Les Hirondelles (Esquiros)/Napoléon au passage des Alpes.

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Eugène Renduel (p. 83-95).




NAPOLÉON

au passage des alpes.




Ætna giganteos nunquam tacitura triumphos.
Claudien.




Napoléon au passage des Alpes.


à alph. de lamartine.


Sur ces rochers, au front élancé dans la nue,
À la crinière blanche, à la tête chenue,
Aux flancs noirs et baignés par des flots de brouillard,
Sur ces monts, éternels nourriciers des orages,
Qui passent les nuages,
Et que le Très Haut seul domine d’un regard :


Des régimens marchaient en ordre de bataille
Et portaient dans leurs flâncs la guerre et la mitraille ;
Même l’on aurait dit qu’escaladant le ciel,
Ils allaient de nouveau pour lui ravir la foudre,
Et que les monts en poudre
Crouleraient sous leurs coups ou ceux de l’Éternel.

Tête de ce grand corps, Bonaparte, en silence,
Planait comme un vautour sur l’horizon immense ;
De l’Europe à ses pieds il se croyait le roi,
Et disait plein d’orgueil : Ces rochers sont mon trône,
Le ciel est ma couronne,
Le monde un marchepied que je foule sous moi !

Pour mieux jouir en paix de sa fierté profonde,
Il voulut bivouaquer sur la tête du monde ;
Et baissant son front pâle et croisant ses deux bras,
Il se mit à rêver qu’au sommet de la Corse,
Aigle essayant sa force,
Il avait mesuré l’univers en trois pas !

Mais relevant les yeux, il vit dans un nuage
Devant lui se dresser une funèbre image ;
Son teint était noirci du soleil africain,
Ses longs cheveux flottaient sous son casque barbare,
Et la fortune avare
Ne laissait au guerrier qu’une bague à la main.


« Salut, noble soldat, dit le pâle fantôme,
» Du monde comme toi j’allais faire un royaume ;
» Attaquant un colosse avec des bras d’airain,
» J’ébranlai fortement les entrailles de Rome ;
» Et j’étais le seul homme
» Qui regardât de front le peuple souverain.

» Ces monts couverts de neige, aux flancs dépouillés d’herbe
» Ont, sous mes pieds vainqueurs, courbé leur front superbe
» Les rochers devant moi dissolvaient leurs glaçons ;
» Le ciel, entre mes mains, avait mis son tonnerre,
» Mes pas troublaient la terre ;
» Mon regard gouvernait et changeait les saisons.

» D’un peuple de marchands j’avais fait une armée ;
» Le monde était étroit pour notre renommée ;
» Rome vit sous ses murs flotter nos étendards ;
» Mais, arrêté tout court par la haine publique,
» Comme un lion d’Afrique,
» Sur ma proie, en lâchant, j’ai tourné mes regards.

» Insupportable aux grands par ma grandeur passée
» Ma main les a vengés de leur gloire effacée.
» O toi, qui vas tenter le destin des combats,
» Si tu te crois un Dieu pour vaincre dans la lutte,
» Souviens-toi de ma chute ;
» Monté plus haut, un jour tu dois tomber plus bas I »


Alors il disparaît dans son nuage sombre,
Et Bonaparte voit s’approcher une autre ombre.
L’orgueil romain brillait dans son œil menaçant ;
Il tenait dans ses mains les chaînes populaires ;
Ses membres consulaires
Rougissaient sous la pourpre et sous son propre sang.
 
« Salut, soldat heureux, qui forges ta couronne ;
» Moi je suis ton égal ! Ce que le sort te donne
» Il me l’avait promis ; je n’avais plus qu’un pas,
» Pour avec mes deux mains prendre le diadème,
» J’étais au rang suprême :
» Mais la fortune alors dit : Je ne le veux pas !

» Comme toi j’ai franchi ces montagnes géantes,
» J’ai vu Rome à mes pieds et ses cités béantes ;
» J’ai de mes bras puissans étreint la liberté :
» Mais elle, dans mon sein, enfonça son épée,
» Et près du grand Pompée,
» J’ai du pouvoir humain montré la vanité.

» Comme moi, tu régis un peuple qui fut libre ;
» Tu tomberas de haut si tu perds l’équilibre ;
» Prends garde, en l’usurpant, d’abuser du pouvoir ;
» Ne laisse pas du front tomber ton diadème,
» Car tu choirais toi-même :
» Adieu ; dans dix-neuf ans je viendrai te revoir ! »


II.


À ces mots, du Romain les formes disparurent,
Autour du soldat franc les ténèbres s’accrurent ;
Puis il vit trois flambeaux :
Ils éclairaient des morts l’obscurité profonde,
Et se levant chacun dans trois pays du monde
Brûlaient sur des tombeaux.

L’un montrait un jeune homme étendu sur l’arène ;
L’autre, un Carthaginois dont la rive africaine
N’avait pas eu les os ;
Et le troisième enfin, un grand sépulcre vide
Étendu près du bord et dans une ile aride,
Comme un lit de repos.

Deux noms étaient écrits en sanglant caractère,
César était celui du chef couché par terre
Loin de son bataillon ;
Annibal se lisait sur sa tombe entr’ouverte ;
Le sépulcre debout sur la rive déserte
Était encor sans nom !…

III.



Mais le bruit du tambour fait envoler son rêve.
Comme un homme pour lui tout un peuple se lève ;

Pour franchir l’Italie il ne fait que trois pas,
Et ses trois pas sont des victoires ;
De tous il dépasse les gloires,
Et dit pourtant : Comme eux je ne tomberai pas !

Plus tard un Italien couronna son front large.
Son armée arpenta le monde au pas de charge ;
Mais un jour, par hasard, son bonheur s’en alla ;
Il n’a laissé qu’un nom, et dans l’Europe vide
On dit : il a passé ! — Mais sur un roc aride
Le voyageur s’arrête et murmure : Il est là !

IV.



Dans une île un enfant s’éveille ;
Et sur l’Océan agité
Parmi les vents, à son oreille,
Tinte un bruit d’immortalité.
Posant ses pieds sur les deux pôles,
Plus tard ce colosse des Gaules
Prit le monde sur ses épaules
Et s’appela Napoléon.
Il tomba ; son dos militaire
En pliant fit fléchir la terre,
Et sa mémoire solitaire
Eut l’univers pour Panthéon.


Mort, il vit : vainement la tempête et la brume
Secouèrent sur lui leur crinière d’écume ;
En vain pour l’engloutir la terre s’entr’ouvrit ;
Des peuples moutonneux la mer intarissable
Ne put, en se brisant, effacer sur le sable
Ce que son glaive avait écrit.

Lorsqu’avec ses deux mains, du trône
Le sort parvint à l’arracher ;
Il ne put tomber sans couronne
Que sur la tête d’un rocher.
C’est là qu’il voyait dans l’orage,
Levant son front sur un nuage,
Son souvenir qui, d’âge en âge,
Passait comme le char de Dieu :
Quand une poussière d’étoiles
Du ciel en secouant les toiles,
À travers l’horizon sans voiles,
Jaillit sous son bruyant essieu.

Pardon, si dans sa tombe où je viens de descendre,
Après tant de mortels j’ai remué sa cendre ;
Comment voudriez-vous qu’il ne fût pas chanté ?
Le siècle est assourdi du bruit que fait cet homme,
Qui, d’échos en échos, s’enfonce et tombe comme
Un poids dans l’immortalité !


L’enfant dans ses chants le fredonne ;
Les étrangers savent son nom ;
Et sa gloire sur la colonne
S’est fait bronze avec leur canon ;
Pour nous, poètes que nous sommes,
De quelque nom que tu le nommes,
Nous devons nos luths aux grands hommes,
Portions de divinité :
Car sans jamais mourir ni naître,
En se renouvelant peut-être,
L’Éternel accomplit son être
Dans celui de l’humanité !
 
Mais ces Dieux de la terre, en remuant le monde,
En entassant toujours, dans un abîme immonde,
Ruine sur ruine et lambeaux sur lambeaux,
En rendant tout cœur las et toute oreille sourde
Du bruit de leurs exploits, n’ont pu faire plus lourde
La poussière de leurs tombeaux.

V.



Quand de ses propres mains la haute république
Se suicidait hier sur la place publique,

Voulant mourir et non plier ;
Napoléon la prit dans sa pourpre régnante
Et traînait aux combats la France encor saignante
Sur la croupe de son coursier.

Sa tête dans les airs penchait échevelée,
Et les balles trouaient sa robe violée
Du Louvre au grand Escurial ;
Mais, de peur qu’on ne vît son sang dans une attaque,
Napoléon jetait sur elle sa casaque
Comme un linceul impérial.

Elle demandait grâce… et sourd aux voix plaintives
Il attachait encor les nations captives
Aux crins sanglans de son cheval.
Il foulait au galop les rois, les diadèmes,
Et ne pouvait dormir durant ses nuits suprêmes,
Tant qu’il lui restait un rival.
 
Il avait une cour pavée en têtes d’hommes,
Et dans ses jeux royaux, tout Français que nous sommes
Il nous attelait à son char ;
L’Europe fournissait du bronze à sa colonne :
Les rois avec leur or lui forgeaient sa couronne
Et baisaient les pieds du César.


Il rivait sur leur cou leur chaîne politique,
Et sa main attachait un boulet despotique
Aux galériens couronnés.
Mais un jour il tomba… Les rois dans la carrière
Virent encor long-temps, empreints sur la poussière
Ses pas de gloire environnés.

La France paya cher les malheurs d’un seul homme,
Et les Goths se ruant sur la nouvelle Rome,
Foulèrent son corps amaigri ;
Le Cosaque suça la France ensanglantée,
Et le pâle Germain la traîna garottée
Pour l’attacher au pilori.

IV.



Peuple, c’est là le fond de ces géants si sombres :
Leurs gloires sont toujours enceintes de décombres :
La pourpre des grands rois fournit plus de lambeaux,
Et ces convulsions qui tourmentent la terre,
Laissent sur son sol nu dans la nuit solitaire
Moins de lauriers que de tombeaux.

Le néant qui s’attaque aux choses souveraines,
Creuse sous le pouvoir ses mines souterraines,
Rit de voir sur son front danser l’humanité ;
Puis, un jour engloutit, en allumant sa foudre,
Les trônes chancelans, les empires en poudre
Dans le sein de l’éternité.


Encor ne faut-il pas, pour submerger ces têtes,
De grands débordemens ni de hautes tempêtes.
La mort suffit : de tout c’est là le sombre écueil.
Il est triste à penser qu’il n’y a pas d’exemple
De nom si colossal ni de gloire plus ample,
Qui ne tiennent dans un cercueil.

La mort est, voyez-vous, une républicaine
Qui prend au cou les rois sous leur pourpre africaine ;
En ôtant un pivot elle meut les états :
Et le noir cimetière est son hôtellerie
Où s’en viennent coucher, en sortant de la vie,
Les manans et les potentats.

Ces faits sont transparens : en laissant voir derrière
Qu’il y a quelque chose au bout de la carrière,
On rêve à l’Éternel en voyant tout finir :
Ce monde a pour qui pense une si mince écorce
Que chaque pas qu’on fait sur la vie avec force,
Nous enfonce dans l’avenir.

Plus que tout autre il faut que le grand homme meure,
Le corps est à son ame une pauvre demeure ;
Que voulez-vous qu’il fasse étreint dans ce bas lieu ?
Son front en méditant grossit et se dilate ;
Mais de l’humanité quand l’enveloppe éclate,
Il ne peut plus tenir qu’en Dieu.