Les Maîtres sonneurs/21

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Texte établi par Émile FaguetGeorge Bell and sons (p. 251-262).



VINGT ET UNIÈME VEILLÉE


L’hiver passa et le printemps vint, sans que Brulette voulût retourner à aucun divertissement. Elle n’y sentait même plus de regret, ayant compris qu’il ne tiendrait qu’à elle de se rendre encore maîtresse des cœurs, mais disant que tant d’amitiés d’hommes et de femmes l’avaient trahie, qu’elle n’en estimait plus le nombre et se tiendrait dorénavant à la qualité. La pauvre enfant ne savait pas encore tout le mal qu’on lui avait fait. Tous l’avaient décriée ; aucun n’avait eu le courage de l’insulter. Quand on la regardait, on trouvait l’honnêteté écrite sur sa figure ; quand elle avait le dos tourné, on se vengeait, par des paroles, de l’estime dont on n’avait pu se défendre, et on lui jappait de loin aux jambes, comme font les chiens couards qui n’osent sauter à la figure.

Le père Brulet se faisait vieux, devenait un peu sourd, et pensait plus souvent en lui-même, comme font les personnes d’âge, qu’il ne s’attentionnait aux paroles du monde. Le père et la fille n’avaient donc pas tout le chagrin qu’on eût souhaité leur faire, et mon père, à moi, ainsi que le restant de la famille, qui étaient chrétiennement sages, me donnaient le conseil et l’exemple de ne point leur en tourmenter l’esprit, disant que la vérité se ferait jour et qu’un temps viendrait où les mauvaises langues seraient punies.

Le temps, qui est aussi un grand balayeur, commençait à emporter de lui-même cette méchante poussière. Brulette eût méprisé d’en tirer vengeance et n’en voulut jamais avoir d’autre que de recevoir très-froidement les avances qui lui furent faites pour revenir en ses bonnes grâces. Il se trouva, comme il arrive toujours, qu’elle eut des amis parmi ceux qu’elle n’avait pas eu pour galants, et ces amis, sans intérêt et sans dépit, la défendirent au moment qu’elle n’y comptait pas. Je ne parle pas de la Mariton, qui lui était comme une mère, et qui, dans son cabaret, faillit, plus d’une fois, jeter les pots à la tête des buveurs, quand ils se permettaient de chanter la Josette, mais de personnes qu’on ne pouvait accuser d’aller à l’aveugle et qui firent honte aux affronteurs.

Brulette s’était donc rangée, avec peine d’abord, mais peu à peu avec contentement, à une vie plus tranquille que par le passé. Elle était fréquentée de personnes plus raisonnables et venait souvent à la maison avec son Charlot qui, l’hiver passé, perdit les rougeurs de sa mine échauffée et prit une humeur plus avenante. L’enfant n’était pas tant laid que bourru, et quand la douceur et l’amitié de Brulette l’eurent, à fine force, apprivoisé, on s’aperçut que ses gros yeux noirs ne manquaient pas d’esprit, et que, quand sa grande bouche voulait bien rire, elle était plus drôle que vilaine. Il avait passé par une gourme dont Brulette, autrefois si dégoûtée, l’avait pansé et soigné si bravement, qu’il était devenu l’enfant le plus sain, le plus ragoûtant et le plus proprement tenu qu’il y eût dans le bourg. Il avait bien toujours la mâchoire trop large et le nez trop court pour être joli, mais comme la santé est le principal chez un marmot, on ne se pouvait défendre de s’écrier sur sa grosseur, sa force et son air décidé.

Mais ce qui rendait Brulette encore plus fière de son œuvre, c’est que Charlot devenait tous les jours plus mignon de ses paroles et plus franc de son cœur. Quand elle l’avait pris en garde, les premiers mots qu’il sût dire étaient des jurons à faire reculer un régiment ; mais elle lui avait fait oublier tout cela et lui avait appris de jolies prières et un tas d’amusettes et de disettes gentilles qu’il arrangeait à sa mode et qui réjouissaient tout le monde. Il n’était pas né câlin et ne caressait pas volontiers le premier venu, mais il avait pour sa mignonne, comme il appelait Brulette, une attache si violente, que quand il avait fait quelque sottise, comme de couper son tablier pour se faire des cravates, ou de mettre son sabot dans le pot à la soupe, il venait au-devant des reproches et lui serrait le cou si fort pour l’embrasser qu’elle n’avait pas le courage de lui faire la morale.

Au mois de mai, nous fûmes invités à la noce d’une cousine qui se mariait au Chassin et qui envoya, dès la veille, une charrette pour nous amener, faisant dire à Brulette que si elle ne venait avec Charlot, elle lui enchagrinerait son jour de mariage.

Le Chassin est un joli endroit sur la rivière du Gourdon, à environ deux lieues de chez nous. Le pays rappelle un si peu le Bourbonnais ; et Brulette, qui était petite mangeuse, quitta le bruit de la noce et s’en alla promener au dehors pour désennuyer Charlot. — Mêmement, me dit-elle, je voudrais le conduire en quelque ombrage tranquille, car c’est l’heure où il fait son somme, et le bruit de la noce l’en empêche. S’il y manque, il sera mal à son aise et greugnoux jusqu’au soir.

Comme il faisait grand chaud, je lui fis offre de la conduire dans un petit bois anciennement cultivé en garenne, qui joute le château ruiné, et qui, bien clos encore d’épines et de fossés, est un endroit bien abrité et retiré. — Allons-y, dit-elle. Le petit dormira sur moi, et tu retourneras te divertir.

Quand nous y fûmes, je la priai de me laisser avec elle.

— Je ne suis plus si curieux de noces que j’étais, lui dis-je, et je m’amuserai autant, sinon mieux, à causer avec toi. On s’ennuie quand on n’est pas dans son endroit et qu’on n’a rien à faire, et tu t’ennuierais là ; ou bien tu y serais peut-être accostée de quelque monde qui, ne te connaissant point, te donnerait une autre sorte d’ennui.

— À la bonne heure, répondit-elle ; mais je vois bien, mon pauvre cousin, que je te suis toujours un embarras ; et cependant, tu t’y donnes de si grand’patience et de si bon cœur que je ne sais point m’en déshabituer. Il faudra pourtant bien que ça vienne, car te voilà dans l’âge de t’établir, et la femme que tu auras me verra peut-être d’un mauvais œil, comme font tant d’autres, et ne voudra point croire que je mérite ton amitié et la sienne.

— C’est trop tôt pour t’en tourmenter, lui dis-je en arrangeant le gros Charlot sur ma blouse que j’étendis sur le gazon, tandis qu’elle s’asseyait à côté de lui pour lui virer les mouches : je ne songe point au mariage, et s’il m’arrive de m’engager dans ce chemin-là, je te jure que ma femme fera bon ménage avec toi, ou que je ferai mauvais ménage avec elle. Il faudrait qu’elle eût le cœur planté de travers pour ne point reconnaître que j’ai pour toi la plus honnête de toutes les amitiés, et pour ne pas comprendre que, t’ayant suivie dans tes joies et dans tes peines, je me suis accoutumé à ta compagnie comme si toi et moi ne faisions qu’un. Mais toi, cousine, ne songes-tu pas au mariage et as-tu donc fait la croix sur ce chapitre-là ?

— Oh ! quant à moi, Tiennet, je crois que oui, n’en déplaise à la volonté du bon Dieu ! me voilà bientôt fille majeure, et je crois qu’à attendre l’envie du mariage, je l’ai laissée passer sans y prendre garde.

— C’est plutôt maintenant qu’elle commence peut-être, ma mignonne. Le goût du divertissement te quitte, l’amour des enfants t’est venu, et je te vois t’accommoder de la vie tranquille du ménage ; mais il n’en est pas moins vrai que tu es toujours dans ton printemps, comme voilà la terre en fleurs. Tu sais que je ne t’en conte plus ; ainsi tu peux me croire quand je te dis que tu n’as jamais été si jolie, encore que tu sois devenue un peu pâle, comme était la belle Thérence des bois. Mêmement, tu as pris un petit air triste comme le sien, qui se marie assez bien avec tes coiffes unies et tes robes grises. Enfin, je crois que ton dedans a changé et que tu vas devenir dévote, si tu n’es amoureuse.

— Ne me parle pas de cela, mon cher ami, s’écria Brulette. J’aurais pu me tourner vers l’amour ou vers le ciel, il y a un an. Je me sentais, comme tu dis, changée en dedans ; mais me voilà attachée aux peines de ce monde, sans y trouver ni la douceur de l’amour, ni la force de la religion. Il me semble que je suis liée à un joug et que je pousse en avant, de ma tête, sans savoir quelle charrue je traîne derrière moi. Tu vois que je n’en suis pas plus triste et que je n’en veux pas mourir ; mais je confesse que j’ai regret à quelque chose dans ma vie, non point à ce qui a été, mais à ce qui aurait pu être.

— Voyons, Brulette, lui dis-je en m’asseyant auprès d’elle et lui prenant la main, c’est peut-être l’heure de la confiance. Tu peux, à présent, me dire tout sans crainte de ma jalousie ou de mon chagrin. Je me suis guéri de souhaiter autre chose que ce que tu peux me bailler. Baille-la-moi, cette chose qui m’est bien due, baille-moi la confidence de tes peines.

Brulette devint rouge, fit un effort pour parler, mais ne put dire un mot. On aurait cru que je la forçais de se confesser à elle-même et qu’elle s’en était si bien défendue qu’elle n’en savait plus le moyen.

Elle leva ses beaux yeux sur le pays que nous avions devant nous, car nous nous étions placés au bout du bois, sur un herbage en terrasse qui surmontait un joli vallon tout bosselé en tertres couverts de cultures.

Au-dessous de nos pieds coulait la petite rivière, et, de l’autre côté, le terrain se relevait tout droit sous une belle futaie de chênes peu étendue, mais si foisonnante en grands arbres qu’on eût dit d’un coin de la forêt de l’Alleu. Je vis dans les yeux de Brulette à quoi elle pensait, et, lui reprenant sa main, qu’elle m’avait retirée pour se prendre le cœur, comme une personne qui souffre de ce côté-là : — Est-ce Huriel ou Joseph ? lui dis-je d’un ton où je ne mettais ni moquerie ni malice.

— Ce n’est pas Joseph ! répondit-elle vivement.

— Alors, c’est Huriel ; mais es-tu libre de suivre ton inclination ?

— Comment aurais-je de l’inclination, répondit-elle en rougissant toujours plus, pour quelqu’un qui n’a sans doute jamais songé à moi ?

— Ça n’est pas une raison !

— Si fait, je te dis.

— Eh non, je te jure. J’en ai bien eu pour toi !

— Mais tu t’en es corrigé.

— Et toi, tu, te corriges à grand’peine ; ce qui veut dire que tu en es encore malade. Mais Joseph ?

— Eh bien, quoi, Joseph ?

— Tu ne t’es donc jamais engagée à lui ?

— Tu le sais bien !

— Mais… Charlot ?

— Eh bien, quoi, Charlot ?

Comme mes yeux étaient tombés sur l’enfant, les siens s’y tournèrent aussi, et puis revinrent sur moi, si étonnés, si clairs d’innocence, que je fus honteux de mon doute comme d’une injure que je lui aurais dite. — Ce n’est rien, répliquai-je vitement. Je disais Et Charlot, parce que je m’imaginais le voir s’éveiller.

Dans ce moment-là, une sonnerie de musette se fit entendre de l’autre côté de l’eau, dans les chênes, et Brulette en fut secouée comme une feuille par un coup de vent.

— Oui-dà, lui dis-je, la danse va s’engager chez la mariée, et je pense qu’on envoie la musique pour te chercher.

— Non ! non ! dit Brulette, qui était devenue pâle. Ce n’est ni un air, ni une musette du pays. Tiennet, Tiennet… ou je suis folle… ou celui qui joue là-bas…

— Le vois-tu ? lui dis-je, avançant sur la terrasse et regardant de tous mes yeux ; serait-ce le père Bastien ?

— Je ne vois personne, dit-elle en me suivant ; mais ce n’est pas le grand bûcheux… Ce n’est pas non plus Joseph… C’est…

— Huriel peut-être ! Ça me paraît moins sûr que la rivière qui nous en sépare ; mais allons-y tout de même ; nous trouverons un gué, et s’il est par là, il faudra bien que nous l’attrapions au passage, ce beau muletier, et sachions ce qu’il pense.

— Non, Tiennet, je ne veux point quitter ni déranger Charlot.

— Au diable Charlot ! Alors, attends-moi là ; j’y vas tout seul.

— Non, non, non ! Tiennet ! s’écria Brulette en me retenant à deux mains ; l’endroit est dangereux pour descendre.

— Quand je m’y devrais casser le cou, je te veux sortir de la peine où tu-es ! m’écriai-je.

— Quelle peine ? fit-elle en me retenant toujours et en se ravisant de son premier trouble, par un effort de sa fierté. Qu’est-ce que ça me fait, que ce soit Huriel ou tout autre qui passe dans ce bois ? Crois-tu que je veuille faire courir après quelqu’un qui, me sachant là, passerait peut-être encore plus loin.

— Si c’est là ce que vous pensez, fit-une douce voix derrière nous, il faudra donc que nous nous en allions ?

Nous nous étions retournés au premier mot : la belle Thérence était devant nos yeux.

— À sa vue, Brulette, qui avait tant murmuré de son oubli, perdit tout son courage, et tomba dans ses bras en versant un grand flot de pleurs.

— Eh bien, eh bien, dit Thérence en l’embrassant avec la force d’une vraie fille de fendeux qu’elle était, m’avez-vous crue oublieuse de nos amitiés ? Pourquoi jugez-vous mal des gens qui n’ont point passé un jour sans songer à vous ?

— Dites-lui vitement si votre frère est là, Thérence, m’écriai-je, car… Brulette, se retournant, mit sa main sur ma bouche, et je me repris en riant pour dire : Car j’ai grand’soif de le revoir.

— Mon frère est là, dit Thérence ; mais il ne vous sait point si près… Tenez, le voilà qui s’éloigne, car sa musique ne s’entend quasiment plus.

Elle regarda Brulette, qui redevenait pâle, et ajouta en riant : — Il est trop loin pour que je puisse l’appeler, mais il ne tardera pas de tourner par ici et de venir au vieux château. Alors, si vous ne le méprisez pas trop, Brulette, et si vous ne m’en empêchez pas, je lui ferai une petite surprise, à quoi il ne s’attend guère ; car il ne croyait vous saluer que ce soir. Nous devions aller vous faire visite à votre bourg, et c’est un bonheur que je vous aie trouvée ici pour nous sauver d’un retard dans notre rencontre. Rentrons sous ce bois, car s’il vous apercevait d’où il est, il serait capable de se noyer en passant la rivière, dont il ne connaît point encore les gués.

Nous retournâmes nous asseoir autour de Charlot, que Thérence regarda, demandant, de son grand air simple et franc, s’il était à moi. — À moins que je ne fusse marié depuis longtemps, lui répondis-je, ce qui n’est pas…

— Il est vrai, reprit-elle en le regardant mieux, c’est déjà un petit bonhomme ; mais vous auriez pu être marié quand vous êtes venu chez nous. Puis, elle avoua, en riant, qu’elle se faisait peu d’idée de la croissance des marmots, n’en voyant guère pousser dans les bois où elle vivait toujours, et où les humains ont peu coutume d’amener et d’élever leurs familles. — Vous me retrouvez aussi sauvage que vous m’avez laissée, reprit-elle, mais cependant moins quinteuse, et j’espère que ma douce Berrichonne n’aura plus à se plaindre de ma méchante humeur.

— En effet, dit Brulette, vous me paraissez plus gaie, mieux portante, et si fort embellie qu’on a les yeux éblouis de vous regarder.

C’était là une remarque qui m’avait brûlé la vue dès le premier moment. Thérence avait fait une provision de santé, de fraîcheur et de clarté dans la figure qui la changeait en une autre femme. Si elle avait encore l’œil un peu enfoncé sous le front, son sourcil noir ne se tordait plus pour en cacher le feu, et s’il y avait toujours de la fierté dans son rire, il y avait aussi de la belle gaieté qui, par moments, faisait reluire ses dents brillantes comme des perles de rosée dans une fleur. Ses joues n’étonnaient plus par leur blancheur de fièvre, le soleil de mai l’ayant un peu mordue en voyage ; mais il y avait poussé des roses ; et je ne sais pas quoi de jeune, de fort, de vaillant dans toute sa mine me fit sauter le cœur à une idée qui me vint, je ne sais comment, en regardant si le signe noir comme un velours, qu’elle avait au coin de la bouche, était toujours bien à la même place.

— Mes amis, nous dit-elle en essuyant ses beaux cheveux, crêpelés naturellement, que la chaleur avait collés à son front, puisque nous avons un moment pour nous parler avant que mon frère soit ici, je vous veux, sans grimace et sans honte, régaler de mon histoire ; car à cette histoire-là tient celle de plusieurs autres. Seulement, dis-moi, Brulette, si ce Tiennet, dont tu faisais autrefois grande estime, est, comme il me paraît, toujours le même, et si je peux reprendre la causette avec toi comme le jour où nous l’avons laissée, il y aura un an à la moisson qui vient ?

— Oui, ma chère Thérence, tu le peux, répondit ma cousine, contente d’en être tutoyée pour la première fois.

— Eh bien, Tiennet, dit Thérence avec une vaillantise de bonne foi sans pareille, et qui la faisait bien différer de la retenue et craintive Brulette, je ne vous apprendrai rien en vous disant que l’an passé, avant votre visite chez nous, je m’étais attachée à un pauvre garçon triste et souffrant de son corps, comme une mère s’attache à son enfant. Je ne le savais pas encore épris d’une autre, et lui, voyant mon amitié, dont je ne me cachais point, n’avait pas le courage de me dire que j’en serais mal payée. Pourquoi Joseph, car je peux bien le nommer, et vous voyez, mes amis, que ça ne me fait point changer de couleur, pourquoi Joseph, à qui j’avais tant demandé, dans ses défaillances de maladie, de me dire la cause de ses peines, m’avait-il juré n’en avoir point d’autre que le regret de sa mère et de son pays ? Il me jugeait donc lâche et me faisait injure, car s’il se fût ouvert à moi, c’est moi qui aurais été chercher Brulette, sans sourciller, et sans tomber dans le tort de prendre une mauvaise opinion d’elle, comme cela m’est arrivé, dont je me confesse et lui demande pardon.

— Tu l’as déjà fait, Thérence, et il n’y a rien à pardonner quand l’amitié y est déjà.

— Oui, mon enfant, reprit Thérence, mais le tort que tu oublies, je n’en ai pas moins gardé souvenance, et, pour tout au monde, j’aurais voulu le réparer auprès de Joseph en lui conservant mes soins, mon amitié, ma bonne humeur après ton départ. Songez, mes amis, que je n’avais jamais menti, moi, et que, dès mon plus jeune âge, mon père, qui s’y connaît, m’avait surnommée Thérence la sincère. Quand, sur les bords de votre Indre, la dernière fois que je vous vis, à moitié chemin de chez vous, je parlai seule à seul un moment avec Joseph, le priant de revenir chez nous et lui promettant que rien ne serait changé dans mon intérêt pour son repos et sa santé, pourquoi a-t-il refusé, dans son cœur, de me croire ? Et pourquoi, me promettant, des lèvres, de revenir, mensonge dont je ne fus point dupe, se retira-t-il de moi pour toujours en me méprisant, comme une fille sans souci et sans honte qui le tourmenterait de quelque lâche folleté d’amour ?

— Eh quoi, dis-je, est-ce que Joseph, qui n’a passé que vingt-quatre heures avec nous, n’est pas retourné auprès de vous autres, pour, à tout le moins, vous dire ses desseins et faire ses adieux ? Depuis qu’il nous a quittés, nous n’avons point eu de nouvelles de lui.

— Si vous n’en avez point eu nouvelles, reprit Thérence, je vas vous en dire. Joseph est retourné en nos bois sans nous voir, sans nous parler. Il est venu nuitamment comme un voleur qui a honte du soleil. Il est entré en sa loge pour prendre sa cornemuse et ses effets, et il est parti sans saluer le seuil de la cabane de mon père, sans seulement détourner la tête de notre côté. Je l’ai vu, je ne dormais pas. J’ai suivi de l’œil toutes ses actions, et quand il a été enfoncé dans le bois, je me suis sentie aussi tranquille qu’une morte. Mon père m’a réchauffée au soleil du bon Dieu et de son grand cœur. M’emmenant avec lui dans la lande, il m’a parlé tout un jour, ensuite toute une nuit, jusqu’à ce qu’il m’ait vue prier et dormir. Vous connaissez un peu mon père, mes chers amis, mais vous ne pouvez pas savoir comme il aime ses enfants, comme il les console, comme il sait trouver tout ce qu’il faut leur dire pour les rendre semblables à lui, qui est un ange du ciel caché sous l’écorce d’un vieux chêne.

» Mon père m’a guérie ; sans lui, j’aurais méprisé Joseph ; à présent, je ne l’aime plus, voilà tout !

Et, finissant ainsi, Thérence essuya encore son beau front, mouillé de sueur, reprit son haleine, embrassa Brulette, et me tendit, en riant, une grande main blanche et bien faite, dont elle secoua la mienne avec la franchise qu’un garçon eût pu y mettre.