Les Intrigues allemandes aux Etats-Unis - La mission du comte Bernstorff et son échec (1914-1917)

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Les Intrigues allemandes aux Etats-Unis - La mission du comte Bernstorff et son échec (1914-1917)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 895-934).
LES INTRIGUES ALLEMANDES
AUX ÉTATS-UNIS

LA MISSION DU COMTE BERNSTORFF ET SON ÉCHEC (1914-1917)

Il est certes peu d’histoires qui, pour l’intérêt et l’imprévu des épisodes, pour la complication des événements, pour la variété et le relief des caractères comme pour le défi jeté à tous les principes du juste et de l’honnête, pourront être comparées à celle des intrigues allemandes, durant cette guerre, aux États-Unis. L’artisan et grand meneur de ces intrigues, le comte von Bernstorff, y déploya toutes les ressources du zèle le plus actif et le plus immoral. L’œuvre est inséparable de l’homme : parler de l’une c’est faire connaître les deux. Jamais sans doute pareille accumulation d’agissements tortueux, de louches combinaisons et de criminelles entreprises n’avait abouti à un échec d’ailleurs plus complet. Pour notre part, nous nous bornerons au rôle de narrateur et de témoin, laissant aux faits, dans la simplicité de leur exposé, à dresser contre l’Allemagne le plus écrasant réquisitoire qui se puisse trouver dans les dossiers d’aucune diplomatie.


LE COMTE BERNSTORFF AVANT LA GUERRE

Revoyons-le donc tel qu’on le rencontrait il y a quelques années, dans les salons de Washington : grand, blond, portant beau, le visage à peine fané, le front haut, strié de rides singulières qui se groupent vers le nez, s’opposent, et aident les caricaturistes à lui accuser on ne sait quel air méphistophélique ; rasé toujours de près et ne portant que la moustache courte aux pointes dressées ; le geste de quelqu’un qui s’entraîne quotidiennement aux sports. Plus encore que par son excessive recherche d’élégance, qui fait paraître le pli du fer jusqu’aux manches du veston, il cherche à s’imposer par un air de force, de domination, par son regard aigu, froid, mobile, par le poids de sa démarche et de toute sa personne, par son imperturbable confiance en soi et par son assurance conquérante.

Dès son arrivée aux États-Unis, ayant su prendre place dans les milieux politiques et diplomatiques, il n’a cessé depuis lors de développer cette influence. Aux mois qui précèdent la guerre, on le trouve entretenant des relations, auxquelles il s’efforce de donner les apparences de la franchise et de la cordialité, avec un grand nombre des plus influents parmi les membres du Congrès. Au Metropolitan Club, à l’heure du cocktail, il s’arrange pour avoir toujours un petit cercle d’interlocuteurs et d’amis. Il fréquente assidûment tous les salons qui ont la cote. Il y apporte sa politesse voyante, ses manières qui veulent être de grand seigneur, son verbe haut, son rire sonore qui secoue ses larges épaules, enfin cette aisance que rien ne déconcerte. Dès qu’il entre, il fait en sorte d’accaparer, de centraliser l’attention. Il supplée au mieux à l’effacement décoratif de l’ambassadrice, qui se tient au premier rang, observe sa tenue, parle peu, semble penser moins encore. Il se multiplie, fait autant de frais auprès de la jeune femme d’un second secrétaire d’ambassade que dans la conversation avec la femme d’un officiel haut placé.

Son activité mondaine et sociale ne s’arrête pas là. Mélomane averti, il est l’abonné ponctuel de la grande série des concerts d’hiver. Il se montre aux courses, au théâtre, ne dédaigne pas les movies, enfin se fait voir partout où l’on peut être vu et, partout, il est vu l’œil allumé, la figure riante, la main tendue, le geste qui accueille, dans une affectation de réussite et de triomphe.

A Newport, où il fuit, durant l’été, la dure chaleur et le vide de Washington, il est plus que personne répandu dans le smart set, le clan des milliardaires. Pour se reposer et six semaines durant, il mène la vie de golf, tennis, courses en automobile ou en moto-boat, de thés et dîners-danses au club, de danses et de soupers-danses, qui est le courant à Newport et prend toutes les heures du jour. Il a toujours de multiples invitations, pour le moment des chasses, dans les Adirondacks. Mais, à l’entendre, c’est toujours avec le même plaisir qu’il retrouve, à l’automne, l’ambassade de style lourd de l’avenue Massachusetts et la vie et la villa de Washington. De la capitale il prétend aimer non seulement la société mais les monuments, le Capitole imposant, les rues et avenues larges, toutes plantées d’arbres aux essences rares et qui, à cette époque, joignent leurs feuillages en berceaux riches où se nuancent tous les ors ; il en aime, dit-il, l’aspect merveilleux de jardin, de parc émail le de cottages et de palais.

A peine de retour, il se reprend au travail. Et l’un de ses tout premiers soins est de recevoir les correspondants de journaux. Il est peu de diplomates qui aient été persuadés de l’action de la presse, qui aient travaillé à se servir du journal autant que le comte Bernstorff. S’il classe ses occupations, celle de se concilier la presse est certes au tout premier rang.

Il reçoit les correspondants presque à toute heure. C’est trop peu de dire que son accueil est cordial : il est familier. Si plusieurs journalistes se présentent ensemble, il les fait monter au premier étage de l’ambassade ; il veut les entretenir dans l’intimité de son salon de travail, pièce très vaste, aux tentures et aux lourds rideaux de soie rouge, meublée de fauteuils profonds de cuir sang de bœuf. La compagnie est-elle nombreuse ? L’ambassadeur la fait asseoir en demi-cercle, assis lui-même devant son bureau riche, carré, lourd, d’acajou massif, incrusté d’argent. N’a-t-il que peu de visiteurs ? Il se dirige vers la haute cheminée à foyer ouvert, qu’entoure une barrière basse de marbre blanc rembourrée de coussins de cuir rouge et sur laquelle il s’assied, un pied dans sa main. Il croise les bras, tapote son coude, ou bien porte la main à son nez qu’il semble ajguiser de ses doigts joints, d’un geste habituel. Il discute avec un feint abandon, veut paraître ignorant de tout et désireux de tout apprendre. Bien que lui-même boive peu, fume rarement, il a soin de faire circuler atout instant les cigares, les liqueurs. Il plaisante, rit haut et de tout le buste ; il interpelle chaque correspondant par son nom ; il rappelle à point le mot, l’anecdote qu’un jour tel d’entre eux lui a contée, et dont il rit encore. Quand chacun se sent à l’aise et quand l’atmosphère de bonhomie est ainsi bien établie, c’est alors que, d’un air indifférent, comme sans y penser et entre intimes, il glisse l’information fausse, au bénéfice de l’Allemagne : il assure qu’il vient de l’apprendre, qu’il la croyait déjà connue ; il regrette de l’avoir dite, puisqu’elle ne l’était point ; et, pour elle, il demande le secret. Parfois, et alors en grand mystère, il communique une nouvelle vraie qu’il tient de son gouvernement, voire du département d’Etat, et qui doit embarrasser le département, peut-être lui forcer la main, servir enfin les intérêts allemands. Elle n’est, bien entendu, pas pour être publiée. Il criera donc ensuite et très haut, dès qu’elle lésera, aux fuites de documents secrets, à l’espionnage anglais, et se frottera les mains en secret.

Tel se présente l’homme dans son entourage immédiat. Mais n’allez pas croire que ses vues se limitent à cet entourage. Il trouve en effet, en arrivant aux Etats-Unis, un terrain préparé de longue main par l’Allemagne. Il n’a qu’à continuer l’œuvre de ses prédécesseurs et il n’y manque pas.

Bien avant août 1914, par les soins de ses ambassadeurs successifs, Holleben et Sternberg, l’Allemagne avait commencé de tendre activement sur les Etats-Unis son réseau compliqué d’intrigues. Méthodiquement, elle avait divisé le pays en quatre grandes zones : l’Est, qui comprend toute la côte Atlantique ; le Moyen-Ouest, que, depuis longtemps et toujours, elle considère comme son domaine propre et qui englobe les grandes villes de Chicago, Milwaukee, Saint-Paul, Kansas City ; l’Ouest, qui est surtout formé de la riche Californie ; enfin, le Sud, ses cotonniers et ses cotons. Chacune de ces quatre sections a été, de sa part, l’objet de particulières avances. En chacune, elle a adapté sa propagande aux conditions spéciales de topographie et de production. En toutes elle a des alliés, des partisans.

Ses alliés naturels sont d’abord, partout, les Pro-Germains, c’est-à-dire les Allemands, naturalisés ou non, résidant aux Etats-Unis, et les Américains d’origine allemande. Ses partisans, souvent plus enragés que les premiers, sont les Irlandais-Américains, anti-Français parce que, catholiques, ils reprochent à la France sa politique sectaire, anti-Anglais par tradition ; l’Allemagne les a aisément persuadés qu’elle seule, par sa puissance militaire, par sa dévotion à la cause des opprimés, est capable d’arracher à l’Angleterre l’affranchissement de l’Irlande. Elle compte, en outre, de précieuses sympathies parmi les Israélites, très puissants dans la grande banque de New-York, anciens et mortels ennemis de la Russie, fortement liés aux destinées de l’Allemagne par de gros intérêts financiers.

À ces quatre grands partis, qui sont acquis de longtemps aux intérêts de l’Allemagne, le comte Bernstorff en ajoute bientôt un cinquième. Car il n’a pas eu beaucoup de peine à apercevoir l’intérêt majeur que l’Allemagne aurait à se concilier les sympathies d’un groupe important d’Américains loyaux, rêveurs à courte vue, mais d’ailleurs de parfaite bonne foi et utopistes sincères, les pacifistes.

Tous ces champs d’activité et aussi bien de culture allemande sont, dans l’esprit de l’ambassadeur, comme une carte de géographie, plus justement encore, un plan stratégique. Ils lui sont tous sans cesse et également présents. C’est à mener ainsi l’action d’ensemble, tout en restant attentif aux moindres détails, qu’il s’attache, dès le début, avec une ténacité qui ne fera ensuite que s’accuser davantage.

Après s’être ainsi répandu dans tous les milieux, les salons, les clubs, et avoir fait cette énorme dépense d’ingéniosité laborieuse et de manœuvres en tous les sens, l’ambassadeur du gouvernement impérial, au printemps de 1914, quand il quitte Washington pour se rendre en Allemagne, peut croire avec tout le monde que sa situation personnelle et celle de l’Allemagne aux États-Unis sont très fortes, vraiment uniques. Cependant il les croit trop assurées, inébranlables. C’est l’impression qu’il en donnera à la Wilhelmstrasse et à son maître direct, le Kaiser. Ce sera sa plus grave erreur et celle qui finalement fera écrouler tout l’échafaudage. Il a trop confiance, une confiance trop aveugle, dans l’efficacité de ses méthodes et dans la sûreté avec laquelle il les emploie. Il ne doute pas du succès de l’entreprise allemande et de l’entreprise allemande menée par le comte Bernstorff. Ce sera non la seule cause, mais une des causes principales de l’échec final.

Une aptitude spéciale à créer, multiplier et enchevêtrer les intrigues, et dans les conditions ou les situations les plus diverses ; une constante application à conduire toutes ces intrigues de front et à surveiller chacune d’elles comme si elle était seule, comme si d’elle seule dépendait le succès cherché, et en telle sorte que rien n’y fût jamais laissé au hasard, mais que la bonne foi, sans cesse affirmée, s’y présentât sans cesse comme le moyen le plus ordinaire de duper, la nonchalance comme un calcul, la maladresse comme un piège et l’aveu de la défaite comme une perfidie ; une rare duplicité enfin, qui prend pour masques une aisance surveillée et l’agrément apparent des manières ; telles sont les ressources qu’a fait paraître en toutes circonstances le comte von Bernstorff et qui sauvèrent les destinées de l’Allemagne aux Etats-Unis tant qu’elles purent être sauvées. Joignez-y la plus complète absence de scrupules qui ait jamais été constatée chez un manieur d’affaires. Son action, qui s’est exercée souvent contre les désirs et parfois contre la volonté de son gouvernement, a certes été considérable. Peut-être la plus grande faute de l’Allemagne, et pour nous la plus heureuse aura-t-elle été dans son entêtement à ne pas vouloir comprendre parfois et à refuser de suivre souvent les avertissements de son ambassadeur. C’est ce malentendu qui mettra finalement les affaires de l’Allemagne au pire.


AU DÉBUT DE LA GUERRE

A son retour d’Allemagne, aussitôt après l’invasion de la Belgique et du Nord de la France, l’ambassadeur du gouvernement impérial s’aperçoit vite que l’opinion à Washington est singulièrement changée à son égard.

Beaucoup de familles qui, avant son départ, lui faisaient bon accueil, ne montrent plus aujourd’hui aucun empressement à le rencontrer. Il est reçu chez d’autres, et de celles qu’il tenait pour amies, avec une gêne ou une fraîcheur des plus significatives. Les maisons même où M. von Bernstorff s’était cru davantage chez lui n’ouvrent plus pour lui que la petite porte. On lui propose de venir faire un bridge un jour, un soir, quand on sera sûr qu’il ne rencontrera personne ; et on le prie, en confidence, de ne point laisser l’automobile de l’ambassade stationner à la porte. Certains salons, enfin, tout juste deux, l’affichent avec une ostentation, une sorte de bravade bruyante, plus vexante encore que la réserve des autres. Toute la société de Washington, enfin, se tient, vis-à-vis de l’ambassadeur allemand sur la plus extrême ou glaciale réserve, — quand elle s’en tient là.

Il ne faut pas longtemps à l’ambassadeur pour comprendre que le sentiment de la bonne majorité du pays s’est retournée, vis-à-vis de l’Allemagne, tout de même que la société a fait vis-à-vis de lui.

Il aperçoit cela qui crève les yeux, mais il se garde surtout de faire paraître qu’il ait rien vu. Quand il parle des choses de la guerre, son attitude devient rêveuse, son regard se fixe au plafond ; il murmure, il soupire : « Pauvre Belgique ! Pauvre France ! » Cependant, un moment après, il parait se reprendre, se rendre compte où il est. C’est d’un ton rapide, incisif, sans réplique, qu’il achève, conclut : « Bien entendu, nous avons les preuves des machinations de l’Angleterre, les preuves écrites, irrécusables… L’histoire fera connaître, jugera… »


L’ORGANISATION DE LA PROPAGANDE

Il va au plus pressé et s’occupe d’abord de réorganiser tous les services de sa propagande. Il étend leur action. Il leur donne, avec une plus grande portée et des ressources en argent presque inépuisables, leur maximum de force. Il faut rappeler ici quelques faits.

C’est d’abord et bien entendu à son ancienne amie, à la presse, qu’il s’adresse.

Par le docteur Dernburg, qui lui a été imposé, comme une sorte de contrôleur, haut commissaire au petit pied et qu’il saura si bien et bientôt contrôler lui-même, pousser en avant quand il faudrait se retirer, à qui) il fera commettre enfin blunder sur blunder, et jusqu’à le rendre undesirable, il fait pressentir les grands journaux de New-York ; il acquiert la sympathie de la presse Hearst ; il traite avec l’un des journaux du soir les plus répandus, l’Evening Mail. Enfin il fait entamer des pourparlers avec l’agence d’informations la plus importante des États-Unis, l’Associated Press. Mais, là, il trouve aussi malin que lui. On paraît accepter d’abord. On demande par écrit des précisions sur le projet. Quand on a les précisions, on trouve qu’elles ne suffisent pas. On en demande d’autres. Quand on les a toutes et que la responsabilité de l’ambassadeur est engagée à fond, les pourparlers cessent brusquement. Quand les agents de l’ambassade veulent les reprendre, ils se heurtent à un refus. Et le ton de ce refus est tel qu’ils n’insistent plus. C’est apparemment la première fois que l’esprit d’intrigue de l’ambassadeur et la suffisance ingénue de l’Allemagne se heurtent, pour subir une défaite, à la perspicacité, à la loyauté et à l’humour américains. Le fait s’est représenté depuis.

L’ambassadeur allemand n’est pas de ceux qu’un échec décourage, loin de là. N’ayant pas réussi ici, il regarde aussitôt ailleurs. Et c’est alors qu’il rédige, écrit, envoie le fameux rapport confidentiel où il expose avec minutie le programme qui doit assurer à l’Allemagne, avec le contrôle exclusif de toute la publicité concernant les nouvelles allemandes, la direction générale de l’opinion américaine par le puissant moyen de la presse. C’est dans ce rapport que se trouve la curieuse clause suivante :

« Afin d’atteindre notre but, il est nécessaire de commencer et continuer une campagne de presse qui soit adaptée aux désirs et à la manière de voir du public américain. Tout doit lui être communiqué sous forme de nouvelles, car il a été habitué à cette forme et ne comprend que cette sorte de propagande. La valeur d’une telle campagne de presse en Amérique, si elle est faite par des Américains pour des Américains, sera incalculable. »

Faire diriger la propagande allemande en Amérique par des Américains, telle est la formule qui dominera dans la suite toute la politique de l’ambassadeur aux Etats-Unis. Il y insiste dès maintenant. Des correspondants américains devront être invités, envoyés sur tous les fronts allemands ; toutes facilités devront leur être données « pour voir tout ce qu’ils doivent voir. »

« En outre, le Ministère des Affaires étrangères devra autoriser les correspondants américains à télégraphier quotidiennement par T. S. F. trois à quatre mille mots. Je désire insister sur ce point qu’un seul marconigramme, envoyé par M. Cory (correspondant américain) et favorable à la cause allemande, a été plus utile pour cette cause que tous les rapports officiels expédiés par le gouvernement depuis le début de la guerre. »

Le service d’informations devra être présenté comme « nouveau, permanent et destiné à mettre le public américain en relations directes avec les affaires politiques, diplomatiques et financières du monde entier. » Un code de T. S. F. en apparence purement commercial, permettra de faire transmettre, à une banque américaine et par l’intermédiaire d’une banque hollandaise ou suisse, amie des Alliés, les informations désirées. Enfin, c’est dans ce même et curieux rapport que se trouve l’énumération minutieuse des informations sur lesquelles il sera bon de ne pas insister et de celles qu’il faudra laisser complètement de côté.


I. La neutralité belge et les atrocités belges ne devront plus être mentionnées dans l’avenir.

II. On devra s’abstenir, pour l’Amérique, de mettre la responsabilité de la guerre au compte de l’Angleterre seule. Un élément anglais considérable existe, en effet, en Amérique ; et le peuple américain maintient l’opinion que tous les partis belligérants, comme d’habitude, ont leur part de responsabilité dans la guerre.

III. La fierté et l’imagination des Américains au sujet de leur culture ne devront plus être continuellement offensées par l’affirmation répétée que la culture allemande est la seule culture vraie et surpasse toutes les autres.

IV. La publication des pamphlets de caractère purement scientifique doit être évitée à l’avenir comme lecture sèche, qui ennuie les Américains et leur est incompréhensible.

V. Finalement, il est de la dernière importance que l’autorité et les peuples allemands cessent de discuter continuellement et publiquement l’envoi d’armes et de munitions aux Alliés et de faire sentir aux Américains leur déplaisir.


Anticipant les effets de ce rapport, et fidèle au principe que la meilleure propagande en Amérique sera celle qui sera faite par des Américains, l’ambassadeur organise des voyages au front, des tournées de correspondants américains en Allemagne. Il recommande qu’on se montre « prévenants pour eux, de manière à gagner leurs sympathies à la cause de l’Allemagne. » Il veut surtout qu’on leur montre le mécanisme formidable de la guerre, « de telle manière que l’étonnement leur impose l’admiration et le respect de la puissance « t de l’efficacité allemandes. » Déjà il a obtenu des bureaux de la Wilhelmstrasse qu’un écrivain américain de talent, Edward Lyall Fox, reçût une allocation « pour ses bons articles » envoyés d’Allemagne en 1914. Il revient sur le sujet. Il décide le chancelier de Bethmann-Hollweg à écrire de sa propre main au même Edward Lyall Fox et l’inviter, en janvier 1915, à rentrer en Allemagne, toutes ses dépenses payées par le gouvernement allemand et avec traitement assuré de 1 000 marks par mois.

En même temps qu’il organise sur ces bases la propagande par l’information et la presse, il songe à tirer parti pour cette même propagande du plus populaire des spectacles, du cinématographe. Il veut réaliser ce profit aussitôt. Sur sa demande, des kilomètres de films sont expédiés de Berlin, qui rendront les traits, le sourire du Kaiser, du kronprinz, puis feront connaître, dans toutes les villes et tous les villages des Etats-Unis, la puissance formidable de l’armée allemande. Enfin, en d’innombrables scènes familières seront montrés la force, la discipline, l’héroïsme et aussi bien la bonté, l’humanité du soldat allemand.

Ces films, intercalés parmi d’autres purement mélodramatiques ou sentimentaux, seront présentés, expliqués par des conférenciers professionnels. D’autres conférenciers et interrupteurs de réunions publiques parcourront les Etats-Unis, parlant partout et toujours, à propos de la guerre, de la grandeur et de la puissance de l’Allemagne. A eux reviendra la tâche de vendre ou distribuer des livres et tracts, aux documents tronqués ou faussés, et qui tendront à prouver que la responsabilité de la guerre revient tout entière à l’Angleterre, tandis que dans cette guerre l’Allemagne — l’innocente Allemagne ! — n’a fait que défendre ses institutions, son sol, son droit d’exister.


L’AFFAIRE DE « LA LUSITANIA »

La machine, ainsi soigneusement organisée, fonctionne à souhait. L’ambassadeur en a déjà constaté l’excellent rendement : il le rêve meilleur dans l’avenir. C’est alors qu’éclate brusquement la nouvelle du fait qui, semble-t-il, doit renverser d’un coup tout le plan si minutieusement élaboré. L’annonce du torpillage et coulage du paquebot Lusitania, avec de nombreuses perles de vies américaines, se répand tout à coup. Elle détermine aussitôt contre l’Allemagne, dans tous les États-Unis, la révolte spontanée, la levée unanime d’indignation que l’on sait. Quelle sera alors l’attitude de l’ambassadeur ?

D’abord, et en dépit du fameux « avertissement aux Américains, » donné par lui-même peu de semaines auparavant, il suit le courant : il fait semblant de s’indigner avec l’opinion, il se refuse à croire. Aux journalistes qui l’assiègent, il assure, en souriant, qu’il y a certainement eu erreur. Il plaisante même de cette erreur, tant il est sûr qu’elle est réelle ; et c’est là une finesse bien germanique. Tapotant son avant-bras, affilant son nez, il demande comment un pauvre petit sous-marin de quelques tonnes, ayant un équipage d’une vingtaine d’hommes à peine, pourrait couler un géant anglais de la mer comme la Lusitania ? S’adressant à des gens passionnés de sport, il a soin de placer la question sur le terrain sportif : c’est le champion le plus faible qui est venu à bout de son adversaire de poids lourd ; David a fait mordre la poussière à Goliath ; le rétiaire, agile et léger, a abattu le magnifique gladiateur. Dans les salons, c’est au sentimentalisme américain qu’il s’adresse d’abord. Il mettra toute la faute sur le dos de l’Angleterre. Il montrera cette Angleterre affamant méchamment par son blocus les malheureuses femmes et les enfants de l’Allemagne, mettant enfin l’Allemagne dans la nécessité de se défendre comme elle peut et par des moyens qu’elle-même, certes, réprouve et déplore. Il dénoncera une fois de plus la perfidie de l’Angleterre, qui charge de munitions et d’obus ses bateaux de passagers et prétend se servir des citoyens américains comme d’un laisser-passer, d’un bouclier vivant pour protéger les engins de meurtre destinés à frapper l’Allemagne.

Cependant l’opinion est trop haut montée cette fois pour être apaisée par clés ergotages. Le sentiment populaire américain est blessé trop au vif dans sa loyauté naturelle et son amour de la justice : il se refuse à prendre le change.

La première et fameuse note « will not omit any word or act » qui traduit fièrement l’indignation publique fait sentir à l’Allemagne et à son ambassadeur que le temps n’est plus aux équivoques. L’ambassadeur le reconnaît avant l’Allemagne. En cette nouvelle occurrence, il se tait. Il attend que l’émotion qui, comme l’enthousiasme, n’a qu’un temps, s’apaise. Et il reporte, en attendant, son activité ailleurs. C’est alors, et pour faire dévier le courant d’indignation, qui devient dangereux pour l’Allemagne, qu’il invente, crée, monte de toutes pièces, lance enfin la fameuse « affaire des cotons » qui fut à deux doigts, — on dit que ces deux doigts, qui nous sauvèrent du désastre, furent ceux de l’ambassadeur de France, — de mettre l’Angleterre et les Etats-Unis aux prises.

Il n’attend point la fin de cette affaire pour essayer de créer d’autres embarras au gouvernement américain, de lui susciter des incidents avec les Alliés.

Nous l’avons vu déjà en coquetterie avec les pacifistes. Il prend maintenant leur cause en mains. Il la fait sienne. Bien plus, il leur montre que cette cause, c’est au fond celle pour laquelle l’Allemagne se sacrifie et combat. Il leur a dit et répété que l’Allemagne, pacifiste de cœur et de raison, avait été contrainte, par l’Angleterre conquérante, à entrer dans la guerre et, par les gouvernants belges, acquis à l’Angleterre, à envahir la Belgique. Nous retrouverons maintenant ses agents et ses porte-parole habituels activement occupés à déclarer dans tous les meetings pacifistes de l’Ouest et du Moyen-Ouest, et à faire publier par la presse Hearst, que les Etats-Unis, neutres et pacifiques, ne peuvent, sans renoncer à leur neutralité, sans outrager à la fois leur caractère national et le droit international, fournir des armes et des munitions à l’un seulement des partis belligérants, quand l’autre ne reçoit rien d’eux. Ils ne peuvent à plus forte raison fournir les armes et munitions sans rompre leur contrat de paix, sans se faire agents de la guerre, sans être responsables de la prolongation de la guerre.

Le raisonnement est à la fois insidieux et simple. Il est insidieux parce qu’il met l’État et sa responsabilité en cause et le substitue aux particuliers qui font, sous leur responsabilité propre un commerce qu’ils ont tout droit de faire. Il est simple parce qu’il semble s’adresser à la raison, au bon sens même, et qu’il peut être aisément compris des masses. Bref, c’est un raisonnement avec une apparence de raison.

Ni l’affaire des cotons, ni la propagande pacifiste, ni la campagne de presse qu’il mène simultanément, ne représentent encore toutes les intrigues nouées par l’ambassadeur allemand. Au début de juillet 1915, sa fièvre d’activité devient véritablement effrénée. Tantôt nous le trouvons fomentant des grèves dans les usines de munitions du Moyen-Ouest et de l’Ouest : il fait organiser, diriger ces grèves par son collègue autrichien, le bénévole doctor Dumba. Tantôt il dresse des plans pour s’assurer le contrôle des grandes fabriques de munitions de Bridgeport ; il forme le projet de faire parvenir, par voie indirecte, ces munitions à l’Allemagne, et dans le même temps il crée, entretient et finance le mouvement pacifiste contre la même expédition faite aux Alliés.

Tant d’intrigues pourtant ne peuvent être conduites de front sans péril pour qui les mène. Il n’est point d’organisation, si parfaite qu’elle paraisse d’abord, qui n’ait en elle un défaut, une fêlure. L’écueil des intrigants est dans la trop grande assurance qu’ils ont parfois d’eux-mêmes et des moyens qu’ils emploient. L’ambassadeur d’Allemagne, qui semblé avoir tout prévu dans son système de surveillance et d’agence, a pourtant oublié de surveiller ses propres agents. C’est la trahison de l’un d’eux qui, au moment décisif, renversera les complots si savamment ourdis, arrêtera pour un temps la machine lancée à tant de frais.


LES RÉVÉLATIONS DU JOURNAL « THE WORLD »

C’est au moment où les affaires du coton et de l’embargo semblent mettre tout au plus mal pour l’Angleterre, au mieux pour l’Allemagne, que le journal The World, de New-York, commence les révélations sensationnelles qui brusquement mettent les plans et projets de l’ambassadeur à bas, renversent les rôles soigneusement distribués, détournent l’attention de l’Angleterre, soulèvent d’un seul élan l’indignation dans tous les États-Unis et mettent la situation de l’Allemagne et de son ambassadeur au point le plus critique où elle se soit encore trouvée.

D’où viennent ces documents ? Quelles complicités les ont procurés ou offerts au journal officieux The World ? Il semble que personne à l’époque ne s’en soit occupé. On peut le regretter. Que ces révélations qui venaient si bien à point pour faire dévier des soucis en passe d’être graves, et dégager l’Angleterre d’une situation pour le moins malaisée, fussent alors le résultat d’un joli tour de passe-passe diplomatique ou qu’elles fussent seulement l’effet du hasard, la question a bien son intérêt. On doit espérer que, pour la singularité du hasard ou pour l’honneur d’une diplomatie, l’histoire l’éclaircira quelque jour.

Voici donc, et d’un jour à l’autre, dans la seconde semaine d’août, la situation diplomatique, à Washington, bouleversée du tout au tout. Les soi-disant empiétements de l’Angleterre passent au second et au troisième plan. Le patient travail de mine et de sape, exécuté par l’ambassadeur allemand, est brusquement à découvert et par-là même annulé pour un temps. L’opinion américaine est soulevée comme elle ne l’a point encore été, lors même de l’affaire de la Lusitania. La presse entière réclame d’un seul cri les plus sévères sanctions et le renvoi immédiat de l’ambassadeur allemand. Le département d’Etat, malgré sa traditionnelle réserve, paraît ému et laisse officieusement entendre que des sanctions nécessaires seront incessamment prises. On se répète que le Président est outré et décidé à agir. La position de l’Allemagne enfin est critique. Celle de l’ambassadeur ne paraît plus tenable.


UN COUP DE CRIMINELLE AUDACE

C’est alors que se produit l’atroce coup de théâtre, le périlleux et éhonté looping the loop diplomatique, qui d’abord semblera folie, mais dont tous les détails, tous les effets auront été prévus, pesés, réglés, acceptés d’avance, nous voulons parler du coulage sans avertissement du steamer de passagers l’Arabic.

Il n’est assurément aucun autre exemple dans l’histoire de la diplomatie qu’un ambassadeur, dans le plus extrême péril, ait pu se faire une arme — et quelle arme ! — de ce qui devait le plus sûrement porter le coup de grâce à sa cause et à celle de son pays, qu’il se soit servi de cette arme d’abord pour sa défense, puis pour menacer qui le menaçait ; qu’il l’ait manœuvrée enfin de telle manière que la situation de son pays et la sienne se soient trouvées, du moins pour un temps, rétablies, au sortir d’une aussi effroyable aventure.

Ce fut là ce qui s’accomplit pourtant au cours des deux dernières semaines du mois d’août 1915.


Je combats aujourd’hui la bataille de ma vie. Je suis dans la magnifique ivresse du beau risque. Je contemple l’avenir avec l’inébranlable confiance des forts. Je compte sur votre affection autant que sur le triomphe final.

Que l’ambassadeur d’Allemagne ait ou n’ait pas écrit ce billet à l’admiratrice dévouée et très tendre amie, qu’il possédait, pour les raisons du cœur ou pour les intérêts de l’Allemagne, dans la haute société de Washington, à la vérité il n’importe. Le fait assuré est qu’il aurait pu l’écrire. L’esprit, le style, surtout le despotique Je répété au début de chaque phrase, ou bien sont d’excellents pastiches, ou, mieux, lui appartiennent en propre. La copie du billet courut, on ne sait par quels soins, dès la rentrée d’automne, dans tous les salons de Washington. Tout le monde, naturellement, s’empressa de l’accepter pour vraie. Il n’est que juste d’ajouter pourtant que salons et chancelleries s’occupèrent plutôt alors du « potin » mondain contenu dans le document, que de sa portée diplomatique ou politique. Ce n’est pas la première fois que la curiosité aux aguets des coulisses de la vie mondaine l’emporte sur celle que provoque l’histoire elle-même.

Il faut bien se rappeler comment la situation se présentait pour l’ambassadeur d’Allemagne, pendant que se poursuivaient les révélations du journal The World, et l’extraordinaire traînée d’indignation qui se propageait dans tout le pays.

Les premiers documents, annoncés depuis quelques jours déjà par le Providence Journal, tout dévoué et depuis toujours aux intérêts de l’Angleterre, paraissent dans l’officieux journal The World, le dimanche 15 août. Dès le lendemain, la presse entière des Etats-Unis les reproduit, les éditorials les commentent. A Washington, et bien que toute la société et les trois quarts du monde diplomatique aient fui, à Newport ou dans les montagnes, les chaleurs torrides de l’été, la fièvre devient subitement intense. Les journaux tirent des éditions d’heure en heure. Chacun ajoute une information, un commentaire concernant l’un ou l’autre des personnages mis en vedette ou en cause. L’ambassade d’Allemagne est assiégée par les reporters qui, pour la première fois sans doute, trouvent portes closes. Les uns prennent aussitôt le train pour Newport où ils supposent que l’ambassadeur se trouve. Les autres s’arrêtent à New-York, se précipitent au Ritz-Carlton, où Bernstorff descend habituellement. Mais l’ambassadeur est, ici et là, invisible ou introuvable. On apprend par hasard que ses attachés militaire et naval, von Papen et Boy Ed, sont partis subitement pour prendre du repos, « quelque part » dans les Montagnes Rocheuses, et qu’ils ont intention de visiter le Mexique. L’instinct policier des reporters américains reste en défaut ; les meilleurs se mettent en campagne : aucun ne parvient à joindre les attachés fantômes. Les comparses de l’ambassade, ainsi qu’il est d’usage, s’étonnent, ne savent rien, croient qu’il y a erreur, admettent l’exagération et la complicité de l’Angleterre, affirment surtout que tout s’éclaircira bientôt et pour le mieux de la réputation de l’Allemagne et de ses ministres.

A l’ambassade anglaise, le charmant conseiller qui expédie les affaires en l’absence de sir Cecil Spring Rice, dit avoir lu les révélations dans le journal The World, insiste sur l’évidente authenticité des documents photographiés, déclare n’être d’ailleurs nullement surpris des agissements allemands, mais répète à qui veut l’entendre qu’il ne sait rien de plus.

Cependant, chaque jour, impitoyablement, les révélations continuent. Les intrigues de l’Allemagne se découvrent dans tous les domaines. Les complicités s’affirment et se multiplient. On s’inquiète, on s’agite dans les sphères officielles, lie bruit se répand dans le public que le gouvernement, après une première et secrète enquête, a recueilli les preuves accablantes qui suffiront à justifier une action énergique. On attend, on réclame le rappel des agents de l’Allemagne. On se refuse à croire que l’immunité diplomatique les couvre. On assure que le Président, sous la poussée de l’opinion indignée, est décidé à prendre les plus énergiques mesures contre ceux qui ont abusé de leurs fonctions, commis des attentats, multiplié les crimes, violé enfin, de toutes les manières, l’hospitalité que l’Amérique leur a offerte.

Quatre jours ont déjà passé. L’émotion n’a fait que croître. L’indignation est au comble. Cependant contre les accusations aucune protestation n’est encore venue. Aucun démenti n’a été donné. Tous ceux qui sont mis en cause se tiennent cois. Bien plus, tous demeurent également introuvables. Les affaires se gâtent de plus en plus pour l’Allemagne. Les officiels du Cabinet déclarent maintenant ouvertement que jamais les relations avec les Empires centraux n’ont été plus tendues, jamais la situation n’a été aussi grave… C’est au plus fort de cette surexcitation, le 19 août, quatre jours exactement après les premières publications du World, que les journaux annoncent le torpillage sans avertissement et le coulage avec perte de vies américaines, du steamer l’Arabic !

Le premier effet, à Washington, est de la stupeur. Le second, et qui se propage dans tout le pays avec la rapidité de l’incendie, est une immense, une furieuse révolte.

Que l’événement ait été dû à une méprise, ou bien à l’inadvertance du commandant trop zélé du sous-marin torpilleur, personne à l’époque ne l’a cru. Qu’il se soit produit à l’insu de l’ambassadeur allemand, il vient trop à point et dans un moment diplomatique trop grave pour qu’il soit permis de le penser. Qu’il ait au contraire été discuté, décidé, commandé à Berlin, sur les avis et les instances du comte Bernstorff, voilà qui, tout examiné, parait bien plus probable.

Depuis le 15 août et pour être demeuré silencieux, l’ambassadeur n’est certes pas resté inactif. Il a vivement senti le coup porté par les révélations du World. Ce coup, annoncé par le Providence Journal, l’a trouvé sur ses gardes. Il sait à qui il le doit. Il connaît, a un cent près, combien les documents ont été payés et à qui. Il a donc préparé déjà, non sa défense, mais sa parade et sa riposte. Il ne peut démentir les documents photographiés, nier l’évidence même. D’autre part, l’affaire est trop bien lancée pour qu’elle puisse s’apaiser, le bruit s’éteindre dans le silence. A laisser les choses aller, le scandale menace d’emporter tout. Il -faut avant tout agir vite et agir ailleurs.

L’attention est concentrée sur l’Allemagne : c’est de l’Allemagne que doit venir la diversion, en même temps la menace. Payer d’audace, bluffer, a été sa politique de toujours. A poursuivre cette fois encore la même politique, l’ambassadeur évitera peut-être, s’il réussit, le mortifiant rappel, voire la guerre et il pourra juger, mesurer la force de résistance de l’opinion américaine et jusqu’où le gouvernement des États-Unis est prêt à tenir le coup. Il faut, pour bien conduire le bluff, de l’assurance, du coup d’œil, une grande habitude de la feinte, un tempérament sportif, surtout de l’audace et, — plus encore, — le mépris de toute considération d’humanité. Dès qu’il a fait accepter le jeu et l’enjeu à Berlin, il fait son affaire du reste. C’est dans la première surexcitation de la partie déjà engagée qu’il a pu se laisser aller à écrire le fameux billet que l’on sait.

Il faut se rappeler la physionomie de Paris à la veille de la déclaration de guerre, pour avoir idée de l’aspect que présente Washington le 29 août 1916 et les jours qui suivent.

Les journaux, dont les éditions se succèdent, sont pleins des nouvelles du coulage. Les quelques détails, que donnent les premières dépêches, venues d’Angleterre, sont commentés à l’infini. On compte le nombre des vies perdues. On s’indigne que les Américains soient parmi les manquants. On rappelle les textes, les phrases les plus décisives des notes présidentielles qui ont précédé. On fait valoir les chances minimes qu’elles laissent pour un arrangement pacifique et celles très fortes qui sont pour la guerre. Les commentaires sont partout au pire. Dans les bureaux du State Department, dans les squares, dans les rues, les figures sont assombries : les expressions des visages sont crispées. Un souffle d’angoisse semble avoir passé sur la capitale et qui va, du jour au lendemain, s’étendre à tout le pays.

De l’ambassadeur d’Allemagne pas une explication, aucun signe de vie. A l’ambassade même, le personnel a pour consigne de tout ignorer. Aux innombrables reporters, accourus dès la première heure, la même réponse est faite : « Son Excellence n’est pas là… Son Excellence voyage… On ne sait actuellement où est Son Excellence… On ne peut dire, on ignore quand Son Excellence sera de retour… »

Le 21 août la situation est regardée partout comme exceptionnellement grave. Une seule circonstance, au dire des plus hautes autorités, pourrait encore la sauver. Il faudrait qu’il fût prouvé que l’Arabic n’a pas été torpillé sans avertissement. Cette circonstance, pourtant, paraît, aux premières nouvelles, devoir être écartée. La presse de son côté rappelle que le Président, dans sa dernière note, n’a pas seulement envisagé l’éventualité de rupture avec l’Allemagne en cas de pertes de vies américaines, mais a nettement stipulé que le simple fait « d’exposer les vies des non-combattants » serait considéré par lui comme a deliberately unfriendly act. Tous les premiers détails semblent montrer que c’est actuellement le cas. A la bourse de New-York, de lourdes ventes s’opèrent : le pessimisme est général.

Le 22 août, les détails du coulage, qui commencent à être connus, diminuent l’espoir que l’Arabic ait reçu avertissement avant le torpillage. La révolte dans la majorité de la presse et une grande partie du public s’accentue.

Cependant un autre courant d’opinion commence maintenant à se manifester. L’Ouest et le Moyen-Ouest ne veulent pas de la guerre et le font bien paraître. Partout les pacifistes s’inquiètent. Si on ne le crie pas encore, on murmure déjà que le Président est trop obstiné et le gouvernement trop intransigeant. La presse Hearst se fait l’écho de cette inquiétude ; elle l’encourage, elle l’accroît, elle adjure les citoyens américains d’apercevoir les conséquences des paroles et des actes, de se méfier du jingoïsme et des glapissements des jingoes, surtout de se garder d’une trop grande hâte.

L’opinion moyenne, c’est-à-dire la majorité de l’opinion américaine, qui a été travaillée, depuis des mois, par la propagande du cinématographe, avec des films à colossal spectacle tels que The Fall of a Nation, ou bien, au théâtre, avec des pièces comme Under Fire, et autres œuvres qui montrent, détaillent, exagèrent, si possible, la barbarie honteuse, les tortures atroces de la guerre, sans jamais en présenter la contrepartie idéale, c’est-à-dire la nation luttant pour son existence et pour la conservation des principes qui font l’honneur de l’humanité, l’opinion américaine est maintenant hésitante. La réalité de la guerre qui, jusque-là, est restée, pour elle, lointaine et comme étrangère, se fait tout à coup présente, pressante, disons le mot, menaçante. Certes, il serait beau que l’Allemagne s’excusât, démentit le coulage, qu’elle s’inclinât enfin devant la volonté très nettement, trop nettement exprimée par le Président. Mais, « pour Dieu, restons en dehors des horreurs de la guerre ! »

C’est ce double sentiment que l’ancien et toujours populaire secrétaire d’État, M. W. J. Bryan, précise le jour suivant, 23 août, et auquel il donne l’apparence de la pondération, de la raison, en lui prêtant l’appui de sa grande renommée et l’autorité de sa voix.

Cependant, à l’ambassade d’Allemagne, toujours même silence. L’émotion du pays, et dans les deux sens, est maintenant au comble. L’horizon politique et le diplomatique n’ont jamais été plus sombres. Enfin, le 24 août, le département d’État reçoit le télégramme de l’ambassadeur allemand qui, parlant au nom de son gouvernement, déclare qu’ « aucune information parvenue jusque-là concernant le coulage de l’Arabic n’a de valeur sérieuse, » et exprime l’espoir que « le gouvernement des États-Unis s’abstiendra de toute démarche décisive aussi longtemps qu’il ne connaîtra que les rapports venus d’un seul côté. » Il ajoute que, « au cas où des Américains auraient péri dans le coulage, ce serait naturellement contraire à l’intention du gouvernement allemand qui regretterait profondément le fait. » Ce télégramme gagne du temps et produit une détente. Plus tard seulement on saura que tout entier de la main et de la décision de l’ambassadeur, loin d’avoir été inspiré par Berlin, il va précisément contre la conduite qui vient d’y être adoptée : il sera donc accueilli, dès qu’il parviendra à Berlin, avec la plus franche mauvaise humeur. Qu’il n’y ait point toujours parfait accord entre les bureaux de la métropole et les titulaires des postes officiels et que ceux-ci agissent parfois ou souvent contre les intentions de ceux-là, ces choses-là, dans toutes les diplomaties du monde, se sont vues et se voient.

Durant les jours qui suivent, et en dépit des télégrammes de plus en plus courroucés, puis comminatoires, qu’il reçoit de son gouvernement, l’ambassadeur observe la même ligne de conduite. Il prodigue les promesses calmantes ; il multiplie dans la presse, dans les conversations de club, les assurances d’arrangement, de conciliation, de bonne volonté allemande.

Brusquement son attitude change. A-t-il eu vent de la nouvelle attaque que l’Angleterre prépare contre l’Allemagne et compte-t-il s’en servir pour venir enfin à bout de l’opposition qu’il sent croître à Berlin ? Toujours est-il que, l’opinion américaine à peine calmée, le voilà qui retourne tout à coup à sa villégiature de Cedarhurst. Il ne parle plus, il n’écrit plus, il se met lui-même en disgrâce, il prétend se faire oublier.

C’est de là qu’il assiste, sans en prendre la responsabilité, et sans doute non sans joie, au lancement intempestif et fort mal accueilli du premier ballon d’essai allemand en faveur d’un tribunal d’arbitrage qui déciderait des responsabilités et dommages dans l’affaire de la Lusitania. C’est là qu’il fit le non moins maladroit manifeste au Pape en faveur de la paix : Sans doute a-t-il, de longue date, averti son gouvernement de l’échec qui attendait l’un et l’autre. On assure qu’il est agréable en tout temps de voir les gens qu’on a prévenus se mettre dans l’embarras par leur faute. A cet agrément, le monde en général ne résiste guère, et les diplomates moins que personne. Avoir connu l’ambassadeur d’Allemagne dans ses rapports avec son gouvernement, c’est être sûr qu’il eut, par deux fois, un contentement complet.

Enfin, le 9 septembre, éclôt en Angleterre, d’où il revient aussitôt et éclate à Washington, le scandale Dumba-Archibald. On apprend que les bagages d’un journaliste américain, James Archibald, connu comme agent des Empires centraux, ayant été examinés en Angleterre, toute sa correspondance fort compromettante a été saisie. De cette correspondance entre le Cabinet de Vienne et son ministre à Washington, il ressort que l’ambassadeur autrichien, le Dr Constantin Dumba, s’est employé personnellement et de toute son activité à fomenter des grèves dans les usines de munitions du Moyen-Ouest et à « arrêter, des mois durant sinon indéfiniment, le travail de l’industrie américaine et l’exportation aux Alliés. » À cette fin, avertissements et menaces ont été adressés par le Dr Dumba aux-ouvriers natifs des provinces austro-hongroises, Bohême, Moldavie, Carniole, Galicie, Dalmatie, Croatie, Slavonie. S’ils continuaient à fournir par leur travail des munitions aux belligérants ennemis de l’Autriche, on les menace d’exil, de prison, de mort.

Dans cette conspiration se trouve encore impliqué l’attaché militaire allemand, le capitaine von Papen. L’ambassadeur d’Allemagne pourtant qui, naturellement, a tout imaginé, tout organisé, n’est point nommé.

Le lendemain, et quand l’opinion est de nouveau montée au plus haut contre l’Allemagne, Berlin, qui certes n’a pas prévu le tour que lui joue en ce moment l’Angleterre, Berlin, qui triomphait déjà du silence observé par la presse et par le public américains après le torpillage de l’Hesperian et qui voyait l’opinion américaine matée, ne peut plus ni corriger le ton ni arrêter la publication de sa réponse au sujet de l’Arabic, réponse qui a été remise, le 7, à l’ambassadeur Gérard. Dans cette réponse, avec une manifeste arrogance, l’Allemagne justifie le torpillage sans avertissement de l’Arabic par une soi-disant attaque, sinon de l’Arabic lui-même, du moins d’un autre navire anglais voisin, contre le sous-marin torpilleur. Elle ne présente aucune excuse, mais exprime légèrement quelques regrets pour les vies américaines perdues. Elle refuse toute indemnité, « même s’il y a eu erreur de la part du commandant du sous-marin, » et, en cas de divergence de vues, elle propose une fois encore l’arbitrage à la Haye.

Il y a loin de cette déclaration aux précédentes et réconfortantes promesses de l’ambassadeur. L’horizon politique se retrouve brusquement aussi sombre, et la situation, — aggravée maintenant du scandale Dumba, — plus tendue encore qu’elle ne l’était au lendemain du coulage de l’Arabic. Les pacifistes ne soufflent plus mot. Au département d’État, on ne cache pas l’extrême désappointement qu’a causé le ton singulièrement cavalier de la note. Dans les cercles et les quelques salons qui se rouvrent, à Washington, on prédit le renvoi prochain de von Papen, et on envisage avec regret celui de l’ambassadeur autrichien, qui doit entraîner le départ de la charmante Mme Dumba. Bref, le pessimisme est partout. Et il est tel cette fois qu’à Berlin même on ne peut manquer de le voir. Le département d’Etat fait en effet savoir officieusement, par l’ambassadeur Gérard, son mécontentement à la Wilhelmstrasse et l’expression décisive qu’il est prêt à en donner.

En Allemagne, d’autre part, c’est le moment où les résultats de la déclaration de guerre italienne se font sentir sur l’opinion allemande plus fortement qu’on ne l’avait pensé. L’effet produit sur cette opinion par l’entrée en guerre d’un nouvel et aussi puissant ennemi de l’Allemagne que les Etats-Unis, ne pourra manquer d’être détestable. Sans doute reconnaît-on enfin, parmi les intransigeants du parti de la force, qu’on s’est trop avancé et qu’à laisser aller les choses plus loin, cette fois on perdra tout. Le temps de la réflexion fut court, mais il porta ses fruits. Deux jours seulement se sont écoulés, et le gouvernement de Berlin fait savoir qu’il a désormais transmis à son ambassadeur à Washington pleins pouvoirs pour agir suivant ses propres plans et au mieux de son inspiration. C’est, de la part de l’opposition et de la Wilhelmstrasse, la capitulation sans phrases et, pour l’ambassadeur, le succès complet. Il lui suffira désormais d’attendre, de guetter le moment d’intervenir.

Il laisse donc passer la nouvelle crise qui pourrait être soulevée par la publication des documents Archibald, où l’ambassadeur Dumba déclare le Président self-willed et où l’attaché militaire von Papen qualifie les Américains d’idiotic yankees. Le péril tourné, il reprend les choses en main et publie, le 5 octobre, la fameuse note qui provoque le coup de théâtre, opère la détente, et permet à l’opinion américaine de croire qu’elle s’est enfin imposée à l’Allemagne. L’ambassadeur peut croire qu’il conduira désormais cette opinion au point exact où il voudra qu’elle soit.


L’ambassadeur d’Allemagne au secrétaire d’État.

AMBASSADE D’Allemagne

Washington, 5 octobre 1915.

Cher Monsieur le Secrétaire,

Poussé par le désir d’obtenir une solution satisfaisante au sujet de l’incident de l’Arabic, mon gouvernement m’a communiqué les instructions suivantes :

Les ordres donnés par S. M. l’Empereur aux commandants des sous-marins allemands, — et que je vous ai communiqués en de précédentes occasions, — ont été rendus tellement stricts que la répétition d’incidents analogues à l’affaire de l’Arabic n’a même plus besoin d’être envisagée.

Selon les rapports du commandant Schneider du sous-marin qui coula l’Arabic, et suivant son affidavit aussi bien que d’après ceux de ces hommes, le commandant Schneider était convaincu que l’Arabic avait l’intention de couler le sous-marin. D’autre part, le gouvernement impérial ne met nullement en doute la sincérité des affidavit délivrées par les officiers anglais de l’Arabic, suivant lesquelles l’Arabic n’avait pas intention de couler le sous-marin. L’attaque faite par le sous-marin eut donc lieu contre les ordres donnés au commandant. Le gouvernement regrette et désavoue cet acte et a donné des avertissements au commandant en ce sens.

Dans ces conditions, mon gouvernement est prêt à payer une indemnité pour les vies américaines qui, à son profond regret, ont été perdues sur l’Arabic. J’ai reçu autorisation de négocier avec vous quant au montant de l’indemnité.

Je reste, etc.

J. BERNSTORFF.


Dès la publication du document, c’est une explosion de satisfaction, des transports d’allégresse, qui s’expriment dans la presse et dans tout le public américain. Les journaux les plus graves de New-York, le Times, la Tribune, le Sun, le World, le New York Herald, portent des manchettes en capitales énormes, « L’Allemagne cède… l’Allemagne s’humilie… l’Allemagne accepte les conditions imposées par les États-Unis, » et que reproduisent ou exagèrent les journaux locaux. C’est un air de succès, de triomphe qui paraît maintenant sur tous les visages, dans les rues, au club, dans les salons.

Et, en même temps qu’on se félicite que les États-Unis aient ainsi courbé la volonté de l’Allemagne, on se plaît à reconnaître la bonne volonté, le désir de conciliation de l’ambassadeur allemand. On rend hommage à son savoir-faire, à son tact, à sa délicatesse. C’est l’adversaire d’hier à qui, le duel terminé, on éprouve le besoin de serrer la main, dont on vante le courage, la loyauté, et dont on veut faire son ami…

On ne va pas jusqu’à proclamer ouvertement que c’est lui qui a sauvé la situation. Mais déjà les pacifistes en conviennent entre eux : et les renseignés, qui, dans les moments de crise, sont les trois quarts du public, le laissent entendre et le croient. L’ambassadeur apparaît désormais comme celui sur qui on pourra compter plus tard. Il est véritablement l’homme du jour et de demain.


BERNSTORFF ET LES COMPLOTS ALLEMANDS

Durant toute la période qui s’étend d’octobre 1915 à fin mars 1916, l’ambassadeur, satisfait du rôle qu’on lui attribue et de la réputation de médiateur qu’il s’est acquise, — de la façon que nous venons de voir, — paraît décidé à jouer publiquement ce rôle et semble s’appliquer surtout à mériter cette réputation. Trois complots se découvrent presque simultanément. C’est d’abord celui des Allemands, Bresting, Fay, Scholz, Dresche et Kienzel, porteurs de plans et instructions pour détruire les vaisseaux transportant des munitions aux Alliés ; puis c’est l’assassinat du banquier de Chicago ayant contrat pour leur fournir ces munitions : enfin, c’est le complot von Rintelen, agent financier d’Allemagne, qui fournit des subsides aux partisans de Huerta pour créer au Mexique un mouvement contre les États-Unis. L’ambassadeur déclare ignorer les premiers, s’indigne du second, dément officiellement le troisième. Lui-même et son action sont entièrement étrangers à ces faits : qui en douterait ? Dans la conversation, dans les interviews, pas un instant il ne paraît seulement soupçonner qu’on puisse le mettre en cause, peut-être le rendre responsable !…

C’est de même qu’il ignorera, un mois plus tard, l’affaire de l’Hamburg America Line, qui, de l’aveu du directeur Buenz, recevait par câble des informations sur la position en mer des navires de guerre allemands et des instructions pour les ravitailler. Il ne sait qui a payé les 2 000 000 de dollars à l’Hamburg America Line pour prix de ses services et des ravitaillements. Il se peut que son attaché naval se soit occupé de l’affaire : lui-même n’en a rien connu. Si donc le rappel des capitaines Boy-Ed et Papen est demandé quelques jours plus tard par le gouvernement des États-Unis, l’ambassadeur verra certainement avec regret partir ses attachés ; mais il acceptera l’inévitable : il admettra qu’ils doivent supporter la responsabilité de s’être mis eux-mêmes dans un mauvais cas.

Il laisse passer, — ou il approuve quand il y a chance que ses paroles soient rapportées, — le message de rentrée du Président et la déclaration de guerre contre les fauteurs de complots qui s’y trouve.

C’est lui-même qui conte, en faisant mine de s’en égayer abondamment, la dernière aventure de son malheureux attaché naval Boy-Ed. On a trop peu ébruité l’histoire à l’époque : elle vaut qu’on la rappelle.

Le 16, le Président est averti par téléphone qu’un rapport demandé par lui a passé par le cabinet de l’attaché naval allemand avant de lui être remis. Le même jour, et très peu après que le Président a reçu le message, l’attaché naval allemand, le capitaine Boy-Ed, entre rouge de fureur dans son bureau de New-York, et faisant claquer la porte. Il prend aussitôt à partie l’un de ses secrétaires américain et lui reproche dans les termes les plus violents d’avoir dévoilé ses secrets au Président. Le secrétaire, très maître de soi, l’écoute froidement, et reconnaît immédiatement le fait. La fureur de Boy-Ed est alors au comble. Il étouffe d’abord ; il bredouille, il balbutie puis il lance des imprécations, il vaticine, il parle de cynisme, de trahison, de perfidie américaine, d’idiotie yankees ; il voit l’invasion de New-York par les armées impériales, il prophétise l’écrasement de l’Amérique et des Américains sous la botte de l’Allemagne ; il annonce bien d’autres choses encore. Bref, il ne se connaît plus. À bout de souffle enfin, sinon d’arguments, il se tait un moment. Le secrétaire profite de l’éclaircie pour rappeler qu’il possède bien d’autres secrets de l’attaché naval allemand et convenir qu’il est d’ailleurs tout prêt à les révéler. Après une pause, durant laquelle on imagine les regards et l’essoufflement de l’attaché, le secrétaire promet qu’il retardera les révélations, mais il met à son retard la condition suivante : l’agent diplomatique de Sa Majesté Impériale voudra bien lui apprendre, ici même et tout de suite, comment, par quel intermédiaire il a eu connaissance de son message téléphonique au Président, et cela au moment précis où le Président prenait connaissance de ce message. Se pourrait-il en vérité que, contre tous les usages de la diplomatie, voire de la civilité, M. l’attaché eût des intelligences, des espions dans les services de l’Etat ? Aurait-il donc violé d’aussi patente façon l’hospitalité qu’on lui accorde ? En vérité, le fait serait trop grave. Le secrétaire se refuse à le croire.

Voyant qu’il s’est trop avancé sur un terrain pour lui peu solide, l’attaché se trouble d’abord ; puis, et ainsi que font généralement les gens violents, il crie plus fort, il injurie, il menace, il prétend enfin, à coup de fureur et de bruit, se persuader à lui-même et au monde que les droits sont de son côté, les torts de l’autre. L’Américain, qui est bon athlète, ne se trouble ni des vociférations ni des gestes. Il prend son chapeau, sort, et va conter l’anecdote au journal officieux qui la publie dès le lendemain sans aucune restriction ni commentaire.

L’histoire fit, bien entendu, la joie de Washington. Elle aurait fait aussi celle de l’ambassadeur allemand. On assure que, contant lui-même la scène dans un salon ami, imitant l’accent, le bredouillement et la fureur de son déplorable attaché, il y fut d’un comique irrésistible.

Soit qu’il eût remarqué qu’un collaborateur de trop longue date est toujours un témoin gênant, soit que, connaissant bien le caractère allemand, il eût ses raisons de voir dans tous ceux qui l’entouraient des espions et des traîtres, soit qu’il y eût de tout cela dans les sentiments que tout le monde lui a prêtés, et qui concordent avec ceux qu’il faisait effort pour dissimuler au départ de tel ou tel de ses collaborateurs de la veille, il semble bien qu’il ait été surtout satisfait du rappel de ses deux complices. On ne voulut voir encore que satisfaction et joie chez lui lorsque les deux attachés, quelques semaines plus tard, le 29 décembre, quittèrent Washington pour Berlin. Et rien absolument ne marque qu’il y eût autre chose.

On a dit qu’il avait, le soir même du départ, parodié avec une bouffonnerie pleine d’entrain l’attitude mélodramatique de son attaché naval. Il imita, assura-t-on, ainsi que lui seul savait faire, l’embarras de l’attaché qui, au moment de quitter New-York et tenant un papier en chaque main, l’un où il attaquait en termes violents l’attitude de la presse américaine, l’autre où il présentait avec feu sa propre défense, fut pris tout à coup de l’irrésistible envie de se moucher, dut mettre un des papiers dans sa poche tandis que l’autre, soudain lâché, s’envolait à la brise. L’accent, le bredouillement, le ton, l’air de courroux, tout y était. On prétendit que les personnes présentes rirent aux larmes, et que l’auteur de cette peu ordinaire « imitation » fit comme elles… Mais ce n’est qu’un on-dit.


Un peu plus tard surgit la question du blocus et des droits de l’Angleterre à maintenir les « Ordres en Conseil. » Il faut voir alors avec quelle apparente ingénuité, quel air de candide bonne foi l’ambassadeur allemand sait se servir des arguments mis en avant par l’Angleterre et les retourner contre elle pour justifier l’Allemagne de sa guerre sous-marine. Les « Ordres en Conseil » sont, d’après les vues anglaises, mesures d’expédient et mesures de représailles ? Mais qu’est donc la guerre sous-marine si violemment reprochée par les Etats-Unis à l’Allemagne, sinon une mesure de représailles, un expédient pour protester contre l’affamement systématique par l’Angleterre des femmes et des enfants allemands ? L’ambassadeur se sent là sur un terrain solide. Il connaît la passion des Américains pour le droit et leur révolte contre la violation de la loi internationale. Il sait aussi leur esprit de justice, leur impartialité. En s’efforçant donc d’établir une analogie entre la conduite de l’Angleterre dans sa guerre économique, et celle de l’Allemagne dans sa guerre maritime, il sait fort bien que, s’il ne fait pas disparaître la prévention que les Etats-Unis ont à l’égard de l’Allemagne à cause de la guerre sous-marine, du moins enveloppera-t-il l’Angleterre dans cette même prévention. Il poussera l’argument plus loin encore. On reproche à l’Allemagne l’invasion de la Belgique par la raison de « nécessité » de guerre. Mais que font donc les Alliés en Grèce et quelle raison, sinon quel droit, ont-ils d’y être, autre que cette nécessité ? On dénonce l’inhumanité des représailles de la guerre sous-marine allemande ? Mais en quoi les représailles des « Ordres en Conseil » anglais sont-ils moins inhumaines ?

Ainsi la propagande insidieuse de l’ambassadeur allemand se glisse partout. Et plus elle est perfide, plus elle affecte le ton, l’attitude de la justice, de la droiture, du bon sens, de la loyauté. C’est après un travail de cette propagande qui dure pendant tout le mois de janvier et une partie de février, lorsque l’ambassadeur croit avoir enfin ébranlé le crédit dont paraît jouir l’Angleterre auprès du Président, qu’il lance le mémorandum de la Lusitania et la nouvelle que le gouvernement allemand a décidé de traiter désormais les vaisseaux marchands, armés pour leur défense, comme des croiseurs ennemis. La manœuvre est caractéristique de la manière de Bernstorff. Ainsi, tandis qu’il annonce d’une part que l’affaire de la Lusitania va enfin être arrangée, le nouveau mémorandum déclare d’autre part que l’Allemagne est décidée à poursuivre sur une plus grande échelle les pratiques mêmes pour lesquelles le Président a demandé désaveu, excuses et promesses de réformes. Que les Alliés consentent, sur la suggestion de l’Allemagne, à enlever de leurs navires marchands les canons de protection, il n’y a certes pas à le supposer. Pour les États-Unis le dilemme se pose donc ainsi : ou bien ils devront accepter la thèse allemande et adopter une attitude nettement hostile aux Alliés, ou bien ils s’exposeront à une nouvelle et plus dangereuse controverse, toute semblable à celle de la Lusitania, avec l’Allemagne. D’un coup, et par ce mémorandum, l’ambassadeur annule la « victoire » des États-Unis dans l’affaire de la Lusitania : il opère un chantage sur le département d’État pour le forcer à insister, sous menace de conflit avec les Empires centraux, auprès des Alliés et obtenir d’eux une mesure qu’ils ne peuvent accorder. Bref, il brouille les cartes une fois de plus au mieux, pense-t-il, de ses intérêts et de ceux de l’Allemagne.

Cependant, cette fois encore, la seule éventualité qu’il n’a pas prévue est précisément celle qui se produit. Cette éventualité est la fermeté du gouvernement des États-Unis et de leur Président. Le premier, pris à l’improviste, semble d’abord hésiter. Mais il se ressaisit aussitôt. Et, dans une lettre, admirable de fermeté, il déclare que « l’honneur et le respect de soi-même de la nation sont en jeu. » La question de la Lusitania reste ouverte et sans solution. Quant à la prétention de l’Allemagne à considérer et traiter les vaisseaux marchands armés pour leur défense comme des croiseurs ennemis, elle est légalement inadmissible et ne sera pas admise par les Etats-Unis.

Les journaux ont dit à l’époque, qu’à la lecture de cette réponse l’ambassadeur était entré dans une violente colère. Ceux pourtant qui l’avaient déjà vu à l’œuvre ont pensé qu’il avait considéré, tout de suite et seulement, comment il allait faire tourner la partie et par quel nouveau coup il pourrait mettre l’adversaire en défaut. C’était mieux le connaître.

Il cherche, comme toujours et d’abord, à détourner l’attention publique. Il crée des embarras au gouvernement et au Président. Au Congrès et par l’intermédiaire des fameuses organisations dont la découverte fera scandale plus tard, les sénateurs et représentants germanophiles et pacifistes sont pressentis, pressés d’agir. On leur demande de multiplier les discours, de mettre le Congrès en garde contre les actions trop précipitées, de l’incliner à accepter la solution allemande, et de réclamer enfin le désarmement des vaisseaux marchands. D’autre part, et comme par enchantement, des troublés se produisent sur la frontière mexicaine. Une expédition contre Villa est décidée à Washington. Le bandit est supposé avoir franchi la frontière, s’être réfugié avec ses partisans au Texas. De son côté, Carranza parle de déclarer la guerre, si les Etats-Unis lui refusent l’autorisation de poursuivre en territoire américain les Mexicains révoltés. Les troupes mexicaines se montrent partout agressives contre la population et les troupes des Etats-Unis.

C’est un hasard, une lettre de Vera-Cruz, qui apprend, — ce dont on se doutait fort, — que des agents allemands sont derrière l’un et l’autre des deux partis mexicains et qu’impartialement, mais de leur mieux, ils les excitent l’un contre l’autre, en même temps qu’ils attisent les haines de chacun contre les Américains du Nord. La guerre avec le Mexique est dès lors envisagée : elle parait probable.

On sait avec quelle habileté le Président Wilson déjoua encore le coup, comment d’une part il obtint du Congrès, à une forte majorité, un vote de confiance approuvant sa politique « pour la souveraineté des États-Unis ; » comment d’autre part et en ordonnant l’envoi de 5 000 réguliers sous les ordres du général Funston, il intimida les Mexicains, au moins pour un temps.

C’est alors que se produit le torpillage du Sussex.

Que ce torpillage ait été prémédité, décidé froidement par l’Allemagne contre l’avis de son ambassadeur pour « voir jusqu’où les États-Unis iraient, » il n’est plus guère maintenant permis d’en douter.

L’ambassadeur est à New-York quand la nouvelle éclate. Il rejoint aussitôt Washington. Interrogé sur l’événement et ses causes par ses amis les journalistes, il déclare d’abord sur le ton de bonhomie et de spontanéité qu’il prend toujours avec eux : « Je n’y puis rien. Mais comment d’ailleurs blâmer l’Allemagne parce que le Sussex a touché une mine anglaise ? » Son jeu, à l’heure critique, est celui de toujours : mettre d’abord l’opinion sur une fausse piste, innocenter l’Allemagne, désigner en même temps l’Angleterre comme la seule responsable ; donner en un mot aux passions le temps d’hésiter et de se calmer, ouvrir le champ libre aux hypothèses contraires, diviser s’il se peut les parties en deux camps et les exciter l’un contre l’autre.

Une fois encore et ayant prévu, ou connu, l’erreur, le blunder que son gouvernement va commettre, il se retire, se tait. En attendant que les choses soient au pire et que son gouvernement le prie enfin de prendre tout en mains et d’agir à sa seule guise, il se désintéresse du jeu, s’occupe ailleurs. Il s’amuse à mettre sur pied le fameux complot pour faire sauter au Canada le canal de Welland. Il approuve, dirige, au moins de ses conseils, une conspiration qui doit approvisionner de bombes destinées à les faire sauter en mer, les vaisseaux qui quittent le port de New-York avec une cargaison destinée aux Alliés. À bord du Friedrich der Grosse, détenu, et gardé sous séquestre dans le port, il fait installer, pour occuper les hommes, outre une station de T. S. F. d’un nouveau modèle, une véritable usine de bombes incendiaires et autres.

Il laisse ainsi passer, sans en ressentir aucune crainte, la première note du gouvernement allemand, qui produit à Washington le plus détestable effet. Il ne s’inquiète que lorsque sont saisis à New-York chez son homme de paille et agent, von lgel, les papiers et documents qu’il y a fait cacher. Sachant bien que si les papiers sont publiés, il y va cette fois pour lui du rappel, pour son pays de la guerre, il essaie tour à tour pour les reprendre de la violence, puis du chantage. Le département d’Etat, pourtant, qui n’est pas dupe du jeu, lui fait alors l’offre ironique de lui restituer tous les papiers saisis, à la seule, mais formelle condition qu’il les reconnaîtra comme appartenant à l’ambassade. S’il les reconnaît, c’est donc la signature donnée par lui aux complots qu’ils révèlent. S’il ne les reconnaît pas, c’est la publication, c’est-à-dire le scandale et le rappel.

Il se garde de paraître avoir perçu l’ironie. Mais il redouble d’instances pour reprendre les papiers. Sans doute le département d’Etat a-t-il entre temps aussi reconnu que la publication des papiers signifierait la guerre, et ne s’y trouve-t-il pas suffisamment préparé : il accorde un compromis. Il gardera les papiers, mais il ne les publiera qu’à son heure.

Lorsque enfin parait, le jour anniversaire du torpillage de la Lusitania, la note attendue, le désappointement dans toutes les sphères officielles et l’impression parmi le public sont tels que la partie cette fois parait perdue. Cependant l’ambassadeur se garde bien de le croire. D’abord, et une fois de plus, il tente de détourner et de fausser le courant de l’opinion. Il fait répandre dans la presse que le Président s’est montré satisfait de la note et que la rupture est maintenant évitée, alors qu’il sait pertinemment que c’est tout le contraire. A ses amis les journalistes il déclare imperturbablement que le Président est tout prêt à accepter la juste proposition allemande, et que l’Allemagne de son côté est très disposée à refréner la guerre sous-marine à la seule condition que l’Angleterre abolira le blocus. Au club, dans les salons, il annonce qu’un armistice sera infailliblement conclu au cours du prochain été, « les belligérants étant épuisés par la guerre. » Et au cours de cet armistice les conférences commenceront pour la paix. Partout, et dans le même moment que le Vatican, par l’intermédiaire de Mgr Bonzano, assure que l’Allemagne ne demande que la paix, lui, de son côté, ne parle que de paix. La réserve à laquelle il se heurte, pas plus que les sévères condamnations des complices de von Igel, ne l’arrête ni ne le décourage. Lorsque paraissent la réponse catégorique et l’ultimatum du Président qui n’accepte aucune condition et qui déclare la responsabilité de l’Allemagne « simple, non jointe, absolue et non relative, » il garde encore ou il renforce sa confiance. À ce moment en effet et tout comme lors de l’Arabic, il a reçu de son gouvernement les assurances et l’autorité qu’il demandait. L’acceptation implicite et sans clameur, sinon sans rancœur, de l’ultimatum de l’Amérique par l’Allemagne est, pour l’ambassadeur, une autre et plus brillante « victoire diplomatique, » qui, si elle frustre l’Allemagne et l’orgueil allemand, donne pleine satisfaction à sa vanité autant qu’à ses projets.


PENDANT LA CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE

L’affaire du Sussex, terminée tant bien que mal, toute l’activité de l’ambassadeur allemand se reporte maintenant sur la campagne présidentielle qui vient de s’ouvrir. Celle activité, bien entendu, reste occulte ; il serait vain d’en chercher les effets ici plutôt que là : elle se manifeste partout.

C’est alors une sorte de duel obscur, sans merci, et dans la manière particulièrement chère à l’ambassadeur, entre le Président des Etats-Unis et le représentant du Gouvernement Impérial. Le second a compris, bien avant ses compatriotes, l’amplitude et la sûreté du jugement, la ténacité de volonté du Président, et enfin ses rares qualités d’homme d’Etat. Il est assuré qu’à le renverser, il sert la cause allemande mieux que ne le pourrait faire la plus importante victoire sur le champ de bataille. Il n’ignore pas qu’il sert autant ou davantage ses intérêts propres et quelle prénommée sera la sienne s’il réussit. Il y met désormais son point d’honneur et tout son effort.

Il serait certes intéressant et il ne serait pas inutile de suivre pas à pas les marches et contre-marches, les avances et les reculs, les attaques et les contre-attaques qui n’ont cessé de marquer, au cours de cette campagne, le jeu sans cesse surveillé et singulièrement serré du Président des Etats-Unis et de l’ambassadeur allemand. Autant M. Wilson déploiera d’énergie et de sûreté de vues, autant le second lui opposera d’astuce et d’inlassable perfidie.

L’ambassadeur ne cesse pas de tenir en mains toutes les forces, afin de faire donner les réserves au moment où l’adversaire, ou lui parait mal engagé, ou faiblit. Soit qu’il offre son appui et le vote allemand au parti républicain qui se récuse et le rebute ; soit qu’il paraisse appuyer le Président qui fait sa campagne sur le tic/cet pacifiste, et qu’en fait il essaye de lui susciter des embarras à propos du conflit mexicain, afin de le mieux discréditer aux yeux des pacifistes militants ; soit qu’il exploite ou plutôt qu’il fasse exploiter par les journaux et les cinématographes, la venue de l’U. 53 dans les eaux américaines, pour faire bien connaître au peuple américain la puissance, l’efficiency de l’Allemagne jusque par-delà l’océan et l’implacabilité de la guerre ; soit encore que l’inopportune, sinon maladroite liste noire des Alliés lui permette de se révolter, au nom de l’honneur américain, contre le nouvel empiétement de l’Angleterre sur les droits américains ; soit qu’il s’acharne à susciter des conflits du travail, une grève des chemins de fer ; soit enfin qu’il exerce son intrusion dans d’autres domaines encore, — il ne cesse d’être aux aguets, et de chercher à nuire aux intérêts du Président.

Quand, en dépit d’une intense, infatigable et très habile propagande, le Président aura été réélu, alors l’attitude de l’ambassadeur changera. Une nouvelle volte-face s’accomplira. Il oubliera le mal qu’il aura tenté de faire. Il essaiera maintenant de se faire bien venir. Il multipliera les avances. Il répétera, fera redire qu’il y a eu seulement malentendu, que le Président a mal interprété ses intentions. Son gouvernement n’a-t-il pas donné preuves sur preuves de ses désirs pacifiques ? L’Allemagne veut la paix, tout de même que le Président veut la paix. Pourquoi, dès lors, ne pas essayer de s’entr’aider ? Pourquoi ne pas coordonner ses efforts en vue d’atteindre plus sûrement au but commun ? Cette paix, l’humanité tout entière la désire, l’appelle de tous ses vœux. Pourquoi tous les hommes de bonne volonté ne tenteraient-ils pas de guérir, suivant l’expression si juste du Président, « la folie du monde ? » L’Allemagne puissante, victorieuse sur tous les champs de bataille, le Président des États-Unis, puissant de toute l’immense force économique des États-Unis, n’ont-ils pas reçu la mission divine de ramener la paix, c’est-à-dire le bonheur, la prospérité parmi les hommes souffrants et égarés ?…

On a dit, et certains ont écrit, que le Président n’avait pas été insensible à la nouvelle politique allemande et qu’il avait incliné à croire à sa sincérité. Ce n’est guère probable. Une autre et toute contraire hypothèse parait être la vraie. Pour le mettre en garde contre la sincérité des avances allemandes, et même s’il n’avait possédé déjà les révélations des documents du World et les papiers von Igel, le Président aurait eu les informations reçues d’Allemagne et de l’ambassadeur des États-Unis à Berlin.

Or, de ces informations il ressortait fort clairement que l’Allemagne n’était rien moins que disposée à tenir les engagements pris par elle lors de l’affaire du Sussex. Les rapports de l’attaché naval, Commodore Ghérardi, venaient de faire connaître en effet que l’Allemagne faisait pousser la construction de soixante-dix à quatre-vingts sous-marins d’un type nouveau, tout particulièrement grand et puissant. D’autre part, dans les milieux informés allemands on ne faisait point du tout mystère que la guerre sous-marine allait être reprise. On allait jusqu’à s’en réjouir ouvertement.

Enfin, et en dépit des demandes réitérées du département d’État, aucune réponse ne pouvait être obtenue ni de l’ambassadeur Bernstorff, ni de la Wilhelmstrasse, au sujet de la punition qui avait été réclamée et qui devait être infligée au commandant du sous-marin qui avait coulé. Une information officieuse avait fait connaître au contraire que l’officier, qui portait déjà la croix de fer, avait reçu, depuis le coulage, à cause du coulage, « l’ordre pour le mérite, » la plus haute distinction que pouvait accorder le Kaiser.


LES SIGNES PRÉCURSEURS DE LA RUPTURE

Dès les premiers jours de décembre, il devenait évident pour le Président et pour la majorité du Cabinet américain qu’il serait impossible de ne pas suivre la ligne de conduite prévue par la note de mai et de ne point en arriver finalement à la rupture des relations avec l’Allemagne.

La crise devint si aiguë, vers le 8 décembre, que le Président envisagea l’envoi d’un manifeste demandant aux belligérants de stipuler leurs buts de guerre, afin de porter les informations reçues à la connaissance de tous les États-Unis. Le manifeste, dans la pensée du Président, devait être un avertissement au peuple américain et au monde que les États-Unis, se voyant en péril d’être entraînés dans la guerre, désiraient connaître les buts des belligérants pour fixer ensuite le sens de leur propre action.

L’ambassadeur, dès qu’il eut connaissance de ce projet, avait compris aussitôt que la situation devenait grave pour l’Allemagne et il en avait averti son gouvernement. Celui-ci, pour affermir l’opinion allemande, avait décidé de faire présenter par le Vatican de nouvelles propositions de paix, non qu’il espérât le moins du monde qu’elles seraient acceptées, mais pour que leur refus escompté et prévu lui permît de calmer la population civile, de montrer que ce refus des Alliés d’entrer en négociations ne laissait à l’Allemagne d’autre alternative que de continuer la guerre.

En outre, on comptait créer ainsi aux Etats-Unis un revirement en faveur de l’Allemagne, de telle sorte que l’opinion publique ne soutint plus ou désapprouvât ouvertement le Président, s’il tentait de maintenir la ligne de conduite précédemment annoncée.

Le rapport secret du comte Bernstorff sur la situation créée par les torpillages du Marina, puis de l’Arabic avec pertes de vies américaines, précipita l’action du gouvernement. L’offre de paix faite par l’Allemagne, à l’instigation de son ambassadeur, surgit comme une barrière efficace contre toute action qui aurait pu décider les Etats-Unis.

C’est alors que le Président envoya le fameux message dont la déclaration du secrétaire Lansing sur les Etats-Unis « au bord de la guerre » donna la plus rigoureuse explication. Le Président qui avait suivi de près et sans cesse déjoué la manœuvre allemande était donc fort éloigné de faire confiance à l’ambassadeur allemand. S’il avait cru bon d’avertir, par son retentissant message, le peuple américain que la guerre pouvait être prochaine et, malgré lui et eux, être imposée aux États-Unis, il est bien probable qu’il avait déjà compris, à part lui, à quel point cette guerre était devenue inévitable. Cependant il eût été infidèle à la ligne de conduite qu’il s’était tracée, s’il n’avait tenté, par tous les moyens et jusqu’au bout, de retarder encore ou d’éviter cette guerre. Sans doute fut-ce la raison qui le fit entrer en conversation avec l’ambassadeur. Il le fit avec cette maîtrise de soi qu’il avait déjà fait paraître en de si nombreuses occasions. Il écouta assurément, il parut accepter les- propositions de l’ambassadeur. Il remercia des flatteries. Il se garda de rien promettre, et pour cause.

De ces entretiens, peu nombreux, qui eurent lieu sans doute à la Maison Blanche, un Saint-Simon pourrait donner un compte rendu qui dépasserait en finesse, en humour, les meilleures scènes de la plus haute comédie. On a assuré qu’on avait vu, après l’un d’eux, le comte Bernstorff sortir en se frottant les mains. Personne n’a vu, mais on imagine de reste, le sourire « bien petit » qui s’allumait au même moment dans les yeux du Président.

Nous voici arrivés au mois de janvier 1917. Les coups, dans la finale bataille diplomatique, se font plus rapides en même temps que plus sournois. Chaque jour apporte un fait nouveau, une nouvelle preuve de l’activité de l’ambassadeur allemand et de l’intensité de la propagande de l’Allemagne aux États-Unis. Aussi, la double politique de promesses et de menaces suivie depuis longtemps déjà, la politique « de la tartine de miel et de la massue » s’accuse maintenant à des intervalles plus rapprochés et presque simultanés. Il faut que le peuple américain se prononce entre deux alternatives. Ou bien le peuple américain doit se faire complice du désir qu’a maintenant l’Allemagne d’entraîner les belligérants à une paix prématurée et par laquelle elle pourra affirmer son rêve ambitieux de Mittel Europa. Ou bien le même peuple américain qui a dit, répété, prononcé qu’il avait horreur de la guerre, doit être prêt à accepter toutes les horreurs d’une guerre avec la puissante et terrible Allemagne.

Quelle fut la part de l’ambassadeur dans la démarche finale de l’Allemagne ? Mit-il, comme on l’a dit, tout son effort à s’opposer à cette démarche ? Ou bien, sachant depuis longtemps l’obstination routinière de la Wilhelmstrasse, et sûr de la vanité de son effort, ne fit-il opposition que dans la mesure où il pourrait plus tard se glorifier de cette opposition pour rejeter blâme et responsabilité sur les bureaux prévenus par lui et qui avaient passé outre ? L’une et l’autre conjonctures sont vraisemblables. La seconde, pour qui a connu le tour d’esprit de l’ambassadeur, retient davantage.

Le fameux télégramme du 22 janvier nous inclinerait à croire que le, comte Bernstorff n’avait pas perdu alors tout espoir de garder encore l’Allemagne en paix avec les États-Unis… Du reste, il peut tout aussi bien prouver que les bureaux de la Wilhelmstrasse avaient seulement négligé de prévenir leur ambassadeur de leurs derniers projets.

Quoi qu’il en fût alors, on sait comment le gouvernement allemand répondit, neuf jours plus tard, au télégramme de son ambassadeur, par la déclaration d’une zone de guerre interdite aux vaisseaux neutres et l’annonce d’une reprise de la guerre sous-marine sans merci. Les événements dès lors se précipitèrent. La nouvelle de l’ultimatum fut connue à Washington le 31 janvier au soir. Le samedi 4 février, à 2 heures de l’après-midi, le Président exposait devant le Congrès les raisons qui l’avaient décidé à faire remettre ses passeports à l’ambassadeur d’Allemagne.

La partie est désormais définitivement perdue pour le comte Bernstorff. Quelle est alors son attitude ?

Quand l’assistant solicitor au Département d’Etat, M. Woolsey, remit au comte Bernstorff ses passeports, celui-ci avait été averti, depuis une heure déjà, par trois reporters accourus en hâte, de la décision du Président. Il a eu le temps de se composer un visage quand il reçoit l’envoyé et le message de la Maison Blanche. Après l’avoir reconduit, il voit les trois reporters qui sont restés dans le hall guettant sa première impression. Il les fait entrer d’abord dans son cabinet. Il leur offre, suivant sa coutume, cigares et liqueurs. Il rit, il plaisante avec eux. Il affiche une crainte comique de toutes les visites qu’il lui faudra faire, de toutes les questions qu’on lui posera, et auxquelles il lui faudra répondre. Il redoute les journalistes surtout et ce qu’on lui fera dire. Il prend conseil de ceux qui sont là pour formuler avec eux une déclaration générale, qu’il a préparée la veille, mais dont il leur attribue la rédaction : « Je ne suis aucunement étonné et mon gouvernement n’aura aucun étonnement. On savait à Berlin ce qui ne pouvait manquer de suivre la décision qui a été prise. Mon rôle a été seulement d’obéir aux instructions que j’avais reçues de mon gouvernement. »

De tout ceci naturellement, pas un mot n’est vrai. Mais c’est là considération secondaire ! L’important est de le donner à croire.

Cependant l’ambassadeur perçoit, dans la note officieuse que l’International News Agency transmet d’Allemagne, le regret de l’action commise, le désappointement et l’hésitation de son gouvernement. Il ne serait pas l’homme que nous avons connu, s’il ne s’en réjouissait d’abord in petto et s’il n’y trouvait dans ses ennuis actuels un grand réconfort. C’est le premier mouvement. Le second le pousse à tenter de pallier les conséquences de l’erreur, de la gaffe commise. Il s’y prend à sa manière.

Le 6 février, il lui paraît bon d’envoyer, par l’intermédiaire et les bons offices de son ami, l’ancien secrétaire W. J. Bryan, une sorte de dernière leçon à son gouvernement. Du poste de T. S. F. de Sayville, il lui dicte les instructions qu’il doit suivre s’il veut encore faire un dernier effort pour éviter la guerre. Il ne s’en tient pas là. Il veut lui forcer la main. Deux jours avant son départ, le 12 février, il joue au ministre de Suisse, à l’excellent et malheureux Dr Paul Ritter, un dernier pire tour diplomatique qui a fait la joie de Washington, un peu celle de Berlin, et a coûté à l’infortuné ministre son poste et sa carrière.

Les choses se passèrent ainsi :

Le 12 février, au matin, le ministre de Suisse, diplomate de second plan, au caractère généralement effacé, parlant peu et non point par modestie, mais plutôt à cause de la lenteur de sa repartie et par défaut de brillant, fut aperçu, au Département d’Etat, l’œil singulièrement vif, le geste important, bombant la poitrine, le visage épanoui, l’air conquérant et fringant. Qui avait opéré ce changement ? On avait remarqué que M. le Ministre avait commencé de changer d’air et de prendre un ton d’autorité aussitôt après une entrevue que le comte Bernstorff avait eue avec lui et quand l’ambassadeur lui avait demandé de se charger, après son départ, des affaires de l’Allemagne. Cependant jamais le sentiment de son importance n’avait éclaté de façon aussi évidente, aussi radieuse encore que ce matin-là. On sut un peu plus tard d’où cette conscience de sa propre grandeur lui était venue et qu’il s’était présenté « au nom de Sa Majesté Impériale. » Il avait tout de suite pris le ton de mystère et de dignité un peu hautaine, qui, selon lui, devait donner plus de portée à ses paroles et il avait annoncé qu’il était chargé d’une importante proposition de la part du Kaiser. Il semblait très pressé de faire cette proposition, mais il devait avoir reçu des ordres très précis pour s’en taire encore, car, à son évident regret, il n’en dit pas plus ce matin-là.

Il attendit l’après-midi du même jour qui était un samedi et alors que les autorités étaient égaillées à la campagne et au golf. Suivant toujours ponctuellement les ordres reçus, il fit savoir aux journalistes accourus, et toujours se redressant, parlant bas, souriant par contrainte, comme il avait vu faire à d’autres, que « l’Allemagne consentirait à négocier avec les États-Unis, formellement ou informellement, pourvu qu’aucun obstacle ne fut mis dorénavant au blocus commercial contre l’Angleterre. »

Dans l’esprit de l’honnête messager, l’Allemagne, loyalement, proposait un arrangement, que les États-Unis devaient accepter avec joie. Dans l’esprit de celui qui l’envoyait il n’en allait pas du tout ainsi, et tout au contraire. L’ambassadeur voulait lancer d’abord et à tout hasard un nouveau ballon d’essai vers une solution pacifique du différend actuel avec les États-Unis : mais bien plutôt encore, car cet espoir d’arrangement semblait maintenant bien évanoui, il prétendait donner avec cette proposition de plus forts arguments aux pacifistes qui étaient alors très puissants et qui pouvaient le devenir davantage. Si les choses n’allaient pas pourtant au gré de ses désirs, il serait toujours temps pour l’Allemagne de désavouer le bénévole messager et son intempestif message. C’est ce qui eut lieu.

Le Président, qui avait vu au premier instant d’où venait le coup et qui l’on voulait atteindre, n’attendit même pas douze heures pour répondre à l’attaque. Il déclara que les États-Unis auraient plaisir à discuter toute question avec l’Allemagne, à la seule, mais primordiale condition que l’Allemagne annulât son mémorandum du 31 janvier.

Le coup étant ainsi paré et le complot déjoué, Berlin désavoua immédiatement et fort brutalement, ma foi, le messager de son ambassadeur. L’infortuné Ritter, qui n’avait encore rien compris et croyait seulement à un détestable malentendu, s’en fut aussitôt trouver l’ambassadeur qui ne pouvait manquer, selon lui, de tout remettre au point bien vite.

Cependant le comte Bernstorff le reçut au pied levé, parmi ses bagages, malles ouvertes, dans le fracas des caisses qu’on cloue, des ordres donnés à secrétaires, valets, et à tous. Il ne s’interrompit que pour serrer en hâte la main du visiteur. Et, tout aussitôt, il lui parla horaires de trains, accommodations à bord du Frédéric VIII, cabine et cuisine. Il plaisanta, rit, ne lui laissa pas placer un mot. Et, tout doucement, il le reconduisit, en lui frappant l’épaule, puis lui prenant le bras. Quand on fut à la porte, il lui serra la main à plusieurs reprises, et chaque fois avec une plus grande effusion. Il lui souhaita enfin bon séjour, après qu’il lui eut dit et répété : « Au revoir. » Il voulut fermer lui-même la portière de l’auto. Et il ne rentra en courant que lorsqu’elle fut partie. On assure que, lorsque cette auto s’arrêta, quelques minutes plus tard, Hlillyer Place, devant la légation de Suisse, le ministre était encore tellement ahuri, qu’il se passa plusieurs minutes avant qu’il se décidât à descendre.

Le 14 février, enfin, l’ambassadeur quitte les Etats-Unis, dans un grand concours de correspondants de journaux venus pour assister à son départ. Il leur laisse, comme une dernière et colossale ironie, la déclaration écrite suivante :

« Je n’ai jamais menti à aucun correspondant de journal depuis que je suis à Washington. Il m’est arrivé de ne pas tout vous dire, car, dans la position que j’occupais, cela m’était impossible ; mais tout ce que j’ai pu vous dire a toujours été vérité d’évangile. Je ne sais, quand je serai rentré en Allemagne, où j’irai. Cela dépend. J’irai d’abord à Berlin, puis, peut-être, chez moi, près de Munich. C’est tellement incertain ! Tout ce que je sais maintenant, je n’en puis rien dire. »

Il quitte enfin le pays dont il a reçu l’hospitalité, avec l’espoir d’y laisser tout un réseau d’intrigues si parfaitement organisées, qu’il pourra continuer à les diriger de Berlin comme s’il était à Washington. Nous savons assez comment c’est le contraire qui s’est produit et que, sous la pression des événements, l’Amérique a fait, elle aussi, admirablement « l’union sacrée » entrant chaque jour plus résolument dans la voie de la guerre. Il est arrivé au comte Bernstorff ce qui advient souvent à la catégorie de négociateurs à laquelle il appartient. Dans l’extraordinaire amalgame de combinaisons, d’intrigues et de fourberies, dont nous venons d’essayer de donner quelque idée, il avait tout arrangé et tout prévu, et enfin il avait tout considéré, sauf pourtant ce qu’il avait tout près de lui, devant lui et sous ses yeux : la droiture du peuple américain et l’irréductible amour du droit qui devait inspirer sa résolution à l’éminent homme d’État et au grand honnête homme qui est le Président Wilson.


GEORGES LECHARTIER.