Les Heures de mystère/22

La bibliothèque libre.

IL FAUT MENTIR


Pascal Gélis et son fils, Marc, vivaient en harmonie de goûts et de pensées. Une affection grave attendrissait leurs yeux quand ils se regardaient. La mère de Marc était morte encore jeune, et Pascal avait élevé son fils, le façonnant d’après ses propres principes et sa vision personnelle de la vie.

Or, à vingt-cinq ans, Marc changea de caractère, devint triste, sombre, renfermé. Un lourd fardeau pesait sur lui. Principalement, cette crise se manifesta par une sorte d’antipathie contre son père. Sa poignée de main était froide. Il évitait tout entretien.

M. Gélis, chagriné, s’enquit et n’aboutit à aucune découverte. Son inquiétude s’accrut, et, un jour, s’autorisant de son amour paternel, il força le tiroir d’une table où il savait que son fils déposait le journal quotidien de sa vie.

En un cahier spécial, il lut ces pages :

« Mes idées s’entrechoquent dans le tumulte de mon cerveau. Je n’y vois plus. C’est pourquoi je veux résumer ici clairement ma nouvelle situation afin de me déterminer en toute indépendance.

» Avant tout, mon désespoir est juste. La cause en est terrible et inattendue : quelques feuilles de papier trouvées par moi dans un livre de messe et où ma mère consignait, comme je le fais, les principaux épisodes de son existence. Le doute n’est point possible. Au cours de ses douze années de mariage, ma mère n’a pas eu moins de cinq amants.

» Quelle chose abominable qu’un respect qui s’écroule ! En moi, mon père, avec mes premières réminiscences d’enfant, qu’il me faisait souvent redire, avec le récit détaillé de son union heureuse, avec les louanges qu’il accumulait à chaque instant sur la douceur et la grâce de ma mère, avait échafaudé un culte pieux pour la chère morte. Et ce culte s’effondre !

» Pourtant cette blessure me tourmente à peine. Il en est une autre, mille fois plus formidable, dont la douleur m’anéantit. M. Gélis n’est pas mon père !

» Parmi les cinq hommes auxquels ma mère appartint, il en est quatre qui sont nommés : les quatre premiers. Mais le cinquième n’est désigné que par une initiale, initiale changeante d’ailleurs, quoique se rapportant toujours, incontestablement, au même personnage. Et cet inconnu, le seul inconnu, est mon vrai père.

» Avec quelle joie et quelle gratitude elle parle de lui, de celui dont elle n’ose pas transcrire le nom ! « Ô toi qui m’as rendue mère, tu es l’unique aimé, dit-elle. Notre amour s’est éternisé, est visible en cette chair d’enfant qui est la tienne, en ces yeux où j’embrasse tes yeux, en ces petites mains dont la caresse tremblante m’est aussi douce que l’étreinte fiévreuse de tes bras. »

» Elle lui promet fidélité : « Je maudis toutes mes erreurs passées, j’ai honte de mes souillures, je renie les fausses amours où mon cœur s’est complu. Je n’aime que toi, et pas un autre désormais n’aura mes lèvres que toi. »

» Et elle tint parole.

» Quel est cet être ? Quel sang coule en mes veines ? Ne pas savoir qui vous engendra, de qui l’on reçut le legs mystérieux des instincts, des tendances, bonnes ou mauvaises, de la pensée !

» J’ai cherché. Ses amants, je les ai revus. Quelle angoisse en leur présence ! À l’un d’eux mon approche n’a causé nul trouble. Les autres, au contraire, se sont attendris. Ils retrouvaient en moi un peu d’elle. Et moi, je sentais qu’ils évoquaient l’ignominieux passé, les rendez-vous furtifs, l’affolement des voluptés conquises ensemble. Comme je les détestais !

» Mais lui, lui, qui est-il ? Se cache-t-il parmi la foule des indifférents qui m’entourent ? A-t-il surveillé les progrès de l’enfant, la croissance de l’adolescent, l’éclosion de l’homme ? Se souvient-il de moi ? Suis-je le fils que l’on aime et que l’on regrette désespérément ?

» Et puis que m’importe ? Il me semble que ma douleur se complique d’une trop grande curiosité. Là n’est point ma réelle souffrance. Moins que le père inconnu, que le misérable qui doit dissimuler son affection et qui m’a peut-être oublié, je pleure le père qu’il me faut perdre, celui qui m’aime de tout son dévouement, celui que j’aime de toute ma reconnaissance. Oh ! ma mère, je vous hais pour la torture que vous m’infligez en brisant mon cœur de fils… »

Là se terminait le journal. M. Gélis le remit à sa place ; mais, au moment de repousser le tiroir, il aperçut, au fond, un revolver dans sa gaîne. Il l’en tira, le mania un moment et l’approcha de sa tempe. La débâcle de sa vie était telle que la mort lui paraissait la seule solution.

Il ne sut au juste pourquoi il différa l’exécution de son projet. Déposant l’arme, il se mit à marcher à travers la pièce avec des coups de colère qui rougissaient de sang la pâleur de sa figure. Puis il s’abattit sur une chaise. Il n’en pouvait plus, et il pleura longtemps.

M. Gélis avait adoré sa femme. Et, certes, cela l’atteignait dans son amour et dans son orgueil, qu’elle l’eût trahi si abominablement. Mais elle était morte depuis près de vingt ans, et sa rancune n’avait guère la force de remonter jusque-là. La torture atroce, évidente, palpable, c’était ce Marc qu’on lui enlevait, c’était d’avoir aimé et d’aimer cet enfant auquel nul lien ne le rattachait.

« Il m’est aussi étranger, se dit-il, qu’un orphelin ramassé dans la rue. » Mais, vainement, il tenta de le considérer comme tel. L’enfant faisait partie de lui comme son cœur et son cerveau, et il n’eût pu davantage arracher cette affection de sa vie qu’il n’eût pu vivre sans air ni nourriture.

Il le sentit. Ses efforts ne serviraient à rien. Qu’il fût le père ou non, Marc n’en était pas moins son fils. Et il le clama dans la solitude :

« C’est mon fils, mon fils très cher, le fils de tout mon corps et de toute mon âme. Je le garde. Qu’on essaye de me le prendre ! »

Il serra les poings, comme prêt à la lutte. Contre qui ? Il n’en savait rien. Sûrement pas contre Marc, car il devinait que le jeune homme combattrait à ses côtés. Et l’idée lui vint que cette épreuve les réunissait tous deux dans une commune souffrance. Comme lui, Marc pleurait la perte de leur illusion. Et de tous leurs maux, parmi la détresse de leur bonheur, tous deux ne retenaient que ceci : ils n’étaient rien l’un à l’autre.

Pauvre Marc ! Il eut pitié de sa douleur. Il en oublia la sienne. Comment cicatriser la blessure de l’enfant ?

Allant vers la table, il reprit le revolver. Et il pensait :

« Sa main l’a tenu. Son doigt s’est appuyé sur la gâchette. Seule, la crainte de ma peine l’a empêché. Oh ! mon fils, mon fils, je ne veux pas que tu souffres, je ne veux pas que tu doutes de moi ! »

Et il ne voulait point non plus augmenter son propre mal par un supplice plus grand encore. Alors il réfléchit, les yeux fermés, tenté par un projet qui germait en lui, projet d’abnégation et de miséricorde.

Au bout d’une heure, résolument, il saisit le cahier de Marc, le déploya et écrivit à la suite du journal :

« Mon fils, une explication est nécessaire entre nous. Quand tu auras lu ces lignes, tu viendras me la demander. Je te la donnerai complète. Mais, auparavant, il faut que tu en connaisses les principaux points.

» Le coupable, le vrai coupable, c’est moi. J’ai délaissé, j’ai trahi ta mère pour des créatures indignes. Abandonnée, elle a suivi les impulsions de son cœur et de ses sens. Ne la juge pas. Le seul juge est son mari, et son mari lui a pardonné, l’excuse et la justifie, car c’était une honnête femme, avide de loyauté.

» Je l’ai compris aussitôt à l’heure terrible où elle m’avoua ses fautes, implorant ma protection contre l’esprit mauvais qui l’entraînait. Et je me suis senti responsable de sa déchéance. C’est pourquoi j’ai voulu le rachat de l’épouse, le sauvetage de notre amour, et mon propre pardon, à mes yeux et aux siens. J’y réussis.

» Nous nous séparâmes. Elle vécut solitaire. J’eus seul la faveur de la voir.

» Et je lui fis la cour. Le passé fut mort. J’avais perdu mes droits de mari ; elle, ses droits de femme. Nous étions deux êtres nouveaux qui cherchaient à se pénétrer et à se conquérir.

» Marc, ce cinquième homme dont ta mère refusa d’écrire le nom, ce fut moi. Je fus son amant, son amant préféré, son dernier amant, le seul, je crois, qu’elle aima, celui entre les bras duquel elle mourut, lui pardonnant et pardonnée par lui.

» Tu es le gage de cette union, mon fils. L’enfant que je n’ai pas eu comme mari, je l’ai eu comme amant. Ne t’en plains pas. Tu es la chair de notre chair, à elle et à moi, et tu es né dans l’extase ardente et consciente de nos caresses.

» Aussi, mon fils, aime bien ta mère. Elle le mérite. Aime bien ton père… Il n’a que toi… »

M. Gélis s’arrêta. Vers sa moustache grise, dans le triste chemin des rides, des larmes coulaient. La croix déjà lui semblait lourde, la croix de mélancolie qu’il s’engageait à porter seul. Mais ne faut-il pas mentir pour le salut de ceux que l’on aime, mentir à tout moment pour empêcher beaucoup de mal, mentir quand on le peut pour faire un peu de bien ?

Il faut mentir…

MAURICE LEBLANC