Les Livres d’étrennes, 1898

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Les Livres d’étrennes
J. B.

Revue des Deux Mondes tome 150, 1898


LES LIVRES D’ETRENNES

Parmi tous ces volumes qui jettent une note éclatante et gaie au milieu des tristesses de l’année expirante : livres d’histoire, d’archéologie et d’art, œuvres d’imagination, de voyages et de science, combien en est-il qui parlent aux yeux en même temps qu’à l’esprit, qui aient pour eux l’agrément et l’utilité ? Bien peu sans doute, mais quelques-uns d’une qualité rare et quant aux autres, plus simples de composition, moins élégans de forme ou plus grossièrement illustrés, on ne saurait les trouver trop nombreux puisqu’ils sont ainsi à la portée de tous et, par l’évocation du passé, d’un monde inconnu, d’une gracieuse féerie ou d’une ingénieuse légende, nous font oublier un moment les soucis du présent et les inquiétudes de l’avenir.

Entre tous les livres à gravures publiés cette année, s’il en est un qui se distingue par ce double caractère d’histoire et d’art, le format somptueux, le luxe des compositions, la beauté typographique, la recherche savante et le talent de l’écrivain associé à celui de l’artiste, c’est assurément cette magnifique monographie de Versailles et les deux Trianons[1], d’une exécution irréprochable, qui est bien digne de ce que l’on pouvait attendre du goût et de l’habileté des éditeurs de la Vie de Jésus-Christ.

Si le secret d’un temps, ainsi qu’on a pu le dire, est presque toujours dans l’art qu’il nous a laissé, on peut assurément l’affirmer pour Versailles où la grandeur du règne, la volonté d’une direction unique se manifestent dans la majesté de l’œuvre d’une si parfaite ordonnance, tandis que la puissance des décorateurs y éclate jusque dans les moindres détails, et force l’admiration. Aucune ville autant que Versailles, avec la perspective infinie de ses larges avenues qui partent en rayonnant du château placé sur une colline, ses rues percées à angle droit, son parc tracé à la française, ses merveilles et ses souvenirs, ne présente un caractère parfait de symétrie et d’harmonie, d’un art complet et un dans toutes ses manifestations. Le siècle de Louis XIV, le plus éclairé qui fut jamais, se trouve représenté tout entier ici avec la physionomie des mœurs et des hommes, le tableau des idées et des arts. Pour préciser l’image vivante du grand siècle, il ne suffit pas de parcourir la ville royale ; il faut l’interroger directement, pénétrer dans son intimité. Alors, toutes ses pierres parlent à qui sait les entendre, les échos de ses salles résonnent encore des voix de Louis XIV, de Bossuet, Massillon, Villars, Turenne, Molière, Racine. Dans les glaces des galeries passent toujours, pour l’œil évocateur, les silhouettes des Marie-Thérèse, des La Vallière, Montespan, Maintenon, de la duchesse de Bourgogne, de Marie Leczinska, de la Pompadour, de la Dubarry, de la reine martyre. C’est Versailles qui donna le ton à la mode et à l’art et fixa pour longtemps le goût de l’Europe. C’est à Versailles que se donnèrent rendez-vous tous ceux qui sentaient en eux l’instinct du beau pour obéir tous à une unique discipline, qu’elle fût celle de Le Brun, de Mignard ou de Le Nôtre, chacun concourant, sans chercher la gloire personnelle, à une œuvre inattaquable au point de vue du goût. Rien n’était d’ailleurs livré au hasard par ceux qui commandaient ; mais tout était le résultat d’une admirable organisation, comme on peut s’en convaincre par la publication des Comptes des bâtimens du roi sous le règne de Louis XIV, faite par M. J. Guiffrey d’après les états du commis de Mansart, Marinier, et qui a mis fin à bien des légendes. A l’aide de ces chiffres, on peut constater que la dépense de Versailles (116 millions de livres, Marly étant compté pour 4, Clagny, bâti pour Mme de Montespan, pour 2, les machines de Marly pour 4, les travaux de l’Eure pour 8), est loin d’avoir atteint les chiffres fabuleux qui ont été donnés pour établir que le désastre de nos finances venait de là.

Pour décrire toutes ces merveilles, M. Philippe Gille a eu recours aux innombrables documens et ouvrages anciens sur la matière, aux estampes, dessins, plans, etc., des collaborateurs du grand roi, qui renferment de très curieux renseignemens, mais qui doivent être contrôlés par d’autres, tels, par exemple, que les tableaux des vues de Versailles, dont la collection est réunie dans plusieurs salles du rez-de-chaussée du château, et dans lesquels Van der Meulen, les Martin Cotelle, Allegrain nous montrent les constructions, le parc, les fontaines, les bosquets, les parterres d’eau tels qu’ils étaient et non pas, comme les ont représentés certaines gravures, tels qu’ils étaient projetés. Cette monographie dont M. Gille a puisé aux sources mêmes les élémens, est donc aussi exacte qu’elle est belle, et, d’après les premiers chapitres comme par les dessins et planches en couleur et relevés de M. Marcel Lambert, d’une grande allure et d’une exécution parfaite, on peut augurer que l’ouvrage complet pourra supporter la comparaison avec les plus remarquables monographies de Versailles exécutées du temps de Louis XIV lui-même.

Nec pluribas impar, — il suffit à plusieurs, — et c’est encore de Versailles qu’il sera le plus souvent question dans le Dix-huitième Siècle[2]. Après le siècle de Louis XIV, qui a produit un art nouveau dans sa splendeur, d’une majesté et d’une élégance bien conformes au génie français, et dont le château de Versailles est le plus beau monument, il est intéressant d’interroger le XVIIIe siècle, qui fut par excellence le siècle de l’esprit et de la discussion, des grâces et des amours, des philosophes et des salons. Au Grand-Trianon de Louis XIV a succédé le Petit-Trianon de Louis XV, de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Entre tous ceux qui peuvent nous faire admettre dans l’intimité du Roi, des grands personnages de ces règnes, des habitués de la Cour, quels meilleurs guides pourrions-nous trouver que les représentans de cette société brillante et dissipée ? Les voilà bien tous réunis, ces hommes du dernier siècle, en une galerie où l’on va de l’un à l’autre, où l’on écoute parler ceux mêmes qui l’ont illustré, les représentans qui y ont vécu et dont les confidences ou les anecdotes sont plus instructives que bien des dissertations érudites. A côté de physionomies charmantes de femmes intelligentes et frivoles, ceux qui ont vu les grandes luttes du siècle, ont pris part aux plaisirs de la Régence, du règne de Louis XV, aux bergeries de Trianon, ont contribué au mouvement mondain ou philosophique, ont combattu avec Voltaire, Rousseau, Diderot, préparé la Révolution et assisteront aux scènes de la Terreur. Saint-Simon, Duclos pour la Régence ; d’Argenson, l’avocat Barbier, le duc de Luynes, Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Marmontel, Bachaumont pour le règne de Louis XV ; Bezenval, Mme de Genlis, Mme du Hausset, Mme Campan pour l’époque de Marie-Antoinette : tels sont les auteurs qui nous disent ce qu’ils ont vu, les événemens auxquels ils ont été mêlés.

Comme les plus belles pages de ces auteurs, les meilleurs exemplaires de l’art d’autrefois sont rassemblés à l’aide des meilleurs procédés de nos jours dans des planches en taille-douce et plus de 500 gravures ou illustrations. Tout cela disposé avec art dans le texte et hors du texte nous reporte de la manière la plus aimable au milieu d’un monde disparu. Cet ensemble fait grand honneur à la maison Hachette, et d’autant plus que ce livre peut être mis entre toutes les mains.

Le Léonard de Vinci[3] de M. Eugène Müntz nous fait pénétrer en pleine Renaissance italienne. Comme peintre, poète, sculpteur, savant, philosophe, Vinci est la personnification la plus éclatante du Cinquecento, où il apparaît comme une sorte d’initiateur sacré dans tous les ordres de la connaissance. Ses chefs-d’œuvre marquent une date dans l’histoire de la peinture, qui doit à Léonard son évolution suprême. Ses manuscrits prouvent qu’il embrassa le cercle entier du savoir humain. Son génie universel est fait d’une intime union de la science et de l’art, qui doivent toujours se compléter l’une par l’autre, ainsi qu’il l’a expliqué dans son Traité de la peinture, et c’est cette alliance même qui fait le caractère expressif de son œuvre, où, dans la pureté du trait, la précision de la forme, il enferme l’infini du mystère, de l’expression, du sentiment et de la pensée et de toutes les émotions humaines. M. Eugène Müntz a suivi le développement de l’œuvre du Vinci depuis les origines. Tous les musées du monde et toutes les collections ont été mis à contribution et c’est, ou peu s’en faut, la reproduction de l’œuvre entier de Léonard : tableaux, dessins, esquisses que M. Müntz fait passer sous nos yeux depuis la Méduse et l’Adoration des Mages de la Galerie des Offices à Florence, jusqu’à la Joconde, la Vierge aux Rochers, Sainte Anne, têtes de madones exquises, figures mystérieuses, captivantes et énigmatiques où toute l’âme transparaît et qui sont créées pour l’adoration et pour l’amour. Le sujet ne pouvait être traité avec plus de largeur d’esprit, plus de science que dans cet ouvrage, édité avec luxe, et qui réunit tout ce qui peut captiver les yeux et charmer l’esprit.

Ce que Léonard fut pour l’Italie, un rénovateur, Velazquez[4] le fut pour l’Espagne. N’a-t-il pas lui aussi avec son génie traduit toute son époque, et, par son intuition, sa vision pénétrante, représenté toute cette cour triste et morne, entourée de bouffons, de nains et de fous, où tout était lugubre jusqu’au rire ?

A l’exemple des autres arts, la peinture avait longtemps suivi on Espagne une voie étroite et aride, l’affranchissement ne commence qu’avec le Greco. Mais ce n’est qu’avec Ribera et Velazquez que l’école s’épanouit dans toute sa force. Avec eux, l’art espagnol devient réaliste et puissant. Ce que cherche avant tout don Diego, c’est le caractère et la vérité. Il est réaliste dans la belle acception du mot, il peint la nature comme il la voit et comme elle est. On éprouve en face de ses personnages l’impression que l’on ressent devant des êtres vivans. Velazquez, sans nulle complaisance envers ses modèles, peint tout, même les détails secondaires, d’après son roi, d’après les infantes, d’après les personnages quels qu’ils soient qui posent devant lui et il obtient ainsi, son art impeccable étant donné, des portraits d’un caractère surprenant de grandeur et de réalité, portraits suggestifs et impressionnans, dont les silhouettes mâles et vigoureuses sont gravées dans nos souvenirs en traits ineffaçables. Tels ce petit prince don Balthazar, si hardiment, si fièrement campé sur son genêt d’Espagne galopant, l’écharpe au vent, à travers les bruyères du Pardo, tandis que les sommets nuageux brillent au loin derrière lui, — et l’adorable Infante, la pâle infante aux yeux bleus, debout dans son costume d’apparat, qui tient à la main une rose pâle comme sa frêle personne, peut-on voir un plus heureux assemblage de tons délicats, ces tons gris rosés argentés, ces cheveux d’un blond cendré ? — le portrait du duc d’Olivarès avec son air d’orgueilleuse suffisance ; — les Menines ; — enfin ce merveilleux portrait de Philippe IV, noble et fier. L’admiration de M. de Beruete pour don Diego et sa passion pour son sujet l’ont bien inspiré. Même après les historiens de Velazquez et les savantes études de MM. Carl Justi et Emile Michel, il a pu redresser plus d’une erreur, éclairer certaines parties mal connues de l’œuvre et de la vie de don Diego, tandis que les belles photogravures de MM. Braun et Clément la font passer sous nos yeux.

La plus belle étude que l’on puisse faire du monde oriental et de l’extrême Orient, on la trouvera dans le Voyage en Orient de S. A. I. le Césarevitch[5] (aujourd’hui S. M. Nicolas II), qui, après avoir effectué le périple de l’Asie, parcouru les plus vieilles contrées du monde, et pris contact avec les civilisations des plus anciennes races, est, de Vladivostok, revenu vers l’Europe en troïka par l’interminable route de la Sibérie, qui, sous ses auspices, va s’ouvrir à la civilisation. C’est le récit de ce voyage aux extrémités du continent que continue ce deuxième volume, dont la publication, si attendue, a été retardée par les grands événemens qui se sont accomplis depuis l’apparition du premier. Le césarevitch a rapporté de son voyage toutes les notes et vues à l’aide desquelles a été composé ce livre, remarquable à tous égards, dont la rédaction a été confiée à l’un de ses compagnons de route, le prince Oukhtomsky, homme de pensée et d’action, qui par ses travaux antérieurs, ses recherches approfondies sur l’Orient, notamment sur ses religions était plus que personne en état de comprendre les pays qu’il allait visiter, et qui, en peu d’années, a assisté à la réalisation de son rêve d’alors : voir la Russie tenir en respect le Japon, imposer son amitié à la Chine, protéger la Corée. Le voyage en Orient de S. A. I. le Césarevitch, accompli sous la direction du général prince Nad.-And. Baryatinsky, marque une étape glorieuse dans la vie du jeune souverain et dans l’histoire. Il a puissamment contribué à consolider, à étendre l’influence de la Russie dans le monde asiatique, trop longtemps immobile, où une grande révolution morale et économique est en train de s’accomplir, puisque la Sibérie deviendra prochainement un pays de transit international, tandis que la Chine, la Corée et la Mongolie seront bientôt accessibles par voie de terre. La traduction du journal de route faite par M. Louis Léger ne peut manquer de trouver aujourd’hui la plus grande faveur en France. Le panorama de la marche princière s’y déroule avec une variété de détails qui ne cessent de captiver l’attention. Les illustrations originales, le plus souvent hors texte, sont dues au grand artiste russe. M. N.-N. Karazine, le Gustave Doré de la Russie, qui excelle à reproduire ou à composer des scènes pittoresques, à synthétiser les paysages fantastiques de l’Orient. Inutile d’ajouter que le texte et les illustrations ont été imprimés et tirés avec le plus grand luxe par la maison Delagrave.

Avec ce volume sur Charles VII et Louis XI[6], le dernier de la série que Mme de Witt avait entrepris de publier, s’achève l’œuvre de reconstitution historique qu’elle a commencée avec les Premiers Rois de France. Nous assistons à l’entrée de Charles VII, entouré de sa garde écossaise, dans ces villes d’où il a chassé les Anglais, puis à ces assauts conduits par le Roi de Bourges devenu le Victorieux. Dans cette suite de gravures d’après les monumens, de reproductions en couleur d’après les manuscrits de l’époque, c’est tout un demi-siècle de la Renaissance qui s’évoque à nos yeux.

L’Épopée du costume militaire français[7] est encore un livre rare consacré à la gloire des armées françaises, et qui, sous le symbole de l’uniforme, — dans des pages où l’érudition n’exclut jamais le charme, où le récit est toujours singulièrement intéressant, piquant, animé et conformée l’histoire, tandis que l’illustration est vraiment heureuse et bien entendue, — montre ce qu’ont été dans leurs succès et dans leurs revers les soldats de la France. C’est l’homme d’armes, tel qu’il fut et tel qu’il est devenu, pris sur la réalité, sans pose, dans sa fierté du drapeau, sa simplicité touchante, son endurance, son abnégation et son héroïsme. Le troupier n’y apparaît pas dominateur en ses harnais de gala, dans le fournissement de ses armes, flambant neuf, ni muscadin frisé, ni don César de Bazan, planté en saint-sacrement comme les peintres le représentent de préférence. Il est humain, avant tout et vrai, dans ces tableaux, qui ne sont point exclusivement ni de revues, ni de luxe, ni de scènes galantes, mais qui ne reproduisent pas seulement des épisodes et des désastres. Les compagnons de Jeanne d’Arc y traînent la jambe sous leurs loques, les bataillons de Sambre-et-Meuse y sont en sabots, Turenne n’a pas toujours la perruque à raie et à cadenettes. Quand il bat les Impériaux, il est fait comme un masque au mercredi des Cendres. Le petit chapeau de Napoléon, celui de février 1814, rougi par le vent, défoncé par les giboulées, minable et triste, émeut plus que la toque de velours emplumée du sacre.

L’Épopée est faite aussi de la chronique de la vie aux camps, des exercices pendant la paix. On y voit à la caserne le soldat s’éprendre de son fourniment et lui « faire le poil. » Mais elle est faite aussi de ces histoires hautaines et tristes, cueillies au vol de la bataille, pendant les marches et les campemens, simplement transcrites et mises par Job en belle lumière. On y entend des dialogues comme celui-ci : « Il faut raccommoder cela, grenadier, ton habit est percé. — Pardine, Sire, si vous croyez que les kaiserlicks tirent sur des becfigues ! — Tu es blessé ? — C’est plus que probable ; mais, avec vos sacrées revues, est-ce qu’on a le temps de s’inspecter le cuir ! » Tout y est juste, bien observé et bien rendu. Le Gaulois nu y tire la langue ; Cambronne, doré sur toutes les coutures, lâche une bordée célèbre. Bardée de fer, blanche ou tricolore, c’est toujours la Gaule, la France du Français, la terre des braves. Et l’uniforme, comme le drapeau, a, depuis, synthétisé le culte guerrier, en a fait quelque chose de très grand et de très sublime, qu’il n’a jamais été plus opportun de rappeler qu’aujourd’hui ! La forte impression que laisse la lecture de ce beau livre, M. Job a bien su l’exprimer dans ses deux cent cinquante compositions d’un caractère si original, d’une individualité si tranchée, œuvre d’un véritable artiste, à la fois pleine de verve et d’esprit, tout imprégnée de la philosophie de l’histoire et de la vie. Le livre, édité avec grand luxe, fait grand honneur à l’éditeur May.

La vie de Turenne[8], dont on ne sait si c’est l’histoire elle-même ou toutes les anecdotes auxquelles l’auteur, chemin faisant, fait allusion qui offrent le plus d’intérêt, est contée avec cette simplicité, ce ton naturel et de bon aloi qui plaît tant dans les histoires de Jeanne d’Arc, de Du Guesclin, de Fayard, par M. Th. Cahu[9]. Et quand il est question des traditions de gloire et de patriotisme, comment ne pas évoquer ce nom de l’Alsace[10], qui éveille tant de souvenirs tristes mêlés d’espérances ?

M. Louis Barron, qui connaît admirablement la France pour l’avoir parcourue en tous sens, nous conduit un peu partout dans le Nouveau Voyage en France[11], au bord de la mer, dans les montagnes et à travers plaines.

C’est encore en France que nous fait voyager M. Gaston Donnet dans le Dauphiné[12], si admirable dans ses paysages tantôt âpres et sévères comme les gorges des Pelvoux, des Belledonne et du Queyras, tantôt rians et gracieux, quand on redescend aux vallées de la Drôme. Le récit, toujours instructif, amusant est soutenu d’excellens croquis de types, de scènes et de détails intimes pris sur le vif.

M. Louis Olivier nous montre les progrès accomplis en Tunisie, d’après le récit même des savans les plus compétens[13].

M. Marius Bernard continue ses excursions sur la Méditerranée par les Côtes orientales[14], de Venise à Salonique, qui apparaissent aux yeux éblouis avec cet étonnant mélange de races dont les habiles dessins de M. H. Avelot donnent une si juste idée.

Que ne pouvons-nous parler longuement de plus d’un voyage intrépide ou d’une expédition remarquable, dont les récits publiés d’abord dans le Tour du Monde : Trois ans de lutte aux déserts de l’Asie, par le Dr Sven-Hédin, exemple extraordinaire de persévérance et de vigueur morale, — Au Chili, par M. C. de Cordemoy, — Au pays des Ba-Rotsi et au Zambèze, par M. Alfred Bertrand, sont, à l’occasion des étrennes, édités par la maison Hachette ; du Journal d’un Marin, de M. P. Vigné d’Octon, publié chez M. L.-Henry May.

Ce sont les aventures merveilleuses, les péripéties émouvantes, les sentimens généreux qui plairont toujours à la jeunesse. Elle trouvera amplement à se satisfaire dans la Chanson de geste de Huon de Bordeaux[15], véritable poème épique de la fin du XIIe siècle et l’un des premiers qui aient combiné les élémens merveilleux des contes venus de Bretagne ou d’Orient avec la matière sévère des vieux poèmes purement nationaux. Le principal attrait du poème est peut-être le récit lui-même, l’enchaînement facile des aventures dont il se compose et dont chacune provoque la surprise et l’émotion. Il nous transporte tantôt dans le monde féodal en France et tantôt en Orient, et le dénouement en est harmonieux, habilement mêlé d’angoisses et de sourires. Toujours plein d’entrain et de mouvement, d’une saveur franche et d’une allure primesautière ; le récit est amusant : il a la bonne humeur, la grâce et la légèreté, ce je ne sais quoi de particulièrement français qui fait le charme de notre littérature de tous les temps. C’est assez pour le faire aimer, et ce serait assez pour que ce beau livre ait la vogue auprès de tous jeunes et vieux, mais il est, de plus, merveilleusement illustré et imprimé, avec les aquarelles et les encadremens de pages de Manuel Orazi, reproduits en fac-similés, et les caractères dessinés par M. Eugène Grasset, dont le tirage est de tous points parfait.

Dans les romans, contes moraux et honnêtes où la moralité n’exclut pas l’agrément et dont quelques-uns sont relevés par le charme du style, une observation toujours fine et délicate, tout le monde a lu Mon Oncle et mon Curé[16] ce joli récit, où Reine de Lavalle, — vive et ingénue, à la fois pleine de candeur et de hardiesse et dont la pensée sait côtoyer tous les écueils sans qu’elle-même y perde rien de son charme de vraie jeune fille, — nous raconte les épreuves, les chagrins de sa triste enfance, mêlés à ses rêves d’amour, à ses espérances. Citons encore la Roche-qui-tue[17], épisode des guerres de la Révolution et de la défense de la Bretagne contre les Anglais ; le Bateau-des-Sorcières[18] scènes de mœurs bretonnes très bien observées, et le Démon des Sables[19], récit des péripéties de la campagne d’Egypte, de M. Gustave Toudouze ; Jean Tapin[20], histoire d’une famille de soldats (1792-1830), par le capitaine Danrit ; les Compagnons de l’Alliance[21], roman d’une conspiration sous le premier Empire ; le Sabre à la main[22], tout vibrant de patriotisme, par M. Marcel Luguet ; Fils de bourgeois[23], qui clôt l’histoire de la famille des Bardeur-Carbansane, d’un si vif intérêt historique, et qui retrace si bien la vie française depuis un siècle ; Liberté conquise[24], récit de la lutte engagée par les serfs contre le pouvoir féodal, par M. Massillon-Rouvet ; Souvenirs d’un écolier russe[25], par M. Pozniakoff, enfin ce charmant conte de M. René Bazin, Histoire de XXIV sonnettes[26] et le Petit Ami des pauvres[27], de Mme la comtesse de Courville, avec ses histoires tristes et gaies, combien gracieuses, naturelles et simples ; sans oublier Les Pourquoi et les Parce que de Mlle Suzanne, par M. Desbeaux[28].

Parmi les récits d’aventures qui conservent la préférence de la jeunesse, tout simplement parce qu’ils sont dus à la plume d’écrivains qui ont une brillante imagination et ne la mettent qu’au service de beaux sentimens, il faudrait nommer tous ceux que publie la maison Hetzel, invariablement fidèle au programme de son fondateur, et toujours si au courant de ce qui peut amuser ses jeunes lecteurs. Le Magasin d’éducation et de récréation[29], dont la supériorité en ce genre ne s’est pas démentie depuis plus de trente ans, — le seul recueil périodique qui ait été récompensé par l’Académie française, — offre cette année, comme à l’ordinaire, la plus grande variété de sujets, et le choix des auteurs y répond au soin de l’illustration. C’est tout d’abord l’infatigable Jules Verne, dont le nouveau roman, le Superbe Orénoque, réserve les plus étonnantes surprises jusqu’au dénoûment quand Jeanne de Kermor… C’est André Laurie, le romancier qui s’est fait une spécialité de l’éducation sous toutes les latitudes, qui nous conduit cette fois en Amérique avec l’Oncle de Chicago, puis les Mémoires d’Un collégien de Paris pendant le siège, par M. H. Malin ; — le Vieux Ramasseur de pierres et la Famille de la Marjolaine, où M. Aimé Giron a prodigué autant d’esprit que d’émotion, enfin, dans la Bibliothèque Blanche, Chemin glissant, adapté d’après Marko Wowzock par Stahl, dont le souvenir est aussi vivant que l’œuvre impérissable.

Les grandes aventures comme les voyages excentriques ou de fantaisie ont conservé leur prestige. Quoi de plus émouvant dans son actualité que l’Ile en Feu[30], où M. Boussenard retrace les plus dramatiques épisodes de la guerre de l’indépendance cubaine, ses héroïsmes, et jusqu’à la mort de Maceo ; de plus passionnant que les chasses du prince Nicolas D. Ghika durant Cinq mois au pays des Somalis[31] ; d’une fantaisie plus amusante, d’une verve aussi intarissable et éblouissante que l’Enfant prodigue[32] par M. Louis Morin ; les Fées en train de plaisir[33] par Arsène Alexandre, Crackville[34], par M. P. Legendre, avec les ingénieux dessins de Métivet, ou les abracadabrantes Aventures de Cadi Ben-Ahmour[35] ; la Fin du Cheval[36], avec les réflexions philosophiques de Pierre Giffard, et les dessins de Robida qui ne le sont pas moins dans leur mordante ironie ; enfin Sur le Turf[37], avec les spirituels croquis de Crafty ? C’est de ceux-ci qu’on peut dire, comme Montaigne disait de certains auteurs de son temps, « ils ont de quoy rire par tout, il ne faut pas qu’ils se chatouillent. » Sans doute tout cela n’est pas très catholique. Quelques-uns de ces livres sentent le fagot, mais il y a fagots et fagots, même pour la Noël, et si quelques lecteurs de goût trop sévère ou par trop désabusés ne sont pas satisfaits, que ne se contentent-ils de regarder se dérouler les mois chrétiens dans le calendrier de Rudnicki[38], que beaucoup voudront avoir sous les yeux pour commencer l’année ?


J. B.

  1. Versailles et les deux Trianons, par M. Philippe Gille, 2 vol. gr. in-4t°, avec eaux-fortes, héliochromies. héliogravures, relevés et gravures sur bois par M. Marcel Lambert. Alfred Maine.
  2. Le Dix-huitième siècle, 1 vol. gr. in-8o, illustré de 40 planches en taille-douce et de 500 gravures. Hachette.
  3. Léonard de Vinci, par M. Eugène Müntz, 1 vol. in-8o jésus, avec planches en taille-douce, hors texte en couleurs et 200 gravures. Hachette.
  4. Velazquez, par M. A. de Beruele, 1 vol. in-4o jésus, illustré. H. Laurens.
  5. Voyage en Orient de S. A. I. le Césarevitch, par le prince Oukhtomsky, t. II, traduit par M. Louis Léger, illustré de 122 compositions par M. N.-N. Karazine, 1 vol. in-4o. Delagrave.
  6. Charles VII et Louis XI, par Mme de Witt, 1 vol. gr. in-8o jésus, chromolithographies et gravures d’après les manuscrits et monumens de l’époque. Hachette.
  7. Épopée du costume militaire français, par M. II. Bouchot, avec dessins de Job, planches hors texte et en couleur, 1 vol. gr. in-4, L.-Henry May.
  8. Turenne, par M. Th. Cahu, 1 vol. in-4o illustré. Société d’édition et de librairie.
  9. Turenne, par M. Th. Cahu, 1 vol. in-4o illustré. Société d’édition et de librairie.
  10. L’Alsace, par M. Charles Grad, 1 vol. gr. in-8o illustré. Hachette.
  11. Le Nouveau Voyage en France, par M. Louis Barron, 1 vol. in-folio, illustré. Marne.
  12. Le Dauphiné, par M. Gaston Donnet, 1 vol. illustré. L.-Henry May.
  13. La Tunisie, par M. Louis Olivier, 1 vol. in-8o illustré. Delagrave.
  14. Les Côtes orientales, par M. Marius Bernard, 1 vol. in-8o, H. Laurens.
  15. Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux, mises en nouveau langage, par M. Gaston Paris, 1 vol. in-4o illustré par Manuel Orazi. Firmin-Didot.
  16. Mon Oncle et mon Curé, par Jean de La Brète, 1 vol. in-8o illustré. Plon.
  17. La Roche-qui-tue, par M. Pierre Maël, 1 vol. petit in-4o illustré. Marne.
  18. Le Bateau-des-Sorcières, par M. Gustave Toudouze, 1 vol. in-4o illustré. Maine.
  19. Le Démon des Sables, par M. Gustave Toudouze, 1 vol. in-8o illustré. Hachette.
  20. Jean Tapin, par Danrit, 1 vol. in-4o illustré, par P. de Simant. Delagrave.
  21. Les Compagnons de l’Alliance, par M. Guétary, 1 vol. in-4o illustré. Mame
  22. Le Sabre à la main, par M. Marcel Luguet, 1 vol. in-4o illustré. Mame.
  23. Fils de Bourgeois, par M. Jacques Naurouze, 1 vol. in-4o illustré. Colin.
  24. Liberté conquise, par M. Massillon-Rouvet, 1 vol. in-4o illustré. H. May.
  25. Souvenirs d’un écolier russe, par M. Pozniakoff, 1 vol. in-4o. A. Hennuyer.
  26. Histoire de XXIV sonnettes, par M. René Bazin, 1 vol. in-18, illustré. H. Oudin.
  27. Le Petit Ami des pauvres, par Mme la comtesse de Courville, 1 vol. in-18 illustré, H. Oudin.
  28. Les Pourquoi et les Parce que de Mlle Suzanne, par M. Emile Desbeaux, 1 vol. illustré. Ducrocq.
  29. Le Magasin d’éducation et de récréation, 1 vol. gr. in-8o. — Le Superbe Orénoque, par Jules Verne, 1 vol. gr. in-8o illustré. — L’Oncle de Chicago, par M. André Laurie, 1 vol. in-8o illustré. — Un collégien de Paris en 1870, par M. H. Malin, 1 vol. in-8o illustré. — Le vieux Ramasseur de pierres, par M. Aimé Giron, 1 vol. in-8o. — Le Chemin glissant, par P.-J. Stahl, d’après Marko Wowzock, 1vol. in-18, illustré. J. Hetzel et Cie.
  30. L’Ile en Feu, par M. Louis Boussenard, 1 vol. in-4o illustré, Ernest Flammarion.
  31. Cinq mois au pays des Somalis, par le prince Nicolas D. Ghika, 1 vol. in-8o. Berger-Levrault.
  32. L’Enfant prodigue, par M. Louis Morin, 1 vol. in-4o illustré. Delagrave.
  33. Les Fées en train de plaisir, par M. Arsène Alexandre, 1 vol. in-4o illustré, Société d’édition et de librairie.
  34. Crackville, par M. P. Legendre, 1 vol. in-4o illustré. Société d’édition.
  35. Aventures de Cadi Ben-Ahmour, texte et illustrations par M. Edmond Gros, 1 alb. in-4o. Delagrave.
  36. La Fin du Cheval, par M. Pierre Giffard, illustré par Robida, 1 vol. in-4o. Colin.
  37. Sur le Turf, texte et dessins de Craffy, 1 vol. in-4o. Plon.
  38. L’Année Chrétienne, avec 12 compositions de Léon Rudnicki. Delagrave.