Les Khouan : moeurs religieuses de l'Algérie

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Les Khouan : moeurs religieuses de l'Algérie
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 589-611).

LES KHOUAN.




MOEURS RELIGIEUSES DE L'ALGERIE.




Il y a un an, après quinze années de domination en Algérie, personne en France n’aurait pu attacher un sens à ces mots : les khouan ! L’explication vient de nous être donnée récemment par un des officiers distingués de l’armée d’Afrique, M. le capitaine de Neveu, membre de la commission scientifique. En contact suivi avec les populations algériennes comme chef du service géodésique, M. de Neveu eut occasion de découvrir qu’il existe dans l’Afrique musulmane des confréries bizarres dont la religion est le lien, et dont les chefs politiques savent se faire des instrumens. Les premiers renseignemens recueillis à ce sujet, excitèrent un vif intérêt dans le petit cercle où ils furent connus. M. le maréchal Soult engagea l’auteur à continuer ses recherches, et, pour lui donner un témoignage immédiat de satisfaction, le gouvernement couvrit les premiers frais de publicité, en ordonnant une réimpression plus complète de l’ouvrage[1]. Jamais encouragement ne fut plus légitime. Par les emprunts que je vais faire au petit livre de M. le capitaine de Neveu, on sentira qu’il a pour les administrateurs la portée d’une révélation, et qu’il offre l’attrait de l’inconnu aux personnes qui lisent dans un simple but d’instruction ou de curiosité.

Le mot khouan, qui signifie littéralement frères, est le titre qu’échangent entre eux les membres des diverses congrégations religieuses de l’islamisme. Ces ordres se distinguent les uns des autres par le rituel et les exercices pieux qu’ils prescrivent ; mais ils sont tous basés sur la plus pure orthodoxie. Chaque ordre porte le nom de son fondateur : c’est toujours un saint personnage, un marabout, qui a reçu en songe ou directement les ordres de Mahomet pour l’institution d’une société pieuse ; le prophète a daigné lui révéler le trik, c’est-à-dire la voie (ou, comme on dirait dans le catholicisme, la règle) qu’il faut suivre, la formule de prières qu’il faut observer pour devenir particulièrement agréable à Dieu. Suivant le langage symbolique des Orientaux, pour exprimer qu’on devient khouan, qu’on entre dans un ordre religieux, on dit : prendre la rose de tel marabout. Deux Algériens, se rencontrant dans la rue, se diront par exemple : « Quelle rose portes-tu ? — La rose de tel ordre (en désignant le saint fondateur). » Ou bien, si l’un des interlocuteurs n’est engagé dans aucune association, il répondra : « Je ne porte aucune rose ; je suis seulement serviteur de Dieu, et je le prie pieusement. » Par une analogie singulière, et qui pourrait tromper les étymologistes, le mot rose, en arabe, se dit ouard, et les indigènes le prononcent à peu près comme le mot ordre, ordo.

Le chef spirituel de chaque ordre prend le titre de khalifa ou lieutenant. Il est d’usage que le supérieur en fonction désigne son successeur, pour éviter sans doute les intrigues et assurer la perpétuité du commandement. Le khalifa est représenté dans chaque ville où l’ordre a des établissemens par des mokaddem ou des cheik, avec lesquels il entretient une correspondance suivie. Pour entrer dans un ordre, il suffit de se faire présenter par un frère au mokaddem de la ville. Les cérémonies de la réception rappellent les rites de nos ordres maçonniques. Lorsque le néophyte a été instruit des devoirs qu’il contracte et des prières qu’il doit faire, il est proclamé l’un des khouan de la corporation qu’il a choisie. M. de Neveu ne nous dit pas si les khouan s’engagent, comme les moines chrétiens, par des vœux perpétuels et inviolables. N’étant pas soumis à la résidence et ne vivant pas en communauté, leur organisation rappelle celle des confréries libres rattachées autrefois aux grands ordres religieux, et dont la tradition se conserve encore dans les villes de l’Europe méridionale. Tel était entre autres le tiers-ordre de Saint-François, composé de personnes qui vivaient dans le monde, en observant par piété la règle franciscaine, autant que leur état le leur permettait.

Indépendamment des mosquées qu’il sème dans les villes, chaque ordre musulman possède des zaouïa, espèces de villages religieux. Le centre de la zaouïa est une chapelle qui sert de lieu de sépulture à la famille qui a fondé l’établissement, et où tous les serviteurs, alliés ou amis de la famille, viennent en pèlerinage. On y trouve encore une mosquée pour les tribus du voisinage, une école ouverte aux enfans pendant toute l’année, aux thaleb ou étudians pendant certains cours, aux eulema ou savans, lorsqu’ils veulent se réunir en académie ou en concile religieux ; la zaouïa offre en outre un lieu d’asile aux hommes persécutés par leurs ennemis ou menacés par la justice, un hôpital pour les malades, une hôtellerie pour les pèlerins, une espèce de club, ou, comme dit M. de Neveu, un office de publicité où l’on échange les nouvelles, où l’on fait la chronique du présent, enfin une bibliothèque qui s’accroît tous les jours par les documens qu’on y entasse. Réunissant tant d’établissemens d’utilité publique, une zaouïa prend parfois un développement considérable : on en cite où l’on compterait par centaines les maisons, les cabanes ou les tentes. Le chef de ces colonies religieuses prend le titre de cheik, quand il appartient à la famille seigneuriale : quand il est étranger à cette famille, on le nomme mokaddem (gardien) ou oukil (fondé de pouvoirs). Une domesticité très nombreuse est attachée à chaque zaouïa pour la culture des terres ou pour le service des chapelles, des infirmeries, des écoles. La source de ces libéralités est, comme aux beaux temps du monachisme chrétien, la pieuse générosité des fidèles. Chaque zaouïa, enrichie à la longue par des donations qui se capitalisent, reçoit d’abondantes aumônes, et possède de ces biens dits habous[2], dont elle tire de très grands revenus.

Les khouan multiplient les mosquées et les zaouïa autant que leurs ressources le permettent. Toute ville un peu importante de l’Algérie contient au moins un établissement de chaque ordre. Les cantons extérieurs sont parsemés d’ex-voto consacrés surtout aux fondateurs des ordres en crédit dans la localité. Tels sont des petits monumens de forme carrée et surmontés d’un dôme, voués à des marabouts, c’est-à-dire à des personnages en odeur de sainteté parmi les musulmans. Confondant le saint avec la chapelle, nos soldats se sont accoutumés à appeler des marabouts ces constructions dont le nom véritable est goubba, littéralement dôme.

M. de Neveu a constaté en Algérie l’existence de six ordres religieux et d’une congrégation dans laquelle la religion paraît dominée par la politique. Employé particulièrement dans l’est, où les relations avec les indigènes sont plus faciles et plus franches, l’auteur a réuni des renseignemens satisfaisans pour la province de Constantine ; mais ses informations sont moins directes, moins exactes peut-être pour les provinces du centre et de l’ouest : ce sont précisément celles qu’il importerait le plus de connaître, car il est à remarquer que le nombre et l’influence des khouan augmentent à mesure qu’on approche du Maroc. Au surplus, fussent-elles incomplètes, les révélations faites par M. de Neveu sont dès aujourd’hui pleines d’intérêt. On en va juger.


Il est un nom qui résonne sans cesse aux oreilles de l’Européen dans les rues tortueuses des villes algériennes. Un pauvre qui poursuit les passans de sa voix nasillarde implore l’assistance au nom de Dieu et d’Abd-el-Kader. Un accident funeste arrive-t-il dans la rue ; un groupe se forme : Ah ia sidi Abd-el-Kader ! Tel est le cri qui traduit l’émotion populaire. Le même nom se mêle instinctivement, comme ceux de Jésus et de Marie chez les chrétiens, aux gémissemens du malade, aux pleurs de l’enfant qu’on châtie, à toutes les expressions du chagrin ou de la souffrance. Le Français nouvellement débarqué en Algérie, ne connaissant qu’un seul Abd-el-Kader, celui qui, depuis quinze ans, paralyse les efforts de la France, commence toujours par admirer le prodigieux ascendant que cet homme a su prendre sur ses compatriotes. Ce n’est cependant pas du fameux émir qu’il s’agit, mais d’un vénérable personnage qu’on révère dans tous les pays musulmans, comme le plus grand et le plus parfait des hommes après le prophète.

La profondeur du sentiment religieux chez les Arabes se révèle par la forme des noms propres. Les quatre-vingt-dix-neuf attributs de la Divinité, selon les musulmans, forment une litanie dont les termes entrent très souvent dans la composition de ces noms. Ainsi, le mot kader, qui signifie fort, le mot rhaman, qui signifie clément, étant précédés par le mot abd, qui veut dire serviteur, forment des appellations mystiques dont le sens équivaut à serviteur du fort, serviteur du clément. Le marabout que les musulmans de tous les pays, et notamment ceux de l’Algérie, invoquent sans cesse, s’appelait donc Sidi-Abd-el-Kader-el-Djelali. Il vivait il y a plusieurs siècles à Bagdad, où sept chapelles à dômes dorés ont été élevées en son honneur. L’imagination des fidèles s’est tellement exaltée sur le compte de ce saint personnage, qu’ils l’ont placé en première ligne parmi ces rédempteurs désignés par le nom de ghouth dans les superstitions mahométanes. Suivant la croyance vulgaire, il y a un mois de l’année où Dieu envoie sur terre trois cent quatre-vingt mille calamités de toute nature, morts, blessures, maladies, épidémies, chagrins, misères. Ce déluge de maux inonderait la pauvre humanité, s’il ne se trouvait dans l’islamisme de saints personnages pour en assumer la plus grande partie. Le ghouth, qui doit être un homme parfaitement irréprochable, prend pour son compte les trois quarts des douleurs et des souffrances[3]. On conçoit qu’un homme qui a l’insigne privilège de posséder 285,000 maladies ne peut pas prolonger long-temps son existence terrestre : le maximum est de quarante jours. Ce martyre ne se termine pas par la mort ordinaire. Sidi-Abd-el-Kader, par exemple, fut enlevé par des anges, et installé entre le troisième et le quatrième ciel, dans des espaces où il reçoit les prières des fidèles.

Ce miraculeux personnage est devenu le patron d’une puissante confrérie dont les ramifications s’étendent dans la plupart des pays soumis au Koran. Toutefois, les affiliés étant fort peu nombreux dans la province de Constantine, où les indigènes sont plus communicatifs, M. de Neveu n’a pu réunir sur cet ordre antique et vénéré tous les renseignemens désirables. Il ignore non-seulement les statuts et les pratiques qui sont le lien de la corporation, mais jusqu’au nom et à la résidence de celui qui en est actuellement le chef. Des détails précis pourraient être obtenus, suivant l’auteur, dans l’ouest de l’Algérie, où la croyance aux mérites de Sidi-Abd-el-Kader-el-Djelali est une des principales superstitions populaires. La province d’Oran surtout est couverte de monumens religieux en l’honneur de celui qu’on a surnommé le sultan des hommes parfaits. Sans parler des mosquées élevées dans toutes les villes, des goubba semées en pleine campagne sur les monticules, et dont la blanche silhouette se découpe nettement sur le bleu céleste, on trouve souvent des enceintes circulaires en pierres sèches, au centre desquelles flottent de petits drapeaux : ce sont autant de lieux consacrés par quelque prodige de Sidi-Abd-el-Kader. Il arrive souvent que le ghouth daigne quitter sa résidence entre le troisième et le quatrième ciel, et descendre auprès du pieux musulman qui a suspendu sa route pour s’agenouiller à l’heure de la prière. Le petit drapeau marque la place où le saint s’est montré : la muraille en pierres sèches trace le cercle où s’est fait sentir le rayonnement de l’apparition.

Sourire de pitié à ces détails, ce serait connaître bien peu les ressorts qui font mouvoir l’espèce humaine. Pour certains esprits forts, le marabout de Bagdad ne sera qu’un être d’imagination, un de ces ridicules fantômes que la superstition enfante dans ses accès fébriles. Erreur ! il s’agit pour nous d’un être réel, d’un ennemi vivant, actif, dont l’intervention dans les affaires de l’Algérie a fait couler à flots l’or et le sang de la France.

En 1828, un vieillard, conduit à Bagdad par un pieux devoir, était agenouillé avec son fils, très jeune alors, dans une des chapelles à voûtes dorées consacrées à Sidi-Djelali. Un nègre qui survient tout à coup interrompt le pèlerin dans sa prière pour lui demander quel est le sultan de l’Algérie : — « Hélas ! répond l’étranger, il n’y a pas de sultan pour nous autres Arabes. » Le nègre alors annonce au vieillard que le règne des conquérans turcs va bientôt finir en Algérie, et que son fils réunira en qualité de sultan tous les Arabes de Moghob (de l’ouest). Ce nègre n’était autre que le saint patron de la chapelle ; le vieillard était le sage Mâhi-ed-Din, et le jeune homme celui qui a rendu si célèbre depuis le nom d’Abd-el-Kader. Quatre ans plus tard, en 1832, une partie de la prédiction était accomplie. Les Turcs, oppresseurs de l’Algérie, avaient été chassés par l’épée française. Dans cette catastrophe, les Arabes ne voyaient que le présage de leur propre affranchissement. Cependant, comme ils ne pouvaient s’entendre sur le choix d’un chef, l’anarchie paralysait leurs efforts. Un jour que les chefs de tribus et les marabouts se trouvaient rassemblés dans la plaine d’Eghrës, au sud de Mascara, sur le territoire de la tribu des Hachem, le saint de Bagdad apparaît à un marabout centenaire, nommé Sidi-el-Arach, et lui désigne comme le chef de l’insurrection et le sultan futur de l’Algérie le jeune guerrier à qui il avait déjà prédit l’empire. Avec cette soumission d’esprit qui caractérise le vrai croyant, Sidi-el-Arach rassemble aussitôt trois cents cavaliers, monte à cheval à leur tête, et va demander à Mâhi-ed-Din son second fils. Dans la même journée, l’homonyme du saint de Bagdad, le fameux émir Abd-el-Kader était accepté par tous les Arabes comme l’élu du ciel, et proclamé chef de la guerre sainte. Il est dans la ferme croyance des Arabes que, depuis cette époque, pas un seul jour ne s’est passé sans que l’émir reçût la visite de son protecteur céleste. Cette intervention respectée légitime toutes les mesures prises par Abd-el-Kader dans sa lutte contre les Français ou dans le gouvernement des indigènes. La même croyance populaire explique les facilités que l’émir a toujours trouvées dans la province d’Oran, où la confrérie du saint de Bagdad est nombreuse et puissante, et les obstacles que son autorité rencontre vers l’est, où d’autres influences religieuses prédominent.

Croirait-on que notre dangereux adversaire, en s’associant à une confrérie, n’ait pas fait choix de celle à laquelle il a dû son élévation ? Cette circonstance permettrait de supposer que le fanatisme religieux n’est qu’un voile jeté sur les plans du chef politique. La grande pensée mûrie par Abd-el-Kader dès son jeune âge est l’établissement d’une sorte de nationalité algérienne. Le moyen d’y réussir serait la fusion des deux races principales qui occupent l’Algérie, les Kabyles, habitans primitifs de la Mauritanie, et les Arabes conquérans de l’époque musulmane. Or, il est un ordre né en Algérie et vraiment national dans cette contrée, réunissant sous la même bannière religieuse les Arabes et les Kabyles. C’est à cet ordre que le prudent fils de Mâhi-ed-Din s’est affilié de préférence. Il reconnaît pour son fondateur un marabout originaire d’Alger, et vénéré par les fidèles sous le nom de Sidi-Mhammet-ben-Abd-er-Rhaman. L’existence de ce saint homme n’est pas assez éloignée de notre époque pour que l’imagination populaire ait eu le temps d’enrichir beaucoup sa légende. On raconte seulement qu’après avoir fait dans sa ville natale de nombreux prosélytes, il se retira avec sa famille chez les montagnards de la Kabylie, sur les crêtes du Djerdjera. Après un séjour de six mois dans cette contrée, il reçut du ciel l’avertissement de sa fin prochaine. Rassemblant alors autour de son lit de mort tous les khouan qu’il avait recrutés parmi les farouches montagnards, il leur désigna comme son successeur celui d’entre eux qui lui avait donné les marques du dévouement le plus respectueux.

Malgré le départ d’Abd-er-Rhaman, les khouan d’Alger étaient restés fidèles à sa mémoire et à ses préceptes ; ils ne pouvaient se résigner à laisser les vénérables reliques de leur patron au pouvoir des Kabyles. Ils imaginèrent donc de les conquérir par une pieuse razzia. Un piège est tendu à la bonne foi naïve des montagnards. Les frères de la ville convoquent ceux de la montagne à une solennité religieuse : c’est un moyen d’écarter les Kabyles de leurs villages. Pendant ce temps, une troupe dévote s’introduit furtivement dans la chapelle du marabout, viole sa sépulture, charge le saint cadavre sur un mulet et l’emporte ainsi à Alger. La nouvelle du sacrilège se répand avant même que la cérémonie soit terminée. Il est facile de se figurer la pieuse fureur des Kabyles. On dispute, on menace plutôt qu’on ne s’explique, et déjà les yatagans étincellent au soleil ; mais Abd-er-Rhaman ne souffrira pas que les fidèles s’égorgent par excès de dévotion. Dans l’espoir de gagner du temps, les Algériens déclarent que le crime dont on les accuse est tellement odieux, qu’ils ne peuvent pas même y croire : ils demandent qu’on les conduise au tombeau du saint afin de constater le délit. Apaisés par cet avis, tous les frères, montagnards et citadins, se rendent processionnellement à la chapelle… Ô miracle ! aucun désordre n’est apparent, et la tombe possède encore le précieux cadavre ! Allah est miséricordieux ! Pour épargner le sang musulman, il avait multiplié la dépouille mortelle du marabout. Depuis ce jour, le vrai corps d’Abd-er-Rhaman se trouve dans deux lieux différens : il est vénéré à la fois dans la goubba élevée par les Kabyles sur les cimes du Djerdjera et dans une mosquée construite aux portes d’Alger par le pacha qui gouvernait alors cette ville. Une autre mosquée des plus élégantes, bâtie dans la ville même, consacre également le nom et les vertus du marabout que le peuple a surnommé Bou-Kobarin, c’est-à-dire le père des deux tombeaux.

Le lien sympathique qui unit les frères de Ben-Abd-er-Rhaman n’est pas exactement connu. On sait seulement qu’il y a obligation pour eux de réciter trois mille fois par jour et davantage, s’ils le peuvent, la formule sacramentelle de l’islamisme : « Il n’y a de Dieu que Dieu ; Mahomet est le prophète de Dieu : La ilah illa Allah ; Mohammed rassoul Allah ! » Si Abd-el-Kader se soumet ponctuellement à cette règle, on peut calculer qu’il consacre à la prière au moins trois heures de chaque, journée. Cette ferveur entretient parmi les khouan des Deux-Tombeaux l’énergie guerrière et le fanatisme national. Très nombreux en Algérie, répandus dans toutes les provinces, recrutés dans toutes les races, ils comptent parmi nos adversaires les plus ardens. Le chef actuel, désigné suivant l’usage par son prédécesseur, est un Marocain nommé Hadj-Béchir. Son origine étrangère l’avait d’abord rendu suspect aux Kabyles : c’est à Abd-el-Kader, dont il est l’ami intime, qu’il a dû son installation définitive dans la mosquée principale consacrée au saint marabout. Cette circonstance signale les khouan des Deux-Tombeaux à la vigilance des autorités françaises.

Les derniers soulèvemens qui ont ensanglanté l’Algérie ont fait sentir combien il est important pour nous de surveiller les ordres musulmans. L’année dernière, au moment où nos chefs s’oubliaient dans une sécurité trompeuse, le sol africain s’enflamme tout à coup et tremble sous nos pieds : nos alliés sont écrasés ; nos soldats sont attirés dans des embuscades où l’héroïsme devient inutile. Le héros de cette crise n’est pas le chef ordinaire de la guerre sainte : c’est un nouveau venu, Mohammed-Ben-Abd-Allah, surnommé Bou-Maza, c’est-à-dire le père de la gazelle, parce qu’on l’a vu souvent précédé d’une gazelle que Dieu lui a envoyée pour le guider dans ses excursions. Ce nouveau sultan, c’est le titre qu’il prend et que personne ne lui conteste, « ne songe pas, comme Abd-el-Kader, à bâtir des forts pour y enfouir son argent et son matériel : il ne possède qu’une tente et trois bons chevaux : aujourd’hui il est ici, demain à vingt lieues plus loin. Sa tente est pleine de butin, un instant après elle est vide. Il donne tout, absolument tout, et reste léger pour aller où l’appelle la foi en danger[4]. » Trente-cinq tribus lui donnent leur parole ; le sultan de Constantinople, l’empereur de Maroc, le bey de Tunis, et Abd-el-Kader même, bien à contre-cœur sans doute, lui écrivent pour reconnaître en lui le maître de l’heure annoncée pour l’anéantissement des chrétiens. Or, qu’est-ce que ce Bou-Maza ? Un khouan de Mouleï-Taïeb, ordre dont le siège est dans le Maroc, mais dont les ramifications en Algérie sont nombreuses et vivaces. Le grand-maître de l’ordre a lu sur sa tête le fateah, c’est-à-dire ce passage du Koran qui a la vertu d’appeler la victoire sur ceux qui combattent les infidèles. Après cette consécration, l’homme à la gazelle est plus qu’un général : c’est un apôtre. Il arrive seul et inconnu pour le plus grand nombre. Sans discuter, sans hésiter, on se lève, on prend les armes, on marche, on se fait tuer. Ce n’est pas que les trente-cinq tribus qui le reconnaissent le suivent en masse : il suffit que les frères de son ordre se rangent autour de lui pour composer le noyau d’une petite armée.

L’origine de cette puissante confrérie est déjà assez ancienne pour disparaître dans les nuages de la tradition. Elle eut pour fondateur, non pas ce Mouleï-Taïeb qui lui a donné son nom, mais un de ses ancêtres nommé Mouleï-ed-Dris. Ces deux saints personnages étaient chourfa, c’est-à-dire du nombre de ces schériffs du Maroc que l’on suppose, à tort ou à raison, descendans du prophète. L’usage paraît s’être établi de choisir les grands-maîtres de l’ordre parmi les chourfa : cette faveur insigne les réunit, par des liens de parenté, à la famille impériale, qui a la prétention assez bien fondée, à ce qu’on assure, de conserver le sang de Mahomet.

Tout ce qu’on sait de ce Mouleï-Taïeb, c’est qu’il vécut il y a plus de trois siècles, et fut un vénérable marabout, pouvant lutter, en fait de miracles, avec les saints les plus favorisés des légendes chrétiennes. Sa maison, qui existe encore à Fez, est pour les dévots un lieu de pèlerinage. Le khalifa qui est maintenant en fonctions se nomme Sidi-Hadj-el-Arbi. Résidant au Maroc, dans une ville nommée Ouad-Zan, centre commun de toute la corporation, il est parent de l’empereur et même son chef spirituel. Abd-er-Rhaman, comme presque tous les principaux personnages de son empire, porte la rose de Mouleï-Taïeb.

Un des plus puissans moyens de domination pour les grands marabouts est la croyance populaire qui leur attribue la faculté de se changer en quadrupèdes, en oiseaux, en poissons, de se transporter où ils ont besoin d’être, de voir, d’entendre tout ce qui les intéresse, et de devenir eux-mêmes invisibles. Sidi-Hadj-el Arbi a une réputation de sainteté trop bien établie pour que les dévots lui refusent ce privilège. Voici une anecdote récente qu’on raconte à ce sujet. Un domestique du marabout, après douze ans passés à son service, eut la singulière fantaisie d’aller à Alger et de s’engager dans les zouaves, sous le drapeau français. Long-temps après, le fugitif était déjà oublié, lorsqu’un jour Sidi-Hadj-el-Arbi, lisant gravement avec les ouléma des livres de science, se dresse tout à coup et étonne l’assemblée par une violente agitation. « Continuez votre lecture, dit-il à ceux qui l’interrogent, je vous quitte pour revenir bientôt. » Il reparaît en effet une heure après, le visage ému, les vêtemens en désordre et tachés de sang. On l’entoure, on le questionne avec un respectueux empressement. « J’arrive de Bougie, répond-il (à 40 lieues au-delà d’Alger !). Il vous souvient du malheureux qui me quitta pour grossir les rangs des infidèles ; eh bien ! le sang qui me couvre est le sien. Il y a une heure qu’il a été frappé mortellement. À ce spectacle, mon cœur s’est ému. J’ai été trouver cet homme, j’ai sollicité son repentir, et il est mort dans mes bras, en demandant pardon au vrai Dieu. Ses fautes lui seront pardonnées. » — Amen, dirent les euléma en s’inclinant. On apprit en effet plus tard que ce domestique avait été frappé d’une balle sous les murs de Bougie, dans une sortie que fit la garnison française pour repousser les Kabyles. Un homme sur le compte duquel de tels faits circulent dans le peuple est excessivement redoutable. C’est lui, disait dernièrement un prisonnier devant un tribunal français, qui envoie dans l’Algérie les agitateurs qui s’y promènent ; c’est lui qui a lu le fateah sur la tête de Bou-Maza : c’est un ennemi aussi dangereux et plus insaisissable encore qu’Abd-el-Kader. En 1843, le consul-général de France à Tanger essaya de se mettre en relation avec lui, et de le captiver par des présens. Les présens furent renvoyés, et le grand marabout resta invisible pour les Français. Parmi les Marocains, son autorité est presque souveraine, et l’on assure que l’empereur lui-même se croit obligé de lui envoyer des présens au moins une fois par mois. Dans l’Afrique française, son influence mystérieuse est indubitable.

La prière traditionnelle recommandée par Mouleï-Taïeb, et que les khouan de son ordre doivent dire deux cents fois par jour, est celle-ci : « Ô Dieu ! la prière et le salut sur notre seigneur Mohammed, et sur lui, et sur ses compagnons, et salut ! » Plusieurs superstitions grossières règnent dans cet ordre, entre autres, la persuasion qu’en s’abstenant de manger de la viande du bœuf et de la vache, les frères Mouleï-Taïeb sont exemptés de la plupart des maladies. Le trait caractéristique est un sombre patriotisme, qui repose sur une prédiction attribuée à Mouleï-Taïeb lui-même. « Un jour viendra, a dit ce marabout à ses frères, où notre ordre dominera toutes les contrées de l’est ; mais il faut auparavant que l’Algérie ait été possédée par les Benou-el-Asfor, c’est-à-dire par les enfans du jaune (c’est souvent ainsi que les Africains désignent les Européens). » La conquête de l’Algérie par les Français, réalisant le premier point de la prophétie, n’a été qu’un encouragement pour les dévots de Mouleï-Taïeb, et ils ne doutent pas non plus que la parole du maître ne reçoive son entier accomplissement. Cette croyance aveugle qui les associe à toutes les insurrections doit les signaler à notre surveillance spéciale. On compte à peu près douze cents frères de cet ordre dans la ville de Constantine et dans les jardins qui l’entourent. Leur nombre augmente à mesure qu’on avance de l’est vers le Maroc. Dans la partie de la province d’Oran où le dernier soulèvement a éclaté, ils forment le fond de la population. Ce sont des khouan de Mouleï-Taïeb qui ont anéanti à Sidi-Ibrahim le petit corps du colonel Montagnac. On a cru remarquer en général que les lieux où cette affiliation est le plus étendue sont ceux où nous rencontrons le plus de résistance.

Un ordre moins important que ceux qui précèdent, parce que son influence ne s’étend pas au-delà du territoire de Constantine, compte dans cette ville environ deux mille frères. Son fondateur se nommait Sidi-Joussef-Hansali. Venu de l’ouest, il s’établit dans une des montagnes qui forment la ceinture de la ville. Le ciel avant couronné sa vertu par le don des miracles, les disciples se groupèrent bientôt autour de lui. Le quatrième de ses successeurs, qui est en exercice aujourd’hui, se nomme Sidi-Hammo-ez-Zouaoui. C’est un personnage vénéré dont l’influence ne paraît pas nous être hostile. Avant la conquête, sa demeure était un lieu de refuge pour les proscrits : les gouverneurs n’auraient pas osé la violer. Aujourd’hui que l’exercice de la justice ne souffre plus d’entraves, la maison du marabout est tout simplement une école où une foule d’enfans reçoivent l’instruction élémentaire, où beaucoup de jeunes gens trouvent, avec une généreuse hospitalité, le complément d’éducation qui doit en faire des savans de profession. Pour être digne de porter la rose de Sidi-Joussef-Hansali, il faut deux fois chaque jour réciter un certain verset du Koran, vingt fois après midi, et vingt une fois après le coucher du soleil. Chacune de ces deux prières doit être terminée par l’invocation suivante, répétée deux cents fois : « O Dieu ! le salut sur notre seigneur et maître Mohammed, et salut ! » On remarquera combien ces formules purement ascétiques, auxquelles aucune idée morale ne peut être rattachée, doivent être à la longue abrutissantes pour l’esprit.

La plus récente de toutes les confréries religieuses de l’Algérie est celle qui reconnaît pour fondateur Sidi-Hamet-Tsidjani. Originaire d’Aïn-Madhi, ville du Sahara algérien, située à quatre-vingts lieues environ au sud-ouest d’Alger, il mourut à Fez il y a moins d’un demi-siècle. Immensément riche, d’une piété exemplaire, d’une générosité inépuisable, disposant d’une clientelle nombreuse, Hamet-Tsidjani ne tarda pas à acquérir dans le Sahara une influence dont les Turcs prirent ombrage : sous l’étalage de sa vertu, on croyait voir des projets d’usurpation. Le dey d’Alger résolut de détruire le prestige en renversant le foyer de la secte nouvelle. Aïn-Madhi est une ville très forte, protégée par une muraille circulaire qui a de dix-huit à vingt-six pieds de hauteur, et de vingt à vingt-quatre pieds d’épaisseur. Une expédition fut lancée néanmoins contre cette place ; mais le marabout qui y régnait avait promis à ses adeptes que la poudre des Turcs ne parlerait pas, et en effet les canons en batterie contre les murailles ne firent pas feu, tandis que l’artillerie des assiégés lançait la mort à coup sûr. Sans prendre la légende à la lettre, il reste avéré que les Turcs essuyèrent un désastre complet. Dans le premier accès de fureur, le dey d’Alger annonçait d’affreux projets de vengeance, lorsqu’un avertissement céleste modifia ses résolutions. Il rêva qu’il était changé en femme, et que, confondu parmi celles qui avaient été ses humbles esclaves, il était devenu pour tout le monde un objet de mépris. Le réveil aurait dû dissiper cette impression fâcheuse ; mais la superstition ne raisonne pas. Dès cet instant, le persécuteur acharné des frères Tsidjani devint un protecteur généreux. Il s’empressa de faire écrire au marabout pour le supplier d’agréer ses excuses, et de le compter au nombre de ses serviteurs dévoués. Pour gage de sa bonne foi, il lui fit de grands présens en bétail, en étoffes précieuses, en parfums exquis, en tapis et en cierges destinés à la décoration des mosquées de l’ordre. On ne sait pas pourquoi Sidi-Hamet-Tsidjani quitta le pays où son autorité était ainsi confirmée pour aller braver de nouvelles épreuves dans le Maroc. Sa vertu triompha également de la malveillance des euléma marocains, et aucune tribulation n’affligea ses dernières années.

Le successeur qu’il désigna, Sidi-Hadj-Ali, quitta Fez pour revenir à Aïn-Madhi, berceau de la secte. Ce second khalifa, plus riche encore que le premier, puisqu’il avait à son service huit cents esclaves noirs, consacra également sa fortune aux bonnes œuvres. Il mourut en 1844, en laissant un nom généralement vénéré. Le chef actuel de l’ordre est le fils du premier fondateur. Il se fait honneur de conserver les généreuses traditions de son père, et plusieurs Français qui l’ont visité en 1844 ont reçu de lui une noble hospitalité. Presque tous les habitans d’Aïn-Madhi et de Temassin, ainsi que la plupart des nomades du Sahara, ont adopté la rose de Sidi-Hamet-Tsidjani. Ce même ordre a des affiliations dans toute l’Afrique musulmane et même en Arabie. Il possède quatre mosquées à Tunis, deux à Constantine, deux à Alger, une à Bône, etc. Les khouan ont à faire trois prières par jour. Le matin, après avoir dit cent fois de suite Dieu pardonne, ils doivent répéter cent fois l’oraison suivante : « O Dieu ! la prière sur notre seigneur Mohammed, qui a ouvert tout ce qui était fermé, qui a mis le sceau à ce qui a précédé, faisant triompher le droit par le droit ! Il conduit dans une voie droite et élevée. Sa puissance et son pouvoir magnifiques sont basés sur le droit. » On termine enfin par la sainte formule répétée cent fois : « Il n’y a de Dieu que Dieu, etc. » A la prière de trois heures, il faut dire trente fois la première invocation, cinquante fois la deuxième, et cent fois la troisième. La prière du soir est la même que celle du matin.

Cet ordre, qu’on pourrait prendre pour une vaste association de bienfaisance, n’a donné jusqu’ici aux Français aucun sujet d’inquiétude. L’émir Abd-el-Kader, qui regarde comme ses ennemis personnels tous ceux qui ne tirent pas le glaive contre nous, n’a rien négligé pour rendre suspects aux farouches musulmans les khouan de Tsidjani. Pendant neuf mois de l’année 1838, il tint la ville d’Aïn-Madhi en état de siége, et fit d’énormes sacrifices en hommes et en argent sans pouvoir détruire le foyer principal de la secte qu’il déteste. D’un autre côté, cette attaque impie contre le fils d’un marabout généralement vénéré a compromis la cause d’Abd-el-Kader dans le Sahara. Lorsqu’en 1844, une colonne française, commandée par le duc d’Aumale, fit une pointe vers Biskara et les Ziban, au sud de Constantine, les nomades du désert se réunirent à Temassin, pour consulter sur la conduite qu’ils devaient tenir, leur oracle habituel, le chef des khouan Tsidjani. Le marabout, qui n’avait pas encore eu le temps d’oublier l’injuste agression d’Abd-el-Kader, répondit en ces termes : « C’est Dieu qui a donné l’Algérie aux Français, c’est lui qui protège leur domination. Restez donc en paix, et ne faites pas parler la poudre contre eux. » Cette simple parole du vénérable Hadj-Ali a empêché l’effusion du sang.

Les musulmans ont aussi leurs jésuites ! Ce n’est point un sobriquet donné par allusion à un ordre remuant et insidieux dont le prestige est basé sur des jongleries. Le nom de jésuites, suivant la piquante érudition de M. de Neveu, est la traduction exacte de aïssaoua, donné aux sectateurs de Sidi-Mhammet-ben-Aïssa. Jésus-Christ est désigné dans le Koran et dans les livres arabes par ce nom d’Aïssa, de sorte qu’en suivant l’analogie grammaticale, un homme de la compagnie de Jésus est littéralement un aïssaoui, un jésuite ; mais la ressemblance ne va pas plus loin. Quelle que soit l’opinion qu’on se fasse des jésuites du catholicisme, il serait ridicule de méconnaître que leur corporation a été un puissant foyer de lumière, un instrument civilisateur d’une souplesse et d’une portée merveilleuses. Les khouan de Sidi-Aïssa, au contraire, n’ont jamais été que des intrigans de bas étage, des saltimbanques spéculant sur la crédulité niaise de la populace ; leur rôle politique se réduit aujourd’hui à l’espionnage et au colportage des nouvelles. Pour leur trouver quelques points de ressemblance avec le monachisme chrétien, il faudrait citer les moines mendians issus de saint François d’Assises, bien plus que les disciples de Loyola.

L’ordre des khouan Aïssaoua a ses racines dans le Maroc. Il fut fondé, il y a plus de trois siècles, à Meknès, ville importante à cette époque, où elle était le chef-lieu de l’une des quatre grandes divisions administratives de l’empire. La légende du fondateur est tissue de ces absurdités qui captivent toujours les imaginations populaires. Sidi-Mhammet-ben-Aïssa était un homme d’une pauvreté proverbiale aux yeux de la foule, mais riche de sa confiance en Dieu. Chef d’une nombreuse famille qui demandait du pain avec des cris déchirans, un homme ordinaire eût été chercher du travail. L’homme de Dieu allait tranquillement s’agenouiller dans une mosquée. Un jour que la famille était réduite aux extrémités, un ange sous la forme humaine, se présentant comme un envoyé d’Aïssa, remet à la famille désolée les provisions nécessaires pour un repas succulent. Les jours suivans, le même messager revient en doublant à chaque fois la ration de la veille, de sorte qu’en peu de temps la profusion succède à la plus affreuse détresse. Après avoir éprouvé son protégé dans la misère, Dieu le met à une épreuve plus redoutable, celle de l’opulence. La femme du marabout, descendant un seau dans la citerne, le retire plein de pièces d’or. Le saint homme distribue l’or aux pauvres, et ne demande au ciel que de l’eau pure pour ses ablutions. La réputation du marabout ne tarde pas à se répandre. Les disciples arrivent à lui de toutes parts. Sidi Aïssa se contente d’en choisir cent. En les associant aux mérites de sa vertu miraculeuse, il leur demande en retour une confiance absolue, une abnégation aveugle.

À ces élus qui devaient être les apôtres de l’ordre, Sidi-Aïssa préparait une rude épreuve. Aux pieuses réjouissances du beïram, chaque famille musulmane est dans l’usage de sacrifier un mouton. Les riches se distinguent en cette circonstance, en tuant autant de moutons qu’il y a de personnes dans leur famille. Jalouse de témoigner sa sympathie aux indigènes, l’administration française a pris l’habitude, depuis quelques années, de distribuer gratuitement des moutons à ceux qu’une extrême misère eût empêchés de célébrer le beïram. Or, un jour que les cent disciples d’Aïssa étaient réunis pour cette fête, le maître, leur déclarant qu’il avait résolu de les égorger tous comme de vrais moutons, les invita à entrer un à un dans sa maison pour l’accomplissement du sacrifice. Un des khouan se détache du groupe, franchit le seuil, et bientôt le ruisseau coulant de la maison dans la rue prend aux yeux des frères une teinte sanglante. Plusieurs autres franchissent le seuil successivement. Ceux qui restent sur la place publique voient, à chaque victime, le torrent de sang qui fume et grossit. Trente-neuf frères, plus un Juif qui se convertit subitement au mahométisme, vont ainsi tendre la gorge au sacrificateur. Les autres disciples, frappés d’épouvante, prennent la fuite en maudissant leur maître. En un instant, la nouvelle de l’horrible boucherie se répand par la ville. La justice accourt ; on force l’entrée de la maison du marabout, et on trouve… quarante moutons égorgés aux pieds de quarante fidèles qui chantent les louanges d’Allah ! Éclairé par cette épreuve, Sidi-Aïssa réduisit de cent à quarante le nombre des apôtres destinés à la propagation de sa secte.

La réputation et l’influence du pauvre marabout s’accrurent bientôt au point de faire ombrage au glorieux Mouleï-Ismaël, sultan du Maroc. Ce prince, de concert avec les grands de l’état, chercha l’occasion de perdre l’élu de Dieu. Aïssa s’était établi avec ses quarante apôtres à quelques lieues de Meknès, dans un lieu nommé Hameria, qui, jusqu’alors inhabitable, était devenu tout à coup un séjour délicieux. Irrités plutôt qu’émus de ce nouveau prodige, les agens de l’empereur vinrent signifier au marabout l’ordre de quitter sa résidence. — « Votre maître agit selon son droit, répondit Aïssa sans s’émouvoir ; mais allez lui dire que je suis prêt à lui acheter, non-seulement Hameria, mais la ville de Meknès et toutes les terres qui en dépendent. » Cette offre, de la part d’un homme très pauvre, semblait une injure faite à la majesté du sultan. On s’en réjouit, croyant y trouver le prétexte qu’on cherchait pour châtier l’insolent. On lui fait donc demander, pour prix de la vente, une somme colossale, supérieure à tout ce que les trésors de l’état auraient pu fournir, et en même temps on lui signifie qu’il sera sévèrement puni s’il ne remplit pas ses engagemens. Le marabout accepte néanmoins. Au jour convenu pour la conclusion du marché, le sultan, suivi de ses officiers et des euléma, se rend à Hameria. « Voici le contrat de vente, dit le despote au pauvre homme ; à ton tour maintenant de t’acquitter. — Vous allez être satisfait, » répond humblement Aïssa. Il frotte avec la paume de la main un olivier à l’ombre duquel le prince et les courtisans sont assis, et aussitôt une pluie de pièces d’or qui se détachent du feuillage tombe au milieu du cercle. On ramasse, on compte les pièces, et on trouve une somme trois fois supérieure au prix demandé. — « À mon tour de vous chasser, habitans de Meknès, s’écrie le saint en se redressant fièrement, car à cette heure vos maisons, vos palais, vos terres, sont ma propriété. » Il n’était que trop vrai. Les assistans, l’empereur lui-même, s’humilient devant l’homme de Dieu. On le supplie de ne pas user de ses droits à la rigueur. — « J’y consens, répond Sidi-Aïssa, mais à une condition : c’est que chaque année, à partir du douzième jour du mois de maouled[5], tous les habitans de Meknès, à l’exception de mes khouan, devront rester chez eux pendant sept jours. Ils s’exposeront aux peines les plus sévères, si on les surprend dans les rues. Mes frères seuls auront le droit d’y paraître et de vaquer à leurs affaires. C’est une condition que j’impose à perpétuité, et à l’exécution de laquelle tout sultan, tout magistrat de la ville devra veiller à l’avenir. » La proposition fut acceptée comme un bienfait. Un contrat, rédigé dans ce sens, reçut immédiatement le cachet du sultan et la signature des grands dignitaires. Le croirait-on ? ce marché, que la fabuleuse tradition fait remonter à trois cents ans, est encore observé de nos jours. Chaque année, avant le 12 de maouled, le gouverneur de Meknès fait publier que tous les habitans de la ville, à l’exception des khouan de Sidi-Aïssa, doivent s’abstenir pendant sept jours de paraître dans les rues, et que toute contravention à cet ordre sera punie sévèrement. Il n’y avait qu’un moyen de se soustraire à cet emprisonnement d’une semaine : c’était de se faire affilier à l’ordre de Sidi-Aïssa, et c’est pourquoi la ville de Meknès a toujours compté et compte encore aujourd’hui autant d’Aïssaoua que d’habitans. On avouera que ce moyen de recrutement est original, et que, si le jésuite musulman avait prévu le résultat, il était digne de son nom.

On conçoit qu’après cette expérience, Sidi-Aïssa ne fut plus inquiété. Objet d’une vénération craintive et superstitieuse, il termina paisiblement ses jours à Hameria, fascinant les peuples par des actions surnaturelles, développant autour de lui ce fanatisme grossier, cet amour du merveilleux, qui sont les traits distinctifs de sa secte. Son corps repose depuis trois cents ans à Hameria dans une mosquée dont il dirigea lui-même la construction.

Meknès, berceau de l’ordre des Aïssaoua, est encore aujourd’hui la résidence de leur chef suprême. Les khouan de Sidi-Aïssa forment, dans plusieurs lieux du Maroc, la majorité de la population. Ils sont assez nombreux dans la province d’Oran, où ils possèdent, au nord de Takdempt, dans le pays des Flitas, une zaouïa très importante. Leur nombre diminue dans la province d’Alger. On en compterait à peu près cinquante à Constantine. Leur influence se relève à Tunis. Ils ne paraissent pas unis, comme les autres ordres, par les liens sympathiques de la prière et des œuvres pieuses. Chez eux, tout est extérieur : ils subjuguent la foule en l’effrayant par des pratiques sauvages, par une frénésie qui a quelque chose de contagieux. Comme leurs cérémonies consistent surtout en jongleries dont ils seraient victimes, s’ils ne les exécutaient pas avec une grande dextérité, chaque initié se voue à une spécialité et y fait son apprentissage sous la direction d’un des anciens de l’ordre. Représentons-nous, d’après le tableau qu’en trace M. de Neveu, une fête religieuse des Aïssaoua. Accroupis en cercle dans la cour intérieure d’une maison, ils commencent par faire entendre un murmure lent et grave. C’est une invocation à la louange de Dieu et à la mémoire de leur patron. Ce bourdonnement, de plus en plus marqué, dure très long-temps. Peu à peu le mokaddem, puis les frères, prennent des timbales et des tambours de basque : le rhythme s’anime, le chant se caractérise ; un crescendo, nourri par une exaltation croissante, dégénère en un vacarme assourdissant. Au bout de deux heures, on n’entend plus que des rugissemens féroces. Alors on se lève, on se range en ligne, on danse en beuglant avec un accent aussi guttural que possible le nom d’Allah. « Le bruit augmente, dit le témoin que je cite en l’abrégeant, les gestes les plus extravagans commencent ; les turbans tombent, laissant paraître à nu ces têtes rasées qui ressemblent à celles des vautours. Les longs plis des ceintures rouges se déroulent, embarrassent les gestes et augmentent le désordre. Alors les Aïssaoua, marchant sur les mains et sur les genoux, imitent les mouvemens de la bête. » Pasteur de cet étrange troupeau, le mokaddem arrive comme pour lui donner la pâture. Les uns reçoivent de lui des morceaux de verre qu’on entend crier sous la dent ; les autres, des épines, des chardons, des clous dont ils semblent se régaler. On en voit qui se mettent dans la bouche des scorpions, des serpens, qu’on tire de petits sacs de peau. On se passe de main en main des fers rouges sans se brûler ; on marche sans se blesser sur le tranchant des sabres ; c’est à qui excitera au plus haut point la religieuse terreur des assistans.

Pour les Européens, ces actes de folie furieuse, ces affreux repas, ne sont que des tours de jonglerie habilement pratiqués. Les Français ont remarqué, par exemple, que les Aïssaoua, auxquels on attribue, comme aux psylles de l’ancienne Afrique, le don de guérir les piqûres des bêtes venimeuses, ne s’en chargent jamais que lorsque le venin n’est pas mortel, et qu’au contraire ils semblent devenir introuvables lorsqu’on les appelle pour une blessure faite par un animal vraiment dangereux. Les reptiles qu’ils colportent en les présentant comme des vipères de l’espèce la plus nuisible ne sont que d’innocentes couleuvres, et, lorsque M. de Neveu a offert aux Aïssaoua de mettre avec eux la main dans le sac où ils enferment ces animaux, ils se sont hâtés de plier bagage et d’aller chercher leurs dupes parmi les enfans de Mahomet.

Les prétendus miracles de ces saltimbanques n’en sont pas moins, pour la populace algérienne, des articles de foi. On croit que les khouan d’Aïssa peuvent, sans risque pour leur vie, se nourrir des substances les plus malfaisantes, affronter les plus grands périls. On trouve le principe de cette croyance dans la légende de Sidi-Aïssa. Il lui était arrivé de régaler ses disciples avec du poison et des bêtes venimeuses. Après la mort du saint, l’empereur Mouleï-Ismaël, qui probablement avait encore sur le cœur l’aventure de Meknès, résolut d’en finir avec une secte dont il se défiait. Une grande fosse ayant été creusée par son ordre, il y fit jeter pêle-mêle tout ce qu’on put trouver de reptiles horribles, d’animaux malfaisans et immondes, et saupoudrer le tout, en manière d’assaisonnement, avec les poisons les plus subtils. Ayant ensuite convoqué les principaux sectateurs d’Aïssa, il leur ordonna de manger le repas qui avait été préparé à leur intention, sous peine, en cas de refus, d’être traités comme d’odieux imposteurs. Glacés d’horreur et d’épouvante, les frères se prosternent en poussant des cris de détresse, ou bien ils essaient de fuir au risque de leur vie. L’orgueilleux empereur croit déjà triompher, lorsque survient une femme, nommée Lella Khamsia, jadis servante du fondateur de l’ordre. Inspirée par l’esprit du maître, elle reproche aux frères leur lâcheté, leur manque de foi ; elle les conjure de prendre exemple sur elle, et, se précipitant dans la fosse, elle commence à manger avec une pieuse avidité. A l’étonnement des frères succède une exaltation délirante ; c’est à qui se lancera dans le gouffre, c’est à qui mettra la main sur les mets les plus nuisibles, les plus répugnans. En un moment le repas infernal est terminé. L’empereur, ébahi, en reste pour sa honte et pour les frais de son abominable cuisine.

L’Européen qui traverse de nos jours les marchés de l’Algérie est attiré assez souvent par le fracas du tambour de basque, par les miaulemens saccadés et sauvages d’une flûte en roseau. Cet orchestre est celui des frères de Sidi Aïssa, qui donnent à la foule une représentation du beau trait de leur grande sainte. « Une sorte d’inspirée, dit M. de Neveu, visage découvert, tête nue, cheveux épars, représente Lella Khamsia. Elle prend dans ses mains des couleuvres et des serpens, les agite devant le public, les place dans sa bouche et autour de son cou en faisant mille contorsions. » Le narrateur ajoute que les Aïssaoua ont l’art de suspendre de temps en temps l’attention de la foule par des chants, des harangues ou des nouvelles qu’ils débitent, afin que la jongleuse ne devienne pas victime de ses exercices. Ce n’est plus par une ignoble comédie, mais par une scène d’une réalité dégoûtante, que le souvenir de Lella Khamsia est célébré dans la métropole de l’ordre. On assure qu’à Mecknès, à l’approche de la fête de maouled, les disciples fervens de Sidi-Aïssa se donnent rendez-vous à la grande mosquée de leur marabout. Là on creuse une fosse en mémoire de celle que fit préparer Mouleï-Ismaël. Des chameaux, des bœufs, des moutons, des chèvres, des oiseaux de basse-cour, offerts en don par les dévots, sont immolés, hachés en morceaux, et jetés dans ces fosses avec le sang, la peau, les os, les plumes. Les Aïssaoua, dupes d’eux-mêmes cette fois, commencent autour des fosses des rondes frénétiques, et lorsque les cris, l’agitation, l’ivresse du carnage, les ont poussés aux derniers paroxysmes de la fureur, ils se précipitent sur les débris crus et saignans des victimes, et les dévorent comme des chiens affamés.

La postérité de Lella Khamsia, qui s’est conservée jusqu’à nos jours dans le Maroc, y est l’objet d’une vénération superstitieuse. On lui attribue un assez triste privilège. Ceux qui descendent en ligne directe de la sainte viennent au monde velus comme des lions, et leur parole a tant de force et de rudesse, qu’on croirait entendre les rugissemens du roi du désert. A l’approche de l’anniversaire de la naissance du prophète, il s’éveille en eux des instincts carnassiers qui les rendent extrêmement redoutables. Ils se jettent sur les passans et les déchirent à belles dents, tant ils paraissent friands de chair humaine. On est obligé de les conduire dans la mosquée de Sidi-Aïssa, où on les tient à la chaîne pendant quarante jours. L’influence du lieu sacré les apaise, et on peut alors les approcher sans crainte. On ne reconnaît aujourd’hui que deux descendans légitimes de Lella Khamsia. On dit, dans le bas peuple, que l’un des deux a dévoré sa fille. Suivant une opinion plus modérée, la pauvre petite n’aurait pas été mangée, mais elle serait tout simplement morte de frayeur en entendant les rugissemens de son aimable père. Dans ces autres descendans de Lella Khamsia, que l’on montre à Tunis, il ne faut voir qu’une pâle contrefaçon de ceux du Maroc. Quand vient le grand anniversaire de la naissance du prophète, les Aïssaoua tunisiens ont coutume de promener dans les rues des hommes presque nus, avec des membres velus et des cheveux flottans comme une crinière. La coquetterie de ces malheureux est de paraître atroces. Ceux qui les conduisent agitent autour d’eux des drapeaux, et poussent des cris sauvages auxquels se mêlent ceux de la populace. Aucun acte de férocité n’ensanglante la cérémonie. Toutefois il ne serait pas sans danger pour un chrétien ou un juif de rencontrer l’ignoble cortége.

De tous les khouan de l’Algérie, ceux de Sidi-Aïssa sont les moins inquiétans pour la domination française. L’abjection, la stupidité de leurs pratiques, éloignent tout danger sérieux, et, s’ils étaient dignes de quelque surveillance, ce serait seulement en leur qualité d’espions et de colporteurs de nouvelles. La crédulité niaise qu’ils obtiennent de la foule sera peu à peu ébranlée par le scepticisme ironique des Français.

Il reste à mentionner, à la suite des confréries musulmanes, une secte schismatique, qu’on pourrait comparer avec les vaudois du catholicisme, ou les indépendans de la réforme : ce sont les Derkaoua, affiliation politique, organisée comme les ordres religieux, et animée d’ailleurs d’un fanatisme non moins virulent. Les traditions varient sur l’établissement de la secte. Les uns l’attribuent à un certain Sidi-Ali-el-Djemal, mort depuis un siècle seulement ; les autres lui assignent une institution plus ancienne et plus illustre en rattachant leur origine à celle des frères de Mouleï-Taïeb. Dans cette seconde hypothèse, les Derkaoua formeraient une dissidence, ou, pour parler le langage du monachisme chrétien, une réforme de l’un des plus grands ordres du mahométisme. Le nom de la secte, qui ne consacre pas celui du fondateur, est encore une énigme pour les savans. Le mot derkaoui (au pluriel derkaoua) viendrait-il de Derka, petite ville marocaine située à trois journées de Fez, et berceau présumé de l’institution ? Faut-il entrevoir l’étymologie dans un mot arabe qui signifie chiffon, lambeau, et faire de derkaoua un sobriquet dont le sens serait les rapiécés, parce que ces fanatiques sont ordinairement couverts de haillons, suivant l’exemple des premiers apôtres de l’islamisme, qui marchaient déguenillés, en témoignage de leur désintéressement ? Ou bien enfin, faisant allusion aux habitudes de perfidie et de dissimulation reprochées aux Derkaoua, même par leurs coreligionnaires, doit-on chercher une interprétation dans le verbe derka, qui veut dire : il a voilé, il a dissimulé ? Il est d’autant plus difficile d’éclaircir ce doute, que le secret le plus absolu est recommandé aux Derkaoua, surtout en ce qui concerne leur société. Les renseignemens que M. de Neveu a obtenus sur les statuts et la composition actuelle de l’ordre proviennent de gens étrangers à l’association qui peut-être ne sont pas très exactement informés.

Les Derkaoua forment une secte anarchique et indisciplinable, qui, sous prétexte de ne reconnaître qu’un seul pouvoir, celui de Dieu, se place en opposition permanente avec les autorités humaines, quelles qu’elles soient. Leurs principaux statuts, dit M. de Neveu, « leur enjoignent de ne reconnaître que Dieu pour souverain, de détester tout homme exerçant un commandement politique sur ses semblables, de mépriser tout ce qui est étranger à la religion musulmane. Ils ne doivent séjourner dans les villes que pour y faire des choses utiles, ou accomplir des devoirs de piété. Il leur est recommandé de dormir, manger et parler très peu, de prier sans cesse, de ne pas écouter la médisance, de marcher à pied en choisissant de préférence les lieux déserts. » L’esprit d’insubordination éclate chez eux jusque dans la prière. Lorsque, dans leurs cérémonies religieuses, ils ont à chanter la grande profession de foi : La ilah illa Allah, ils accentuent fortement ces premiers mots, et se contentent de dire mentalement la seconde partie de la formule : Mohammed rassoul Allah, affectant ainsi de refuser au prophète lui-même les hommages qu’ils n’accordent qu’à Dieu.

Si l’on rencontre dans un lieu écarté un homme sombre, concentré, drapé fièrement dans un bournous sale et rapiécé, brandissant à la main un bâton à pointe ferrée en forme de lance, et portant autour du cou un chapelet à très gros grains, c’est un Derkaoui. Le bâton, le chapelet, sont des armes qui ne le quittent jamais, l’une pour sa défense contre les hommes, l’autre pour combattre l’enfer. Le fidèle qui veut devenir Derkaoui se présente en suppliant au chef de l’ordre. Celui-ci, posant sa main droite sur la tête du néophyte, et se couvrant les yeux de la main gauche, fait une prière à voix basse, et consulte ses pressentimens intérieurs, pour savoir si le postulant est vraiment digne de la faveur qu’il ambitionne. L’admission ou le refus n’est prononcé définitivement que dans une réunion générale des frères. Si le résultat est favorable, on prend date pour la cérémonie de réception. Au jour convenu, le postulant se présente à la mosquée. Après les invocations d’usage, le marabout suprême écrit quelques lignes, plie le papier, et le donne à l’initié, qui le lit et l’avale. Ce dernier jure sur le Koran d’observer fidèlement les statuts de l’ordre, de s’unir à ses frères à la vie et à la mort, de ne reculer devant aucun danger, aucune souffrance, pour le triomphe de la foi, et enfin, si la guerre sainte vient à éclater, d’accomplir en aveugle tous les ordres qui lui seront donnés par son chef. On chante ensuite la prière sacramentelle : La ilah, etc., suivant la forme liturgique indiquée plus haut.

L’organisation des Derkaoua révèle les préoccupations politiques de la secte : c’est une hiérarchie despotique, modérée par certaines formes républicaines. Le sultan marabout, chef suprême de l’ordre, a pour ministres des khalifa trésoriers : les officiers de ceux-ci sont des cheik chargés de la surveillance des armes et des munitions ; enfin des agens subalternes, sous le nom d’agha, servent d’intermédiaires entre les simples frères et les chefs supérieurs. Les emplois, décernés à la majorité des voix, sauf l’approbation du sultan marabout, sont à vie. Le titulaire peut néanmoins se démettre volontairement : s’il se rend indigne de la confiance de ses frères, il est frappé de destitution, et la destitution entraîne presque toujours la mort. Lorsque, dans les élections, les suffrages sont également partagés entre deux candidats, on ouvre le Koran devant eux, et celui qui en fait l’application la plus heureuse aux doctrines de la secte est alors préféré.

La corporation des Derkaoua se subdivise aujourd’hui en deux branches, dont l’une fleurit au Maroc, et l’autre en Algérie. Les Derkaoua marocains paraissent avoir conservé un caractère religieux plus que ceux de l’ancienne régence. Assez nombreux, assez influens pour se faire respecter par l’empereur, ils ne lui inspirent pas d’inquiétudes sérieuses. Ils ont pour chef en ce moment un marabout nommé Sidi-Mohammed-el-Harag, qui réside à Tétouan ; celui-ci a pour khalifa principal El-Hadj-ben-Abd-el-Moumen, qui demeure à Ghamera, dans les montagnes du Rif. En Algérie, la secte est beaucoup moins répandue. Assez influente dans la province d’Oran, elle compte déjà moins d’adeptes dans le centre, et est à peu près inconnue dans la région de Constantine. Les cimes de l’Ouer-Senis, refuge ordinaire des révoltés, offrent de sûrs abris aux supérieurs de l’ordre. Parmi les trois grands chefs se trouvent aujourd’hui deux proches parens d’Abd-el-Kader, qui est lui-même le fils d’un célèbre Derkaoui. Le sultan marabout de la branche algérienne, nommé Sidi-Abd-el-Kader-Bou-Taleb, est le cousin de notre fameux ennemi, et l’un des deux khalifa trésoriers, Sidi-Moustafa-Ould-Mâhi-ed-Din, en est le propre frère. Dans les pays soumis à nos armes, la tendance de la secte est plus politique que religieuse ; l’insubordination est si bien passée dans les habitudes des Derkaoua, que leur nom est devenu, même pour les indigènes, un synonyme de révoltés. On se rappelle que plus d’une fois ils ont mis en péril la domination des Turcs. Les embûches, les coups de main audacieux, ces attaques désespérées qui éclatent tout à coup contre nous comme des accès de rage, sont ordinairement fomentés par quelque Derkaoui. Telle fut, le 30 juin 1845, la folle tentative des malheureux qui s’introduisirent, avec des armes cachées, dans le poste français de Sidi-Bel-Abbès, et qui tous, au nombre de cinquante-huit, trouvèrent la mort après avoir fait quelques victimes.

Un de nos ennemis les plus dangereux est un marabout Derkaoui nommé Mouleï-Schekfa. D’un geste, d’un mot, ce petit despote remue les montagnes de la Kabylie, et en fait sortir des guerriers. C’est auprès de cet homme insidieux que les déserteurs de l’armée française vont ordinairement chercher un refuge. Mouleï-Schekfa ne néglige rien pour séduire ces renégats, il les emploie à préparer les armes et les munitions qu’il amasse dans la prévision de la guerre sainte. N’oubliant pas d’ailleurs sa satisfaction personnelle, il a trouvé moyen de se faire bâtir avec leur secours une grande et belle habitation.

Quoique le fanatisme des Derkaoua ait souvent fait couler le sang français, il ne serait pas impossible que ces mêmes hommes devinssent pour nous d’utiles auxiliaires. Abd-el-Kader, en qualité d’émir-el-moumenin, ou prince des croyans, qu’il se donne, leur est presque aussi odieux que les conquérans étrangers. Ils oublient que cet émir est le fils de Mâhi-ed-Din, c’est-à-dire d’un de leurs plus grands marabouts, d’un homme qui aurait été élevé de préférence au commandement général de la guerre sainte contre les Français, si sa qualité de Derkaoui ne lui avait pas fait un devoir de repousser jusqu’à l’apparence de la souveraineté. A diverses reprises, les Derkaoua se sont armés contre l’émir. Frère et cousin de l’usurpateur, les deux principaux chefs de l’ordre consultent moins la voix du sang que leurs sympathies religieuses. Ils observent Abd-el-Kader avec des yeux défians, et, s’ils ne provoquent pas contre lui une levée de boucliers, c’est en considération du mal qu’il peut encore faire aux Français.

Je ne crois pas nécessaire d’insister sur l’importance des faits qui viennent d’être révélés. S’il n’est pas encore possible de déterminer avec exactitude la part que prennent les différens ordres musulmans aux mouvemens de l’Algérie, on ne peut méconnaître leur influence. Il est à remarquer que la résistance dans les diverses régions de l’Afrique française a toujours été en proportion du nombre des khouan, et que le théâtre de la dernière insurrection, la province d’Oran, qui n’a jamais été parfaitement pacifiée, est précisément celle dont presque tous les habitans appartiennent aux confréries. Ces associations sont des cadres d’armée tout formés qu’une volonté énergique et habile peut mettre en mouvement. Avec la hiérarchie qui existe parmi les khouan, les moyens de correspondance établis pour la transmission des nouvelles et des ordres, les réunions pieuses où on s’excite au nom de la vraie foi, une consigne du chef mystérieusement reçue devient un complot, et tout à coup une explosion éclate au milieu d’une apparente sécurité.

Nous avons vu que deux corporations ne sont pas à craindre pour nous : les Aïssaoua, parce qu’ils sont ridicules ; les frères de Hansali, parce que leur chef est dans nos mains. Sur les cinq autres ordres connus, il en est trois qui ne sympathisent pas avec Abd-el-Kader : les puissans frères de Mouleï-Taïeb, parce qu’ils prétendent à la souveraineté ; les frères de Tsidjani, parce qu’ils ont une rancune personnelle contre l’émir ; les farouches Derkaoua, parce qu’ils sont ennemis de tout le monde. Une connaissance exacte des traditions, des statuts, des intérêts, des préjugés de ces différens ordres, permettrait peut-être de les neutraliser en les opposant les uns aux autres. Un secrétaire de l’empereur de Maroc disait récemment au plénipotentiaire français : « Vous feriez bien plus sur les Arabes avec des médecins et des marabouts qu’avec des canons et des fusils. » Le côté sensible des mœurs barbares est en effet l’instinct religieux. Une surveillance discrète exercée sur les confréries, des intelligences au moyen desquelles on surprendrait les préceptes transmis aux khouan par leurs mystérieux khalifa, des présens adressés à propos aux chefs, des libéralités faites aux établissemens pieux sous prétexte d’utilité publique, ne seraient pas inutiles à la pacification de l’Algérie. Un système d’extermination, nécessaire peut-être jusqu’ici, ne pourrait se prolonger sans déshonneur pour la France il est temps de songer aux victoires qui seules assurent et légitiment l’occupation d’un pays, à un genre de conquête plus difficile que celle du sol, la conquête des cœurs et des esprits.


A. COCHUT.

  1. Les Khouan, ordres religieux chez les musulmans de l’Algérie ; 1 vol. in-8o, chez Guyot, rue Neuve-des-Petits-Champs, 35.
  2. Les biens habous sont donnés aux corporations religieuses par des propriétaires qui s’en réservent le revenu jusqu’à leur mort ou jusqu’à l’extinction de leur famille. Au terme prescrit, l’établissement religieux réunit l’usufruit à la nue-propriété. Les biens ainsi immobilisés par le système des habous forment une assez notable partie du territoire algérien, et, comme ils sont protégés par le sentiment religieux, ce n’est pas la moindre difficulté que présente la reconstitution de la propriété dans l’Afrique française.
  3. Dans cette superstition comme dans presque toutes les croyances musulmanes, on reconnaît une imitation grossière et inintelligente d’un dogme chrétien : le ghouth rachète les maux physiques de l’humanité, comme le Christ en a racheté les infirmités morales.
  4. Je transcris littéralement la déposition de l’un des frères de Bou-Maza, fait prisonnier par nos troupes et condamné à mort par le conseil de guerre d’Alger, le 15 novembre de l’année dernière. Cet homme, nommé aussi Mohammed-Ben-Abd-Allah, était-il frère de sang ou frère religieux de Bou-Maza ? Voilà une question que le conseil de guerre n’a pas songé à éclaircir, n’ayant pas encore les yeux ouverts sur la discipline des khouan. Les journaux nous apprennent aujourd’hui même que la peine de mort prononcée contre cet Abd-Allah vient d’être commuée en une détention perpétuelle. Quant à Bou-Maza, une blessure assez grave paraît l’avoir mis momentanément hors de combat.
  5. Ce mois de maouled, appelé par les Turcs rabi-el-ououel, est le troisième de l’année musulmane. Le douzième jour de ce mois est l’anniversaire de la naissance de Mahomet.