Les Petites Comédies du vice/Les Métamorphoses d’une brioche
LA JALOUSIE
LES MÉTAMORPHOSES D’UNE BRIOCHE
(LA JALOUSIE)
Comme les rayons d’un matinal soleil de printemps égayaient la chambre, elle s’écria toute joyeuse d’être au monde :
— Dis donc, chien chéri, puisque tu me fais toujours la guerre parce que je ne prends pas d’exercice, si tu le veux, nous allons partir, bras dessus, bras dessous, à pied comme deux vrais amoureux, et, du boulevard Beaumarchais, nous irons, tout en flânant jusqu’à la Madeleine, déjeuner dans quelque petit endroit pas cher de ce quartier-là ? Qu’en dis-tu ?
— De grand cœur ! mon bon chat.
— Hein ! je suis gentille ? Tu ne diras pas que je te ruine en voitures ? — Seulement, si mon loulou veut être bien aimable… bien prévenant… bien gracieux pour sa Niniche, il lui payera quelque chose dont elle a envie… oh ! mais bien envie depuis longtemps.
Sentant poindre une carotte, le Loulou en question eut un mouvement nerveux et murmura :
— Sans doute encore quelque coûteuse inutilité ?
— Oh ! comme c’est méchant ce que tu dis là, juste quand je viens de répéter que je ne veux pas te faire dépenser d’argent. C’est bien, monsieur ; alors je me payerai ce caprice de ma bourse… ça ne vous aurait cependant pas ruiné, vilain avare !
— Voyons, Niniche, ne boude pas et dis-moi quel est ce caprice.
— Figure-toi que, depuis trois ans, chaque fois que je passe devant le fameux marchand de brioches à un sou, de la rue de la Lune, je meurs d’envie d’en acheter… mais je n’ose car, tu comprends, une femme seule et bien mise… on a l’air d’une meurt-de-faim, qui a dépensé son dîner en toilette. À notre passage devant la boutique, tu iras tout seul me prendre une brioche que je gobichonnerai à même ma poche.
Vous entendez d’ici l’énorme soupir de satisfaction poussé par Loulou en apprenant la modeste fantaisie de sa Niniche.
Quand ils furent en route, le dialogue suivant s’établit :
Niniche. — Tu n’as pas été très aimable tout à l’heure en parlant de mes « coûteuses inutilités » ! Moi qui fais tous mes efforts pour être une petite femme de ménage bien économe… Est-ce que tu trouveras beaucoup de maîtresses heureuses d’aller à pied et de manger une brioche d’un sou ? Il est vrai que cette vie-là me plaît car, si j’avais le moindre goût de luxe, je n’aurais qu’à écouter le baron Tosté… En voilà un qui m’offre autre chose qu’une brioche ! Allons, ne fais pas le jaloux, je t’ai dit que je ne peux pas le sentir. (Joyeuse.) Tra la la, oh ! je me fais une fête de ma bonne brioche bien chaude !
Loulou. — Tu es bien sûre, Niniche, que je te payerais cent brioches, si tu les désirais… Seulement, permets-moi un conseil : crois-tu que cette brioche ne te coupera pas l’appétit pour notre déjeuner à la Madeleine ?
Niniche. — C’est pourtant vrai ! Tiens, pour te prouver que je suis une femme économe, je renonce pour aujourd’hui à ma brioche, car il serait fou d’aller ensuite inutilement dépenser douze ou quinze francs pour regarder seulement les plats du déjeuner. Mais puisque j’empêche ces quinze francs d’être déboursés sans profit, tu me payeras, pour ma récompense, une théière en porcelaine de vingt-cinq sous. Hein ! suis-je femme de ménage ? J’espère que voilà un objet d’utilité ?
Loulou. — Est-ce que l’on ne peut faire du thé dans la cafetière ? Tu sais, moi, je te le demande naïvement, ce n’est pas pour te refuser une théière.
Niniche. — Mais, au contraire, tu as raison ; c’est une idée ! Du moment qu’on peut faire du thé dans une cafetière, je ne tiens pas à mon ustensile ; d’autant plus que je ne manque pas d’autres objets aussi utiles à acheter… des bottines, par exemple.
Loulou. — Des bottines !! Mais je t’en connais plus de vingt paires !!
Niniche. — Oui, mais pas des bottines roses… J’en ai vu de très jolies affichées à quinze francs… il est vrai qu’avec des bottines roses il faut avoir tout le vêtement de pareille couleur… mais les bottines suffisent pour mon projet.
Loulou, inquiet. — Quel projet ?
Niniche. — Je veux bien te le dire, mais il ne faut pas encore être jaloux. — C’est pour faire engager le baron Tosté ; avec son immense fortune, il se figure qu’on triomphe de tout. Aussi, l’autre jour, comme je lui disais que le rose me va très bien, il s’est mis à m’offrir… m’offrir… gros comme moi… et c’était des « Votre Loulou » par-ci, « Votre Loulou » par-là, comme s’il parlait d’un panné qui n’a pas les moyens d’offrir une robe… en taffetas rose… très léger… d’une soixantaine de francs. Alors je me suis promis, pour humilier le baron, à sa première visite, de le recevoir en robe de chambre avec mes bottines roses, et de lui dire : « Ah ! baron, si vous étiez arrivé cinq minutes plus tôt, vous auriez pu vous assurer que le rose me va bien ; j’étais en toilette ; tenez, j’ai même encore mes bottines roses ». De cette manière-là, il aurait cru que tu m’avais payé la robe.
Loulou, froissé. — Ah çà, il se figure donc que je suis inscrit aux indigents, ton baron ? Je ne tiens pas à lui monter cette comédie ; Dieu merci ! J’ai le moyen de te donner trois louis pour acheter ta robe rose.
Niniche. — Mais non, gros bête, mais non, je n’en veux pas. C’est pour le coup que tu dirais que j’achète « des inutilités, » si j’allais mettre trois louis à une robe qui tourne en chiffon au troisième jour et dont la couleur ne fait qu’un déjeuner de soleil… Oh ! non, je suis plus femme de ménage que ça… Si je m’achetais une robe, je la voudrais… bien de profit… de toutes les saisons… d’une teinte plus sérieuse… plus solide… en satin de Lyon, par exemple, — enfin une robe de quatre louis.
Loulou. — Comment, le satin de Lyon ne coûte que quatre louis ?
Niniche. — Mais pas plus… en les ajoutant aux trois louis que tu me dois déjà pour ma robe rose. Ah ! c’est là que le baron Tosté ragerait de voir que je n’attends pas après son argent pour m’habiller.
Loulou, jaloux. — Et je lui prouverai que tu n’attends pas ! (Décidé.) Au premier magasin, tu vas acheter ta robe.
Niniche. — Justement, à cent pas d’ici, il y en a un très bien assorti.
Arrivés devant la boutique, les deux amants examinent les robes étalées en montre. Tout à coup Niniche s’arrache brusquement à ce spectacle et, entraînant son Loulou, elle continue son chemin sans mot dire.
Loulou. — Ah ! çà, qu’as-tu donc ?
Niniche, avec un grand soupir. — Moi, rien.
LOULOU. — Mais si. Tu voulais une robe, puis en faisant ton choix, crac ! tu t’enfuis.
Niniche, bien triste. — C’est que… près de celle qui me plaisait… à gauche… j’ai vu le rêve de toute ma vie… qui me rendrait si heureuse.
Loulou. — Quoi donc ?
Niniche. — Rien, rien, te dis-je, je ne veux pas te faire faire une folie (Avec un soupir) : Ah ! les femmes un peu coquettes devraient bien naître aveugles… à moins d’avoir l’immense fortune du baron Tosté.
Loulou. — Ah ! ça, tu m’ennuies avec ton Tosté ! Tu ferais mieux de me dire ce qui te chagrinait dans cette vitrine.
Niniche. — Eh bien, puisque tu l’exiges, c’est une robe en velours.
Loulou. — Comment ! C’est pour une robe en velours que tu es là, toute triste, à encenser ton Tosté !!! Ne dirait-on pas qu’il est le Pérou, et que moi, avec mes trente mille francs de rentes, je ne suis qu’un mendiant !!! Puisque cette robe en velours te plaît…
Niniche. — Vrai ? Tu me la paies ? vrai de vrai ?
Loulou. — Retournons au magasin.
Niniche. — Non, sur l’autre boulevard, je connais une boutique encore mieux montée. (Avec joie.) Ah ! le bon bonheur !… Quel est le Loulou qui peut se vanter d’avoir rendu sa Niniche bien heureuse ? C’est mon chien-chien. (Réfléchissant.) Dis donc, chéri, est-ce que ma parure en jais fera bien sur le velours ?
Loulou. — Oh ! non ; le velours donne surtout de l’éclat à la peau…
Niniche. — … Et aux diamants. (Rêveuse.) Ah ! voilà ce que je n’aurai jamais, moi !… des diamants !
Loulou. — On ne sait pas.
Niniche. — C’est tout su ! Car il n’y a pas huit jours, j’en ai eu pour cinq mille francs dans le creux de la main… je n’avais qu’à dire un oui… et c’était à moi.
Loulou. — Encore ce Tosté, n’est-ce pas ? Et tu as refusé ?
Niniche. — Oui, mais c’était bien tentant ; car enfin, pour une femme, les diamants, c’est du solide… c’est bien joli, une robe en velours, mais ça s’use… tandis que les diamants mettent du pain sur la planche… Ah ! c’est moi qui me ficherais d’avoir une robe en toile sur le dos si je possédais des diamants.
Loulou, inquiet. — Ainsi, tu me quitterais pour des diamants ?
Niniche. — Dame ! Une question d’avenir ! Tu serais le premier à me le conseiller, si tu m’aimais sérieusement.
Loulou. — Alors, tu ne tiens pas à moi ?
Niniche. — Que tu es drôle avec tes questions ! Voyons, sois juste : tu peux me quitter d’un instant à l’autre… et j’aurais manqué ma position… J’aurais refusé un homme dont la générosité, en assurant mon avenir, lui aurait donné des droits de compter sur mon affection, ma fidélité, ma reconnaissance.
Loulou, rageur. — Sacrebleu ! je n’en aurai pas le démenti ! Je veux savoir si on peut s’en remettre à la reconnaissance des femmes.
Niniche. — Que veux-tu dire ?
Loulou. — Nous allons entrer chez mon bijoutier, et tu choisiras à ton goût.
Niniche, transportée. — Ah ! que tu es mignon ! C’est moi qui ne m’attendais guère à une pareille surprise. Comme le Tosté va être stupéfait en voyant ma rivière… lui qui ne m’offrait que des boucles d’oreilles.
Loulou, nerveux. — Tu auras les boucles et la rivière, mais, pour Dieu ! tais-toi avec ton éternel Tosté.
Quand le bijoutier étala les parures devant Niniche, elle les saisit d’abord avec une joie fiévreuse, mais tout à coup elle se calma et devint pensive :
— Eh bien ! Niniche, qu’as-tu donc ? Cela ne paraît plus te faire plaisir.
— C’est vrai.
— Aurais-tu maintenant un autre désir ?
— Oui.
— Lequel ?
— J’aime mieux que tu m’épouses.
Ne riez pas, lecteurs. Il l’épousait hier à l’église Bonne-Nouvelle et, au sortir de l’église, la mariée, en se voyant dans la rue de la Lune, s’écriait :
— À propos de la rue de la Lune, dis donc, Loulou… avec tout ça, tu ne m’as pas payé ma brioche.