Une momie qui ressuscite/Les Médecins de Hoyland

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Traduction par Albert Savine.
Une momie qui ressusciteL’Édition française illustrée (p. 213-236).

LES MÉDECINS DE HOYLAND


I


Le docteur James Bipley a toujours été regardé comme extraordinairement chanceux par tous les confrères qui l’ont connu.

Son père l’avait précédé comme médecin au village de Hoyland dans le nord du Hampshire, et le terrain était tout préparé pour lui le jour même où la loi lui permit de mettre son nom au bas d’une ordonnance.

Peu d’années après, le vieillard se retira et s’établit sur la côte sud, laissant son fils en possession indisputée de toute cette partie du pays.

En dehors du Dr. Herton, près de Basingstoke, le jeune chirurgien avait le champ libre jusqu’à six milles à la ronde dans toutes les directions, et il se faisait ses quinze cents livres par an, quoique, comme il arrive généralement aux médecins de campagne, son écurie lui mangeât une bonne part de ce que lui rapportait son cabinet de consultations.

Le docteur James Ripley avait trente-deux ans.

Réservé, instruit, célibataire, il était d’un visage calme, plutôt sévère, ses cheveux noirs assez éclaircis sur le sommet de la tête, ce qui lui valait bien une centaine de livres par an.

Il était particulièrement heureux dans ses rapports avec les dames.

Il avait adopté avec elles un ton de fermeté caressante, de douceur résolue qui les dominait sans les offenser.

Cependant, les dames n’étaient pas également heureuses dans leurs rapports avec lui.

Professionnellement, il était toujours à leur service.

Socialement, c’était une goutte de vif-argent.

En vain, les mamans étalaient-elles leurs séductions devant lui.

Danses et pique-niques n’étaient pas de son goût, et dans ses rares moments de loisir, il préférait s’enfermer dans son cabinet et se plonger dans les Archives de Virchow, ou dans les journaux professionnels.

L’étude était sa passion. Ah ! il ne se rouillait pas comme cela arrive souvent aux médecins de campagne…

Il avait l’ambition de conserver ses connaissances aussi fraîches et aussi brillantes qu’au moment où il sortait de la salle d’examen.

Il se vantait de pouvoir à tout instant aller droit aux sept ramifications de quelque artère obscure, ou de donner le pourcentage exact de quelque composé physiologique.

Après une longue journée de travail, il s’essayait la moitié de la nuit à exécuter des réductions ou des extractions sur des yeux de mouton que lui envoyait le boucher du village, à l’horreur de sa femme de ménage, qui était obligée d’enlever les débris le lendemain matin.

Son amour pour son travail était le seul fanatisme qui trouvait place dans sa nature sèche et précise.


II


Il avait d’autant plus de mérite à tenir ses connaissances à jour qu’aucune concurrence ne l’obligeait à faire cet effort.

Dans les sept années pendant lesquelles il avait exercé à Hoyland, trois rivaux s’étaient essayés contre lui, deux dans le village même et un au hameau voisin de Bas-Hoyland.

De ceux-là, l’un était tombé malade et s’était consumé, et, comme on disait, il fut lui-même le seul malade qu’il eut à traiter, pendant ses dix-huit mois de campagne.

Un second avait acheté un quart de part d’une clientèle à Basingstoke, puis avait quitté honorablement, tandis que le troisième avait disparu un soir de septembre, laissant derrière lui la maison vide et une facture de médicaments non payée.

Depuis lors, le district était devenu le monopole du Dr. Ripley, et personne n’avait osé se risquer contre la réputation établie du docteur de Hoyland.

Ce fut donc avec quelque sentiment de surprise et une grande curiosité qu’en traversant Bas-Hoyland, un matin, il s’aperçut que la maison neuve, à l’extrémité du village, était occupée et qu’une plaque de bronze vierge brillait sur la porte qui faisait face à la grande route.

Il retint sa jument bai-châtain de cinquante guinées et regarda attentivement.

« Verrinder Smith. D. M. » était gravé sur la plaque, en petits caractères, nets.

Le dernier médecin avait employé des lettres d’un demi-pied de haut, avec une lanterne, comme une station de pompiers.

Le Dr. Rimpley remarqua la différence et en conclut que le nouveau venu pourrait être un concurrent plus redoutable.

Il s’en convainquit ce soir-là lorsqu’il consulta l’annuaire médical.

Il apprit ainsi que le Dr. Verrinder Smith, possédait des titres superbes, qu’il avait étudié avec distinction à Edimbourg, Paris, Berlin et Vienne, et finalement qu’il avait été récompensé par une médaille d’or et la bourse de Lee Hopkins pour recherches originales, à cause d’une enquête complète sur les fonctions des racines du nerf spinal antérieur.

Le Dr. Ripley passa ses doigts dans ses rares cheveux tant il était étonné à la lecture des références de son rival.

Quel était le but d’un homme aussi brillant en accrochant sa plaque dans un petit hameau du Hampshire ?

Mais le Dr. Ripley se donna à lui-même une explication de l’énigme.

Sans doute, le Dr. Verrinder Smith était venu ici simplement pour poursuivre quelque recherche scientifique dans la paix et la tranquillité.

La plaque était là plutôt comme adresse que comme invitation aux malades. Ce devait être la véritable explication.

Dans ce cas, le voisinage de ce brillant voisin serait une chose magnifique pour ses propres études.

Souvent, il avait désiré rencontrer quelque esprit qui sympathisât avec le sien, quelque acier sur lequel il pût frapper son silex.

Le hasard le lui amenait, et il s’en réjouissait énormément.

Et c’est cette joie qui le conduisit à une démarche qui sortait totalement de ses habitudes.


III


C’est la coutume que le nouveau venu parmi les médecins visite le plus ancien, et, sur ce point, l’étiquette est stricte.

Le Dr. Ripley était rigoureusement à cheval sur cet usage, et cependant, le jour suivant, il se rendit en voiture chez le Dr. Verrinder Smith. Un tel abandon de toute cérémonie était, il le sentait, un acte gracieux de sa part, un prélude à des relations plus intimes qu’il ne manquerait pas d’entretenir avec son voisin.

La maison était propre et bien installée.

Le Dr. Ripley fut introduit par une pimpante soubrette dans un élégant cabinet de consultation.

En passant, il remarqua deux ou trois ombrelles et un chapeau de jardin de dame suspendus dans l’antichambre.

C’était dommage que son collègue fut marié.

Cela les mettrait sur un pied différent et dérangerait ces longues soirées de conversations scientifiques qu’il se promettait.

D’un autre côté, il y avait beaucoup de choses dans ce cabinet qui lui plaisaient.

Des instruments compliqués, que l’on voit plus souvent dans les hôpitaux que dans les maisons particulières des médecins, étaient disséminés çà et là.

Un sphygmographe était placé sur une table, et une machine ressemblant à un gazomètre, nouvelle pour le Dr. Ripley, dissimulée dans un coin.

Une bibliothèque remplie de gros volumes en français et en allemand, brochés pour la plupart, de couleurs qui variaient de la coquille au jaune d’un œuf de canard, attira ses regards et il était très absorbé, à regarder leurs titres lorsque la porte s’ouvrit tout à coup derrière lui.

Se retournant, il se trouva face à face avec une petite femme dont la figure n’était remarquable que par une paire d’yeux malicieux, gais, d’un bleu qui avait deux ombres trop vertes.

Elle tenait un pince-nez dans sa main gauche et la carte du docteur dans la droite.

— Comment vous portez-vous, docteur Ripley ? dit-elle.

— Comment allez-vous, madame ? répondit le visiteur. Votre mari est peut-être sorti ?

— Je ne suis pas mariée, dit-elle simplement.

— Ah ! je vous demande pardon ! Je voulais dire le docteur Verrinder Smith…

C’est moi, le docteur Verrinder Smith.

Le Dr. Ripley fut si surpris qu’il laissa tomber son chapeau et oublia de le ramasser.

— Quoi ! le lauréat de Lee Hopkins, c’est vous ?

Jamais jusque-là il n’avait vu une femme docteur, et tout son être conservateur et attardé se révolta à cette idée.

Il ne pouvait se rappeler aucun précepte de la Bible recommandant que l’homme fut toujours le docteur et la femme l’infirmière et cependant, il lui semblait qu’un blasphème avait été commis.

Son visage trahissait trop clairement ses sentiments.

— Je regrette de vous causer une déception, dit la dame sèchement.

— J’ai été certainement surpris, répondit-il en ramassant son chapeau.

— Alors, vous n’êtes pas parmi nos défenseurs ?

— Je ne puis dire que ce mouvement ait mon approbation.

— Et pourquoi ?

— Je préférerais ne pas discuter ce sujet.

— Mais je suis sûre que vous répondrez à la question d’une dame.

— Les dames courent le risque de perdre leurs privilèges lorsqu’elles usurpent la place de l’autre sexe… Elles ne peuvent tout demander.

— Pourquoi une femme ne gagnerait-elle pas son pain par son intelligence ?

Le Dr. Ripley se sentit irrité par la tranquillité avec laquelle la dame lui posait des questions.

— Je préférerais, mademoiselle Smith, ne pas être entraîné à une discussion.

— Docteur Smith, interrompit-elle.

— Bien, docteur Smith. Mais si vous insistez pour une réponse, je vous dirai que je ne pense pas que la médecine soit une profession convenable pour une femme, et j’éprouve un éloignement personnel pour les dames masculines…

C’était là un propos par trop grossier, et il en eût honte sitôt qu’il l’eut prononcé. La dame, cependant, se contenta de lever les sourcils et de sourire.

— Il me semble que vous faites une pétition de principes, dit-elle. Certes, si cela rendait la femme masculine, elle y perdrait beaucoup.

C’était une jolie riposte.

Le Dr. Ripley en beau joueur, le reconnut en s’inclinant.

— Il faut que je me retire, dit-il.

— Je regrette que nous ne puissions arriver à une conclusion plus amicale, dit-elle, puisque nous devons être voisins.

Il s’inclina de nouveau et fit un pas vers la porte.

— Par une singulière coïncidence, continua-t-elle, au moment où vous êtes entré, j’étais en train de lire votre travail sur l’ataxie locomotrice dans le Lancet.

— Vraiment, dit-il sèchement.

— Je trouvais que c’était une excellente monographie.

— Vous êtes bien bonne.

— Mais les idées que vous attribuez au professeur Pitres, de Bordeaux, ont été répudiées par lui.

— J’ai sa publication de 1890, dit le Dr. Ripley avec colère.

— Voici sa publication de 1891.

Elle la prit au milieu d’un tas de journaux.

— Si vous avez le temps, jetez les yeux sur ce passage.

Le Dr. Ripley le lui prit des mains et parcourut rapidement le paragraphe qu’elle lui indiquait.

Il n’y avait pas à nier que cela renversait de fond en comble son articulat. Il déposa le volume, et sur un autre salut glacial, se dirigea vers la porte.

Quand il prit les rênes des mains du groom, il regarda autour de lui, et vit que la dame était à sa fenêtre, et il lui sembla qu’elle riait de tout son cœur.

Toute la journée il fut hanté par le souvenir de cette entrevue.

Il sentait qu’il s’en était fort mal tiré.

Elle s’était montrée supérieure à lui sur son sujet favori.

Elle avait été polie, tandis qu’il avait été grossier, maîtresse d’elle-même, alors que, lui, s’était emporté.

Et puis, surtout, il y avait sa présence, sa monstrueuse intrusion, qui emprisonnaient sa pensée.

Une femme docteur avait été jusqu’alors pour lui une abstraction répugnante, mais distante.

Maintenant, elle était là, en plein exercice, avec une plaque de cuivre sur sa porte, exactement comme la sienne.

Ils se disputeraient les mêmes malades.

Non qu’il craignit la concurrence, mais il regrettait cet abaissement de son idéal de la femme. Elle ne devait pas avoir plus de trente ans, elle avait une figure intelligente, mobile.

Il songeait à ses yeux moqueurs, à son menton bien fait et fort.

Ce qui le révoltait le plus, c’était de songer aux détails de son éducation.

Un homme, certes, peut sortir de cette épreuve avec toute sa pureté, mais elle est pleine de honte pour une femme.


IV


Il ne fut cependant pas long à s’apercevoir que la concurrence de sa voisine devait être redoutée.

La nouveauté de sa présence avait amené à son cabinet quelques malades curieux, et une fois là, ils avaient été impressionnés par la fermeté de ses manières, et par les singuliers instruments nouveaux avec lesquels elle percutait, regardait et sondait, et ce fut le sujet de conversations pendant des semaines.

Bientôt, il y eût des preuves tangibles de son empire sur les campagnards.

Le fermier Eyton, qui avait eu pendant des années sur la peau un ulcère calleux qui s’agrandissait sous un régime doux de pommades de zinc, se vit appliquer à l’entour de son mal un liquide caustique, et après trois nuits de blasphèmes, il trouva que sa maladie tendait à la guérison.

Mrs. Crowder, qui avait toujours regardé la marque que portait sa seconde fille Elisa, depuis sa naissance, comme un signe d’indignation du Créateur parce qu’elle s’était servie trois fois de la tarte aux framboises pendant une période de disette, apprit qu’à l’aide de deux aiguilles galvaniques, le mal n’était pas irréparable.

Au bout d’un mois, le Dr. Verrinder Smith, était connu, et au bout de deux mois, il était célèbre.

Parfois, le Dr. Ripley la rencontrait dans ses tournées.

Elle faisait ses visites dans un haut dogcart, tenant elle-même les rênes, avec un petit groom derrière elle.

Quand ils se rencontraient, il soulevait invariablement son chapeau avec une politesse pointilleuse, mais le sérieux de son visage montrait que cette politesse était une simple formalité.

En fait, son antipathie dégénérait rapidement en haine.

La « femme sans sexe » ! c’est ainsi qu’il la désignait à ceux de ses clients qui en étaient encore restés à l’écart. Mais le nombre de ceux-ci diminuait rapidement.

Et chaque jour, son orgueil était blessé par la nouvelle de quelque récente défection.

La dame avait en quelque sorte imbu les gens du pays d’une croyance presque superstitieuse en son pouvoir. Et, de loin ou de près, ils affluaient à ses consultations.

Mais, ce lui le froissa le plus, ce fut lorsqu’elle fit une chose qu’il avait déclarée impraticable.

Malgré toute sa science, il manquait de nerfs comme opérateur, et, généralement, il envoyait les cas difficiles se faire traiter à Londres. La dame, cependant, n’avait pas de ces faiblesses et acceptait tout ce qui se présentait.

Ce fut avec angoisse qu’il apprit qu’elle allait redresser le pied bot du petit Alec Turner ; et au moment où lui parvenait cette rumeur, il reçut un billet de sa mère, la femme du recteur, lui demandant s’il serait assez bon pour l’aider comme chloroformiste.

Il eût été inhumain de refuser, car il n’y avait personne qui pût le remplacer. Mais c’était amer et froissant pour sa nature susceptible.

Cependant, quelque vexé qu’il fût, il ne put qu’admirer la dextérité avec laquelle la chose fut menée. Elle maniait si doucement ce petit pied malléable, et tenait son petit couteau de ténotomie comme un artiste tient son pinceau.

Une insertion droite, puis le tour d’un tendon, et tout fût terminé sans une tache sur la serviette blanche qu’elle tenait au-dessous du pied.

Il n’avait jamais vu une semblable maîtrise, et il eut l’honnêteté de le dire, quoique l’habileté de la confrère augmentât son antipathie pour elle.

L’opération étendit la réputation du Dr. Smith encore plus loin, à ses dépens, et le sentiment de ses intérêts s’ajouta aux autres motifs qu’il avait pour la détester.

Et ce fut cette haine même qui mena les choses à un point singulier.


V


Un soir d’hiver, au moment où il se levait de dîner solitaire, un domestique arriva à cheval de chez le squire Faircastle, l’homme le plus riche du district, pour lui dire que miss Faircastle s’était ébouillantée la main, et qu’on avait besoin du secours immédiat d’un médecin.

Le domestique avait couru chez la doctoresse, car il importait peu au squire qui viendrait pourvu qu’on vint vite.

Le Dr. Ripley s’élança hors de son cabinet, décidé à ne pas permettre qu’elle pénétrât dans cette forteresse qui lui appartenait, si une course rapide de sa part pouvait l’empêcher.

Il n’attendit même pas que ses lanternes fussent allumées.

Il sauta dans son cabriolet et partit avec toute la rapidité que ses chevaux lui permettaient.

Il habitait plus près de la maison du squire qu’elle, et il était convaincu qu’il arriverait bon premier.

Et il en eut été ainsi sans un de ces caprices du hasard qui embrouillent toujours les affaires de ce monde et confondent les prophètes.

Soit à cause de l’absence de ses lanternes, soit à cause de son esprit rempli de la pensée de sa rivale, il manqua d’un demi-pied le tournant brusque de la route de Basingstoke.

La voiture vide et les chevaux effrayés disparurent dans l’obscurité, tandis que le domestique du squire sortait en rampant du fossé où il avait été lancé.

Il frotta une allumette, et regarda son compagnon qui gémissait, et alors, ainsi qu’il arrive aux hommes rudes et forts, lorsqu’ils voient ce qu’ils n’avaient pas vu avant, il se sentit très bouleversé.

Le docteur se souleva un peu sur son coude.

À la lueur de l’allumette, il aperçut quelque chose de blanc et de pointu qui faisait saillie à travers la jambe de son pantalon, vers le milieu du tibia.

— Bien arrangé ! gémit-il. L’affaire de trois mois.

Et il s’évanouit.

Quand il revint à lui, le domestique était parti.

Il avait couru à la maison du squire chercher du secours, mais un petit garçon tenait un fanal de voiture devant sa jambe blessée, et une femme avec une trousse d’instruments polis qui brillaient dans la lumière jaune, fendait adroitement son pantalon avec une paire de ciseaux courbes.

— Cela va bien, docteur, dit-elle doucement, j’en suis bien peinée. Vous pourrez voir le Dr. Horton demain, mais, pour ce soir, je suis sûre que vous me permettrez de vous donner les premiers soins. Je pouvais à peine en croire mes yeux lorsque je vous ai aperçu sur le bord de la route.

— Le domestique est allé chercher du secours, gémit le patient.

— Lorsqu’il reviendra nous pourrons vous placer dans la voiture… Un peu plus de lumière, John… comme cela… Ah ! cher confrère, nous allons avoir de la lacération si nous ne réduisons pas cela avant de vous remuer. Permettez-moi de vous faire respirer un peu de chloroforme… Et je ne doute pas que je pourrai vous soigner suffisamment pour…

Le Dr. Ripley n’entendit pas la fin de la phrase.

Il essaya de lever une main et de murmurer une protestation.

Une odeur suave pénétra dans ses narines.

Une sensation de paix et de léthargie se répandit sur ses nerfs vibrants.

Il se sentait s’enfoncer à travers une eau claire, fraîche, toujours plus bas, et plus bas, dans des ombres vertes, doucement, sans effort, tandis que le joyeux carillon d’un grand beffroi frappait ses oreilles.

Puis il remonta, en haut et en haut, toujours plus haut, les tempes terriblement serrées, jusqu’à ce qu’enfin il sortit tout à coup de ces ombres vertes et se retrouva à la lumière.

Deux points brillants comme de l’or étincelaient devant ses yeux éblouis.

Il cligna des yeux plusieurs fois avant de pouvoir leur donner un nom.

Ce n’étaient que les deux boules de métal qui surmontaient les colonnes de son lit.

Il était couché dans sa petite chambre, la tête lourde comme un boulet de canon, et une jambe comme une barre de fer.

Tournant les yeux, il vit le visage calme du Dr. Verrinder Smith qui le regardait.

— Ah, enfin, dit-elle. Je suis restée avec vous tout le long du chemin jusqu’à ce que je vous ramène au logis, car je sais combien les cahots de la voiture sont pénibles. Votre jambe est en bonne position maintenant avec une forte éclisse. J’ai commandé une potion de morphine. Dois-je dire à votre domestique d’aller chercher le Dr Horton demain matin ?

— Je préférerais que vous continuiez le traitement, dit le Dr Ripley, faiblement.

Et alors avec un rire un peu nerveux :

— Vous avez tous les malades du reste de la paroisse, vous pouvez aussi bien compléter la chose en m’incluant également dans votre clientèle.

Ce n’étaient pas des paroles très gracieuses.

Cependant, il y avait de la pitié et non de la colère dans son regard quand elle s’éloigna de son lit.


VI


Le Dr Ripley avait un frère, William, aide chirurgien dans un hôpital de Londres.

Il arriva dans le Hampshire peu d’heures après qu’il eut appris l’accident.

— Quoi ! vous êtes empoisonné par une de ces femmes, s’écria-t-il, en levant ses sourcils quand il apprit les détails.

— Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans elle.

— Je ne doute pas que ce ne soit une excellente infirmière.

— Elle connaît son affaire comme vous et moi.

— Parlez pour vous, James, dit l’homme de Londres en reniflant. Mais, vous savez que la chose est fausse, en principe.

— Vous croyez qu’il n’y a rien à dire contre le préjugé ?

— Ciel ! le feriez-vous ?

— Eh bien, je ne sais pas… J’ai été frappé cette nuit de l’idée que nos vues sont un peu étroites.

— Absurde, James… Il est très beau pour des femmes de gagner des prix dans les bibliothèques, mais vous savez aussi bien que moi qu’elles sont bonnes à rien quand il survient quelque complication. Eh bien, je garantis que cette femme était tout nerfs lorsqu’elle a remis votre jambe. Cela me rappelle que je ferais mieux de l’examiner et de voir si tout est bien.

— Je préférerais que vous n’y touchiez pas, dit le malade, elle m’a assuré que tout était bien.

William était profondément choqué.

— Parfaitement. Si l’assurance d’une femme a plus de valeur que l’opinion de l’interne d’un hôpital de Londres, il n’y a rien à ajouter, dit-il.

— J’aime mieux que vous n’y touchiez pas, dit le malade avec fermeté.

Et le docteur William retourna à Londres, ce même jour, dans un accès de colère.

La dame qui avait appris son arrivée fut très étonnée de le voir reparti.

— Nous avons une discussion sur un point d’étiquette professionnelle, dit le Dr. James.

Et ce fut la seule explication qu’il donna.


VII


Pendant deux longs mois, le Dr Ripley fut en contact journalier avec sa rivale, et il apprit beaucoup de choses qu’il ne savait pas jusque-là.

C’était une compagne charmante, en même temps que le plus assidu des docteurs.

Ses courtes visites, pendant ces jours longs et ennuyeux, étaient comme une fleur dans un désert de sable.

Ce qui l’intéressait, lui, était précisément ce qui l’intéressait, elle, et ils se mettaient d’accord sur chaque point.

Et cependant, sous toute sa science et toute sa fermeté, on sentait une nature douce et féminine qui transparaissait dans son langage, brillait dans ses yeux verdâtres, se manifestait par mille voies subtiles que l’homme le plus obtus pouvait discerner.

Et lui, quoique un peu vaniteux et pédant, était loin d’être sot, et avait l’honnêteté de reconnaître ses erreurs.

— Je ne sais comment m’excuser auprès de vous, dit-il un jour d’un air honteux, quand il fut assez bien pour s’asseoir dans un fauteuil, les jambes croisées. Je comprends que je me suis complètement trompé.

— En quoi donc ?

— Sur la question des femmes médecins. Je m’étais habitué à penser qu’une femme devait inévitablement perdre son charme dès qu’elle aborderait de semblables études…

— Oh ! vous ne croyez plus qu’elles sont nécessairement sans sexe, s’écria-t-elle avec un sourire malicieux.

— Je vous en prie, ne me rappelez plus cette expression stupide.

— Je suis bien heureuse d’avoir pu vous aider à modifier votre manière de voir. Je pense que c’est le plus sincère compliment dont j’aie jamais été gratifiée.

— De toute façon, c’est la vérité, dit-il.

Et toute la soirée, il fut heureux au souvenir de la rougeur de plaisir qui couvrit son visage et la rendit plus belle à voir pendant un moment.

Certes, il n’en était plus au point de la reconnaître comme l’égale de toute autre femme.

Déjà, il ne pouvait plus se dissimuler qu’elle était la vraie femme.

Son habileté, son tact, sa douce présence, la communauté de leurs goûts, tout s’était uni pour renverser irrévocablement ses préventions.

Ce fut un jour sombre pour lui que celui où sa convalescence permît à son gracieux docteur de manquer une visite, et un jour plus sombre encore, celui qu’il voyait approcher, où il n’y aurait plus de motif à ses visites.

Il arriva enfin, cependant, et il sentit que le sort de sa vie dépendrait de l’issue de cette dernière entrevue.

Par nature, c’était un homme qui allait droit au but : il posa sa main sur les siennes quand elle prit son pouls, et lui demanda si elle voulait être sa femme.

— Quoi ! et partager la clientèle ? dit-elle.

Il eut un sursaut de peine et de colère.

— Sûrement, vous ne m’attribuez pas un motif aussi vil, s’écria-t-il ! je vous aime avec autant de désintéressement qu’une femme a jamais été aimée.

— Non, j’ai eu tort. C’est une parole inconsidérée, dit-elle en reculant un peu sa chaise et tapotant son stéthoscope sur ses genoux. Oubliez que je l’ai jamais prononcée. Je suis si triste de vous causer une déception, et j’apprécie hautement l’honneur que vous me faites. Mais ce que vous me demandez est absolument impossible.

Avec une autre femme il aurait pu insister, mais son instinct lui dit que c’était tout à fait inutile avec celle-ci.

Son ton de voix était concluant.

Il ne dit rien et s’appuya sur le dossier de sa chaise, comme un homme abattu.

— Je le regrette bien, dit-elle de nouveau. Si j’avais su ce qui se passait dans votre esprit, je vous aurais dit plus tôt que je me propose de consacrer ma vie toute entière à la science. Il y a beaucoup de femmes qui ont la vocation du mariage, mais il y en a peu qui aient du goût pour la biologie. Je veux rester fidèle à ma profession. Je suis venue ici pour attendre une place au laboratoire de physiologie de Paris. Je viens d’apprendre qu’il y a une vacance pour moi, de sorte que vous ne serez plus gêné par mon intrusion dans votre clientèle. J’ai été injuste envers vous comme vous l’avez été envers moi. Je vous ai cru un esprit étroit et pédant, dépourvu de bonnes qualités. J’ai appris pendant votre maladie a mieux vous apprécier. Et le souvenir de votre amitié me sera toujours agréable.

Et c’est ainsi qu’il arriva, que peu de semaines après, il n’y avait plus qu’un médecin à Hoyland.

Mais on remarqua qu’il avait vieilli de plusieurs années en quelques mois, qu’une tristesse se lisait toujours dans les profondeurs de ses yeux bleus, et qu’il faisait aussi peu de cas que jamais des jeunes personnes que le hasard ou leurs mères attentives plaçaient sur son chemin…