Yvette (éd. Ollendorff, 1902)/Les Idées du Colonel
LES IDÉES DU COLONEL
— Ma foi, dit le colonel Laporte, je suis vieux, j’ai la goutte, les jambes raides comme des poteaux de barrière, et cependant, si une femme, une jolie femme, m’ordonnait de passer par le trou d’une aiguille, je crois que j’y sauterais comme un clown dans un cerceau. Je mourrai ainsi, c’est dans le sang. Je suis un vieux galantin, moi, un vieux de la vieille école. La vue d’une femme, d’une jolie femme, me remue jusque dans mes bottes. Voilà.
D’ailleurs nous sommes tous un peu pareils, en France, messieurs. Nous restons des chevaliers quand même, les chevaliers de l’amour et du hasard, puisqu’on a supprimé Dieu, dont nous étions vraiment les gardes du corps.
Mais la femme, voyez-vous, on ne l’enlèvera pas de nos cœurs. Elle y est, elle y reste. Nous l’aimons, nous l’aimerons, nous ferons pour elle toutes les folies, tant qu’il y aura une France sur la carte d’Europe. Et même si on escamote la France, il restera toujours des Français.
Moi, devant les yeux d’une femme, d’une jolie femme, je me sens capable de tout. Sacristi ! quand je sens entrer en moi son regard, son sacré nom de regard, qui vous met du feu dans les veines, j’ai envie de je ne sais quoi, de me battre, de lutter, de casser des meubles, de montrer que je suis le plus fort, le plus brave, le plus hardi et le plus dévoué des hommes.
Mais je ne suis pas le seul, non vraiment ; toute l’armée française est comme moi, je vous le jure. Depuis le pioupiou jusqu’aux généraux nous allons de l’avant, et jusqu’au bout, quand il s’agit d’une femme, d’une jolie femme. Rappelez-vous ce que Jeanne d’Arc nous a fait faire autrefois. Tenez, je vous parie que, si une femme, une jolie femme, avait pris le commandement de l’armée, la veille de Sedan, quand le Maréchal de Mac-Mahon fut blessé, nous aurions traversé les lignes prussiennes, sacrebleu ! et bu la goutte dans leurs canons.
Ce n’est pas un Trochu qu’il fallait à Paris, mais une sainte Geneviève.
Je me rappelle justement une petite anecdote de la guerre qui prouve bien que nous sommes capables de tout, devant une femme.
J’étais alors capitaine, simple capitaine, et je commandais un détachement d’éclaireurs qui battait en retraite au milieu d’un pays envahi par les Prussiens. Nous étions cernés, pourchassés, éreintés, abrutis, mourant d’épuisement et de faim.
Or, il nous fallait, avant le lendemain, gagner Bar-sur-Tain, sans quoi nous étions flambés, coupés et massacrés. Comment avions-nous échappé jusque-là ? je n’en sais rien. Nous avions donc douze lieues à faire pendant la nuit, douze lieues par la neige et sous la neige, le ventre vide. Moi je pensais : « C’est fini, jamais mes pauvres diables d’hommes n’arriveront. »
Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Tout le jour, nous restâmes cachés dans une grange, serrés les uns contre les autres pour avoir moins froid, incapables de parler ou de remuer, dormant par secousses et par saccades, comme on dort quand on est rendu de fatigue.
À cinq heures, il faisait nuit, cette nuit blafarde des neiges. Je secouai mes gens. Beaucoup ne voulaient plus se lever, incapables de remuer ou de se tenir debout, ankylosés par le froid et le reste.
Devant nous, la plaine, une grande vache de plaine toute nue, où il pleuvait de la neige. Ça tombait, ça tombait, comme un rideau, ces flocons blancs, qui cachaient tout sous un lourd manteau gelé, épais et mort, un matelas en laine de glace. On aurait dit la fin du monde.
— Allons, en route, les enfants.
Ils regardaient ça, cette poussière blanche qui descendait de là-haut, et ils semblaient penser :
— En voilà assez ; autant mourir ici !
Alors je tirai mon revolver :
— Le premier qui flanche, je le brûle.
Et les voilà qui se mettent en marche, tout lentement, comme des gens dont les jambes sont usées.
J’en envoyai quatre, pour nous éclairer, à trois cents mètres en avant ; puis le reste suivit, pêle-mêle, en bloc, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. Je plaçai les plus solides par derrière, avec ordre d’accélérer les traînards à coups de baïonnette… dans le dos.
La neige semblait nous ensevelir tout vivants ; elle poudrait les képis et les capotes sans fondre dessus, faisait de nous des fantômes, des espèces de spectres de soldats morts, bien fatigués.
Je me disais : « Jamais nous ne sortirons de là, à moins d’un miracle. »
Parfois on s’arrêtait quelques minutes, à cause de ceux qui ne pouvaient pas suivre. Alors on n’entendait plus que ce glissement vague de la neige, cette rumeur presque insaisissable que font le froissement et l’emmêlement de tous ces flocons qui tombent.
Quelques hommes se secouaient, d’autres ne bougeaient point.
Puis je donnais l’ordre de repartir. Les fusils remontaient sur les épaules, et, d’une allure exténuée, on se remettait en marche.
Soudain les éclaireurs se replièrent. Quelque chose les inquiétait. Ils avaient entendu parler devant nous. J’envoyai six hommes et un sergent. Et j’attendis.
Tout à coup, un cri aigu, un cri de femme, traversa le silence pesant des neiges, et au bout de quelques minutes, on m’amena deux prisonniers, un vieillard et une jeune fille.
Je les interrogeai à voix basse. Ils fuyaient devant les Prussiens qui avaient occupé leur maison dans la soirée, et qui étaient saoûls. Le père avait eu peur pour sa fille, et sans même prévenir leurs serviteurs, ils s’étaient sauvés tous deux dans la nuit.
Je reconnus tout de suite que c’étaient des bourgeois, même mieux que des bourgeois.
— Vous allez nous accompagner, leur dis-je.
On repartit. Comme le vieux connaissait le pays, il nous guida.
La neige cessa de tomber ; les étoiles parurent,
et le froid devint terrible.
La jeune fille, qui tenait le bras de son père, marchait d’un pas saccadé, d’un pas de détresse. Elle murmura plusieurs fois : « Je ne sens plus mes pieds », et, moi, je souffrais plus qu’elle de voir cette pauvre petite femme se traîner ainsi dans la neige.
Tout d’un coup, elle s’arrêta :
— Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin.
Le vieux voulut la porter ; mais il ne pouvait seulement pas la soulever ; et elle s’affaissa par terre en poussant un grand soupir.
On faisait cercle autour d’eux. Quant à moi, je piétinais sur place, ne sachant que faire, et ne pouvant me résoudre vraiment à abandonner ainsi cet homme et cette enfant.
Tout à coup, un de mes soldats, un Parisien, qu’on avait surnommé « Pratique », prononça :
— Allons, les camaraux, faut porter cette demoiselle-là, ou bien nous n’sommes pus Français, nom d’un chien !
Je crois, ma foi, que je jurai de plaisir.
— Nom d’un nom, c’est gentil, ça, les enfants. Et je veux en prendre ma part.
On voyait vaguement, dans l’ombre, sur la gauche, les arbres d’un petit bois. Quelques hommes se détachèrent et revinrent bientôt avec un faisceau de branches liées en litière.
— Qui est-ce qui prête sa capote ? cria Pratique ; c’est pour une belle fille, les frérots.
Et dix capotes vinrent tomber autour du soldat. En une seconde, la jeune fille fut couchée dans ces chauds vêtements, et enlevée sur six épaules. Je m’étais placé en tête, à droite, et content, ma foi, d’avoir ma charge.
On repartit comme si on eût bu un coup de vin, plus gaillardement et plus vivement. J’entendis même des plaisanteries. Il suffit d’une femme, voyez-vous, pour électriser les Français.
Les soldats avaient presque reformé les rangs, ranimés, réchauffés. Un vieux franc-tireur qui suivait la litière, attendant son tour pour remplacer le premier camarade qui flancherait, murmura vers son voisin, assez haut pour que je l’entendisse :
— Je n’suis pu jeune, moi ; eh bien, cré croquin, le sexe, il y a tout de même que ça pour vous flanquer du cœur au ventre !
Jusqu’à trois heures du matin, on avança presque sans repos. Puis, tout à coup, les éclaireurs se replièrent encore, et bientôt tout le détachement, couché dans la neige, ne faisait plus qu’une ombre vague sur le sol.
Je donnai des ordres à voix basse, et j’entendis derrière moi le crépitement sec et métallique des batteries qu’on armait.
Car là-bas, au milieu de la plaine, quelque chose d’étrange remuait. On eût dit une bête énorme qui courait, s’allongeait comme un serpent ou se ramassait en boule, prenait de brusques élans, tantôt à droite, tantôt à gauche, s’arrêtait, puis repartait.
Tout à coup, cette forme errante se rapprocha ; et je vis venir, au grand trot, l’un derrière l’autre, douze ulhans perdus qui cherchaient leur route.
Ils étaient si près, maintenant, que j’entendais parfaitement le souffle rauque des chevaux, le son de ferraille des armes, et le craquement des selles.
Je criai :
— Feu !
Et cinquante coups de fusils crevèrent le silence de la nuit. Quatre ou cinq détonations partirent encore, puis une dernière toute seule ; et, quand l’aveuglement de la poudre enflammée se fut dissipé, on vit que les douze hommes, avec neuf chevaux, étaient tombés. Trois bêtes s’enfuyaient d’un galop furieux, et l’une traînait derrière elle, pendu par le pied à l’étrier et bondissant éperdument, le cadavre de son cavalier.
Un soldat, derrière moi, riait, d’un rire terrible. Un autre dit :
— « V’là des veuves ! »
Il était marié, peut-être. Un troisième ajouta :
— Faut pas grand temps !
Une tête était sortie de la litière :
— Qu’est-ce qu’on fait, dit-elle, on se bat ?
Je répondis :
— Ce n’est rien, mademoiselle ; nous venons d’expédier une douzaine de Prussiens !
Elle murmura :
— Pauvres gens !
Mais comme elle avait froid, elle redisparut sous les capotes.
On repartit. On marcha longtemps. Enfin, le ciel pâlit. La neige devenait claire, lumineuse, luisante ; et une teinte rose s’étendait à l’orient.
Une voix lointaine cria :
— Qui vive ?
Tout le détachement fit halte ; et je m’avançai pour nous faire reconnaître.
Nous arrivions aux lignes françaises.
Comme mes hommes défilaient devant le poste, un commandant à cheval, que je venais de mettre au courant, demanda d’une voix sonore en voyant passer la litière :
— Qu’est-ce que vous avez là-dedans ?
Aussitôt une petite figure blonde apparut, dépeignée et souriante, qui répondit :
— C’est moi, monsieur.
Un rire s’éleva parmi les hommes, et une joie courut dans les cœurs.
Alors Pratique, qui marchait à côté du brancard, agita son képi en vociférant : — « Vive la France ! »
Et, je ne sais pas pourquoi, je me sentis tout remué, tant je trouvais ça gentil et galant.
Il me semblait que nous venions de sauver le pays, de faire quelque chose que d’autres hommes n’auraient pas fait, quelque chose de simple et de vraiment patriotique.
Cette petite figure-là, voyez-vous, je ne l’oublierai jamais ; et, si j’avais à donner mon avis sur la suppression des tambours et des clairons, je proposerais de les remplacer dans chaque régiment par une jolie fille. Ça vaudrait encore mieux que de jouer la Marseillaise. Nom d’un nom, comme ça donnerait du vif au troupier, d’avoir une madone comme ça, une madone vivante, à côté du colonel.
Il se tut quelques secondes, puis reprit d’un air convaincu, en hochant la tête :
— C’est égal, nous aimons bien les femmes, nous autres Français.