Les Hirondelles (Esquiros)/Le Château de Chazelet.

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Eugène Renduel (p. 45-53).




LE CHATEAU DE CHAZELET.



E platz m’en mon coratge
Quan vei fortz castels asejatz
E barres rotz et esfrondatz.
Bertrand de Born.




Le château de Châzelet.


à m. de tilière


Loin de moi, monumens aux modernes arcades,
Le temps n’a rien écrit sur vos jeunes façades ;
Pour vous point d’écusson gravé ;
Vous n’avez point au front de rides vénérables,
Et sous l’abri pompeux de vos toits misérables
Le passant n’a jamais rêvé.


Nés d’hier, vous manquez du lustre des années
Que l’âge met partout aux têtes surannées ;
Vous n’avez pas de vert manteau ;
On vous a vu bâtir : on croit entendre encore
Crier la dent d’acier sur la pierre sonore,
Et retomber le lourd marteau.

J’aime en un ciel brumeux une tourelle antique,
Où l’on croit voir errer une ombre fantastique ;
Où jadis quelque prisonnier
Sortait par les créneaux une tête livide :
Où maintenant encor, dans une chambre vide,
À minuit, il revient prier.

J’aime ces vieux castels où s’abat la corneille ;
Où dans de grandes cours le bruit du cor s’éveille ;
Où l’herbe verdit les créneau ;
Où dans une onde pure au cours lent et débile,
Deux tours jettent au loin leur image mobile
Sur la surface des canaux.

Je t’aime, Châzelet, aux gothiques tourelles,
Quand tu lèves, le soir, tes cinq têtes jumelles
Dans un horizon nébuleux ;
Car la rouille des ans dont ton front se couronne,
Pour mieux sympathiser, veut un ciel qu’environne
Du soir le voile merveilleux.


Le ramier y soupire une plainte fidelle ;
Les vitraux effleurés reflètent l’hirondelle ;
Et sous son toit inhabité,
Les corneilles d’hiver à la voix prophétique
Les oiseaux fatigués d’une course aquatique,
Réclament l’hospitalité.

Son blazoneffacé, ses balcons solitaires,
Ses voûtes se courbant sur des salles austères,
Son front simple et mystérieux,
Ses escaliers obscurs et grimpant en spirale,
Ses cinq tours aiguisant leur flèche orientale,
Tout me charme et parle à mes yeux.

Je crois que depuis peu, venu de Palestine,
Et tirant de son cor une voix argentine,
S’arrête un jeune chevalier :
Que dans ses cheveux noirs le vent du nord murmure
Et que, faisant frémir l’acier de son armure,
Il monte, en tournant, l’escalier.

J’aperçois en esprit la jeune châtelaine,
Entrouvrant, pour le voir, ses fenêtres, à peine ;
Pâle et rougissant tour à tour ;
Laissant baiser sa main, et de ses doigts timides
Otant au chevalier ces pesantes chlamydes
Qu’allège trop souvent l’amour.


Et puis, j’aime à me croire un magique trouvère,
Charmant, par ses accords, la dame peu sévère ;
Pour elle enlaçant ses couplets ;
Mariant la musique avec la poésie,
Et dans l’ombre à travers la verte jalousie,
Lui glissant de furtifs billets.

Quand, dans les souterrains, notre lampe docile
Jette sur les murs noirs sa clarté qui vacille ;
Quand on soulève les verroux,
Je crois entendre encor la voix d’une captive,
Ou d’un vieillard en pleurs, pour qui la mort arrive,
Qui crie : ayez pitié de nous !
 
Ce ne sont cependant que ces châteaux gothiques
Qu’on peut peupler ainsi d’images fantastiques ;
Les ombres des grands chevaliers
Viennent errer, la nuit, sur leur front solitaire,
Et de vieux souvenirs planent avec mystère
Près de leurs gothiques piliers.

II



Qui donc a sur ton front mis ces voiles funèbres,
Pourquoi ce long silence habitant sous les tours,
Ces vitres sans lumière au milieu des ténèbres,
Ces coursiers oubliés, et naguère célèbres,
Cette herbe qui croît dans tes cours ?


Le passant qui, de loin, voit ta face ternie,
Entre les bois touffus et les peupliers verts,
Croit que dans tes donjons, la vieille tyrannie
Voudrait encor renaître ; ou qu’un mauvais génie
Habite sous tes murs déserts.

Passant, monte avec moi ces marches sans lumière,
Et regarde là-bas ces champs encor fleuris :
Ne vois-tu pas blanchir l’enclos du cimetière ;
Contemple ce gazon, cette tombe sans pierre ;
— C’est ici que repose un fils !

Ô ma muse, toujours à la douleur fidelle.
Priant, échevelée auprès des vieux tombeaux,
Ici, voile ton front des plumes de ton aile ;
Renferme dans ton cœur une plainte éternelle.
De peur d’éveiller des sanglots !
 

III.



Adieu, château que j’aime, aux tourelles gothiques,
Qui m’accordas les droits de l’hospitalité,
Comme jadis Ferrare, en des temps héroïques,
Du Tasse encore errant reçut la pauvreté :

Adieu, charmant pays, où, quand le jour s’éveille,
Je venais sous les bois chanter avec l’oiseau,
Où la muse, tout bas, parlait à mon oreille
Et sa main dans la mienne entrait sous un berceau


Adieu, champs moissonnés, adieu, verte prairie,
Adieu, temple rustique entouré de troupeaux,
Où la foi s’agenouille, où l’innocence prie,
Où les morts, les vivans vont chercher le repos ;
 
Adieu, coursiers fougueux, adieu blanche cavale,
Adieu dogues dans l’ombre, accourant à ma voix,
Des ondes de Blandus ! ô fontaine rivale,
Parc ombragé de pins, doux silences des bois ;

Adieu, nids des oiseaux et vous blanches colombes,
Qui baignez votre plume aux ondes du lavoir.
Chaumières du hameau, sombre asile des tombes ;
— Avant que de mourir, puissé-je vous revoir !
 
Puissé-je, lorsque l’âge aura courbé ma tête,
Venir près de ce port abriter mes vieux ans,
Et, comme un nautonnier, lassé de sa tempête,
Aux rameaux toujours verts mêler mes cheveux blancs.

Vous serez loin alors, ô mes jeunes années,
L’ombre de ces vieux murs noircira mon vieux front,
Et détachant, du doigt, mes guirlandes fanées,
Je serai près d’aller où les autres iront.

Lors je vous relirai, vers, avec complaisance,
J’irai, dans ces beaux lieux, chercher un souvenir,
Je dirai : c’est bien là que s’assit mon enfance
Et dans le temps passé je croirai rajeunir.


Terre qui me reçut, écoute ma prière,
Quand j’irai, de tes champs admirer la beauté,
Ne me refuse pas, au bout de la carrière,
Une longue hospitalité !

Mai 1833.