père et sa mère, abandonna sa sœur, Marie Boirouge, à la grâce de Dieu, laissa son frère, Pierre Boirouge, vigneron au village de Saint-Satur, et vint à Paris, chez un Chandier, marchand de vin, établi carré Saint-Martin, au Fort Samson, enseigne protestante, que tout flâneur pouvait voir encore en 1820, au-dessus des barreaux en fer de la boutique, toujours tenue par un Sancerrois, et où se buvait le vin du père Boirouge.

Espérance Boirouge était un petit jeune homme carré, trapu comme le fort Samson. Il fut second, puis premier garçon du sieur Chandier, célibataire assez morose, âgé de quarante-cinq ans, marchand de vin depuis vingt années, et qui, lassé de son commerce, vendit son fonds à Boirouge, afin de pouvoir retourner à son cher Sancerre. Il y acheta la vieille maison qui fait le coin de la Grande Rue et de la rue des Saints-Pères, en face de la place de la Panneterie.

Cet événement eut lieu vers la fin de l’année 1765.

Vendre son fonds de Paris à Espérance Boirouge n’était rien, il fallait se faire payer, en toucher le prix.

M. Chandier, sa maison acquise, ne possédait que six journées de vignes, et les dix mille livres) valeur de son fonds, qu’il voulait placer en vignes, afin d’en vendre les récoltes au Fort Samson, et vivoter en paix.

Il voulut marier le jeune Boirouge à une Bongrand[3], fille d’un marchand drapier, qui avait douze mille livres de dot, mais, en y pensant bien, il la garda pour lui-même, n’eut pas d’enfans, mourut au bout de trois ans de mariage, sans avoir reçu deux liards de ce coquin de Boirouge, disait-il.

Ce coquin de Boirouge vint à Sancerre pour s’entendre avec la veuve, et il s’entendit si bien avec elle qu’il l’épousa.

Sa sœur, Marie Boirouge, s’était mariée à un Mirouet, le meilleur boulanger de Sancerre, et son frère, le vigneron, était mort sans enfans.

A trente et un ans, en 1771, Espérance Boirouge se trouva donc allié aux Bongrand, eut, sans bourse délier, le Fort Samson, et sa femme lui apporta douze mille livres placées en vignes, les vignes du vieux Chandier, et la maison située au coin gauche de la rue des Saints-Pères, dans la Grande-Rue. Cette maison, il la loua ; les vignes, il en donna le gouvernement au sieur Bongrand, son beau-père, en se promettant bien d’en vendre lui-même les produits, et il revint à Paris faire trôner sa femme au comptoir d’étain du Fort Samson.

Une circonstance aida à la fortune de l’heureux Boirouge. L’Opéra brûla, fut reconstruit à la Porte-Saint-Martin, et comme le Fort Samson était réputé pour débiter du vin excellent et non frelaté, tous les gens des bonnes maisons vinrent y boire, en attendant la sortie de leurs maîtres.

La femme de Boirouge était une bonne ménagère, économe et proprette ; elle eut trois enfans, trois garçons, l’aîné Joseph, le second Jacques, le troisième Marie. Elle les éleva tous très bien et mourut après les avoir tous établis et mariés à Sancerre, voici comment :

Joseph apprit à Paris le commerce de la draperie, et succéda naturellement à son grand-père maternel, Bongrand ; il épousa une Bianchon, et fut la tige des Boirouge-Bianchon.

Le second, mis chez un apothicaire à Paris, vint à Sancerre épouser la fille d’un Chandier, apothicaire à la Halle, dont il prit l’établissement, et fut la souche des Boirouge-Chandier.

Le troisième, le plus aimé de Boirouge et de sa femme, fut placé chez un procureur au Chlet[4], et se trouvait juge à Sancerre, où il avait épousé une Popinot. Il y eut donc une troisième ligne, [celle] de [s] Boirouge-Popinot.

En 1800, le père Boirouge avait rendu ses comptes à ses trois enfans, qui avaient également tous hérité de leurs ayeux maternels, et le bonhomme était revenu habiter sa maison de Sancerre, après avoir vendu le fonds du Fort Samson au fils de sa sœur, Célestin Mirouet, qui se trouvait sans un sou.

Ce Célestin Mirouét était, depuis dix ans, le premier garçon de son oncle, et, depuis dix ans, il menait une vie très dissipée, en compagnie d’une mauvaise fille de Sancerre, qu’il avait rencontrée à Paris. Il mourut en 1810, en faisant [une] faillite où le père Boirouge perdit environ dix mille francs, — le prix de deux récoltes envoyées au Fort Samson, — et son neveu lui recommandait une petite fille de dix ans, laquelle se trouvait [réduite] à la mendicité.

Madame Mirouet, mère d’Ursule Mirouet, avait quitté son mari pour devenir la maîtresse d’un colonel. Elle fut figurante au théâtre Montansier, et périt misérablement à l’hôpital.

Ainsi, la branche collatérale féminine du père Boirouge se trouvait représentée par une pauvre enfant de six ans[5], sans pain, sans feu ni lieu. En mémoire de sa sœur, le vieux Boirouge recueillit donc son arrière-petite-nièce dans sa maison de Sancerre, en 1810.

Vers la fin de l’année 1821, époque à laquelle commencent les événemens de cette histoire, le père Boirouge était à la tête d’une immense famille.

Boirouge-Bongrand, son fils aîné, était mort, laissant deux fils et deux filles, tous quatre mariés et ayant tous quatre des enfans, ce qui faisait, de ce côté, quatre héritiers du père Boirouge, ayant chacun des enfans. Or, à quatre par famille, cette branche offrait vingt-quatre têtes, et se composait de Boirouge-Bongrand, dit Ledaim, de Boirouge-Bongrand, dit Grosse-Tête, de Mirouet-Boirouge-Bongrand, dit Luciot, de Popinot-Boirouge-Bongrand, dit Souverain, car chacun des chefs avait, d’un commun accord, adopté des surnoms pour se distinguer, et, dans la ville, ils étaient connus plus sous les noms de Ledaim, de Grosse-Tête, de Luciot et de Souverain, que sous leurs doubles noms patronymiques. Ledaim était drapier, Grosse-Tête faisait le commerce du merrain, Luciot vendait des fers et des aciers, Souverain tenait le bureau des diligences et était directeur des assurances.

La seconde ligne, celle des Boirouge-Chandier, l’apothicaire, s’était divisée en cinq familles, et Boirouge-Chandier avait péri malheureusement en faisant une expérience chimique. Son fils aîné lui avait succédé et gardait le nom de Boirouge-Chandier. Il "était encore garçon, mais il avait deux frères et deux sœurs. L’un de ses frères était huissier à Paris ; l’autre tenait l’auberge de l’Écu de France ; l’une de ses sœurs avait épousé un fermier, et l’autre le maître de poste. Cette seconde ligne présentait un total de trente personnes, tenant par ses alliances à toute la population protestante.

La troisième branche issue du père Boirouge était celle du juge Boirouge-Popinot. M. Boirouge-Popinot vivait encore ; il avait six enfans, tous destinés au barreau, au notariat et à la magistrature. L’ainé était substitut du procureur du Roi à Nevers ; le second était notaire à Sancerre ; le troisième, avoué à Paris ; le quatrième y faisait son droit ; le cinquième, âgé de dix ans, était au collège [à Vendôme]. Le premier enfant du juge était une fille, mariée à un médecin de Sancerre, M. Bianchon, le père du célèbre docteur Bianchon, de Paris, lequel avait épousé en secondes noces Mademoiselle Boirouge-Popinot. Cette ligne avait un personnel de neuf têtes ; mais le juge était le seul héritier vivant direct du père Boirouge. Ainsi, le fils le plus aimé parmi les trois restait le dernier.

A moins de quelque mort nouvelle, en 1821, la succession du père Boirouge se partageait entre neuf pères de famille. Le juge y prenait un tiers ; le second tiers appartenait aux quatre Boirouge de la première branche, et le dernier aux cinq Boirouge de la deuxième branche. Le bonhomme avait empli Sancerre de ses trois lignées, qui se composaient de treize familles et de soixante-treize personnes, sans compter les parens par alliance. Aussi, ne doit-on pas s’étonner de la popularité attachée à la vieille maison située dans la Grande-Rue, que l’on nommait la Maison aux Boirouge. Au-dessus de cette gent formidable, le père Boirouge s’élevait patriarcalement ; uni par sa femme à la grande famille des Bongrand, qui, fleuve humain, avait également envahi le pays sancerrois, et foisonnait à Paris dans le commerce de la rue Saint-Denis.

Toutes ces tribus protestantes n’expliquaient-elles pas les tribus d’Israël ? Elles étaient une sorte d’innervation dans le pays ; elles y touchaient à tout. Si elles avaient eu leur égoïsme de race, comme elles avaient un lien religieux, elles eussent été dangereuses ; mais là, comme ailleurs, la persécution qui resserre les familles, n’existant plus, ce petit monde était divisé par les intérêts, en guerre, en procès pour des riens, et ne s’entendait bien qu’aux élections. Encore le juge, M. Boirouge-Popinot, était-il ministériel ; il espérait être nommé président du tribunal, avancement légitimement gagné par vingt années de service dans la magistrature.

Les membres de cette famille étaient donc plus ou moins haut placés sur l’échelle sociale. Quoique parens, les relations suivaient la loi des chacun à chacun de la trigonométrie ; elles étaient intimes selon les positions.

Enfin, quoique la succession du père Boirouge intéressât treize familles et une centaine de personnes dans Sancerre, le bonhomme y vivait obscurément ; il ne voyait personne ; son fils, le juge, le visitait parfois ; mais, s’il jouissait du plus grand repos, il mettait, le soir, bien des langues en branle, car il était peu de ses héritiers qui, à propos d’une économie ou d’une dépense ne dit : « Quand le père Boirouge aura tortillé l’œil, j’achèterai, j’établirai, je ferai, je réparerai, je construirai ; » etc. Depuis dix ans, ce cercueil était l’enjeu de vingt-cinq personnes dans leur partie avec le hasard, et depuis dix ans, le hasard gagnait toujours. Quiconque descendait la Grande-Rue de Sancerre, en allant de la Porte-César à la Porte-Vieille, disait en arrivant à la Place de la Panneterie et montrant la vieille maison aux Boirouge : « Il en a des écus, celui-là ! »

Comme dans toutes les villes de province, et dans tous les pays, chacun avait fait un devis approximatif de la succession Boirouge.

Ses enfans établis, sa femme morte, ses comptes rendus, le bonhomme possédait la maison que lui avait léguée sa femme, trente journée de vignes, une métairie de sept cents livres de rente, et, disait-on, une somme de vingt mille francs en écus, de laquelle il avait frustré ses enfans en la gardant toute pour lui, au lieu de la faire porter à l’actif de la communauté lors de l’inventaire. Comme [le] bonhomme avait, pendant longtems, prêté à dix pour cent en dedans, et qu’il vendait avantageusement ses récoltes au Fort Samson, ses revenus étaient évalués entre dix et douze mille livres qu’il avait dû mettre de côté chaque année, en grossissant toujours le capital par l’adjonction des intérêts.

Le vieillard avait constamment loué, pour deux cents francs, le premier étage de sa maison, et sa manière de vivre permettait de supposer qu’en ajoutant mille francs à cette somme, toutes ses dépenses étaient couvertes.

Or, vingt-deux ans d’économies produisaient un capital d’environ trois cent mille francs dont il n’existait aucune trace à Sancerre. A l’exception de cent arpens de bois que le père Boirouge avait achetés en 1812, et d’une seconde métairie, d’un produit d’environ neuf cents francs, qui jouxtait la sienne et qu’il avait acquise en 1819, personne ne savait où il plaçait ses économies. Sa fortune au soleil était évaluée à deux cent cinquante mille francs, par les uns, à cent mille écus par les autres. Mais, généralement, les capitaux mystérieux et les biens territoriaux représentaient six cent mille francs dans l’esprit de chacun. Depuis deux ans, ce capital, fruit de la longévité, devait donc s’augmenter de dix mille écus par an.

Quelle serait cette fortune, si, comme le prétendaient quelques malicieux Sancerrois, il prenait fantaisie au bonhomme d’aller à cent ans !

— Il enterrera ses petits-enfans ! disait, au commencement de l’hiver, en 1821, le fils aine de Boirouge-Soldet, qui servait de commis à son père, et qui était venu parler à sa cousine, la femme de Boirouge-Chandier-fils-aîné, l’apothicaire.

La reine des boutiquiers de la Halle était une Bongrand, célèbre par sa beauté. Elle se tenait sur le seuil de sa porte, et regardait, ainsi que son cousin, le père Boirouge qui marchandait un sac de blé a un de ses fermiers.

— Oui, cousine, ce seront les enfans de ses arrière-petits-enfans qui auront à partager ses biens.

— Beau venez-y-voir, répondit-elle. Laissât-il un million, qu’est-ce que ce sera, s’il faut le distribuer à cent héritiers ! Tandis qu’aujourd’hui, son fils, le juge, aurait au moins le plaisir de jouir d’un bel héritage, et mon mari, qui aurait le quart du tiers, pourrait en faire quelque chose.

— Ses héritiers auront des noix quand ils n’auront plus de dents, dit le fils du maître de poste, qui venait d’acheter de l’avoine, et qui s’approcha de la boutique.

— C’est vrai, répondit Madame, Boirouge-Chandier-fils-aîné ; il se porte comme un charme. Voyez ! il fait son marché lui-même, il va sans bâton, il a l’œil clair comme celui des basilics dont Chandier vend de l’huile.

— Le bonhomme, voisine, trouve avec raison que c’est malsain de mourir.

— Que fait-il de ses écus ? Pourquoi n’en donne-t-il pas à ceux de ses héritiers qui en ont besoin ? dit le jeune Soldet.

— Cousin, dit la femme de l’apothicaire, ce qu’il ferait pour l’un, il devrait le faire pour l’autre ; et alors il aurait trop à faire.

— Tenez, cousine, dit en souriant le fils du maître de poste, le bonhomme a près de lui une pie qui s’entend à becqueter le grain.

Et il salua la femme de l’apothicaire et le jeune Soldet, après avoir montré du doigt une jeune fille qui, sans doute, venait quérir le père Boirouge, car elle le cherchait au milieu de la foule, le trouva, lui parla, et reprit de compagnie avec lui le chemin de sa maison. Mais le vieillard fut arrêté précisément à quelques pas de la boutique de l’apothicaire par un [de] ses vignerons.

— Croyez-vous, cousine, ce que l’on dit de cette jeunesse ? demanda Soldet en montrant Ursule Mirouet.

— Elle pourrait bien écorner la succession ; en tout cas, elle aurait gagné son argent, car le bonhomme n’est pas un Adonis.

Ce méchant propos aurait certes blessé l’âme d’un de ces jeunes gens que les romanciers ne mettent pas en scène sans leur donner une provision de beaux sentimens ; mais il fit sourire Augustin Soldet, car il pensa qu’Ursule Mirouet serait alors un bon parti.

— Adieu, cousine, dit-il.

Il vint pour saluer la jeune fille ; mais en ce moment même le bonhomme Boirouge avait fini ses recommandations à son vigneron, et prenait la Grande-Rue pour descendre chez lui, car la Grande-Rue de Sancerre est une rue en pente qui mène au point le plus élevé de la ville, à une espèce de mail, situé à la Porte-César, que domine cette fameuse tour aperçue par le » voyageurs à six lieues à la ronde, la seule qui reste des sept tours du château de Sancerre, dont les débris appartiennent à M. Roy.

Soldet regarda la jupe plissée que portait Ursule, et se plut à deviner la rotondité des formes qu’elle cachait, leur fermeté virginale, en pensant que la femme et la dot étaient deux bonnes affaires qui ne lui échapperaient point. En effet, en passant devant la fenêtre de la salle où se tenait Ursule, il n’avait jamais manqué de s’arrêter et de faire avec elle un petit bout de conversation, en la nommant sa cousine.


II. URSULE MIROUET

Jamais nom ne peignit mieux la personne à laquelle il appartenait : Ursule Mirouet ne réveille-t-il pas dans l’esprit une …………….

H. DE BALZAC.


  1. Copyright by la « Collection Spoelberch de Lovenjoul, » 1917.
  2. Balzac lui avait d’abord attribué les prénoms de « Jacques, Marie, Joseph. »
  3. Balzac avait d’abord écrit : Une Mirouet.
  4. Pour : Procureur au Châtelet.
  5. Balzac avait d’abord écrit ci-dessus : six ans, puis avait corrigé pour mettre dix ans ; ici, il a laissé : six ans.