Les Kitharèdes/Praxilla

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Traduction par Renée Vivien.
Les KitharèdesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 111-119).
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PRAXILLA

(Ol. 82. 2, av. J.-C. 450.)



L’odeur du mélilot, l’exaspération des roses, l’exaltation des flûtes et des cithares, évoquent impérieusement Praxilla, la Sikyonienne. Elle fut pareille à une Ménade.

Ses cheveux emmêlés pleurent le sang des vignes,

et ses yeux ont le reflet empourpré des grappes mûres. Ah ! les lourds cheveux bleus de Praxilla, ceints de lierre et de la fleur des vignes !… Elle chante avec la force impétueuse, la fureur et le tumulte d’une Bacchante ivre.

La gloire aveuglante de Psappha et d’Éranna l’éblouit. Elle s’attarda à écouter les échos de Mytilène. Leur étrange ferveur compliqua ses hymnes. Elle célébra Karnéios, l’enfant aux blondeurs féminines aimé de Phoibos Apollôn, Karnéios, le fils d’Europa et de Zeus. À Sikyôn, où naquit Praxilla, Apollôn était surnommé Karnéios, en souvenir de l’éphèbe qui lui fut cher et qu’il instruisit dans les Arts Immortels. Avec l’antique simplicité, la Poétesse des Vignes glorifie les baisers du Dieu à l’adolescent. Elle ne les réprouve point, elle les considère avec complaisance. Elle chante Dionysos, le Dieu aux longues tresses parfumées, le Maître des Thyrses. Comme Psappha, elle sanglote les lamentations d’Adonis. Elle entre dans les chœurs de femmes qui, vers le printemps, pleurèrent la mort de l’éphèbe aimé par l’Aphrodite. Elle raconte l’enlèvement par Zeus épris de Khrysippos, l’adolescent aux boucles d’or. Cette amoureuse se plaît à glorifier tous les Érôs. Les inquiétants visages des éphèbes trop beaux et trop frêles l’attirent. Elle exalte la beauté ambiguë de Karnéios, car Latone veilla sur son enfance fragile, et Apollôn lui-même lui enseigna les Rythmes et les Chants. Leurs lèvres s’unirent sur la flûte sacrée.

Le Scholiaste de Théocrite invoque le témoignage de la Poétesse Sikyonienne :

« Praxilla dit que les Karnéia[1] tirèrent leur nom de Karnéios, fils de Zeus et d’Europa, qui fut aimé par Apollôn. »

Praxilla appartient à l’immortelle École dorienne, l’École de Psappha et d’Éranna, mais l’influence éolienne a teinté ses mètres et jusqu’à son dialecte. Ses contemporains lui accordèrent la gloire marmoréenne d’une statue. Lysippos, laborieux serviteur des Dieux et des Héros, fit surgir de la matière les traits vivants et pourtant divinisés de la Sikyonienne. Lysippos, qui éternisa le rire des joueuses de flûte ivres, glorifia la Kitharède, après avoir glorifié Héraklès et Alexandre.

Praxilla, incomparable Musicienne, fut maîtresse de l’art complexe du Rythme. Jamais Poétesse ni Poète n’égalèrent les sonorités changeantes de sa prosodie. Elle fut, par excellence, la virtuose. Nul, comme elle, ne sut moduler la strophe multiple et diverse. Le coloris de ses poèmes semblait emprunté à l’arc-en-ciel.

Comme Psappha, elle fonda une École de Poésie. Et l’on parla du rythme praxillien (πραξίλλειον) comme du rythme saphique. Ses scholia sont l’Absolu du genre. Elle atteignit jusqu’à la forme irréprochable. Le Dithyrambe, cher aux Ménades, brûla sur ses lèvres. Elle aimait les beaux cris dominant les musiques exaspérées.

La Poétesse des Vignes fut la Prêtresse du Désir, impérieux comme la faim, et du Chant, ardent comme la soif. Elle recherchait la Beauté sous toutes ses formes : les pieds nus que les grappes meurtries empourprent de leur sang, les pipeaux des bergers couronnés de romarin et de fenouil et jusqu’au sourire lointain de la femme qui jette un beau regard à travers les fenêtres.

La Sicyonienne était avidement éprise de la vie dans toute sa force et dans toute sa clarté. La Nature lui apparut désirable et familière comme une Amante. Elle fit mieux que de la comprendre, elle la sentit jusque dans les fibres intimes de son être de femme. Elle l’aima plus attentivement qu’un philosophe et plus simplement qu’une paysanne.

Un sanglot unique traverse cette joie tumultueuse, cette fièvre d’amour et d’harmonie. C’est la terreur devant le Silence aux ombres impénétrables. C’est l’effroi et le recul devant le Mystère futur.

Les quelques lignes qui nous restent de sa lamentation sur Adonis, expriment avec une intensité inoubliable le regret des paysages et des jardins.

Si véritablement les Morts à qui l’existence fut douce et désirable reviennent sur la terre où persiste leur souvenir, l’ombre de Praxilla erre encore à travers les treilles sikyoniennes. Elle pleure inconsolablement d’avoir abandonné « la lumière très belle du soleil, ensuite les astres brillants et le visage de la lune, et aussi les concombres de la saison et les pommes et les poires. »


ΔΙΘΥΡΑΜΒΟΙ

I

ΑΧΙΛΛΕΥΣ.

Ἀλλὰ τεὸν οὔποτε θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ἔπειθον.


Dithyrambes


1

ACHILLE

Mais je ne persuadais jamais ton cœur dans ta poitrine.


2

ΑΔΩΝΗΣ.

Κάλλιστον μὲν ἐγὼ λείπω φάος ἠελίοιο,
δεύτερον ἄστρα φαεινὰ σεληναίης τε πρόσωπον
ἠδὲ καὶ ὡραίους σικύους καὶ μῆλα καὶ ὅγχνας.


ADONIS

J’abandonne à la vérité la lumière très belle du soleil, ensuite les astres brillants et le visage de la lune, et aussi les concombres de la saison et les pommes et les poires.


ΠΑΡΟΙΚΙΑ.

I

Ἀδμήτου λόγον, ὦ ’ταῖρε μαθὼν τοὺς ἀγαθοὺς φίλει·
τῶν δειλῶν δ’ ἀπέχου, γνοὺς ὅτι δειλῶν ὀλίγα χάρις.


Chansons Bachiques

Ô mon ami, ayant appris le discours d’Admète, aime les bons : et écarte-toi des hommes vils, ayant connu que la reconnaissance des hommes vils est petite.


2
Ὑπὸ παντὶ λίθῳ σκορπίον, ὦ ’ταῖρε, φυλάσσεο.

Ô mon ami, méfie-toi du scorpion sous toute pierre.



ΕΡΩΤΙΚΑ.

Ὧ διὰ τῶν θυρίδων καλὸν ἐμβλέποισα,
παρθένε τὰν κεφαλάν, τὰ ἔνερθε νύμφα.



Poèmes d’amour

Ô toi qui jettes un beau regard à travers les fenêtres, vierge par la tête, femme par en bas…


J’abandonne à la vérité la lumière très belle du soleil, ensuite les astres brillants et le visage de la lune, et aussi les concombres de la saison et les pommes et les poires.


Je quitte en gémissant la lumière très belle
Du soleil, et la grotte où l’azur vient pleuvoir,
Les prés où la cigale attend la sauterelle,
Les pipeaux de l’aurore et les flûtes du soir.

J’abandonne le rire attentif de la Lune,
L’éloge de la foule et l’accueil des amis,
Les vierges dénouant leur chevelure brune
Dans le jardin nocturne aux parfums endormis.

Les fils enchevêtrés des lueurs et des ombres
Ne m’enlaceront plus de leurs tissus légers,
L’ardeur des grappes et la fraîcheur des concombres
Ne m’attireront plus vers les brillants vergers.

Je ne cueillerai plus les pommes ni les poires,
Je ne mirerai plus mes yeux noirs dans le flot
Qui me taquine avec des appels illusoires,
Je ne m’étendrai plus parmi le mélilot…


Mais dites : « Praxilla ne meurt pas tout entière,
Car ses chants font s’unir les lèvres et les mains,
Et son âme s’attarde en un peu de poussière
Sous les beaux oliviers qui bordent les chemins. »


Ô toi qui jettes un beau regard à travers les fenêtres, vierge par la tête, femme par en bas…


Ô toi qui savamment jettes un beau regard,
Bleu comme les minuits, à travers les fenêtres,
Je te vis sur la route où j’errais au hasard
Des parfums et de l’heure et des rires champêtres.

Le soleil blondissait tes cheveux d’un long rai,
Tes prunelles sur moi dardaient leur double flamme ;
Tu m’apparus, ô nymphe ! et je considérai
Ton visage de vierge et tes hanches de femme.

Je te vis sur la route où j’errais au hasard
Des ombres et de l’heure et des rires champêtres,
Ô toi qui longuement jettes un beau regard,
Bleu comme les minuits, à travers les fenêtres.


  1. Nom de fêtes.