Les Institutions de Crédit en France/02

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LES INSTITUTIONS
DE
CRÉDIT EN FRANCE

II.
LE COMPTOIR D’ESCOMPTE DE PARIS.
I. Statuts du Comptoir d’escompte de Paris, 1848-1854. — II. Comptes-rendus annuels des opérations du Comptoir de 1848 à 1855. — III. Rapports présentés aux assemblées générales des actionnaires du 22 janvier 1853' et du 15 février 1856 relativement à l’augmentation du capital, etc.

I.


Après la Banque de France, le plus utile et le plus important de nos établissemens de crédit commercial est assurément le Comptoir d’escompte de Paris.

La Banque de France ne reçoit que les effets de commerce à trois signatures. L’effet, au moment où le premier porteur a besoin de le faire escompter, n’en présente que deux : la signature de celui qui l’a souscrit, si c’est un billet à ordre, ou qui l’a accepté, si c’est une lettre de change, et la signature de celui au profit duquel il a été souscrit ou accepté. Le premier porteur, l’industriel ou le négociant qui a reçu un effet de commerce en paiement de la marchandise qu’il a vendue, n’ajoutant à cet effet qu’une signature, ne peut par conséquent le faire escompter par la Banque. Pour devenir escomptable par la Banque, l’effet a un degré encore à franchir : il faut qu’il ait été transféré par le premier porteur à un intermédiaire.

Cette condition imposée par la Banque aux effets de commerce qu’elle admet à l’escompte est justifiée par les intérêts les plus élevés et les plus généraux dont elle est l’organe ; ce serait se tromper que d’y voir une précaution inutile et vexatoire dictée par une prudence avare et pusillanime. L’effet de commerce est ou doit être l’expression d’une opération commerciale, de la vente et de l’achat d’une marchandise. Les deux premières signatures représentent les deux parties directement intéressées dans cette transaction, l’acheteur et le vendeur. C’est le vendeur qui, en acceptant l’effet en paiement de sa marchandise, crée le crédit particulier déterminé par l’effet. En escomptant cet effet, une banque publique le retire de la circulation, l’y remplace par une somme équivalente de ses billets, et généralise ainsi le crédit particulier que l’effet représente. Accepter l’effet de commerce à deux signatures, le prendre directement des mains du vendeur, ce serait accorder aux deux agens intéressés de l’échange, celui qui achète et celui qui vend, le droit et le pouvoir de mettre à la charge du crédit général tous les crédits particuliers qu’il leur plairait de créer. Les abus d’une pareille prérogative ne pourraient être prévenus que par un contrôle minutieux et sévère, exercé sur la moralité et la solvabilité des deux premiers signataires, sur la sincérité de l’effet, sur la réalité de l’opération commerciale qui aurait donné naissance à chaque effet et à chaque crédit particulier déterminé. Une banque publique ne pourrait négliger un pareil contrôle sans compromettre le crédit général, qui a pour gage la solidité des crédits particuliers, et elle ne pourrait l’exercer efficacement qu’en se noyant dans des détails et s’accablant de soins qui paralyseraient son action. Il y a donc la une fonction, un service que réclament les intérêts de la solidarité commerciale et du crédit général, et que les banques publiques ne sont pourtant point en état de remplir ; elles s’en déchargent par la condition de la troisième signature. C’est au troisième signataire que cette fonction est dévolue. C’est lui qui, en acceptant la solidarité des engagemens représentés par l’effet de commerce, a dû vérifier la réalité de la transaction qui a motivé la création de ce titre de crédit, c’est lui qui apprécie la confiance commerciale due aux deux parties entre lesquelles a eu lieu cette transaction, c’est lui qui constate l’aptitude de l’effet à entrer dans la circulation et à participer à la solidarité du crédit général. Ainsi, au moyen de la troisième signature, non-seulement les banques augmentent les garanties de la solidité du gage sur lequel repose leur crédit, mais elles circonscrivent, au profit de l’accélération de leur travail et de l’activité des affaires, le champ où doivent utilement et efficacement s’exercer leur surveillance et leur contrôle.

Le producteur et le négociant, après la vente à crédit de leur marchandise, ne peuvent donc pas s’adresser directement à la Banque : ils sont obligés de porter les effets qu’ils veulent faire entrer dans la circulation à des escompteurs intermédiaires. Ces intermédiaires naturels de l’escompte sont les banquiers, et ils ne sauraient manquer dans les pays et les places de commerce où existent des banques publiques ; car l’existence des banques garantit la permanence du crédit, et les banquiers sont toujours assurés de pouvoir leur réescompter, en y ajoutant leur signature, qui sera la troisième, les effets qu’ils auront reçus eux-mêmes des industriels et des négocians. C’est cependant pour le commerçant une charge et parfois une difficulté que d’avoir à traverser cet intermédiaire pour arriver au crédit. Le banquier en effet, soit défaut de confiance, soit qu’il donne un autre emploi à ses ressources de crédit, peut se refuser à l’escompte, ou le restreindre, ou ne l’accorder qu’à des conditions fort chères. On comprend donc qu’il y avait quelque chose à faire pour remplir la lacune qui sépare de la Banque la production et l’échange, qu’il y avait à organiser le second degré du crédit commercial, et qu’on pouvait y parvenir en confiant ce service intermédiaire à une institution spéciale, établie sur des bases générales et permanentes. C’est ce que l’on essaya, peu de jours après la révolution de février, par la création des comptoirs d’escompte.

Cette institution fut l’œuvre de la nécessité. Outre les banquiers particuliers, dont la profession est d’escompter le papier de commerce, il existait sous le règne de Louis-Philippe de grands établissemens de banque destinés à ce genre d’opérations, et constitués en sociétés en commandite par actions avec des capitaux considérables. M. Jacques Laffitte avait fondé une caisse d’escompte semblable, devenue à sa mort la caisse Gouin. Il avait été plus tard imité par M. Ganneron, et peu d’années avant 1848 par un ancien receveur-général, M. Baudon. Ces caisses d’escompte n’agissaient pas seulement avec leurs propres capitaux ; la confiance du commerce mettait à leur disposition des sommes importantes déposées en comptes-courans. L’étendue de leurs ressources et l’entraînement des affaires les firent dévier du but de leur création ; au lieu de se consacrer exclusivement à l’escompte et de se renfermer dans les limites du crédit commercial, elles s’engagèrent dans le crédit commanditaire et immobilisèrent une grande partie de leurs ressources dans des commandites d’entreprises industrielles et en actions de ces entreprises. La révolution de février surprit et arrêta dans ce mouvement les caisses Gouin, Ganneron et Baudon. Quand éclata la révolution, lorsqu’à l’improviste et tous à la fois les déposans vinrent leur redemander les fonds qu’ils avaient versés en comptes-courans, lorsqu’il fallut rembourser les effets de commerce endossés par elles et qui demeuraient impayés, ces caisses, dont les ressources étaient converties en valeurs que la crise politique rendait irréalisables ou frappait d’une dépréciation énorme, furent obligées de suspendre leurs paiemens, de liquider et d’arrêter leurs affaires. Par nécessité ou par prudence, les banquiers particuliers interrompaient partout alors leurs opérations. Le grand rouage du crédit commercial, l’escompte, cessa de fonctionner dans toute la France. La suspension du crédit amenait inévitablement celle de l’échange, de la production et du travail. On se trouvait ainsi, au lendemain de la révolution, en présence de la plus douloureuse et de la plus redoutable de ses conséquences, l’interruption et la ruine du travail national. Le gouvernement provisoire se hâta de conjurer ce désastre par un décret du 7 mars, qui décidait la création de comptoirs d’escompte dans toutes les villes industrielles et commerciales.

Le premier trait de l’organisation de ces comptons fut la forme de société anonyme qu’on leur octroya (les nécessités et l’urgence de la situation l’exigeaient impérieusement), en les dispensant de l’autorisation ordinaire du conseil d’état. Le propre de la société anonyme, on le sait, et il est bon de le rappeler en ce moment, c’est qu’elle constitue pour les personnes entre lesquelles elle est formée une exemption des responsabilités commerciales auxquelles les autres sociétés sont soumises. Dans la société en nom collectif, tous les associés sont responsables des pertes vis-à-vis des tiers ; si le capital social est absorbé, la fortune personnelle de chacun des associés répond des dettes de la société ; la responsabilité dépasse même les biens et atteint la personne, le commerçant étant passible de la contrainte par corps. Dans la société en commandite, cette responsabilité ne pèse que sur le gérant ou les gérans : les associés commanditaires en sont affranchis à la condition qu’ils n’aient fait aucun acte de gestion ; leur sort est, sous ce rapport, plus favorisé en France qu’il ne l’était naguère en Angleterre[1]. Dans, ce dernier pays, je principe de la responsabilité commerciale était jusqu’à ces derniers temps appliqué dans toutes ses conséquences aux actionnaires des joint-stock companies, et l’on y a vu souvent des personnes compromises de toute leur fortune par la possession de quelques actions d’une minime valeur, Dans la société anonyme, ces responsabilités n’existent, ni pour les gérans ni pour les actionnaires. Cette société n’est considérée que comme une association entre capitaux. Le capital de la société répond seul, des pertes vis-à-vis des tiers, et les actionnaires ne sont tenus qu’au paiement des actions par eux souscrites. Il n’y a donc d’autre risque à courir dans une société semblable que la perte du capital sur lequel elle s’est constituée. C’est cette immunité qui en fait la situation privilégiée entre toutes les formes de l’association commerciale, et cette immunité était la condition première de la vitalité des comptoirs d’escompte que le gouvernement provisoire voulait fonder. La vie commerciale s’arrêtait en effet parce que devant les perspectives menaçantes de la situation politique de la France, personne n’osait plus affronter les responsabilités commerciales. Qui eût eu le courage de créer des sociétés d’escompte pareilles à celles qui venaient de crouler au moment où l’on voyait des hommes tels que MM. Gouin, Ganneron, Baudon, atteints et compromis dans leur fortune personnelle par la chute des sociétés en commandite à la tête desquelles ils s’étaient placés ? Il n’y avait évidemment dans une pareille crise que des sociétés anonymes, des entreprises où le risque fût limité à la perte du capital, qui pussent remplacer les rouages ordinaires que la révolution venait de briser dans le mécanisme du crédit commercial.

Après avoir donné aux comptoirs la seule forme sous laquelle ils pussent vivre, il fallait assurer leurs moyens d’action, pourvoir à la constitution de leurs capitaux. Ici encore les circonstances ne permettaient point de compter exclusivement sur l’initiative des particuliers ; on ne pouvait espérer que les capitaux privés fournissent aux comptoirs des ressources suffisantes. Le concours de l’état était nécessaire. Le gouvernement provisoire décida en conséquence que le capital des comptoirs serait formé dans les proportions suivantes : 1° un tiers en argent par les associés souscripteurs, les actionnaires ; 2° un tiers en obligations par les villes où les comptoirs seraient établis ; 3° un tiers en bons du trésor par l’état[2].

Les principes qui déterminaient ainsi le caractère de ces établissemens intermédiaires de crédit, comme sociétés commerciales, et qui assuraient leurs ressources, furent appliqués immédiatement à la création de comptoirs d’escompte dans soixante-cinq villes. Le plus considérable de ces établissemens s’organisa promptement à Paris.

Il est intéressant de revenir sur les commencemens du Comptoir d’escompte de Paris, lorsqu’on songe aux vastes développemens qu’il a pris depuis et aux succès qui ont couronné ses modestes débuts. Les décrets constitutifs du Comptoir furent rendus les 7 et 8 mars 1848. Ils portaient que le Comptoir serait administré par une société anonyme, « dispensée exceptionnellement de l’autorisation du conseil d’état, » et fixaient la durée de cette société à trois années, à partir du jour où commenceraient les opérations. Le capital du Comptoir était fixé à 20 millions, composés d’un tiers en numéraire qui devait être fourni par les actionnaires, d’un tiers fourni en obligations par la ville de Paris, et d’un tiers fourni par l’état en bons du trésor. Les actions devaient être de 500 francs et au porteur, et le Comptoir était autorisé à commencer ses opérations aussitôt qu’il en aurait été souscrit cinq mille. L’état et la ville, ne voulant retirer aucun profit de leur intervention, renonçaient à toute participation aux bénéfices, qui devaient appartenir exclusivement aux actionnaires.

Le 10 mars, l’acte de société et les statuts étaient signés par les fondateurs ; le 15, le capital exigé par les statuts (5,000 actions) était souscrit, et le 18 le Comptoir commençait ses opérations.

La réunion de cette portion du capital, — le tiers, c’est-à-dire 6,666,500 francs, qui devait être fourni par les actionnaires, — fut, dans les circonstances où l’on se trouvait, une œuvre difficile. Le 18 mars, au début de ses opérations, sur les 5,000 actions souscrites, le Comptoir n’avait réalisé en espèces que 1,587,021 francs. Le trésor, pour parer à la grande difficulté du moment, la disette de l’argent, qui partout se resserrait, se cachait et fuyait les entreprises, avait décrété le 16 mars une allocation de 60 millions qui devaient être partagés entre les comptoirs d’escompte, à titre de prêts subventionnels. Sur ces 60 millions, une première avance de 1 million mit le Comptoir d’escompte de Paris en mesure de commencer ses opérations avec 2,587,000 francs en espèces. Du 18 mars au 31 août, le Comptoir parvint encore à encaisser sur les actions souscrites 931,910 fr. Pour compléter son capital, il eut en outre recours à une mesure justifiée par les circonstances. Il était naturel que les cliens du Comptoir, ceux à qui il rendait le service d’escompter leur papier, vinssent fournir leur part à l’achèvement du capital au moyen duquel ce service leur était rendu. Le Comptoir força ses cliens à devenir ses actionnaires, au moyen de la combinaison suivante. Une retenue, qui fut d’abord de 5 pour 100, fut opérée sur les bordereaux des effets escomptés par le Comptoir. Lorsque la somme de ces retenues arrivait au chiffre de 500 francs, elle était convertie en action et remise sous cette forme au client sur les bordereaux duquel elle avait été prélevée. Du 18 mars au 31 août, le capital du Comptoir s’était ainsi grossi de 1,241,970 francs. Enfin le trésor mit, le 21 août, à la disposition du Comptoir une nouvelle somme de 1 million, à valoir sur sa part dans la dotation de 60 millions affectée aux comptoirs d’escompte. Pendant ce premier exercice (du 18 mars au 31 août), le Comptoir d’escompte arriva donc laborieusement à réaliser 4,051,804 fr. sur son capital en actions. En y ajoutant les 2 millions prêtés par l’état, l’ensemble des fonds qu’il pouvait appliquer à l’escompte, cinq mois après sa fondation, ne s’élevait guère au-dessus de 6 millions. C’est avec ces faibles ressources, dont il avait à peine réuni la moitié en commençant ses opérations, que le Comptoir d’escompte de. Paris, au milieu d’une crise financière et commerciale sans exemple, prit la place des banquiers particuliers et des sociétés en commandite, qui, avant le 24 février, suffisaient à peine aux besoins de crédit de l’industrie et du commerce parisiens.

Les opérations du Comptoir, d’après l’article 7 de ses statuts, devaient se borner à l’escompte des effets de commerce payables à Paris et dans les départemens. Toute autre opération lui était interdite. Le Comptoir ne devait admettre à l’escompte (art. 8) que « des effets de commerce revêtus de deux signatures au moins, et dont l’échéance ne pouvait excéder cent cinq : jours pour le papier payable à Paris et soixante jours pour le papier payable dans les départemens. » Cependant pour les effets payables sur les places où il existe des comptoirs de la Banque de France, l’échéance pourrait être étendue à quatre-vingt-dix jours. Avant de voir le développement que prirent les opérations du Comptoir d’escompte ainsi définies, il faut parler d’un, nouveau rouage que l’on ajouta à cet établissement par l’institution des sous-comptoirs.

Lorsque l’effet, de commerce se présente à l’escompte, revêtu de deux signatures, il est, comme nous le disions tout à l’heure, l’expression d’une transaction commerciale. Il représente la valeur d’une marchandise qui a été achetée par le souscripteur de l’effet et vendue par celui au profit duquel l’effet a été souscrit, et qui vient le présenter à l’escompte. À vend sa marchandise à B et reçoit en paiement le billet de B à cent cinq jours ou à trois mois ; voilà l’opération commerciale, vente et achat, consommée. Si maintenant A, soit pour continuer ses opérations, soit pour faire face aux engagemens qu’il aura contractés lui-même dans des opérations antérieures ; a besoin d’échanger le billet de B contre de l’argent comptant, alors commence la fonction d’un établissement comme le Comptoir d’escompte. À lui présente l’effet souscrit par B ; il y ajoute sa signature, qui est la seconde, en le passant à l’ordre du Comptoir, et celui-ci lui en paie la valeur diminuée du taux de l’escompte. Dans ces conditions, qui sont les conditions régulières, l’escompte repose, comme on voit, sur la circulation de la marchandise : il n’est que la conséquence de l’activité commerciale dont il contribue ensuite par son intervention à accélérer le mouvement.

Mais l’on n’était pas dans ces conditions régulières un mois après la révolution de février, lorsque le Comptoir d’escompte commença ses affaires. L’activité commerciale s’était arrêtée. Les transactions de vente et d’achat s’étaient resserrées dans les plus strictes limites des besoins au jour le jour. Les détenteurs de marchandises négociant manufacturiers, commerçans, avaient leurs magasins encombrés. L’écoulement des produits étant ainsi paralysé, les détenteurs de marchandises, pressés d’argent, n’avaient pas toujours, pour s’en procurer, la ressource d’effets souscrits à leur ordre, puisque de tels effets représentent des marchandises vendues. Au lieu de donner, en gage des crédits dont ils avaient besoin, des effets de commerce, expression de leurs marchandises vendues, ils ne pouvaient guère offrir que des marchandises en magasin attendant la vente. Dans cette situation, le secours de l’escompte normal leur était insuffisant puisqu’ils ne pouvaient y atteindre. Ce qu’il leur fallait, c’était de pouvoir trouver à emprunter en donnant en nantissement leurs marchandises invendues. Pour venir en aide à cette déplorable situation du commerce, le gouvernement eut recours à deux expédiens : il créa, par les décrets du 21 et 26 mars, les magasins généraux, et par un décret du 24 mars les sous-comptoirs de garantie.

Les décrets du 21 et du 26 mars ordonnèrent « la création à Paris, et dans les autres villes où le besoin s’en ferait sentir, de magasins généraux placés sous la surveillance de l’état, et où les négocians et les industriels pourraient déposer les matières premières, les marchandises et les objets fabriques dont ils seraient propriétaires. » Le même décret ajoutait que « les récépissés extraits de registres à souche, transférant la propriété des objets déposés, seraient transmissibles par voie d’endos. » Cette disposition, imitée des warrants des docks anglais, avait pour but de mobiliser la marchandise et de faciliter les prêts sur : gages. Un décret du 24 mars compléta l’institution des : magasins généraux en organisant, au moyen des sous-comptoirs de garantie, les ressources de crédit que le nantissement pouvait procurer au commerce. M. Pagnerre[3], alors directeur du Comptoir d’escompte, eut la pensée et le mérite de l’organisation des sous-comptoirs. Ces sous-comptoirs, créés d’abord au nombre de six, se partageaient les grandes branches du commerce et de l’industrie de Paris. Il y avait celui des entrepreneurs de bâtimens, celui des métaux Celui des denrées coloniales, celui de la librairie, celui des fils et tissus et celui de la mercerie. Le but de leur création était de fournir au commerce les prêts sur nantissement. Le commerçant, ayant besoin d’argent, présentait au sous-comptoir de sa spécialité un effet souscrit par lui à l’ordre de ce sous-comptoir, et, pour garantie du paiement de cet effet à l’échéance, lui donnait en nantissement soit des marchandises en nature, soit des récépissés de dépôt de marchandises effectué dans les magasins généraux, soit des titres pu autres valeurs. Le sous-comptoir garantissait de son côté au Comptoir d’escompte le paiement de l’effet qu’il lui transmettait ; la garantie du sous-comptoir ajoutait ainsi à l’effet la seconde signature exigée par les statuts pour qu’il pût être escompté par le Comptoir d’escompte. Chaque sous-comptoir avait d’ailleurs son capital distinct, lequel était déposé en garantie de ses opérations dans la caisse du Comptoir d’escompte. On avait enfin pourvu à la régularité de l’administration des sous-comptoirs, en mettant à leur tête des directeurs nommés par le ministre des finances, en y plaçant des délégués du Comptoir d’escompte, et en adjoignant aux directeurs des conseils d’administration, recrutés parmi les principaux chefs d’industrie et de maisons de commerce dans chaque branche à laquelle était affecté un sous-comptoir.

Ce mécanisme des sous-comptoirs, sur lequel nous nous sommes étendu parce qu’il est resté en vigueur jusqu’à présent, procurait donc en réalité aux négocians l’escompte, par le Comptoir, d’une simple signature. Les décrets du gouvernement qui avaient créé les magasins généraux avaient du reste autorisé le Comptoir à prêter directement sur une simple signature jointe à un récépissé des magasins généraux, le dépôt de ce récépissé au Comptoir étant compté comme seconde signature. « La différence qui doit distinguer les magasins publics des sous-comptoirs, disait, dans son rapport du 19 septembre 1848, le directeur du Comptoir d’escompte, c’est que les uns sont plus spécialement destinés à recevoir des marchandises premières qui, converties en certificats de dépôts, doivent représenter toujours, et en toutes circonstances, au moins la valeur avancée, tandis que les sous-comptoirs, ayant à recevoir en nantissement des marchandises manufacturées, et par suite à entrer davantage dans les appréciations spéciales des diverses industries, doivent avancer une certaine quotité de la valeur marchande. De plus, et conformément aux statuts des sous-comptoirs, ils peuvent encore venir en aide au commerce par des prêts, faits avec mesure et discernement, sur toute espèce de valeurs. »

Ainsi les opérations du Comptoir d’escompte devaient offrir au commerce deux concours de nature très différente : — d’un côté, le véritable crédit commercial par l’escompte des effets à deux signatures, effets qui représentent le double engagement d’un acheteur et d’un vendeur, naissent d’un échange et correspondent à la circulation de la marchandise ; — de l’autre, le prêt sur gage par l’escompte des certificats de dépôt ou des billets à une signature joints aux nantissemens reçus par les sous-comptoirs, prêt sur gage reposant sur la marchandise réduite à l’inertie, soustraite à l’échange, et impuissante à circuler faute de vente. Nous avons tenu à bien marquer ici cette distinction, sur laquelle nous aurons à revenir.


II

Le Comptoir d’escompte de Paris a jusqu’à présent parcouru deux phases analogues à celles que les affaires ont traversées depuis qu’il existe : l’une médiocre et difficile, l’autre active et brillante ; la première de 1848 à 1851, pendant laquelle, avec des ressources bornées, il est venu au secours du commerce en détresse ou stagnant ; la seconde, qui date de 1852, pendant laquelle, avec un capital porté d’abord à 20 millions et aujourd’hui à 40, il a pu étendre son action partout où la réclamait le développement rapide des affaires industrielles et commerciales. Pour rendre à cette utile institution toute la justice qu’elle mérite, il ne faut point laisser dans l’oubli la première période de son existence. On saisira mieux d’ailleurs par cet aperçu rétrospectif le mécanisme de ses opérations et l’importance de ses progrès.

De 1848 à 1851, le Comptoir d’escompte ne parvint à réaliser sur son capital qu’une somme d’environ 4,200,000 francs. L’état lui prêta, il est vrai, 3 millions. Ainsi c’est avec un peu plus de 4 millions de ressources lui appartenant en propre et 7 millions en tout de ressources réelles qu’il fit face à ses opérations durant cette période.

Le premier exercice, commencé le 18 mars et clos le 31 août 1848, donna les résultats suivans. Les escomptes des effets ayant au moins deux signatures s’élevèrent à 80,378,326 francs. « Nous eussions désiré, disait dans son rapport l’intelligent directeur du Comptoir d’escompte, M. Biesta, que le montant de ces escomptes fût plus considérable ; mais, nous pouvons l’affirmer hautement, ce n’est pas nous qui avons manqué aux affaires, ce sont les affaires qui nous ont manqué. » Les prêts sur nantissement, effectués soit directement par le Comptoir, soit indirectement par l’intermédiaire des sous-comptoirs, donnèrent une somme de 12,747,261 fr.

Le second exercice, compris entre le 1er septembre 1848 et le 30 juin 1849, fut encore moins animé. Les escomptes d’effets à deux signatures, sur Paris et les départemens, ne dépassèrent pas, pour ces dix mois, 73,781,534 fr. Cette décroissance des escomptes faisait pousser de nouveaux gémissemens au directeur. « La diminution subie par cette catégorie de nos opérations ne s’explique malheureusement que trop, disait-il, par la stagnation des transactions commerciales, et plus que jamais nous pouvons affirmer ce que nous disions dans notre dernier rapport : ce n’est pas le Comptoir qui a manqué aux affaires, ce sont les affaires qui ont manqué au Comptoir. »

Cependant le directeur et les administrateurs du Comptoir d’escompte s’étaient sérieusement efforcés d’améliorer les conditions offertes au commerce. À la naissance du Comptoir, le taux de l’escompte avait été fixé à 6 pour 100 pour toutes les valeurs, et en outre il était opéré sur les bordereaux une retenue de 5 pour 100, destinée à être convertie en actions. À partir du 16 mai 1848, cette retenue avait été réduite à 1 pour 100, et elle avait été complètement supprimée le 6 juillet suivant. Au début de ses opérations, le Comptoir s’était borné à opérer le recouvrement des effets sur la province, la faiblesse de son capital ne lui permettant pas encore de les escompter. Le 5 septembre 1848, il admit à l’escompte les valeurs de cette nature ayant moins de trente jours d’échéance ; quelques mois après, il étendit jusqu’à quarante-cinq jours la limite d’échéance pour ces effets, et le 1er avril 1849 il la porta enfin à soixante jours. D’un autre côté, le Comptoir avait ouvert à Paris des comptes-courans d’escompte à raison de 5 pour 100 l’an.

Dans ce second exercice, l’ensemble des prêts sur gages, qui avait été de 12,747,000 fr. dans l’exercice précédent, s’était au contraire élevé à 24,492,753 fr. Sur cette somme, les prêts directs du Comptoir d’escompte sur effets à une seule signature accompagnés de récépissés de marchandises montaient à 6,874,428 fr., et les prêts sur effets présentés par les sous-comptoirs à 17,618,324 fr.

Le Comptoir avait escompté en outre pour 1,055,385 fr. d’effets sur l’étranger, et s’était chargé de recouvremens sur la province pour une somme de 12,788,143 fr.

Enfin le Comptoir avait donné à ses cliens, sous forme d’ouverture de comptes de dépôt, la faculté de verser dans sa caisse des sommes en compte-courant, produisant 4 pour 100 d’intérêt par an, et toujours tenues à la disposition des déposans. Les sommes ainsi versées s’élevaient au 30 juin 1849 à 3,656,937 fr.

Pour résumer l’histoire des pénibles commencemens du Comptoir d’escompte, cet établissement, pendant les quinze premiers mois de son existence, au milieu d’une des plus grandes crises industrielles et commerciales que notre pays ait eu à traverser, avait escompté au commerce de Paris 244,297 effets, représentant une somme de 192,455,260 fr. Il avait reçu en outre à l’encaissement ou en recouvrement sur la province 134,899 effets, représentant 28,693,100 fr. C’était donc 379,196 effets, formant la somme totale de 221,140,361fr., qui étaient passés par ses mains. Ce qui prouve d’un côté l’état de souffrance où était alors le commerce parisien, et de l’autre la libéralité des services qui lui furent rendus par le Comptoir d’escompte, c’est que sur les valeurs que nous venons d’énumérer 30,561 effets, représentant une somme de 17,262,589 fr., ne furent point payés à l’échéance. Plus de la moitié de cette somme fut remboursée au Comptoir avant protêt par les cédans des effets. Parmi les effets protestes, ceux qui entrèrent au contentieux s’élevèrent à près de 6 millions de francs. Ils furent remboursés depuis presque en totalité, et le chiffre du contentieux n’était plus au 30 juin 1849 que d’environ 748,000 fr. Mais déjà, à la même époque le Comptoir avait une réserve de 346,000 fr., destinée à faire face aux éventualités du contentieux. Ainsi, pendant ces quinze mois, le Comptoir avait escompté pour plus de 200 millions de francs au commerce de Paris, sur lesquels 17 millions n’avaient pas été payés aux échéances. Il ressort de ce chiffre que le Comptoir était venu en aide aux maisons embarrassées pour une somme quatre fois plus forte que la part de son propre capital qu’il avait réalisée.

Il y eut une amélioration sensible dans l’exercice suivant (du 1er juillet 1849 au 30 juin 1850). D’abord le Comptoir, dont la durée avait été fixée à trois années par le décret de création, obtint une prolongation de six années, l’état et la ville de Paris lui continuant leur garantie. Aux ressources fixes provenant du capital réalisent du prêt subventionnel de l’état s’ajoutèrent dans une proportion plus considérable les ressources accidentelles provenant des comptes-courans. L’importance des dépôts en comptes-courans s’élevait au 30 juin 3849 à 3,656,937 fr. À cette époque, le Comptoir payait l’intérêt sur ces dépôts à raison de 4 pour 100 par an. Le conseil d’administration, en septembre 1849, réduisit cet intérêt à 3 pour 100. Malgré la diminution de l’intérêt, les dépôts augmentèrent. Ils étaient de 5,156,758 fr. 71 cent, au 30 juin 1850. Les escomptes des effets à deux signatures, sur Paris et les départemens s’élevèrent à 92,504,248 fr. Les prêts montèrent à 35,462,144 fr Le Comptoir escompta pour 1,491,831 fr. d’effets sur l’étranger, et se chargea du recouvrement de 16,172,351 francs sur Paris et la province.

Pendant cet exercice, deux sous-comptoirs, celui de la mercerie et celui des tissus, s’étaient dissous. En revanche, la création d’un nouveau sous-comptoir, celui des chemins de fer, fut autorisée par un arrêté du ministre des finances du 28 juin 1850. Les entreprises de chemins de fer avaient été une des industries les plus maltraitées par la révolution de février. Leurs titres avaient subi une énorme dépréciation. Les porteurs d’actions ne pouvaient trouver à emprunter sur ces titres. Ils effectuaient difficilement les versemens qui restaient à faire, et l’achèvement des lignes en construction éprouvait de fâcheux retards. Ce fut en présence de cette situation que les représentans des principales compagnies sollicitèrent la création d’un sous-comptoir des chemins de fer. Ce sous-comptoir déviait procurer aux porteurs d’actions ou d’obligations des compagnies de chemin de fer l’escompte de leurs titres et effets auprès du Comptoir de Paris, moyennant des sûretés données par voie de nantissement d’actions ou d’obligations. Le sous-comptoir, qui devait garantir ces prêts sur actions ou obligations, se constitua avec un capital de 2 millions. L’administration en fut confiée à un conseil nommé par les compagnies. Une commission, composée du directeur, du sous-directeur et de trois membres du conseil d’administration du Comptoir d’escompte, fut chargée de surveiller les opérations de ce sous-comptoir.

La progression continua dans l’exercice 1850-1851. L’escompte des effets à deux signatures porta sur une somme de 138,903,969 fr. Le prêt sur effets à une signature, accompagnés de récépissés, c’est-à-dire le prêt sur marchandises, opéré directement par le Comptoir, ne présenta pas de variations ; il embrassa une somme de 9,753,250 fr. ; mais l’augmentation fut considérable quant aux effets présentés par les sous-comptoirs, c’est-à-dire pour les prêts effectués sur marchandises et dépôts de titres par l’intermédiaire et avec la garantie des sous-comptoirs. Cette branche d’opérations atteignit la somme de 42,612,824 fr.

Les sous-comptoirs étaient alors au nombre de cinq, qui subsistent encore, leur durée ayant été prorogée pour le même temps que celle du Comptoir d’escompte. En récapitulant les chiffres qui exprimaient en 1851 la situation respective de ces sous-comptoirs et l’ensemble de leurs opérations, on observe premièrement que le Comptoir d’escompte avait prêté par leur intermédiaire, depuis leur origine, 89,489,888 fr. sur nantissement de marchandises, hypothèques (gages fournis par les entrepreneurs), actions et obligations de chemins de fer, et, secondement, qu’au 30 juin 1851 les prêts de cette nature montaient à 10,420,000 fr., c’est-à-dire à plus de deux fois le capital réalisé du Comptoir[4].

Au surplus, si les ressources fixes du Comptoir n’avaient pas varié durant cet exercice, les ressources accidentelles provenant des comptes-courans avaient éprouvé un notable accroissement. D’un peu plus de 5 millions au 30 juin 1850, les dépôts s’étaient élevés à près de 11 millions au 30 juin 1851.

Telle a été la première phase de l’existence du Comptoir d’escompte de Paris. Elle embrasse une époque de souffrance ou d’inertie relative pour le commerce, une époque où la véritable opération du crédit commercial, l’escompte de l’effet à deux signatures, trouvait un aliment insuffisant, où la gêne industrielle demandait l’expédient anormal et dangereux du prêt sur nantissement. Le Comptoir, dans cette pénible situation, ne s’était point ménagé ; il s’était bravement exposé à des risques qui semblaient supérieurs à ses ressources. Déjà, il est vrai, des symptômes d’amélioration étaient visibles ; mais l’essor des affaires en 1852 surpassa ces modestes présages, et ouvrit soudainement au Comptoir d’escompte un champ plus digne de son activité.


III

Jusqu’à la fin de 1851, le Comptoir d’escompte de Paris n’avait pu réaliser entièrement la portion de son capital qui devait être fournie par les actionnaires. Il n’avait encore réuni sur ce capital, le 30 juin 1851, que 4,230,535 fr. 50 cent. Le 1" janvier 1852, il put placer au pair le solde des actions complétant la somme de 6,666,500 fr., montant du capital qui devait être fourni par les actionnaires.

Mais bientôt l’accroissement prodigieux des affaires obligea l’administration du Comptoir à augmenter son capital pour le mettre en rapport avec le développement des opérations. En effet, les escomptes mensuels qui avaient été en moyenne de 12 millions dans, le troisième exercice (1849-1850), de 18 millions dans le quatrième (1850-51), s’étaient élevés à 22,800,000 francs dans le cinquième (1851-52), et atteignaient les chiffres de 30,600,000 francs dans le premier trimestre de l’exercice 1852-53, et de 46,400,000 francs dans le trimestre suivant. L’administration songea aussi à profiter des nouvelles circonstances pour obtenir une prolongation de durée qui consolidât d’une façon permanente l’existence du Comptoir, et des modifications dans les statuts qui lui permissent de proportionner ses opérations à la nouvelle situation dans laquelle on entrait.

Le gouvernement reconnut la nécessité de l’augmentation du capital, et dans l’assemblée générale des actionnaires du 22 janvier 1853, ce capital fut porté avec son autorisation à 20 millions de francs. Quant à la demande de prolongation d’existence et de modification des statuts, le gouvernement ne crut devoir y accéder qu’à la condition de changer les rapporte dans lesquels il était placé par les décrets de 1848 à l’égard des comptoirs d’escompte, et qu’après avoir fait appel au pouvoir législatif pour régler par une loi la situation future de ces établissemens. Le ministre des finances voulut avec raison faire cesser comme anormale la part de garantie que les décrets dû gouvernement provisoire avaient assignée au trésor et aux villes dans la formation du capital des comptoirs. C’est ce qui fût décidé par la loi du 10 juin 1853. Cette loi laissait subsister les principales dispositions du décret du 24 mars du gouvernement provisoire, « mais sans aucun concours ni aucune garantie de la part de l’état, des départemens et des communes. » Des décrets impériaux, rendus sur la proposition du ministre des finances, le conseil d’état entendu, devaient statuer sur l’établissement et la prorogation des comptoirs et sous-comptoirs d’escompte et sur les modifications de leurs statuts. Les comptoirs d’escompte rentraient ainsi dans le droit commun des sociétés anonymes, d’où les décrets du gouvernement provisoire les avaient fait sortir exceptionnellement en enlevant au conseil d’état l’examen de leurs statuts.

À la suite de cette loi et des modifications aux statuts votées par l’assemblée générale des actionnaires du 30 juillet 1853, le Comptoir d’escompte reçut par le décret du 25 juillet 1854 sa constitution actuelle et définitive. Sa durée fut prorogée de trente ans à partir du 18 mars 1857. le retrait de la garantie de l’état et de la ville de Paris fut fixé au 31 décembre 18154. Le capital, désormais uniquement fourni par les actionnaires, se trouva réduit à 20 millions, mais il pouvait être élevé à 40 millions avec l’autorisation du ministre des finances.

Outre les opérations d’escompte que nous avons déjà expliquées, le Comptoir fut autorisé à faire des avances sur rentes françaises, actions ou obligations d’entreprises industrielles ou de crédit, constituées en sociétés anonymes françaises, mais seulement jusqu’à concurrence des deux tiers de la valeur au cours de ces rentes ou actions, et à la condition que ces avances ne seraient faites que pour quatre-vingt-dix jours au plus, et n’excéderaient jamais dans leur ensemble le cinquième du capital réalisé et la moitié de la réserve. Dans le projet de modifications aux statuts, le Comptoir avait porté à trois fois son capital le montant des sommes qu’il pourrait recevoir en compte-courant ; le gouvernement fixa seulement à une fois et demie le capital réalisé les fonds qui pourraient être reçus à ce titre par le comptoir. Le montant cumulé du passif, y compris les traites ou mandats à échoir et les effets en circulation avec l’endossement ou la garantie du Comptoir, ne doit jamais excéder six fois le capital réalisé. Une situation, arrêtée à la fin de chaque mois par le conseil d’administration, doit être publiée dans les premiers jours du mois suivant par les soins de la direction. Cette situation, fait connaître, indépendamment du bilan du Comptoir, le montant des effets en circulation endossés ou garantis par cet établissement. Lorsque les bénéfices s’élèveront par semestre à plus de 2 pour 100 du capital réalisé, il sera exercé sur l’excédant une retenue d’un quart, dont le montant sera attribué, au fonds de réserve ; lorsque le fonds de réserve aura atteint le quart du capital réalisé, le prélèvement affecté à sa création sera suspendu.

Tels sont les services définis que, dans sa constitution actuelle, le Comptoir d’escompte est appelé à rendre au public, et voilà les limites posées à ses opérations. C’est à partir de 1854 que le Comptoir a fonctionné dans ces conditions. Rappelons rapidement le développement que l’essor des affaires avait donné à ses opérations depuis 1851 jusqu’à cette époque.


Au commencement de 1852, le Comptoir avait complété le capital de 6,666,500 fr., qui d’après les statuts de 1848 devait être fourni par les actionnaires. Il avait continué à jouir du prêt de 3 millions du trésor, et les ressources mises à sa disposition par les comptes-courans s’étaient élevées au 30 juin 1852 à 15,148,449 fr. Il cent.

Pendant cet exercice (1851-52), les escomptes des effets de commerce à deux signatures s’élevèrent à 167,191,230 fr. Les prêts montèrent à 70,379,899 fr. répartis ainsi : effets à une seule signar ture accompagnés de récépissés de marchandises, 6,554,198 fr. ; effets présentés par les sous-comptoirs, 64,025,700 fr. Sur ce dernier chiffre, le sous-comptoir des chemins de fer figurait seul pour 30,867,361 fr. L’escompte des effets sur l’étranger commença à prendre des proportions importantes ; il monta à 10,502,430 fr. Dans l’exercice suivant (1852-53), le développement des opérations fut plus considérable encore.

Le Comptoir à cette époque (janvier 1853) avait, comme nous l’avons dit, porté son capital à 20 millions. Sur le placement des nouvelles actions, émises avec une prime de 50 fr., il avait bénéficié d’une somme qu’il appliqua à son fonds de réserve, lequel s’éleva alors à 2,008,769 fr. 76 cent. Le prêt subventionnel du trésor de 3 millions subsistait encore. Les ressources fournies par les comptes-courans avaient presque doublé, elles montaient au 30 juin 1853 à 29,320,357 fr. 69 cent. Avec cet accroissement de ressources, l’escompte des effets à deux signatures fut de 279,468,002 fr. 52 cent. L’escompte sur l’étranger fut de 33,131,100 fr.

Les prêts s’élevèrent à 156,713,217 fr. 95 c., savoir : prêts directs du Comptoir sur effets accompagnés de récépissés, 7,978,343 fr 30 c. ; prêts par l’intermédiaire des sous-comptoirs, 148,734,874 fr. 65 c. Le seul sous-comptoir des chemins de fer figurait sur ce chiffre pour 114,315,095 fr.

La progression augmenta encore dans l’exercice de 1853-54. Il n’y avait pas eu de variations dans le capital. Il s’élevait, en y comprenant la réserve, à 22,008,769 fr. 76 cent. Le prêt de 3 millions du trésor subsistait encore. Les ressources des comptes-courans avaient diminué, le Comptoir ne payant que 2 pour 100 d’intérêt sur l’argent qui lui était déposé à ce titre, tandis que d’autres établissemens accordaient un intérêt plus élevé : elles étaient au 30 juin 1854 de 20,160,690 fr. ; mais l’escompte des effets à deux signatures sur Paris et la province s’était considérablement accru. Il était arrivé à 397,564,652 francs. Les effets sur l’étranger formaient un total de 41,981,440 francs. Les prêts éprouvèrent une légère diminution ; ils montèrent à 144,139,213 fr., savoir : escompte d’effets à une signature accompagnés de récépissés, 16,123,188 fr. ; effets présentés par les sous-comptoirs de garantie, 128,016,024 fr. Cette diminution provenait de la restriction que le sous-comptoir des chemins de fer avait mise à ses opérations. Ses prêts pour cette année étaient descendus à 89,034,842 fr.

Nous sommes arrivés au moment où le Comptoir d’escompte fonctionne d’après la constitution que lui a donnée le décret de juin 1854. L’exercice de 1854-55 est le premier du nouveau régime et le dernier dont le rapport annuel présenté à l’assemblée des actionnaires nous ait fait connaître les opérations. Nous allons en analyser plus attentivement les résultats, afin de rendre complètement compte du mécanisme de cet établissement de crédit et d’éclairer les conclusions que suggère l’examen de la marche suivie par lui.

Commençons par les services rendus au public par le Comptoir d’escompte dans l’exercice 1854-55. Ces services se composent : 1° de l’escompte des effets de commerce à deux signatures sur Paris, la province et l’étranger ; 2° des prêts directs sur récépissés de marchandises et des prêts effectués par l’intermédiaire et sous la garantie des sous-comptoirs ; 3° des avances sur titres de rentes et actions ou obligations industrielles ; 4° des recouvremens sur Paris, la province et l’étranger.

1° L’escompte des effets de commerce à deux signatures au moins sur Paris et la province a porté sur 668,656 effets, formant la somme de 427,296,164 fr. 45 cent. La moyenne de chaque effet escompté a été 639 fr. 03 cent. Comme le remarquait, à propos de ce dernier chiffre, le rapport des censeurs, il se présente peu de papier de banque dans les valeurs escomptées par le Comptoir. Les valeurs auxquelles on donne dans le commerce le nom de papier de banque, sont en général des lettres de change de sommes importantes tirées par les négocians et les industriels des départemens sur les banquiers de Paris, qui leur ouvrent des crédits ou des lettres de change tirées par les banquiers eux-mêmes. C’est le commerce de marchandises et l’industrie qui fournissent la plus grande partie des effets escomptés par le Comptoir. La moyenne de ces effets prouve que le Comptoir satisfait aux besoins du petit commerce et escompte libéralement les plus minimes valeurs.

Les valeurs escomptées sur l’étranger se sont élevées, pour 9,129 effets, à 38,696,712 fr. 31 cent.

2° les récépissés de marchandises formaient, en 556 effets, une somme de 6,574,218 fr. 70 cent.

Les effets présentés par les sous-comptoirs s’élevaient à 12,381, donnant une somme de 127,744,945 fr. 75 c, sur lesquels le contingent du sous-comptoir des chemins de fer était de 81,618,804 fr. 05 cent, pour 8,752 effets.

3° Les avances sur fonds publics présentent un chiffre de 23,521,710 fr.

4° Les recouvremens, c’est-à-dire l’encaissement des effets pour le compte de ses cliens, moyennant une commission, sur Paris, la province et l’étranger, se sont élevés, pour 187,273 effets, à 53,631,766 fr. 84 cent.

En récapitulant ces diverses sommes, on trouve que le montant général des opérations du Comptoir, depuis le 1er juillet 1854 jusqu’au 30 juin 1855, a été de 677,465,518 fr. 05 cent. Telle est, en retranchant les escomptes, commissions, etc., prix des services rendus par le Comptoir, la somme avancée par lui au public dans le cours de cette année.

Examinons maintenant les ressources que le Comptoir a eues à sa disposition pour faire face à une somme d’avances si considérables. Ces ressources sont de quatre sortes : 1° celles qui appartiennent en propre au Comptoir, son capital et son fonds de réserve ; 2° le capital des sous-comptoirs déposé dans sa caisse en garantie de leurs opérations ; 3° l’argent que ses cliens lui confient en compte-courant ; 4° les facilités qu’il a de réescompter les valeurs escomptées par lui, soit à ses correspondans de la province et de l’étranger, soit à ses cliens de Paris, soit à la Banque de France.

Le capital réalisé du Comptoir est de 20 millions, sa réserve est de 2,792,852 fr. 87 cent. Ses ressources propres étaient donc d’environ 22,800,000 fr.

Le capital des sous-comptoirs déposé s’élevait à 3,899,563 fr. 30 cent.

Les sommes déposées en comptes-courans, qui étaient de 20,160,690 fr. au 30 juin 1854, sont arrivées à 25,611,768 fr. au 30 juin 1855, et ont laissé à la disposition du Comptoir dans le cours de cette année une moyenne de 20,600,000 fr.

En récapitulant ces diverses ressources, c’est donc avec un ensemble d’environ 46,300,000 fr. que le Comptoir a pu agir. Pour faire face avec cette somme à 677 millions d’avances, il a fallu que le Comptoir la multipliât environ quatorze fois par ses opérations, c’est-à-dire qu’il l’employât quatorze fois en escomptes et en prêts, et que quatorze fois il la rendît disponible pour être à même de l’appliquer de nouveau à des services analogues. Comment s’opère cette intéressante multiplication du capital d’un établissement de crédit commercial, qui n’a pas, comme la Banque, la ressource d’émettre des billets payables au porteur et à vue ? C’est grâce à la facilité qu’il trouve à réescompter les valeurs qu’il a escomptées lui-même. Le Comptoir a pour réescompter ses valeurs d’abord ses correspondans des départemens et de l’étranger, ensuite ses cliens de Paris, et enfin et surtout la Banque de France.

En négligeant les avances sur fonds publics, on voit que les valeurs qui sont entrées dans le portefeuille du Comptoir pendant la dernière année s’élèvent à 653 millions de francs, lesquels, ajoutés au montant des valeurs qui étaient déjà en portefeuille au 1er juillet 1854, donnent un total de 702,591,232 fr. — Dans cette somme, les effets sur Paris, figurent pour près de 399 millions, les effets sur la province pour 263,841,142 francs, et les : effets sur l’étranger pour 39,852,966 francs. Sur ces valeurs, le Comptoir en tenait pour près de 316 millions de ses correspondans de province. On voit donc qu’il a pu couvrir, pour la plus forte partie de leurs remises, ses correspondans avec ses 263 millions d’effets sur la province. De même une portion de ses valeurs sur Paris, à peu près équivalente à la somme de ses effets sur l’étranger, a dû lui venir de ses correspondans étrangers, et il a pu les en couvrir avec ces effets mêmes. Ces deux branches de ses escomptes se sont ainsi balancées naturellement, et elles s’élèvent à plus de 300 millions. Le Comptoir n’a donc eu à trouver l’emploi que d’environ 400 millions d’effets sur Paris. Sur ces effets, il a pu attendre qu’un certain nombre arrivât aux échéances, il a pu en négocier une partie aux capitalistes qui emploient leurs fonds en valeurs commerciales, et une grande partie a dû aller à la Banque. Aussi, au 30 juin 1855, il était sorti, par ces divers canaux, du portefeuille du Comptoir d’escompte, pour 252,621,830 francs d’effets sur la province, 36,179,553 francs d’effets sur l’étranger, et 367,525,564 francs d’effets sur Paris. Son portefeuille à cette époque restait avec 46,266,283 francs 49 cent., en effets sur Paris, la province et l’étranger, somme à peu près équivalente aux ressources réunies de son capital, du capital des sous-comptoirs et des comptes-courans qu’il avait pu appliquer pendant cet exercice à ses opérations. À cette date aussi, la valeur des effets réescomptés par le Comptoir, et qui, n’étant pas échus, restaient dans la circulation avec son endossement, s’élevait à 22,867,023 fr. 91 c.

Nous venons d’exposer les opérations du Comptoir, pendant la dernière année ; au point de vue de leur mécanisme. Il y a un autre point de vue sous lequel il importe de les examiner pour se rendre compte de leur signification et de leur portée, nous voulons parler de la comparaison des diverses catégories d’avances qui constituent ses opérations.

Il résulte des tableaux publiés par le Comptoir, à la suite du compte-rendu présenté à l’assemblée générale, qu’en omettant les valeurs reçues à l’encaissement, lesquelles ne donnent pas lieu à une opération de crédit proprement dit, ses opérations ont porté, dans le dernier exercice, sur 622,833,649, lesquels se décomposent d’abord ainsi :


Escomptes aux correspondans de province 315,907,444 fr.
Escomptes et avances à Paris 307,926,208

On voit par la que les affaires avec les correspondans de province forment plus de la moitié des opérations du Comptoir.

Il n’y a pas d’observations à faire sur les escomptes aux correspondans de province. Ils reposent sur des effets à deux signatures au moins, ils sont par conséquent dans les conditions normales du crédit commercial.

Mais il n’en est pas de même des escomptes et avances faits à Paris. Ceux-ci se décomposent de la manière suivante :


Escomptes d’effets de commerce sur la France à deux signatures au moins 111,388,719 fr.
Escomptes sur l’étranger (valeurs également à deux signatures au moins) 38,696,712
Escomptes aux sous-comptoirs 127,744,945
Escomptes de récépissés de marchandises 6,574,218
Avances sur fonds publics et actions diverses 23,521,510

Les opérations faites à Paris peuvent donc se diviser en deux catégories : d’un côté, les opérations de véritable crédit commercial, comprenant les escomptes d’effets à deux signatures au moins sur la France et l’étranger ; de l’autre, les opérations de simple prêt sur marchandises, fonds publics et actions : les premières, représentées par le chiffre de 150,085,431 fr. ; les secondes, par le chiffre de 157,840,774 fr. On peut se rendre compte d’une autre façon de l’importance donnée par le Comptoir à ses prêts et avances en consultant son bilan au 30 juin 1855. Les avances sur fonds publics y figurent pour un peu plus de 6 millions de francs. Les valeurs provenant des sous-comptoirs et des escomptes de récépissés n’y sont pas spécialement désignées ; mais il est facile d’arriver à une estimation très approximative de l’importance qu’elles pouvaient avoir à cette époque dans le portefeuille du Comptoir. Les effets sur Paris y sont portés pour une somme de plus de 31 millions : comme il était entré pendant l’année 345 millions en effets sur Paris dans le portefeuille, et que dans ce chiffre les valeurs provenant des sous-comptoirs et des récépissés montaient à 134 millions, ces dernières valeurs devaient figurer dans la même proportion, c’est-à-dire pour un peu plus de 12 millions et demi, dans les 31 millions d’effets sur Paris en portefeuille au 30 juin 1855. La proportion devait même être un peu plus forte, car à cette époque il y avait en circulation près de 23 millions d’effets réescomptés par le Comptoir, et il est probable que le Comptoir réescompte plutôt les valeurs commerciales que les valeurs créées par les prêts, et garde dans son portefeuille une plus grande proportion de celles-ci. Les 6 millions d’avances sur fonds publics, ajoutés aux 12 millions et demi d’effets provenant des sous-comptoirs et des récépissés de marchandises donnent donc 18 millions et demi comme le chiffre approximatif des fonds du Comptoir engagés, au 30 juin 1855, dans les opérations de prêts ou avances sur marchandises, fonds publics et actions. On voit que ce, chiffre, probablement inférieur au chiffre réel, était presque égal au capital du Comptoir.

Voilà le fait qui dans la situation et la marche du Comptoir d’escompte de Paris nous paraît devoir être le plus attentivement considéré.

Cette tendance du Comptoir d’escompte à engager, en prêts sur nantissemens de marchandises et de titres, une si grande portion de ses ressources, pourrait, s’il y persévérait, être discutée à deux points de vue, au point de vue de la sécurité du Comptoir et au point de vue des principes du crédit commercial.

Dans les temps réguliers, les opérations de prêt ne sauraient compromettre la sécurité du Comptoir. Pour les plus importantes de ses avances, celles qui se font par l’intermédiaire des sous-comptoirs, le Comptoir d’escompte a une double garantie : d’abord les marchandises ou les titres que les sous-comptoirs retiennent en nantissement, et dont la valeur au prix du jour est toujours supérieure au montant des avances ; ensuite le capital même des sous-comptoirs déposé dans la caisse du Comptoir d’escompte. Quant à ses avances directes sur récépissés, le Comptoir est suffisamment couvert par la valeur vénale des marchandises, car ses prêts sont inférieurs à cette valeur ; il en est de même encore de ses avances sur fonds publics et actions pour lesquels il ne peut prêter que les deux tiers de la valeur au cours du jour. Il n’y aurait de danger sérieux qu’à la suite d’une crise pareille à celle que l’on a vue en 1848. Dans une crise semblable en effet, le Comptoir se trouverait sous le coup de la demande immédiate du remboursement de ses comptes-courans. Il ne pourrait effectuer ce remboursement qu’en portant à la Banque ses valeurs de portefeuille ; mais la plupart de ses valeurs, provenant de prêts sur marchandises et titres, ne seraient point payées, les marchandises et les titres devenant alors irréalisables, ou ne pouvant être vendus qu’avec une perte qui entamerait sérieusement son capital. Sans doute ce serait trop exiger d’un établissement commercial que de le contraindre à régler constamment sa conduite sur la perspective d’une éventualité si exceptionnelle. Cependant, puisqu’il est né des nécessités d’une pareille crise, le Comptoir d’escompte doit moins que personne les perdre de vue.

Si l’on considère les principes du crédit commercial, la tendance que nous signalons prête à des objections plus sérieuses. Le Comptoir d’escompte devrait être exclusivement un établissement de crédit commercial. Ce crédit, comme nous l’avons déjà dit, sous la forme de l’escompte des effets à deux signatures, repose sur la circulation de la marchandise, sur l’évolution et la transformation rapide et incessante qui, à travers les degrés successifs du travail industriel et de l’échange commercial, doivent la conduire de la production à la consommation. La loi du commerce, c’est que le produit se vende le plus tôt possible, pour faire face à une production nouvelle. Ce phénomène de la vente donne naissance au crédit commercial, lequel assure la promptitude de la production nouvelle, et prévient le chômage du travail et l’interruption des échanges. Quand donc, au lieu d’escompter l’effet à deux signatures, né d’une transaction de vente et d’achat, on prête sur la marchandise ou sur un titre de propriété que l’on appelle fonds public ou action, on sort de la sphère du crédit commercial, on s’expose à contrarier les lois de l’activité commerciale.

Nous ne parlerons pour le moment que du premier cas, le prêt sur la marchandise, dans les conditions où le Comptoir d’escompte l’a fait jusqu’à présent[5]. Qu’est-ce que la marchandise sur laquelle on demande à emprunter ? C’est une marchandise que son détenteur ne peut pas ou ne veut pas vendre. Si la marchandise ne peut pas se vendre, c’est (dans les temps réguliers) que le marché est encombré, qu’il y a eu excès de production. On voit quel peut être l’effet de prêts sur nantissement fournis par un grand établissement public en pareilles circonstances : ils tendent à encourager un désordre dans la production et une erreur commerciale qui doivent avoir pour répression et pour remède la baisse des prix. Si c’est le détenteur de la marchandise qui ne veut pas la vendre, en soutenant ce détenteur par des prêts, un établissement de crédit s’expose à favoriser une élévation artificielle des prix, et s’associe à une spéculation à la hausse. Dans les deux cas (et, nous le répétons, nous ne parlons ici que des temps réguliers), un établissement de crédit commercial, en prêtant sur marchandises, sort de ses attributions normales, et va même contre le but de sa création, qui est la circulation des produits, puisqu’il dérobe la portion de ces produits qu’il prend en nantissement aux lois naturelles qui doivent en régler les mouvemens et les prix sur le marché.

C’est ce que le Comptoir d’escompte paraissait comprendre à son origine, car nous lisons dans le premier rapport de son directeur, en 1848, à propos des prêts sur dépôts : « Cette facilité ne serait pas sans dangers pour ceux mêmes qui doivent en profiter, si elle n’était restreinte dans les limités d’une sage prévoyance et réglée sur des estimations modérées, afin de faciliter et de hâter les retraits des marchandises déposées. Ces dépôts ne doivent jamais être considérés par les négocians que comme une ressource momentanée essentiellement transitoire. » Le prêt sur marchandises n’était donc considéré, dans le principe, parle Comptoir que comme une mesure de circonstance ; c’était un secours apporté au commerce dans une situation désastreuse, qui était la conséquence, non des fautes de la spéculation commerciale, mais d’une révolution politique. À ce point de vue, la création des sous-comptoirs pour organiser ces prêts sur marchandises avec de plus solides garanties était un expédient utile et bienfaisant, justifié par le malheur des circonstances, mais qui aurait dû être temporaire comme elles. Continuer à appliquer, dans les temps prospères et dans les situations normales, les secours imaginés pour parer à une crise accidentelle, c’est rendre au commerce un mauvais service, c’est lui fournir des stimulans artificiels, c’est compromettre des ressources qu’on ne retrouverait plus, ou qu’on réunirait bien difficilement le jour où des perturbations analogues les rendraient encore nécessaires.

Nous insistons sur le danger de cette tendance du Comptoir d’escompte pour deux raisons.

La première, c’est que le Comptoir d’escompte est une société anonyme. Le prêt sur marchandises n’est point une opération qui nous effarouche en elle-même. Que le fabricant ou le négociant qui ne veut pas ou ne peut pas vendre sa marchandise cherche et trouvé Un prêteur qui vienne à son aide, rien en soi de plus naturel et de jplus légitime ; mais l’on devrait abandonner une telle opération au calcul et à la hardiesse des intérêts privés. Que les banquiers et les capitalistes placent leur argent comme bon leur semble, c’est leur droit. S’ils assument des risques, leur responsabilité tout entière est au bout, et garantit la sécurité des tiers à leurs propres dépens ; mais une société anonyme, étant affranchie par privilège des responsabilités commerciales les plus sévères, doit être contenue dans les strictes limites de l’objet pour lequel elle a été créée.

La seconde raison qui nous ferait regretter les déviations du Comptoir d’escompte, c’est l’importance de l’objet pour lequel il a été fondé, la dispensation du crédit comme intermédiaire entre le commerce et la Banque de France. Le crédit commercial est un ressort si puissant et si utile, que nous déplorons comme une faute tout ce qui tend à le dénaturer et par conséquent à le compromettre. Or cette tendance existe aujourd’hui dans les affaires par suite de la confusion, que beaucoup de gens commettent et propagent par calcul ou par ignorance, entre le crédit commercial et d’autres combinaisons qui prennent aussi le nom du crédit. Il nous semble donc opportun, avant de quitter les deux établissemens de crédit commercial dont nous avons exposé la destination et les services généraux, de bien marquer la nature de cette forme de crédit et d’établir les caractères qui la distinguent des autres applications des capitaux avec lesquelles elle est confondue par une certaine classe de spéculateurs et par la masse des observateurs irréfléchis.


IV

Dans le langage ordinaire, on comprend sous le terme général de crédit des choses très diverses et des fonctions économiques essentiellement distinctes. On donne le nom de crédit au concours des capitaux qui viennent aider, en les commanditant, à la création de nouvelles entreprises. On étend la même dénomination aux emprunts par lesquels les gouvernemens, au moyen de la constitution de rentes perpétuelles, subviennent à leurs besoins extraordinaires. On applique le même terme aux prêts hypothécaires faits à la propriété foncière et aux avances fournies sur dépôt de titres aux détenteurs de rentes d’état ou d’actions et obligations industrielles. Abusé ensuite par l’identité du mot, on se croit autorisé à demander à la forme la plus active et la plus parfaite du crédit, le crédit commercial, de prêter la féconde influence de son mécanisme à des combinaisons qui lui sont étrangères par leur nature et qu’il est impossible d’amener sous son action directe. Trompé enfin sur le rôle des institutions de crédit qui reçoivent et distribuent les capitaux avec lesquels travaillent la production et le commerce, on se figure que ces institutions ont la puissance de créer le capital, dont elles ne sont que les intermédiaires, et l’on pense avoir le droit d’attendre d’elles d’inépuisables ressources et des services gratuits.

Si l’on entend ranger sous la même expression générique toute opération qui transfère le capital disponible des mains du capitaliste qui ne pourrait ou ne saurait l’employer lui-même aux mains de ceux qui en ont besoin ou qui peuvent l’utiliser au profit de la production, toute opération en un mot qui transmet et distribue le capital aux besoins et aux services, le nom de crédit est sans doute applicable aux diverses combinaisons que nous venons d’énumérer ; mais ces combinaisons correspondent à des emplois différens du capital transmis, elles déterminent par cette diversité d’emploi trois modes distincts de crédit : le crédit commercial, le crédit commanditaire et le prêt. Il faut se rendre compte de la nature propre de ces diverses formes de crédit pour avoir une idée claire de l’influence qu’elles peuvent avoir les unes sur les autres, et mesurer la limite où la puissance du crédit vient expirer.

Commençons par la première, le crédit commercial.

On sait quelle est la part du capital dans le phénomène de la production. Le capital est la somme des avances que la production est en mesure de faire au travail. Ce qu’une marchandise coûte à produire, ce sont les salaires qu’il faut payer aux travailleurs jusqu’à l’achèvement et à la vente du produit ; à ces frais indispensables de la production s’ajoutent ensuite le profit moyen que doit en retirer la direction de l’entreprise et le loyer du capital qui a fait l’avance de ces frais. Il est évident en effet qu’il n’y aurait pas d’intérêt à organiser et à diriger une production et à faire les avances qui lui sont nécessaires, si l’initiative du travail dirigeant et si la formation, la conservation et l’application du capital n’étaient point encouragés par une rémunération légitime. On sait aussi que les avances que le travail demande au capital dans le phénomène de la production se divisent en deux parts, suivant les conditions de la production elle-même. Une part de ces avances s’applique à l’appropriation des agens naturels dont le travail humain met en œuvre la puissance productrice. Ce sont, dans une exploitation agricole, les avances nécessaires pour acquérir la propriété de la terre, la défricher et la mettre en état de produire, — dans une entreprise industrielle, les avances nécessaires à l’établissement et à l’outillage de l’usine, à l’acquisition des instrumens de travail. Ces avances constituent le capital fixe de la production. À ce capital, qui met le travail humain en état de développer la puissance productrice des agens naturels, le producteur agricole et le producteur industriel et leur premier intermédiaire, le négociant, doivent joindre : le producteur, le capital nécessaire à l’achat de la matière sur laquelle s’exerce la production et au paiement des salaires de ses ouvriers pour la façon nouvelle qu’ils donnent à cette matière ; le négociant, la mise de fonds nécessaire à l’achat de la marchandise qui sera la base de ses premières opérations d’échange. Cette seconde part du capital engagé dans les entreprises industrielles et commerciales est ce que l’on appelle ordinairement le fonds de roulement. C’est la le capital dont le crédit commercial seconde et accélère les évolutions. Précisons le caractère de ces évolutions et la nature du concours que leur prête le crédit.

Quand le négociant a transformé son capital dans la marchandise qu’il a achetée, quand l’industriel a transformé son fonds de roulement dans le produit qu’il a fabriqué, ils ont à vendre l’un sa marchandise, l’autre son produit, et ils seraient réduits à l’inaction s’ils ne pouvaient opérer cette vente, car elle leur est indispensable pour rentrer dans leurs capitaux et les employer à de nouveaux achats et à des productions nouvelles. Or cette vente est soumise à des conditions déterminées par la nature des choses. La marchandise et le produit ne peuvent être réalisés en numéraire qu’en arrivant à la consommation qui les absorbe. Le négociant et l’industriel devront-ils se charger de porter eux-mêmes leur marchandise aux consommateurs, et devront-ils attendre qu’elle soit écoulée par la vente en détail ? Non ; entre les consommateurs et eux vient se placer une foule d’intermédiaires dont la fonction est : soit de donner de nouvelles façons au produit, soit de le transporter d’un marché à un autre, soit de le vendre en détail. C’est à ces intermédiaires que l’industriel et le négociant vendent en gros leur marchandise ; mais ces intermédiaires ne peuvent pas davantage réaliser en numéraire le prix de la marchandise qu’ils achètent avant qu’elle ne soit arrivée à la consommation. Au lieu donc de solder comptant le montant de leurs achats, ils contractent par un effet de commerce l’obligation de le payer à une époque calculée sur le temps jugé nécessaire pour l’arrivée de la marchandise à la consommation et à sa réalisation en numéraire. C’est alors que le concours du crédit commercial s’offre au négociant ou à l’industriel. Leur capital est maintenant représenté par les effets de commerce contre lesquels ils ont échangé leur marchandise. Au moyen de l’escompte, ils échangent ces effets contre du numéraire, et l’évolution de leur capital est accomplie ; ils peuvent le réemployer immédiatement à de nouveaux achats et à des productions nouvelles.

Le premier caractère des capitaux de roulement du commerce et de l’industrie, c’est leur mobilité essentielle. Voilà les capitaux qui doivent véritablement être appelés mobiliers et qui méritent peut-être seuls ce nom, car leur destination est de passer par les transformations incessantes de l’achat, de la production, de la vente et de la consommation. Leur second caractère est la fécondité de leurs évolutions. Chacune de ces évolutions représente en effet une somme de travail utile consacré, ou à la circulation, ou à la transformation de la marchandise, un accroissement de valeur donné à la matière première, une création de richesse.

Tels sont les capitaux dont le crédit commercial est l’auxiliaire spécial. Il intervient à chacune de leurs évolutions pour donner à ces capitaux une nouvelle disponibilité. Sans lui, ces évolutions fécondes seraient lentes et pénibles ; par lui, elles deviennent faciles et rapides. Il suffit de signaler l’action qu’il exerce ainsi sur la circulation des capitaux de roulement du commerce et de l’industrie, pour montrer l’inappréciable utilité et la grandeur de la fonction qu’il remplit dans la vie économique. Mais cette action est assez grande pour qu’il ne soit point nécessaire d’en exagérer la puissance. Le crédit commercial donne assez pour qu’on doive se garder de lui demander plus qu’il ne peut donner. Afin d’éviter de tomber à cet égard dans de puériles et dangereuses erreurs, il faut le bien voir tel qu’il est, et mesurer sur la réalité ses moyens d’action et les limites de son influence.

Il y a pour cela une chose qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est la place que le crédit commercial occupe entre la production et la consommation. Il n’est qu’un intermédiaire entre ces deux agens de la vie économique. Il se borne à mettre la production en mesure de prévenir et de satisfaire les demandes de la consommation, et il remplit ce service en fournissant à la production, à laquelle il rend la disponibilité de son capital de roulement, les moyens d’attendre, sans interrompre ses travaux, que ses produits arrivent à la consommation et se réalisent en numéraire. Tel est le rôle du crédit commercial. Si on le comprend bien, on saisira facilement les limites infranchissables entre lesquelles le crédit commercial peut trouver ses ressources et exercer son influence.

Les établissemens d’escompte et les banques, qui sont les instrumens et les organes du crédit commercial, agissent d’un côté sur les capitaux de roulement du commerce et de l’industrie, et au moyen de ces capitaux ; d’un autre côté ils sont soumis, dans le développement de leurs opérations, à la loi d’équilibre qui dans le monde commercial lie la production elle-même à la consommation.

Les banques ne créent pas de capitaux : ce ne sont pas des capitaux créés par elles qu’elles fournissent au commerce et à l’industrie ; elles n’agissent que sur les capitaux de roulement existans dans les pays où elles fonctionnent. Nous avons vu, en nous occupant de la Banque de France et du Comptoir d’escompte, à l’aide de quelles ressources ces établissemens dispensent leur crédit. Ils ont d’abord leur propre capital ; ils ont ensuite les fonds qui leur sont déposés temporairement en comptes-courans ; la Banque de France a enfin la circulation de ses billets, dont la convertibilité immédiate en numéraire est assurée par sa réserve métallique. Le capital des établissemens d’escompte est un capital de roulement. Les ressources provenant des comptes-courans résultent des fonds de roulement du commerce et de l’industrie, qui viennent de recouvrer leur disponibilité en sortant d’opérations terminées, qui ne sont point encore réengagés dans des opérations nouvelles, et qui sont momentanément sans emploi. Quant à la circulation des billets de banque, elle est la contre-valeur des effets de commerce que la Banque a escomptés et possède dans son portefeuille ; mais ces effets représentent la portion des fonds de roulement transformés en produits qui s’acheminent vers la consommation : la circulation des billets de banque représente donc cette portion des fonds de roulement, et, en acceptant cette circulation, le commerce, l’industrie et le public font crédit à la Banque jusqu’au moment de la réalisation des produits en numéraire. Ainsi les établissemens d’escompte font crédit aux fonds de roulement engagés au moyen des fonds de roulement momentanément disponibles qu’ils attirent et centralisent dans leurs caisses. En réalité, les banques ne sont qu’un mécanisme de centralisation et de diffusion ; à l’aide duquel le capital de roulement consacré au commerce et à l’industrie d’un pays se fait prédit à lui-même. Toute la puissance des banques se borne à fournir à ce capital les moyens de suffire aux évolutions exigées de lui par les rapports de la production avec la consommation. Ces évolutions correspondent toutes, il est vrai, à un travail accompli sur la marchandise, à une augmentation de valeur donnée à la matière première, à une création de richesse, et en ce sens les établissemens de crédit commercial concourent à l’augmentation de la richesse générale et à la formation de nouveaux capitaux ; mais ce n’est la qu’une action indirecte. Directement les banques ne créent pas de capital de roulement qu’elles puissent mettre à la disposition de la production ; elles ne peuvent agir au contraire qu’avec et sur les capitaux de roulement déjà existans, et que la production met en œuvre.

L’action du crédit commercial se borne, disons-nous, à fournir aux capitaux de roulement les moyens de suffire aux évolutions réclamées d’eux par les rapports de la production avec la consommation. Nous venons de voir comment les banques sont sous la dépendance de la production quant aux ressources avec lesquelles elles agissent ; elles sont également, à un autre point de vue, sous la dépendance de la consommation. Ce sont en effet les facultés de la consommation qui déterminent le développement de la production ; il faut que la somme des produits se proportionne à ce qui peut être consommé. Les banques par conséquent, dont les opérations ont pour objet de seconder les évolutions des fonds de roulement consacrés à la production, sont tenues de mesurer leurs opérations, de les étendre ou de les restreindre suivant les ressources que présente la consommation.

Plusieurs causes peuvent amener ces ruptures d’équilibre entre la production et la consommation que l’on appelle des crises commerciales ou monétaires. Parmi ces causes, il en est une qui n’est imputable qu’aux erreurs de la spéculation industrielle et commerciale, c’est une production exagérée. Il faut s’entendre sur la portée de ce mot. À parler absolument, si l’on ne considère que la somme des produits dans ses rapports avec les besoins et la puissance de consommation des hommes, il ne saurait jamais y avoir surabondance de produits, puisque les besoins naturels et artificiels des hommes ne mettent pour ainsi dire pas de limite à leur puissance de consommation. Ce n’est que dans un sens relatif que l’on peut parler d’un excès de production. Cet excès se manifeste à l’égard de certains produits, lorsque, par suite d’une spéculation erronée, on a porté les prix de ces produits à un taux trop élevé pour qu’ils demeurent échangeables contre les autres marchandises. Dans ce cas, il arrive un moment où, pour que les produits ainsi surfaits par la spéculation puissent pénétrer dans la consommation, il faut que les prix baissent au-dessous même des prix réels, c’est-à-dire au-dessous de ce que les marchandises ont coûté à produire. Les derniers producteurs ou détenteurs de ces marchandises sont forcés alors de perdre une portion du capital qu’ils avaient avancé par spéculation dans cette branche de production, et leurs pertes, retentissant et rejaillissant de proche en proche dans toutes les régions de la communauté commerciale, amènent ces perturbations que l’on appelle des crises. Tel est le sens dans lequel nous employons le mot de production exagérée. L’expérience prouve que ces excès de production sont ordinairement accompagnés d’un développement exagéré et artificiel donné au crédit, et que ce sont ces facilités immodérées de crédit qui entraînent l’industrie et le commerce à accumuler des produits qui ne pourront être acceptés en définitive par les consommateurs qu’à un prix inférieur au coût de production. Cependant le commerce, l’industrie et le crédit ne sont pas toujours responsables de la rupture de l’équilibre entre la production et la consommation. L’équilibre est quelquefois rompu par des crises politiques qui compromettent la sécurité générale, d’autres fois par des accidens naturels, tels que les mauvaises récoltes, accidens qui ont pour effet de donner une cherté extraordinaire à un produit de première nécessité, et d’absorber en grande partie sur ce produit, au détriment des autres, les ressources de la consommation. Il n’y a point à s’occuper ici des crises politiques, car ces crises placent les établissemens de crédit en dehors des règles ordinaires de la prudence commerciale, et leur imposent des mesures exceptionnelles, dictées par l’intérêt politique du moment et la loi du salut public. Il n’en est pas de même dans le second cas, lorsque les rapports de la production avec la consommation sont altérés par un accident naturel ; alors en effet les établissemens de crédit conservent leur liberté d’action, et doivent conformer strictement leur conduite aux principes du commerce.

Que la rupture de l’équilibre provienne soit d’un excès de production causé par les entraînemens de la spéculation commerciale, soit d’un resserrement des ressources de la consommation occasionné par un accident naturel, tel qu’une mauvaise récolte, le devoir des établissemens de crédit est le même : ils doivent combiner le prix et les conditions du crédit de façon à rétablir le niveau entre la production et la consommation. D’ailleurs ce devoir ne se présente pas seulement aux banques comme une de ces lois dont l’application laisse place à des hésitations de jugement et à des appréciations débattues : il s’impose à elles comme une nécessité. La rupture de l’équilibre entre la production et la consommation se trahit et s’annonce en effet toujours par un resserrement du numéraire.

Le phénomène que l’on désigne dans le langage usuel par les mots resserrement et rareté du numéraire provient de deux causes faciles à comprendre. Une de ces causes agit à l’intérieur du pays où la rareté se manifeste, l’autre se révèle dans son commerce extérieur. Voyons d’abord ce qui se passe à l’intérieur. Toute consommation est précédée de la réalisation en numéraire du produit qu’elle absorbe. Lorsque la consommation se refuse à un produit, entre elle et la branche de l’industrie à laquelle ce produit appartient la circulation du numéraire s’arrête. À ce moment-là, si la crise est l’effet d’un excès de production, la consommation aura donné à la circulation du numéraire toute l’activité qu’elle pouvait lui imprimer, et son énergie ne pourra pas aller plus loin ; si la crise est l’effet d’une mauvaise récolte et de l’excessive cherté des denrées alimentaires, la consommation aura détourné et porté sur ces denrées une grande partie du numéraire qu’elle appliquait ordinairement aux autres produits. Dans les deux cas, le producteur délaissé par la consommation ne trouve plus dans les canaux naturels par lesquels devaient s’écouler ses produits le courant de numéraire dont il a besoin ; pour lui, l’argent se resserre et devient rare, et il est obligé, pour s’en procurer, ou de vendre ses produits à perte, ou de réaliser chèrement d’autres ressources que ses produits : tel est le resserrement du numéraire à l’intérieur ; il résulte d’interruptions, d’engorgemens, de dérivations momentanées dans les canaux par lesquels s’opère la circulation du numéraire entre la consommation et les diverses branches du commerce et de l’industrie. L’action de la rareté du numéraire est plus facile à saisir encore dans le commerce extérieur, car elle s’y traduit par l’exportation des métaux précieux. Lorsqu’il y a eu excès de production dans un pays, ses débouchés se fermant à l’excès de ses produits, ce pays ne peut plus payer en produits exportés toutes les marchandises premières qu’il a importées ; le change, comme on dit, tourne contre lui, et il est obligé de payer en métaux précieux le solde de ses importations. De même, s’il y a eu insuffisance de récolte, s’il faut acheter des denrées alimentaires à l’étranger, on ne peut pas balancer par des exportations de produits cette importation extraordinaire, et il faut l’acquitter en argent et en or. Au dedans engorgement ou perturbation dans la circulation, au dehors exportation de métaux précieux, voilà les faits qui accompagnent le resserrement du numéraire et qui sont le résultat de la rupture de l’équilibre entre la production et la consommation. Or les banques, étant les grands entrepôts du numéraire et des métaux précieux, sont les premiers établissemens qui ressentent l’influence de ces faits. C’est dans leurs caisses que l’on vient chercher le numéraire nécessaire pour parer aux engorgemens et aux dérivations momentanées de la circulation intérieure ; c’est dans leurs caisses qu’on vient puiser l’argent et l’or indispensables pour acquitter le prix des denrées importées extraordinairement de l’étranger. Leurs caisses sont donc le baromètre des facultés de la consommation, de même que leurs portefeuilles sont le baromètre du développement donné à la production. Quand leur encaisse augmente, c’est signe que l’équilibre se rétablit ou se maintient entre la production et la consommation ; quand il diminue, c’est signe que le niveau tend à s’altérer. Pour conserver leur propre solvabilité, les banques sont obligées de prêter une attention sérieuse à ces avertissemens et d’agir en conséquence. Lorsque la proportion normale entre leurs encaisses et leurs engagemens exigibles est dépassée par ceux-ci, les banques élèvent le prix du crédit, et en agissant ainsi elles transmettent à la production l’avertissement ou le secours nécessité par les difficultés passagères de la consommation, difficultés dont elles ressentent elles-mêmes les premiers et infaillibles symptômes.

Tel est dans sa fonction naturelle et dans ses exactes limites le crédit commercial. Assujetti d’un côté à la production, c’est sur et avec le fonds de roulement existant du commerce et de l’industrie qu’il agit, sans pouvoir accroître directement ce fonds de roulement par des capitaux créés par lui ; assujetti de l’autre côté à la consommation, il ne peut en augmenter directement les ressources quand ces ressources trahissent leur épuisement par une diminution menaçante de la réserve métallique dans les caisses des banques. Entre ces limites, il fournit au capital de roulement de la production les moyens d’accomplir toutes les évolutions réclamées par les besoins et les ressources de la consommation, et il contribue ainsi avec une fécondité merveilleuse à l’accroissement de la richesse générale et par conséquent d’une façon indirecte à la formation de nouveaux capitaux.


L’escompte est la forme du crédit commercial. Les autres combinaisons auxquelles on applique la dénomination générale du crédit sont la commandite et le prêt.

Nous n’avons parlé, en nous occupant du crédit commercial, que du capital de roulement et de ses évolutions, aboutissant à l’accroissement de la richesse générale et à la formation de nouveaux capitaux. Les capitaux représentent le travail accumulé ; inactifs, ils sont promptement dissipés ; pour se conserver et pour garder leur fécondité, il faut que, dès le moment de leur formation, ils soient appliqués à de nouveaux travaux producteurs. Toute formation de nouveaux capitaux est donc immédiatement suivie du développement des ressources et des forces productives. En d’autres termes, à mesure que les capitaux s’accroissent, leur augmentation trouve son emploi dans l’extension des entreprises existantes et la création d’entreprises nouvelles.

Dans le cours ordinaire des choses, cette application des nouveaux capitaux au développement des affaires industrielles et commerciales et à la création de nouvelles entreprises de production s’opère naturellement sous l’impulsion et dans le cadre des intérêts privés, sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à un mécanisme de crédit. Le propriétaire foncier, le négociant ou l’industriel, pour consacrer à l’amélioration de sa propriété, à l’agrandissement de ses opérations ou au développement de sa manufacture, la portion de ses bénéfices qu’il a épargnée, n’a besoin ni de conseil ni de secours étranger. Il y a cependant des cas très nombreux et très importans, en dehors des applications particulières que chacun peut faire de ses capitaux à ses propres affaires, où le concours des capitaux nouvellement formés et disponibles d’un pays au développement de ses forces productrices réclame cette combinaison de crédit à laquelle on a donné le nom de commandite.

D’un côté, en effet, il y a des entreprises dont la création exige des capitaux trop considérables pour que des particuliers aient les moyens ou le courage de les tenter avec leurs seules ressources et à leurs risques personnels. Il peut souvent arriver aussi que ces entreprises répondent à un intérêt général : il serait dangereux alors d’en livrer la direction absolue aux intérêts particuliers d’un seul ou d’un petit nombre ; il est plus naturel et plus sûr d’appeler la généralité des intéressés à y concourir. D’un autre côté, un très grand nombre de ceux entre lesquels se répartit la masse des économies annuelles qui grossissent le capital d’un pays ne sont pas en position de faire directement eux-mêmes l’emploi de cette portion de leurs capitaux disponibles qui doit être appliquée à l’extension des entreprises existantes ou à la création d’entreprises nouvelles. Donc, entre l’intérêt de l’industrie réclamant la création d’entreprises qui ne peuvent être fondées qu’avec le concours de capitaux considérables et la masse des capitalistes qui ne sont point en état d’arriver d’eux-mêmes à employer productivement leurs fonds, il y a place pour un intermédiaire éminemment utile, ayant pour double fonction, d’un côté, de savoir discerner les entreprises dont la création donnera aux capitaux nouvellement formés l’emploi le plus avantageux pour le développement de la production et de la consommation, et, d’un autre côté, de rallier et de centraliser les capitaux épars et inhabiles à se diriger, dont l’association seule peut suffire à la fondation de ces entreprises.

C’est la combinaison financière à l’aide de laquelle les capitaux viennent s’associer à la création d’entreprises nouvelles que nous nommons commandite. C’est par elle que s’organisent les grandes compagnies, sociétés anonymes ou sociétés en commandite par actions, qui jouent en ce moment un si grand rôle dans notre vie économique. C’est sur cette combinaison financière qu’ont été établies nos grandes institutions de crédit, la Banque de France, le Comptoir d’escompte, le Crédit foncier, le Crédit mobilier, la construction de nos chemins de fer, l’exploitation de nos mines de houille, etc.

Il est aisé de saisir les différences qui existent entre le crédit commercial proprement dit et la commandite. On voit d’abord que l’action de ces deux formes de crédit s’exerce de deux façons diverses et sur deux élémens distincts.

Le crédit commercial accélère et régularise l’activité des entreprises existantes ; la commandite crée des entreprises nouvelles. L’un agit avec et sur les capitaux qui se meuvent sans cesse entre la production et la consommation ; l’autre agit avec et sur les capitaux qui cherchent à s’immobiliser dans des placemens productifs. Les capitaux régis par, le crédit commercial sont par leur nature associés sans cesse au travail actif, qui les fait passer par toutes les transformations de la production, et sont toujours destinés à recouvrer promptement leur disponibilité par les réalisations en numéraire qui accompagnent la consommation. Les capitaux régis par la commandite sont, il est vrai, appelés à augmenter les instrumens et la productivité du travail, mais toute la portion de ces capitaux absorbée par les frais de construction d’installation, d’outillage des entreprises industrielles, s’immobilise et n’est plus destinée à recouvrer sa disponibilité. En un mot, le crédit commercial s’applique au capital circulant du commerce et de l’industrie, dont il accroît la mobilité ; la commandite s’applique surtout au capital fixe, dont elle augmente d’une façon permanente l’étendue et la puissance.

Entre les deux ordres d’intérêts que représentent le crédit commercial et la commandite, il existe sans doute de nombreux points de contact et une réciprocité d’action continuelle. D’abord la formation des nouveaux capitaux résulte, pour la plus grande part, de la productivité des capitaux circulans, et réciproquement, par la centralisation de ces nouveaux capitaux et leur application à de nouvelles entreprises, la commandite verse dans la circulation de nouveaux fonds de roulement, en même temps qu’elle augmente les capitaux fixes, les instrumens de travail et la puissance productrice des agens naturels. Il arrive ensuite que, par le cours ordinaire des choses, une portion des capitaux destinés aux placemens fixes vienne, en attendant ces placemens, se mettre temporairement à la disposition du crédit commercial. De même il peut arriver qu’une portion des fonds de roulement sur lesquels agit le crédit commercial prête aussi un concours momentané à la commandite en attendant que les capitaux dont elle a besoin aient eu le temps de se former et de se réunir. Nous n’avons pas l’intention de décrire ici les combinaisons accidentelles par lesquelles s’accomplit dans la pratique ce mouvement de va-et-vient du capital entre les fonds de roulement et les placemens fixes, entre le crédit commercial et la commandite. Nous ne voulons que signaler la réciprocité d’action qu’exercent l’une sur l’autre ces deux formes du crédit. Par la nature des choses, ces deux ordres d’intérêt sont destinés à s’entr’aider mutuellement ; mais comme son mécanisme n’est point aussi parfait que celui du crédit commercial, le crédit commanditaire est plus exposé à sortir de ses limites naturelles, et il ne peut en sortir sans amener des perturbations dont le crédit commercial subit la fâcheuse influence, et contre lesquelles il est obligé de réagir.

Le crédit commanditaire, en effet, ne crée pas plus les capitaux que le crédit commercial. Il ne peut agir qu’avec et sur les capitaux nouveaux formés par l’épargne. Toute sa puissance consiste à appeler autour de lui ces capitaux, à les réunir et à en concentrer l’action sur les entreprises qui en exigent le concours. Le crédit commanditaire est donc tenu de proportionner ses entreprises à l’importance des capitaux que les épargnes peuvent lui fournir dans un temps donné. C’est la sa limite, comme la somme des fonds de roulement dont disposent l’industrie et le commerce est la limite des opérations du crédit commercial. Or il est plus que celui-ci sujet à dépasser sa limite. D’abord le crédit commanditaire ne peut asseoir ses prévisions sur des données’ aussi faciles à apprécier et aussi certaines que celles qui guident le crédit commercial. Les opérations du crédit commercial reposent en effet sur les ressources existantes, sur les capitaux circulans, actuellement engagés dans l’industrie et le commerce. Les évolutions des capitaux Circuians, qui passent de la production à une consommation prochaine, sont rapides ; les opérations du crédit commercial qui s’adaptent à ces mouvemens des capitaux circulans sont par conséquent à courte échéance : elles ne doivent pas s’étendre au-delà d’un horizon de quelques mois, et il est facile d’en apprécier d’avance les chances. Il n’en est pas de même des opérations du crédit commanditaire. Elles ont pour objet la création d’entreprises ordinairement très longues à établir, et dans le cas des entreprises de travaux publics, par exemple, elles embrassent des années. On ne saurait prévoir de si loin s’il sera toujours aisé ou possible de réunir au moment voulu le capital nécessaire à l’achèvement de ces opérations. Le crédit commanditaire est en outre enclin à des entraînemens qui aggravent les mécomptes auxquels l’exposent les conditions de temps assignées à l’établissement de ses entreprises. Il y a des momens où une faveur extraordinaire accueille les valeurs créées par lui. Les bénéfices éventuels que l’on se promet de ses entreprises sont escomptés par la spéculation, et alors tous les capitaux disponibles se portent sur ces valeurs, attirés par l’appât d’un gain facile et prompt. De là une surexcitation qui tend à donner au crédit commanditaire une idée exagérée de ses ressources, qui le pousse à multiplier ses entreprises, et qui a pour résultat pratique de détourner une portion des capitaux circulans de leurs canaux ordinaires. Si à ces périodes d’engouement succèdent des temps difficiles si des accidens viennent diminuer la somme des épargnes destinées à alimenter le crédit commanditaire, si des obstacles imprévus resserrent tout à coup la circulation des fonds de roulement avec lesquels opère le crédit commercial, alors les embarras de l’un de ces crédits retentissent douloureusement sur l’autre ; le capital est momentanément insuffisant. Ordinairement le capital, en quête de placemens productifs, est plus offert que demandé ; dans les crises dont nous parlons, la condition est retournée : le capital est plus demandé qu’offert. Le crédit commercial et le crédit commanditaire se le disputent, et le loyer du capital, le prix du crédit, s’élève. Dans cette concurrence ; celui des deux intérêts accidentellement rivaux qui prime l’autre est le crédit commercial, car c’est à lui que se lient toutes les branches de la production actuelle et l’activité quotidienne du travail, et ce n’est que par l’activité des capitaux de roulement engagés que peuvent se reformer les nouvelles épargnes, qui feront cesser plus tard l’insuffisance passagère du capital. C’est par la hausse de l’intérêt que le crédit commercial exerce alors sa suprématie, et c’est par la que les banques et les établissemens d’escompte ont en définitive sur le crédit commanditaire une influence restrictive irrésistible.

Il serait sage aux banques sans doute dans les temps réguliers et prospères, lorsque le crédit commercial est à bon marché, de ne point stimuler par des services étrangers à leur nature l’élan des capitaux vers les opérations du crédit commanditaire. Elles épargneraient peut-être par cette circonspection prévoyante les souffrances qu’impose au commerce le renchérissement du crédit causé par la concurrence que la demande de capital fixe fait en certaines conjonctures à la demande de capital de roulement. Mais quand on a laissé arriver la crise, il n’est plus permis d’hésiter entre les deux intérêts : l’un, le crédit commercial, est l’intérêt du présent ; l’autre, le crédit commanditaire, est l’intérêt de l’avenir. C’est le présent qui doit l’emporter sur l’avenir ; il faut que le capital disponible soit ramené comme fonds de roulement aux emplois du crédit commercial, et que le crédit commanditaire attende. Tel est l’effet inévitable que les banques produisent en élevant le taux de l’intérêt.


Des diverses applications du crédit, celle qui par elle-même est la moins féconde au point de vue économique, c’est le prêt.

Nous ne nous arrêterons point ici à deux des combinaisons les plus importantes du prêt : le prêt à l’état, fondé sur la constitution de rentes perpétuelles, et le prêt hypothécaire, auxquels correspondent deux formes de crédit dont nous aurons plus tard à nous occuper, le crédit public et le crédit foncier. Nous nous contenterons de remarquer que les gouvernemens et les propriétaires fonciers ne peuvent avoir d’autre accès au crédit que l’emprunt, lorsque leurs besoins d’argent dépassent leurs revenus annuels. Un état peut bien faire face à des besoins temporaires, qui ne dépassent pas ses rentrées annuelles, au moyen de bons du trésor, c’est-à-dire d’effets qu’il pourra payer à une échéance prochaine avec les rentrées sur lesquelles il compte, et au moyen des fonds qui lui sont confiés momentanément, et qui forment ce que l’on appelle la dette flottante. Dans ce cas, l’état agit sur des données et à des conditions analogues à celles du crédit commercial. S’il a des besoins extraordinaires pour lesquels ses ressources ordinaires seraient insuffisantes, il ne peut y faire face qu’en empruntant, c’est-à-dire en aliénant, en échange du capital qui lui est nécessaire, une portion de son revenu. Le propriétaire foncier est dans une position semblable : si la somme dont il a besoin est égale à la valeur de sa propriété, il n’a qu’à vendre celle-ci ; mais si cette somme est à la fois inférieure à la valeur de sa propriété et supérieure à son revenu annuel, il peut, s’il ne veut pas vendre sa propriété, emprunter cette somme en aliénant une portion de son revenu. Remarquons aussi que les capitaux qui se prêtent ainsi à l’état et à la propriété foncière proviennent de la même source que les capitaux qui alimentent la commandite : ils sont de la classe de ceux qui forment et tendent à grossir le capital fixe, seulement les prêts ne sont point comme la commandite doués par eux-mêmes de fécondité. La commandite donne en effet aux capitaux qu’elle réunit un emploi producteur déterminé par la nature de l’industrie à laquelle elle les applique. Le prêt laisse au contraire à l’état ou au propriétaire la libre disposition des capitaux qu’il leur fournit. Il sera fécond si l’état l’applique à des dépenses reproductives, par exemple à de grands travaux destinés à développer le commerce et l’industrie, si le propriétaire l’applique avec économie et intelligence à l’amélioration de sa propriété. Dans ce cas, l’état trouvera dans l’augmentation de la richesse publique, le propriétaire dans l’augmentation de son revenu, la compensation des charges qu’ils auront contractées en empruntant. Si au contraire l’état applique les ressources de l’emprunt à des dépenses improductives, telles que la guerre ou des constructions de luxe, dans le genre de celles que Colbert entreprit en gémissant pour rivaliser avec Louvois auprès de Louis XIV ; si le propriétaire les applique à la satisfaction de ses goûts personnels ou a l’acquittement de dettes antérieures, — le capital prêté, au lieu de concourir à un accroissement de production, sera consommé stérilement : le prêt, au point de vue économique, le seul qui nous préoccupe ici, n’aura abouti qu’à une destruction de capital.

Mais il y a une autre application du prêt sur laquelle nous devons nous arrêter spécialement, car on s’est efforcé, depuis quelques années, d’y faire concourir le mécanisme et les ressources du crédit commercial ; nous voulons parler du prêt sur titres de rentes et actions et obligations de chemins de fer.

Les emprunts et les constitutions de rentes perpétuelles par l’état d’un côté, la fondation d’un grand nombre de sociétés sur le principe de la commandite de l’autre, ont donné naissance à une propriété très considérable par le chiffre des valeurs qu’elle représente, par les transactions auxquelles elle donne lieu et par les caractères qui y sont attachés. Les rentes sur l’état, en y ajoutant les trois emprunts nécessités par la guerre d’Orient, forment un capital nominal de près de 9 milliards ; les valeurs de chemins de fer et des grandes sociétés anonymes, estimées aux cours actuels, représentent un capital de plus de 6 milliards. On peut donc évaluer à environ 15 milliards le capital fixe placé dans les emprunts publics et dans la commandite des grandes compagnies.

Quoique représentant le placement d’un capital fixe, cette propriété jouit dans sa forme de toutes les conditions qui rendent facile et prompte la transmission d’une propriété mobilière. Les rentes publiques, les actions et obligations de chemins de fer sont représentées par des titres qui mettent les parts de cette propriété, par leur extrême division, à la portée des plus petites fortunes. Ainsi le titre de rentes peut se diviser jusqu’en coupures de 10 francs de rente représentant un capital d’un peu plus de 200 francs. Le capital des compagnies est généralement divisé en actions de 500 francs, et la plupart de leurs obligations, au taux d’émission, représentent un peu moins de 300 francs. L’extrême division des titres de ce genre de propriété n’est pas encore la condition la plus favorable à sa transmissibilité. Autrefois les titres de rentes et les actions étaient nominatifs ; leur transmission entraînait des formalités de transfert, de constatations d’identité, de légalisations de signatures. Depuis 1831, il a été créé des titres de rente au porteur, et l’on a pu échanger contre ceux-ci les titres nominatifs. Depuis lors également les compagnies ont émis leurs actions au porteur. Extrêmement divisées, c’est-à-dire à la portée des plus modestes ressources ; anonymes, c’est-à-dire pouvant se transmettre, s’échanger, circuler sans frais, sans perte de temps, sans formalités, par la simple tradition du titre, voilà le caractère des valeurs créées par les emprunts publics et la commandite. À l’aide des petites coupures, l’état et la commandite ont pu rallier et recueillir jusqu’aux plus minimes fractions de ces épargnes, dont l’accumulation vient s’ajouter sans cesse au capital fixe du pays. Attirées par son caractère anonyme, les petites bourses, comme les plus grands capitaux, sont accourus vers une propriété qu’il est si facile d’acquérir et de vendre, où l’on entre et d’où l’on sort si aisément. C’est ainsi que cette immense propriété, formée par les emprunts publics et la commandite des grandes compagnies, s’est répandue, vulgarisée et popularisée au degré que nous voyons aujourd’hui.

La popularité de ce genre de propriété est assurément un fait heureux, car elle tend à élever le crédit de l’état, à lui procurer à des conditions plus avantageuses les ressources extraordinaires dont il peut avoir besoin, et elle permet à la commandite d’appliquer sans cesse de nouvelles forces aux grandes entreprises destinées à développer la richesse générale. Il est donc utile de maintenir et d’étendre cette popularité ; mais ce serait s’exposer à manquer le but que de recourir pour cela à des expédiens contraires aux lois économiques, et à des mesures qui feraient sortir le crédit commercial de ses attributions naturelles. On est tombé, suivant nous, dans cette erreur en obligeant la Banque de France et le Comptoir d’escompte à prêter sur dépôts de valeurs industrielles.

Il y a, entre la nature et la forme de ces valeurs, une distinction qu’il ne faut jamais perdre de vue. Par leur nature, elles constituent un capital fixe, immobilier. Par leur forme, c’est-à-dire par l’extrême division et le caractère anonyme de leurs titres, elles ont, quant à leur transmission, les attributs des valeurs mobilières. Ce sont, en un mot, des propriétés immobilières douées seulement de la forme mobilière.

Considérées comme propriétés, c’est dans la classe des capitaux qui leur sont analogues qu’elles doivent trouver les ressources de crédit dont leurs détenteurs peuvent avoir besoin. Elles représentent un capital fixe ; c’est à la classe des capitaux destinés aux placemens fixes qu’elles doivent emprunter le secours du crédit. D’ailleurs, par la forme qu’on leur a donnée, par la facilité de transmission et de circulation dont on a doué leurs titres, on a fait pour elles d’un seul coup et d’emblée tout ce que le crédit peut faire pour une marchandise, une propriété, une valeur quelconque. Nous l’avons vu en effet, la forme la plus parfaite du crédit, le crédit commercial, n’a pas d’autre objet que d’accélérer la circulation des valeurs créées par la production en leur donnant le temps de parcourir les diverses transformations qu’elles doivent recevoir avant d’arriver à la consommation, à la vente, à la réalisation en numéraire ; mais le titre de rente, l’action industrielle n’ont à recevoir aucune transformation pour arriver à la vente : ils sont au contraire investis de la forme définitive et invariable qui les rend les plus propres à être immédiatement et constamment vendus et achetés. Les mettre à la portée de la classe des capitaux par lesquels elles doivent, conformément à leur nature, être achetées et possédées, voilà tout ce que le crédit avait à faire pour ces valeurs, et il l’a fait en donnant à leurs titres le caractère anonyme et une extrême divisibilité, ce qui permet toujours à leurs détenteurs de les vendre pour parer à leurs plus minimes besoins, et ce qui permet toujours de les acquérir aux plus minimes capitaux qui cherchent des placemens fixes.

La circulation des titres de rentes et des actions industrielles devrait donc, en principe, donner lieu uniquement à des transactions de vente et d’achat et non à des opérations de prêt. On comprend le prêt sur effet de commerce, l’escompte, puisqu’il repose sur une opération industrielle ou commerciale qui n’est point encore réalisable en numéraire. On comprend le prêt sur hypothèque, puisque la propriété foncière ne peut se vendre par petites fractions, et que d’ailleurs la vente en est assujettie à des obstacles nombreux et à des charges onéreuses ; mais le titre de rente et l’action, grâce à leur forme mobilière, sont toujours réalisables en fractions aussi minimes que l’on veut et sont immédiatement en présence de l’acheteur. Reste la question du prix, lequel, pour cette sorte de valeurs comme pour les autres, est soumis aux rapports variables de l’offre et de la demande. Si le nombre des titres à vendre est plus considérable que les capitaux qui cherchent des placemens fixes, le prix des titres baissera ; s’il y a plus de capitaux à placer que de titres à vendre, le prix des titres s’élèvera. Tels sont les rapports qui déterminent le cours variable de ces valeurs sur leur marché, à la Bourse.

Mais entre les deux élémens de ce marché, entre le titré à vendre et le capital à placer, un troisième agent intervient, la spéculation, et c’est elle surtout qui donne lieu à l’opération du prêt sur dépôt de titres.

La spéculation est le calcul et la prévision des éventualités qui peuvent, dans un temps donné, déterminer le rapport de l’offre à la demande sur une valeur. Le spéculateur est celui qui emploie ses capitaux et dirige ses opérations suivant cette prévision et ce calcul. Sans vouloir en justifier les écarts et en déguiser les périls, il est permis de dire que, dans ses limites légitimes, la spéculation est une faculté naturelle de l’esprit humain, appliquant ses connaissances, ses informations, son jugement à régler ses intérêts suivant les chances de l’avenir. Rien donc de plus légitime et de plus régulier en soi que de vendre ou d’acheter à une échéance déterminée, à terme, suivant l’expression consacrée, une valeur que l’on possède ou que l’on peut payer, suivant que l’on prévoit que le prix de cette valeur aura dû à cette époque baisser ou monter. Le commerce, toujours basé sur l’appréciation d’élémens et de circonstances variables, serait impossible sans opérations de ce genre, et ces opérations s’appliquent merveilleusement au commerce des valeurs dont nous nous occupons. Leur forme, qui les rend d’une circulation si facile, les variations de leurs prix, qui dépendent de tant de circonstances financières et d’éventualités politiques, les rendent éminemment propres aux mouvemens de la spéculation ; mais le caractère de la spéculation est de ne point se renfermer dans ses limites naturelles et d’arriver d’un bond à son excès, qui est le jeu. Comme les opérations à terme se soldent par un bénéfice ou une perte, représentés par la différence entre le prix auquel on achète et le prix auquel on vend la valeur sur laquelle on spécule, il s’est formé une classe de spéculateurs qui vendent à terme des valeurs qu’ils ne possèdent pas, et achètent à terme des valeurs qu’ils ne seraient point en état de payer, ne faisant entrer dans leurs calculs que la différence qui existera entre le prix des valeurs au moment où ils opèrent sur elles et le prix qu’auront les mêmes valeurs au terme des opérations. C’est dans ces données, c’est sur le jeu aux différences que s’exerce à la Bourse la spéculation à terme et à découvert sur les valeurs publiques et industrielles.

Telle qu’elle est, malgré ses excès, ses périls et ses mauvaises influences morales, cette spéculation peut être regardée comme utile, en ce sens qu’elle sert, par ses excitations, à appeler vers les fonds publics et la commandite des grandes industries les capitaux de placement, et qu’elle tend à élever le prix des rentes et des valeurs. C’est en s’appliquant à ce dernier objet que la spéculation à la hausse donne naissance à une opération qui équivaut au prêt sur dépôt de titres, au report, dont nous aurons à examiner une autre fois la nature et l’influence. Il n’y a rien à redire à cette spéculation, tant qu’elle ne demande les ressources de crédit dont elle a besoin qu’à la classe des capitaux qui, une fois le service du crédit commercial assuré, restent disponibles pour les placemens fixes ; mais son utilité cesse au moment où elle vient faire à l’industrie et au commerce une concurrence onéreuse sur le marché du crédit, où elle vient disputer et restreindre les ressources nécessaires au capital de roulement de la production.


Nous croyons en avoir assez dit aujourd’hui pour montrer le danger des confusions d’attributions auxquelles sont entraînés chez nous, depuis quelques années, les établissemens publics de crédit commercial. Il est évident que c’est méconnaître la véritable destination de ces établissemens que de les faire concourir aux prêts sur valeurs publiques et industrielles. La circulation de ces valeurs ne réclame d’autres opérations que celles qui résultent du rapport existant entre la quantité des titres à vendre et l’importance des capitaux qui recherchent des placemens fixes, opérations qui se résolvent par la vente au prix déterminé par le rapport entre l’offre et la demande. Dans les temps réguliers, c’est la spéculation seule qui crée le besoin d’emprunter sur ces valeurs et donne lieu aux opérations de prêt. En prêtant sur dépôts de titres, la Banque de France et le Comptoir d’escompte font en quelque sorte des reports à long terme, et donnent indirectement leur concours à la spéculation. Les opérations de cette nature faites par la Banque de France et le Comptoir d’escompte peuvent donc être considérées comme un détournement des ressources du crédit commercial. Ce crédit a pour objet la circulation des capitaux de roulement, la multiplication de leurs évolutions productives. Le crédit public, qui popularise les emprunts d’état, le crédit commanditaire, qui crée les valeurs industrielles, ne doivent s’adresser qu’aux capitaux qui cherchent des placemens fixes. Nous avons vu que les tentatives par lesquelles le crédit public et le crédit commanditaire distrairaient de leur emploi naturel une portion des capitaux de roulement pourraient amener des perturbations douloureuses pour le crédit commercial. Or, en prêtant sur dépôts de titres, la Banque et le Comptoir d’escompte ne font qu’encourager les tentations qui attirent les capitaux disponibles vers certains placemens fixes, et faciliter la pente qui écarte les fonds de roulement de leur emploi le plus naturel et le plus utile aux intérêts de la production.

Ces considérations sur la hiérarchie des fonctions du crédit étaient une transition naturelle entre les institutions de crédit commercial que nous venons d’étudier et les autres établissemens financiers dont nous aurons à nous occuper dans la suite. Les conclusions qui en ressortent doivent plus que jamais être présentes à la pensée des administrateurs des établissemens de crédit commercial dans la phase que la paix ouvre aujourd’hui aux affaires. Les circonstances exceptionnelles qui ont pu motiver certaines déviations de la Banque de France et du Comptoir d’escompte vont faire place à une situation régulière, qu’il faut se garder de compromettre par des infractions permanentes aux lois du crédit commercial. Pour ce qui concerne en particulier le Comptoir d’escompte, nous espérons qu’il trouvera dans les projets qu’il annonce le moyen de concilier les principes avec les facilités de prêt que lui permettent ses statuts. Il se propose en effet de prêter sur connaissement. On sait que le connaissement est la lettre de voiture qui annonce et certifie la marchandise au moment où elle est chargée sur le navire qui doit la conduire du port d’expédition au lieu de sa destination. Le prêt sur connaissement est depuis longtemps pratiqué par le commerce anglais. Il est surtout utile pour les branches du commerce qui agissent sur des marchandises soumises à une longue navigation. Le négociant français qui achète un chargement en Amérique ou dans l’Inde est obligé d’attendre l’arrivée du navire qui lui apporte sa marchandise, c’est-à-dire pendant des semaines et des mois, avant de pouvoir recouvrer la disponibilité de son capital. Le négociant anglais au contraire, dès qu’il a reçu le connaissement de sa marchandise, trouve à emprunter sur ce titre, et l’activité de son capital n’est plus paralysée par les lenteurs et les accidens de la navigation. Le prêt sur connaissement est bien un prêt sur la marchandise ; mais ce n’est plus, comme pour les avances faites jusqu’à présent sur nantissement par le Comptoir d’escompte et les sous-comptoirs, un prêt sur la marchandise inerte et dérobée à la vente : c’est un prêt sur la marchandise qui va du marché de production au marché de consommation ; c’est un prêt sur le produit qui circule. Une autre considération recommande encore cette opération de crédit. On se préoccupe beaucoup en ce moment de l’émigration des capitaux à l’étranger ; quelques-uns y voient un danger et voudraient la prévenir, d’autres réclament la liberté pour la circulation internationale du capital. Nous serions assurément pour la liberté, si nous avions à nous prononcer sur cette question. Nous ne méconnaissons point pourtant les inconvéniens de l’émigration du capital à l’étranger, lorsqu’il y est attiré par la spéculation vers des placemens fixes : l’histoire économique de l’Angleterre, après la paix de 1815, fournirait même au besoin, sous ce rapport, d’utiles enseignemens ; mais les dangers que peut présenter l’émigration du capital fixe n’existent point pour l’émigration du capital de roulement. Le capital qui va au dehors exploiter des mines peut-être chimériques, ou former des établissemens dans un pays qui n’offre pas de sécurité politique, sera peut-être détruit ; mais le capital qui va acheter un produit sur un marché extérieur ramène immédiatement sa contre-valeur : il féconde en outre le marché où il s’emploie, et y crée un débouché pour l’industrie nationale. C’est cette forme la plus sûre et la plus féconde de l’émigration du capital que favorise le prêt sur connaissement. Nous n’aurons donc que des applaudissemens à donner au Comptoir d’escompte dans la voie nouvelle où il va entrer, si, transformant ses sous-comptoirs, créés comme un expédient des mauvais jours, et les appropriant à une situation désormais régulière et prospère, il les amène à changer le gage de leurs prêts, et à substituer le connaissement au nantissement de la marchandise et du titre.


EUGENE FORCADE.

  1. Le parlement anglais est en train de réformer cette partie de la législation britannique et d’organiser la liberté en matière d’association commerciale.
  2. Cet apport des villes et de l’état sous forme d’obligations et de bons du trésor ne pouvait être converti en argent et employé dans les opérations des comptoirs. Les obligations des villes et les bons du trésor devaient rester dans les caisses des comptoirs comme des garanties qui ne pourraient être atteintes que dans le cas où le capital serait lui-même entamé par des pertes.
  3. M. Pagnerre est mort l’année dernière.
  4. Voici quelle était en 1851 la situation détaillée des sous-comptoirs :
    1° Sous-comptoir de la librairie. — Ses opérations depuis la création s’étaient élevées à la somme de 5,477,797 fr. Le solde des valeurs à échoir était au 30 juin 1851 de 410,824 fr. ;
    2° Sous-comptoir des métaux. — Opérations depuis l’origine : 19,528,151 fr. Solde au 31 juin des valeurs à échoir : 2,035,343 fr. ;
    3° Sous-comptoir des entrepreneurs de bâtimens. Chiffre des opérations totales : 46,801,130 fr. 78 cent. Solde, au 30 juin 1851, des valeurs à échoir, 3,405,304 francs ;
    4° Sous-comptoir des denrées coloniales. Ses opérations, commencées en août 1850, s’élevaient depuis cette époque à 4,340,653 fr. 45 cent., et le 30 juin 1851 le solde des valeurs à échoir était de 1,992,827 fr. 60 cent. ;
    5° Sous-comptoir des chemins de fer. — Il avait commencé ses opérations en juillet 1850. Elles s’étaient élevées pendant ce premier exercice à 13,342,155 fr. 88 cent. Le solde des valeurs à échoir était au 30 juin 1851 de 2,575,723 fr. 25 cent., garantis par des nantissemens d’actions et d’obligations d’une valeur de 4,423,026 fr. 25 cent, au cours de la Bourse.
  5. Ces observations, pour des motifs que nous signalerons tout à l’heure, ne s’appliquent point à l’heureuse opération de crédit, le prêt sur connaissement, que le Comptoir d’escompte se propose d’inaugurer, et de développer avec les ressources nouvelles que lui donne son capital, porté à 40 millions.