Les Siècles morts/Les Jeux d’Apollon

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 49-77).

 
Terre d’Argos, salut ! Salut, dernière année,
Qui, ramenant au seuil de la demeure ornée
Agamemnon vainqueur, suivi par les soldats,
Fais sur les monts pourprés jaillir la flamme haute !
        O Chef qui, sans peur et sans faute,
        D’un bras infaillible guidas
Les solides vaisseaux vers la rocheuse côte,
        Salut ! Salut, douce clarté
De Hélios ! Et toi, Zeus ! Hermès vénérable !
Qui rendez aux guerriers, au sein de la cité,
L’espoir de la Patrie et d’un tombeau durable !

O royale demeure ! O temples radieux !
Si jamais sous vos toits hospitaliers, naguère,
        Le Roi qui revient de la guerre

Fut d’un œil bienveillant accueilli par les Dieux,
        O temples, demeure royale,
        Que sur la pourpre triomphale
        Le Roi pose un pied glorieux !
Salut, Héros vengeur, par qui tombe et flamboie
La ville aux murs noircis, que tu domptas enfin !
O toi qui labouras avec le soc divin
        La terre impudique où fut Troie !






Telle jadis Argos louait les chefs vainqueurs ;
Tels, de la lyre grecque accompagnant les chœurs
Et réveillant l’écho des strophes héroïques,
Rangés de place en place au long des blancs portiques,
Ou par bandes errant de quartier en quartier,
Des chanteurs annonçaient dès l’aube au peuple entier
La gloire et le retour du divin Ptolémée.

La Porte du Soleil est béante. L’armée
S’ébranle ; et par le porche énorme et large ouvert,
Sous les voiles flottants, sous le feuillage vert,
Sous les guirlandes d’or, au loin, la Grande Rue
Droite, dallée en marbre, immense, est apparue.

Tout un peuple de Dieux, de Héros et de Rois,
Érigé sous l’abri des exèdres étroits,
Dans une profondeur blanche de trente stades,

Jusqu’à l’autre horizon fuit sous les colonnades.
Alexandrie entière est là. Loin des faubourgs,
Au bruit de l’aigre flûte ou des ronflants tambours,
Juifs au sombre manteau, délaissant les négoces,
Égyptiens pensifs, s’appuyant sur leurs crosses,
Et marchant dans la foule avec la gravité
Des ancêtres, debout sur un tombeau sculpté,
Esclaves, étrangers, toute la populace
Monte, reflue et court vers la ville et la place,
Où le trône royal, splendide et vide encor,
Étincelle au sommet de douze degrés d’or.

Sur des chaises d’airain, de pourpre revêtues,
Par groupes adossés aux socles des statues,
Dans l’hémicycle blanc se croisant tour à tour,
Les Savants du Musée attendent à l’entour.
Sages, grammairiens, philosophes, poètes,
D’un doigt sévère et prompt polissant leurs tablettes,
Méditant la lecture ou le discours flatteur,
Devant les grands rivaux courbent avec lenteur
Leurs fronts ceints du laurier pieux. Tel Kallimaque,
Qu’a nourri de son miel la Muse élégiaque,
S’avance, vénérable, auguste et glorieux
De l’âge séculaire accordé par les Dieux.
Tel Théocrite, qui de la flûte docile
Conduit les chants légers des pasteurs de Sicile ;
Et grave auprès de lui, la règle en main, Konon
Qui des astres nombreux sait le cours et le nom.
Tel Aratos, cher hôte, et tel Ératosthène

Qui, mesurant le pôle et la mer incertaine,
Trace aux navigateurs des chemins réguliers.
Tel encore, songeant aux jardins familiers
Où naguère, au milieu des disciples fidèles,
Arcésilas semait les sentences nouvelles,
Panarète apparaît, suivi par Manéthon.
L’antique Egyptien s’incline ; un long bâton
Soutient la marche aveugle et lourde du vieux prêtre
Qui, dénombrant les Rois et leurs races, pénètre
Les mystères sacrés des temples interdits.

Mais le sol a tremblé. Cent cavaliers hardis,
Alternant les clameurs joyeuses et là trompe,
Rapides messagers de la royale pompe,
Passent. Le soleil monte et du firmament clair
Sur les chars apparus glisse un immense éclair,
Tandis que le cortège interminable roule
Sa splendeur fabuleuse au travers de la foule.

Hommes, vivants témoins de l’Orient dompté,
Dépouilles des pays, bétail épouvanté
Des captifs, tout approche et croît. Vêtus de housses,
Les éléphants guerriers viennent, et les secousses
Sur leurs dos, monstrueux font osciller des tours.
Des chasseurs noirs, armés de traits et d’épieux courts,
Poussent les rangs confus des animaux sauvages,
Rhinocéros tendant le réseau des cordages,
Ours épais, bœufs de l’Inde aux cornes d’argent, cerfs,
Bubales bondissants, autruches des déserts,

Et des ânes rétifs dont les braiments sonores
Excitent la fureur des grands onélaphores.
Des tigres et des lynx suivent les lions roux,
Et calmes, allongeant la hauteur de leurs cous,
Deux girafes dans l’air, au sommet des colonnes,
Broutent le vert feuillage et les fleurs des couronnes.

Et voici que frémit en d’invisibles mains
Une forêt mouvante où, vifs et presque humains,
Des singes, au milieu de factices bocages,
Agacent des oiseaux dans le fil d’or des cages.
Çà et là, des paons bleus, parmi les fins rameaux,
Ouvrent un ciel d’azur plus constellé d’émaux
Que le zénith astral au fond des nuits torrides.
Le faisan somptueux, près des méléagrides,
Jette un reflet de pourpre aux ombres des bosquets
Qu’enflamme le plumage ardent des perroquets.

Sous de sanglantes peaux, crispant leurs bras féroces,
Des esclaves guidant deux mille chiens molosses
Au poil fauve, à la gueule horrible, de leurs crocs
Mordant et déchirant les jarrets des taureaux,
Précèdent les brancards où de farouches hures
Semblent trouer encor de leurs défenses dures
Des ventres palpitants de gazelles. Les chars
Débordent de trésors, voiles, tapis épars,
Ébène nubien, ivoire, métaux, vasques,
Bassins d’or, boucliers, sceptres luisants et casques,

Cratères entassés, trépieds resplendissants
Qu’étreint de bleus réseaux la vapeur de l’encens.

Puis émerge soudain, hors des flottants nuages,
La procession lente et sainte des images
Divines, mariant aux marbres colorés
Les colosses noircis des Dieux qu’a délivrés
Le Roi chéri de Ptah.

                                   C’est lui !

                                                        Le char splendide
Roule, superbe et seul, dans l’immensité vide.
Une Victoire ailée, au flamboyant essor,
Sur le front du vainqueur étend un laurier d’or
Et, dans le fauve éclat que sa forme projette,
Bérénice sourit à côté d’Évergète.
Dieux Adelphes, salut ! Des vierges devant vous,
Balançant l’encensoir dans l’air limpide et doux,
Dispersent les parfums envolés en spirales ;
Et d’autres, présentant des couronnes murales
Que hérissent des tours et des créneaux ardus,
Portent, sur des tableaux à leurs cols suspendus,
Des noms assyriens de peuples et de villes.

Les Scribes lettrés, chefs des fonctions civiles,
Les Stratèges guerriers, les Amis, les Parents,
Au passage du char divin ouvrent leurs rangs ;
Et le Roi, comme un Dieu qui siège en sa chapelle,

Du geste et de la voix à ses côtés appelle
La blonde Bérénice, Épouse, Reine et Sœur.

Fidèle comme Isis, grave sous l’épaisseur
De sa robe serrée, elle s’avance et pose
Sur le pavé fleuri son pied rapide et rose.
Elle monte ; l’amour, l’espoir, l’orgueil joyeux
Rayonnent dans l’azur humide de ses yeux.
Sur le pectoral d’or de sa gorge arrondie,
Le mystique épervier se déploie, irradie
Et la vêt de l’éclat subit et diapré
Du Soleil naviguant sur le Nil vénéré.

Mais nul cercle étoilé, nul diadème, ô Reine !
Ne ceignent de ton front la blancheur souveraine.
Tes cheveux dont le fer a tranché les bandeaux
D’un torrent parfumé n’inondent plus ton dos.
Les courts anneaux frisant sur ta tête orgueilleuse,
Témoins religieux de l’offrande pieuse,
Semblent un chaume blond dans les champs dépouillés.
Tes longs cheveux, ô Reine ! en gerbe d’or liés,
Suspendus par ton ordre à l’autel d’Aphrodite,
Illuminent la nuit de la chambre interdite.
Et voici que les Dieux reconnaissants et bons,
Au milieu des périls, des combats furibonds,
Et des assauts et des pestes et des alarmes,
Sur l’époux de ton cœur ont étendu leurs armes
Et rendent triomphant, à ton amour heureux,
L’Evergète adoré, sauf et guidé par eux.

Tout bruit cesse. Le chant des lyres musicales
Expire ; et lentement les rumeurs inégales,
Comme les flots lassés au bord des sables mous,
Meurent, l’une après l’autre, en de calmes remous.
Le Roi se lève, il parle :

                                         — Amis, je vous salue,
Au seuil de la cité par mes Pères élue !
Vous qui, sans crainte, au sein du repos studieux,
Goûtez aux mets choisis de la table des Dieux,
Et des sages anciens recueillant la pensée,
Faites fleurir Hellas à l’ombre du Musée !
O vous dont la parole et les hymnes savants,
Voltigeant d’âge en âge aux lèvres des vivants,
D’un immortel laurier consacrent la Victoire,
Chantez ! Par Apollon ! comme il est doux de boire,
Après les durs combats, le vin accoutumé,
Tel il convient d’offrir au guerrier désarmé
La coupe pacifique et le nectar limpide.
Chantez ! car il est digne, avant qu’un soir rapide
Ne monte d’un pied noir dans le ciel radieux,
D’honorer les Héros en célébrant les Dieux ! —

Ainsi, près de la mer, devant le grand Achille,
Pour le prix de la lutte ou de la course agile
Combattait jusqu’au soir la force des rivaux ;
Tels, du fouet, de la voix, excitant les chevaux,
Les chefs ambitieux heurtaient, dans la poussière,

Les essieux gémissants au but de la carrière :
Tels voici, comme il sied aux sages, aux vieillards,
Que les Maîtres, ouvrant les papyrus épars,
Gravement invoquaient les Muses favorables,
Et déliant soudain leurs lèvres vénérables,
Penseurs par Apollon de sucs divins nourris,
Distillaient tour à tour le miel de leurs écrits.


THÉOCRITE.

Commencez vos beaux chants, Muses, par Zeus lui-même ;
Finissez-les par Lui, Muses ! Mais célébrez
Par un inoubliable et lyrique poème
Ptolémée au front blanc ceint de cheveux dorés !

Car parmi ses vertus la louange incertaine,
Impuissante à choisir, s’inquiète en secret,
Ainsi qu’un bûcheron, sur la cime Idaienne,
Cherche le plus bel arbre au cœur de la forêt.

Quels ancêtres divins, couverts de quelle égide,
Ont engendré ce fils, dans l’Ouranos joyeux,
Et dans le Palais d’or construit pour le Lagide
Le trône qu’il partage avec ses grands aïeux ?

Ici, c’est Héraklès, et la, c’est Alexandre,
L’invincible Dompteur des Centaures cabrés
Et le Dieu triomphant dont le bras fit descendre
L’épouvante d’Arès sur les Perses mitrés.


Bérénice au beau sein l’invite au lit prospère,
Irréprochable épouse et cœur sans trahison,
Tandis que ses enfants, semblables à leur Père,
Attentifs et nombreux, veillent sur la maison.

L’île qui l’a nourri, Kôs, aux riches cultures,
L’a salué naissant, lorsque sa mère en pleurs,
Priant Ilythia qui brise les ceintures,
Dans l’allégresse sainte oubliait ses douleurs.

L’aigle de Zeus, volant dans les hautes nuées,
De favorables cris les émut par trois fois.
Tu règnes sur l’Egypte où les eaux refluées
Des canaux fécondants débordent les parois.

Cent pays sous ton joug inclinent leurs peuplades,
Le rude Karien, l’Arabe belliqueux ;
Et sur la vaste mer les brillantes Cyclades
Ouvrent leurs ports d’azur à tes vaisseaux rugueux.

La richesse abondante en ta noble demeure
N’est point le vain trésor qu’enterrent les fourmis.
Elle coule, s’épanche, et la part la meilleure
Ruisselle autour de toi sur les guerriers amis.

Et nul Aède aussi, dans les jeux ou les fêtes,
Chanteur harmonieux, n’a charmé les échos,
Sans qu’un royal présent, doux aux Muses parfaites,
N’illustrât l’art subtil des rhythmes musicaux.


Vénérable héritier du nom des Atréides,
Pour son Père et sa Mère auguste il a construit
Des temples où l’encens, sur des trépieds splendides,
Parfume l’air du jour et l’ombre de la nuit.

Salut, ô Ptolémée, ô toi de qui la gloire
Fleurit en un beau chant, des siècles écouté ;
Toi qu’un hymne éloquent, digne de ta mémoire,
Unit aux Demi-Dieux dans l’Immortalité !


ARATOS.

Salut ! C’est par toi, Zeus, Père, que je commence,
Par toi qui, remplissant l’onde et le ciel ardent.
Apprends au laboureur le temps de la semence
Et le temps du voyage au nautonier prudent !
Affermissant le poids des mondes sur leurs bases,
Tu guides, en de clairs et propices chemins,
Les astres successifs qui règlent par leurs phases
L’année et les travaux et les jours des humains.
Muses, enseignez-moi la marche et l’apparence
Des étoiles qu’emporte un vaste mouvement !

Immobile au milieu de la circonférence,
Un axe, toujours sûr, soutient le firmament,
Et le Ciel entraîné roule. Hâtant leurs courses,
Par-dessus l’Océan, vers le Pôle

du nord,
Comme des chariots circulent les deux Ourses,
Hélice que les Grecs contemplent de leur bord,
Et Kynosure, utile aux gens de Phénicie.
Près d’elle, Engonasis qui travaille à genoux ;
Non loin le noir Dragon et la tête éclaircie
D'Ariadne mourante, au reflet triste et doux.
Vois sur le Scorpion briller le Serpentaire
Dont la Lune en son plein n’éteint pas la splendeur,
Et, près d’Arctophylax, la Vierge solitaire,
L’épi de flamme en main, charmer la profondeur.

Muses ! quels sont autour de la céleste sphère
Les cercles appuyés sur les quatre horizons,
Et les signes voisins dont l’éclat semble faire
Un cortège inégal aux changeantes saisons ?
Quelle divine main traça le cercle oblique
Du Zodiaque énorme où se meut le Soleil
Et suspendit alors dans l’orbe symbolique
Le Cancer flamboyant et le Lion vermeil ?
Quel Dieu, d’un pur manteau parant la Vierge austère,
Ouvrit les pinces d’or du Scorpion tordu,
D’un arc éblouissant arma le Sagittaire,
Et de cornes en feu la Chèvre au pied fendu ;
De l’humide Verseau gonfla les mornes sources,
Accoupla les Poissons qui font luire, en nageant
Dans un lac de cristal sillonné par leurs courses,
Sur leurs dos irisés des écailles d’argent ;
Du languissant Bélier tissa la toison pâle,
Et près du Taureau fier, roi des clairs animaux,

Alluma ta splendeur, ô torche sidérale
Qu’en leurs poings fraternels brandissent les Gémeaux ?

Telles, dans l’ordre exact, les étoiles sans nombre
Illuminent la nuit prodigieuse, et tels
Les astres, épandus dans l’immensité sombre,
Religieux flambeaux, brillent aux yeux mortels,
Tandis que parcourant les ombres impassibles,
Et l’abîme brumeux des cieux jamais atteints,
D’autres astres, sans noms, sinistres, invisibles,
Élaborent la vie et les obscurs destins.


ÉRATOSTHÈNE.

Aratos ! loin du ciel splendide où tu promènes
Ton regard ébloui parmi les Phénomènes,
        Loin des astres que tu nommas,
J’abaisserai les yeux sur la terre habitable
Et des trois continents que ceint la mer instable
        Je peindrai les changeants climats.

Je dirai les pays, les îles, l’onde amère
Et les bords fabuleux où s’égarait Homère ;
        Je dirai les caps et les monts,
Non comme un vain poète, épris d’un léger songe,
Mais selon la distance et l’ombre que prolonge
        Le style étroit sûr les gnomons.


J’ai mesuré le globe et sais combien de stades
Séparent les tribus de Libyens nomades
        Des pâles Hyperboréens,
Et depuis quand les mers ont réuni leurs ondes
Par le détroit nouveau qu’ouvrit entre les mondes
        L’effort des bras Hérakléens.

La Terre primitive est une sphère énorme,
Rugueuse, irrégulière, abrupte, que déforme
        L’ébranlement des sourds volcans.
Sa surface se creuse en profondeurs de gouffre,
D’où s’échappent, chargés d’exhalaisons de soufre,
        Les vents malsains et suffocants.

En quels siècles muets de la nuit insondable
Les déserts ont-ils vu l’Océan formidable
        Inonder le sable vermeil,
Et les barques glisser où sont les Pyramides,
Et près des bleus étangs bâiller les chéramides
        Ouvrant leurs valves au soleil ?

Jadis les humbles nefs que le flot noir ballotte,
De rivage en rivage errantes, sans pilote,
        Ignoraient les essors lointains ;
Et voilà qu’aujourd’hui, sur les eaux découvertes,
Vous voyez, loin des ports, fuir les vaisseaux alertes.
        Confiés aux astres certains.


L’immensité barbare a révélé ses côtes
Et ses trésors, promis aux récents Argonautes.
        Ils ont connu les cieux divers,
La plage où jaunit l’ambre et la Koichide et l’Inde,
Et franchi sans périr le cercle en feu qui scinde
        Les deux moitiés de l’univers.

Décrivant les climats, les hommes et lés faunes,
Par un docte calcul j’ai divisé les zones
        Des périples audacieux.
Et la terre apparaît comme une vierge esclave
Dont le voile écarté livre la beauté grave
        Et le mystère à tous les yeux.


PANARÈTE.

Céphise où les potiers lavaient leurs beaux ouvrages,
Jardins d’Akadémos, j’ai quitté vos ombrages,
Et je ne verrai plus les platanes, hélas !
Du soleil matinal défendre Arcésilas !
Mais j’enferme au départ, en affrontant la lame,
Ta voix en mon oreille et ton âme en mon âme,
O Maître ! Un peuple heureux qu’un Roi sage éblouit
M’accueille. Sois propice, ô terre où m’ont conduit
La volonté des Dieux et l’ordre d’Évergète !

Frêle, inquiet, borné, l’esprit humain végète
Dans une ombre mobile où les sensations
Ne sont que lueur fausse et fugaces rayons.
Quel mortel, tour à tour déçu par l’apparence,
À du Bien ou du Mal prouvé la différence ?
Quel marcheur indécis n’arrête enfin ses pas
Devant un gouffre noir qu’il ne franchira pas ?
Tel le sage, hésitant devant l’Inconnaissable,
Ne comprend rien, sinon que tout est périssable,
Obscur, et plus voilé dé nuages trompeurs
Que l’orageux Oita d’éternelles vapeurs.

Parle, interroge, écoute, enchaîne ou meus ta langue ;
Tente orgueilleusement d’arracher à la gangue
Quelques inertes grains du rare minerai,
De distinguer le faux dans les ombres du vrai :
C’est prendre un soin jaloux pour tourner la scytale.
Ton effort est sans but, ta vanité s’étale
Et tu prétends fonder un ferme jugement
Sur un sable mouillé qui cède incessamment.
Ta science, tes lois, ta raison, tes doctrines,
N’ont que l’infirmité des grenouilles gyrines.
Condamner, approuver, sentir, connaître, voir,
Autant vaut à l’aveugle offrir un clair miroir,
Expliquer à des sourds les oracles pythiques
Et du ceste plombé charger des poings étiques.


Dans quelle profondeur, dans quel puits redouté
Dérobes-tu ta face, ô sainte Vérité ?
Pour nous, mortels, errants dans l’infini des causes,
Parmi le flux sans terme et le reflux des choses,
Vers un ciel idéal levons nos yeux sereins.
A nos désirs domptés mettant de nobles freins,
Courbant au joug des lois nos volontés austères,
Contemplons sans terreur le Monde et ses mystères.
Qu’est le Monde ? Nos corps et nos esprits sont-ils
Une part nécessaire aux éléments subtils ?
Qui le sait ? L’immortelle et divine Nature
Nous pousse à chaque pas vers la tombe future.
Vivons indifférents ; mourons sans découvrir
S’il est une raison de naître ou de mourir.


MANÉTHON.

Mes yeux éteints, hélas ! sur le rouleau mystique
Ne déchiffreront plus le cartouche tracé ;
O Roi ! pour Manéthon le signe emblématique
N’est plus qu’un texte obscur sur la pierre effacé.
Mais la mémoire est jeune et dicte la parole,
Et je revois encor la Terre humide et molle
Du limon primitif surgir, et les troupeaux
De monstres s’élancer des ombres matinales.
Et je sais l’origine et j’ai lu les annales
Par les aïeux divins écrites sur des peaux.


L’Unique existait seul par essence, un et triple,
Et s’engendrant lui-même en son éternité,
Générateur fécond de l’Univers multiple,
Inconnaissable, pur, parfait, illimité,
Ancêtre des aïeux, mère des mères, âme
Et corps, de sa substance enfantant dans la flamme
Ses membres personnels qui sont les Dieux naissants.
Et l’Unique vogua sur les ondes célestes,
Selon son cours, ses noms, ses formes manifestes,
Caché dans le mystère à nos yeux impuissants.

Puis, dans la nuit des temps insondables, sorties
Du sein des Dieux, Seigneurs des doubles horizons,
Tu vis, ô sol de Kern, naître les Dynasties
Germant l'une après l’autre ainsi que les moissons
Vont succédant toujours à celles déjà mortes.
Et Mena le premier fit le mur et les portes
Du premier sanctuaire, au port de Man-Nofri.
Et le Nil régulier baignait les champs humides,
Et dans l’âpre désert, au creux des Pyramides,
Les races dérobaient leur funéraire abri.

Et les Dieux, incarnés en des formes vulgaires,
Gardaient les Pharaons, des peuples obéis.
Les greniers florissants débordaient et les guerres
Brisaient leur choc rapide au seuil du noir Pays.
Et d’âge en âge, au fond des siècles, sans relâche,

Dans la Vérité sainte accomplissant leur tâche,
Les Rois religieux vivaient ; puis tour à tour,
Conquérants pleins de gloire ou bâtisseurs de temples,
Aux héritiers futurs léguant de grands exemples,
Dans le tombeau scellé s’endormaient à leur jour.

Et moi, prêtre, pareil aux scribes archivistes,
Sur le papyrus souple, avec un fin pinceau,
Des générations j’ai retracé les listes
Et sur l'ordre royal posé le dernier sceau.
Et le vieillard, ô fils des sages ! qui vous livre
La connaissance occulte et le secret du Livre,
Déchiffrant les parois, suivant l’obscur sillon,
Sous le Dieu Philadelphe écrivit les chroniques
Des mémorables temps, en lettres helléniques,
Présent de Toth lui-même à son frère Apollon.






Il dit. Phoibos guidait le char d’or qu’il dirige
Vers l’étable marine où plongeait le quadrige.
La nuit naissante errait dans les cieux assombris,
Et les lointaines voix, et les chants et les cris,
Les acclamations, les hymnes poétiques
Expiraient vaguement dans l’ombre des portiques.
La nuit mystérieuse errait. La mort du jour
Teignait d’un sang rosé les marbres du pourtour ;

Et seuls, debout au faîte éblouissant du trône,
Les Adelphes royaux, dans une clarté jaune,
Groupe d’airain frappé par un rayon vibrant,
Resplendissaient en cor sur le soleil mourant.

Mais voici ; bondissant au travers de la foule,
Un messager rapide accourt. La sueur coule
Sur ses membres ; ses pieds rougissent le pavé ;
Un souille rauque échappe à son sein soulevé ;
Il chancelle ; l’horreur étreint sa gorge rude,
Et dans le soir farouche et plein d’inquiétude,
Sa voix en défaillant jette un effroi divin :

— O Maîtres, le premier de tous (car il est vain
De celer aux grands Dieux le cours secret des choses),
Je ferai devant vous s’ouvrir mes lèvres closes,
Et messager funèbre, hélas ! j’annoncerai
L’irrémissible crime et le forfait sacré.
Hélas ! Hélas ! quels mots terribles te dirai-je,
Reine ! et de quels discours peindre le sacrilège ?
Sachez-le cependant, ô Rois ! et pardonnez
À l’esclave.

                        Selon les rites ordonnés,
Le Prêtre, chef du temple, avait, d’un bras robuste,
De la barre d’airain fermé la porte auguste,
A l'heure où, désertant le ciel occidental,
La Barque d'or sombrait dans l’Amenti natal.
Le nocturne gardien, dès la première veille,

Aux frissons du silence avait prêté l’oreille
Et d’un œil coutumier sondé l’obscur parvis.
Et les taureaux sacrés, dans l’étable assouvis,
Reposaient pesamment près des auges d’agate,
Tandis que les ibis, debout sur une patte,
Au faîte habituel des triglyphes dorés,
Repliaient pour dormir leurs cous démesurés.
Et dans toute la Terre où croît le sycomore,
Le sommeil bienfaisant jusqu’à la pâle aurore
Sur des nattes de joncs berçait le peuple heureux.

Dans le temple choisi, riche en trésors nombreux,
Les flambeaux empourpraient d’une flamme éphémère
Le simulacre d’or d’Arsinoë, ta mère,
O Reine ! et sur l’autel brillant, selon tes vœux,
Fleurissait la moisson de tes divins cheveux.
O splendeur vaine ! Hélas, ma langue dans la bouche,
Comme l’âne rétif qui s’effare et se couche,
Résiste et se refuse à d’ineffables mots.
Car celui qui, sans crainte annonçant de grands maux,
Prononce allègrement des paroles impies,
Emporté dans le vol furieux des Harpyes,
Maudit et méprisé, redoute un prompt trépas.

Or, quand l’aube, semant des roses sous ses pas,
De l’Orient nacré jaillit, pour la prière
Le Prêtre vénérable écartant la barrière,
Dans le temple muet marchait en méditant.
Soudain, pâle, hagard, il s’arrête ; il étend

Ses bras désespérés vers l'autel sombre et vide.
La suprême terreur glace sa chair livide ;
Il recule, il chancelle, il tombe, et son front lourd
Dans un flot de sang noir heurte le pavé sourd.

Les Prêtres, les Devins, les Hiérogrammates
S’élancent. Les flambeaux roulent ; les aromates
S’échappent lourdement des trépieds refroidis.
Et sur l’autel, nos yeux par l’horreur agrandis,
Nos yeux, dans l’abandon de la chambre déserte,
Reine ! n’ont point revu ta Chevelure offerte !

Quel mortel odieux, quel traître obscur, voué
Aux nocturnes forfaits, dans l’ombre a dénoué
Le solide lien fixant la gerbe blonde ?
Nul bruit, nul pas furtif, nul murmure de l'onde,
Nul frisson des rameaux dans les bois endormis,
N’a révélé le crime et le larcin commis.

J’ai dit. Un long discours ne sied point à la langue
Qu’embarrasse, ô Très-Saints, une triste harangue.
Puissent les Dieux d’Egypte et les Dieux paternels,
Bondissant du sommet des palais éternels,
De l’antique Érinnys hâter la diligence !
Car aux Dieux seuls, hélas ! appartient la vengeance. —

Tel l’aquilon subit d’un souffle violent
Courbe le chêne dur ou le pin vacillant,

Tel le vent déchaîné des paroles fatales
Vers la terre indécise abaisse les fronts pâles.
L’effroi religieux plane. Du haut des fûts,
Les oiseaux envolés mêlent leurs cris confus
Aux houleuses rumeurs de la foule. Les glaives
Hors des fourreaux vibrants jettent des lueurs brèves
Un bruit vaste, pareil au choc lointain des flots,
Au tumulte guerrier unit de sourds sanglots ;
Et la mystérieuse horreur des noirs présages
Scelle la vérité sur la lèvre des Sages.

Ptolémée, appuyé sur le sceptre d’or pur,
Attend, regarde, écoute et soutient d’un bras sûr
Bérénice tremblante et sans force. Les larmes
Des yeux de Bérénice ont effacé les charmes ;
Et sa main, protégeant son front décoloré,
Semble chasser le trait d’un vengeur ignoré.
Elle pâlit, ô mort !... Mais une voix soudaine
L’éveille... Surgissant au centre de l’arène,
Konon d’un doigt certain montre le firmament.
Habile à distinguer la place et le moment
Des astres voyageurs dans l’infaillible nue,
Son œil au fond du ciel suit une aube inconnue.
Il s’écrie :

                    — O clartés ! ô rêve que mes yeux
Salueront les premiers à l’horizon des cieux !
Adelphes adorés ! de nouvelles étoiles
Des favorables nuits ont enrichi les voiles.

Sept astres apparus, montant sans dévier
Vers l’Ourse, le Lion, la Vierge et le Bouvier,
Du quadruple astérisme emplissent l’intervalle,
Et ruisselant des feux d’une splendeur rivale,
Déroulent au couchant, selon l’ordre éternel,
Leur chevelure d’or sur le manteau du Ciel.

O constellations antiques dont j’atteste
L’âme divine, éparse en la hauteur céleste,
Pâlissez ! Parmi vous quels Dieux ont suspendu
La tresse flavescente et le trésor perdu ?
Flamboyante Aphrodite, est-ce toi qui, jalouse,
Pares ce soir ton front du nimbe de l’Epouse,
Et de récents joyaux ornant les purs sommets,
Aux voûtes de l'éther le fixes pour jamais ? —

Triomphales clameurs ! retentissant vertige
D’un peuple émerveillé qu’effare, un grand prodige !
Du côté de la mer, là-bas, vers l’Occident,.
L’horizon sidéral d’un éclat ascendant,
Toujours plus vif, plus vaste et limpide, se dore.
L’ombre paraît blanchir d’une invisible aurore,
Et du fond de l’azur, lentement, par degrés,
Jaillissent à la fois sept astres ignorés
Dont une virginale et mouvante lumière
Dans la nuit constellée embrase la crinière.

De la rue où, dès l’aube, errait multiplié
Le cortège poudreux du triomphe oublié,

Des demeures aux murs ceints de fleurs ou d’étoffes,
Des gradins somptueux où sont les Philosophes,
Une acclamation, pareille au bruit que font
Les lourdes eaux croulant en un gouffre profond,
Roule, s’enfle et mugit aux pieds de Ptolémée.
Et la royale Sœur, Bérénice, charmée,
Chère aux Dieux, le cœur plein d’allégresse et d’orgueil,
Vers la blonde toison lève en tremblant son œil
Et contemple, à travers la forêt des pilastres,
Sa propre ascension parmi le chœur des astres.

Et, comme en toute chose un hommage pieux
Par les mortels prudents est dû toujours aux Dieux,
Il sied qu’un chant nouveau de la sonore lyre
Des Poètes émus excite le délire,
Le premier, le plus grand, celui de qui les vers,
Coulent comme une source au sein des gazons verts,
Kallimaque, gardien des livres, noble chantre
Des fontaines, des bains de Pallas et de l’Antre
Où la vierge Artémis, dans le bois écarté, ,
Dérobe en s’enfuyant sa blanche nudité,
Kallimaque saisit la lyre encor muette.
Elle frémit, il chante ; et l’hymne du Poète,
Défiant la lenteur des siècles et l’oubli,
Plane dans le silence austère et recueilli
Et s’élançant enfin, comme une aile inspirée,
D’un vol harmonieux monte vers l’Empyrée.


KALLIMAQUE.

Celui qui d’un astre aperçu
A calculé la fuite et l’heure,
Qui sait pourquoi l’éclipse effleure
Le Soleil d’un obscur tissu,
Celui qui dans les champs de l’ombre
Découvre, révèle et dénombre
Les flambeaux célestes du soir,
Et voit, dans une blancheur tendre,
L’amoureuse Phœbé descendre,
O Latmos ! sur le rocher noir :

Celui-là, Konon même, annonçant ma venue,
Dans les sphères du ciel brillant, m’a reconnue,
        Éparse chevelure en feu,
Moi dont la Reine veuve offrit les longues tresses,
Tant de fois dans ses nuits, aux jalouses Déesses,
        Inconsolables d’un tel vœu :

Alors que délaissant ta couche parfumée,
Ton Frère, ton Époux, loin de la bien-aimée
        Volait vers les périls sanglants,
Et que, des doux combats hyménéens meurtrie,
Reine, tu voyais fuir jusqu’aux monts d’Assyrie
        Le vainqueur de tes cha

stes flancs.

Mais victime promise aux dieux du sacrifice
     Avec les taureaux, liés à l’autel,
Étoiles ! je tombai du front de Bérénice,
     Sous le fer rapide au tranchant cruel.
Maudit qui le premier fouillant la terre avare,
     Assouplit le fer, plus dur que l’airain,
Par qui le Mède ouvrit à sa flotte barbare
     A travers l’Athos un canal marin !
Et vous m’avez pleurée, ô boucles, mes compagnes,
     Quand, frère léger du lointain Memnon,
Zéphyre, m’entraînant dans les hautes campagnes,
     Attacha mes nœuds par un clair chaînon
Près d’Aphrodite, heureuse aux rives de Canope,
     Afin que le soir, lumineuse aussi,
J’étincelle dans l’air, flambe et me développe
     Avec Ariadne, au ciel obscurci.

Luisant, astre nouveau, dans l’éther magnifique,
Entre la Vierge errante et le Lion sanglant,
Je guide à l’Occident vers Téthys pacifique
Le Bouvier paresseux qui marche d’un pas lent ;
Qu’importe si, le jour, aux pieds des Dieux foulée,
Si reposant, la nuit, dans le sein de la mer,
Je nourris en mon cœur le souvenir amer
        De ma Maîtresse inconsolée,
Alors que, jeune et vierge, avant que nulle odeur
N’eût parfumé son front d’huile ou d’essence hellène,
Elle embaumait déjà de son unique haleine
        Le manteau d’or de sa pudeur ?


O vous pour qui l'Hymen active,
Epouses, ses joyeux flambeaux,
Que de votre robe craintive
L’époux n’offre point les lambeaux,
Si de l’albâtre, votre emblème,
Une libation suprême
N'a point honoré ma clarté !
Aimez dans l’ombre et le mystère,
Et que l’encens de l’adultère
Ne souille pas l’air irrité !

Toi, Reine, vers les Immortelles
Sans relâché élève tes bras,
Pour qu’un jour mes bouclés fidèles
Couronnent encor ton front ras,
Dût la fuite de ma lumière
Attrister de l’ombre première
Le désert du Septentrion ;
Dût par ma descente rapide
Le Verseau, dans l’espace vide,
Briller près du vaste Orion !






Les souffles de la nuit palpitant dans l’air tiède
Dispersaient lentement les strophes de l’Aède.
Tout, se taisait. Au loin de lourds chars attardés
Seuls éveillaient encor les dormeurs accoudés

Au seuil hospitalier des temples taciturnes.
Et la Terre était sombre et dans les cieux nocturnes
Les constellations d’un flamboiement plus pur
Semblaient accueillir l’Astre éclos dans leur azur,
Et d’un rayon propice argentaient la terrasse
Où, solitaire enfin, libre de la cuirasse,
Sur le lit nuptial Évergète attendait
Et, du cercle ébloui de l’ombre, regardait,
Sous l’éclat fraternel des étoiles lucides,
Emerger Bérénice aux bras des Pallacides.