Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/3

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 7-11).


III


Grâce aux instructions de mon ami Philippe et de madame Dubreuil, je me croyais déjà au fait du caractère et des habitudes de tous les habitants du château de Révanne ; mais j’étais bien loin d’en savoir autant que j’en appris, pendant trois jours que je passai dans la diligence de Rennes. Elle était composée d’une marchande de toile, d’un officier blessé, d’une jeune femme en deuil, d’un avocat de Rennes, et de l’espion de rigueur, qui, sous tous les gouvernements, est l’orateur né de la diligence. Le nôtre était ce jour-là masqué en émigré nouvellement rentré. Son audace à critiquer les décrets et les puissances du jour me fit soupçonner qu’il était payé pour en médire ; je m’amusai à lui reprocher son imprudence, de l’air d’un homme pénétré de son danger, et finis par lui dire :

— Le ciel me préserve d’injurier personne ici, mais songez donc, monsieur, qu’il pourrait s’y trouver un de ces misérables soudoyés par la police pour lui dénoncer les conspirateurs et les brigands ; et qui, bien plus souvent, lui dénoncent les honnêtes gens de mauvaise humeur.

Cette réflexion charitable eut tout le succès que j’en pouvais attendre ; la rancune que m’en témoigna notre compagnon de voyage ne me laissa plus aucun doute sur sa noble profession. Chacun vit aussi clairement que moi qu’il voyageait pour s’instruire ; et, sans s’être entendus, on se fit un plaisir d’orner son esprit d’histoires inventées avec plus ou moins de génie, et qui durent lui fournir le sujet d’un rapport curieux. Dès qu’il crut nous connaître assez, il nous quitta, et son départ établit entre les voyageurs une confiance sans borne. L’avocat se disant fort sur tous les sujets nous accablait de ses questions ; j’avais consenti à lui répondre que j’allais au château de Révanne, mais, lorsqu’il me demanda sans façon le motif qui m’y conduisait, je pris un air si important, pour lui dire que c’était une affaire particulière, qu’il n’osa pas continuer son interrogatoire. Alors, espérant deviner par sa finesse ce qu’il ne pouvait obtenir de ma franchise, il se mit à faire un grand éloge de madame de Révanne ; la marchande de toile se permit de le contredire en signalant des défauts qui devaient détruire l’effet du panégyrique. C’est tout ce qu’attendait notre avocat pour changer son discours en véritable plaidoyer. À dater de ce moment il n’y eut plus moyen de l’interrompre ; et, tout en convenant que madame de Révanne avait peut-être trouvé trop de plaisir à s’entendre vanter dans sa jeunesse, il soutint que son esprit, sa bonté, joints aux charmes d’un visage encore fort agréable, en faisait une personne très-distinguée. On ferait un livre des paroles qu’il employa pour nous prouver ce fait.

— Puisqu’elle est si vertueuse, interrompit enfin la marchande, pourquoi n’a-t-elle pas suivi son mari à Coblentz ?

— Parce qu’il ne l’a pas voulu, s’écria l’avocat, j’en puis fournir les preuves.

À ces mots il récita par cœur une lettre du marquis de Révanne à sa femme, par laquelle il lui défendait de le rejoindre, en l’assurant qu’elle le reverrait bientôt à la tête d’une armée triomphante, qui n’avait qu’à se montrer pour mettre en fuite les hordes républicaines. À ce passage, l’officier haussa les épaules ; l’avocat n’en fut point troublé, et continua de nous expliquer comment cette lettre, ayant été saisie par les autorités qui commandaient alors, fut imprimée dans un journal, et valut à madame de Révanne cinq mois de prison. Son fils, caché chez un de ses fermiers, avait échappé à la fureur des brigands qui le poursuivaient : rentré depuis dans ses propriétés, il vivait auprès de sa mère, et l’on vantait également les soins qu’elle avait pris de son éducation, et la manière dont il en avait profité. Malheureusement, ajouta-t-il, les agréments personnels de ce jeune homme nuiront beaucoup à sa destinée ; il n’a que dix-neuf ans, et il est déjà la coqueluche des femmes du canton ; s’il répond, comme l’on doit le supposer, à toutes leurs agaceries, il ne sera bientôt qu’un petit fat.

Placé en face de la jeune femme dont j’ai déjà parlé, je reposais mes yeux le plus souvent possible sur son visage gracieux, et je fus surpris de la rougeur qui le couvrit tout à coup lorsque l’avocat prononça l’arrêt qui livrait aux femmes les destins de mon futur maître. L’officier, ému par l’idée de voir un bon Français perdre sa vie dans les boudoirs, s’écria en jurant :

— Eh ! morbleu, pourquoi sa mère ne le fait-elle pas entrer au service ; le plaisir de faire la guerre le dégoûtera bientôt de tous les autres.

— Vrai dieu ! interrompit la marchande, contre qui voulez-vous qu’il se batte ?

— Mais contre les ennemis de la France.

— C’est cela, répliqua-t-elle, avec un sourire amer ; qu’il tue son père.

— Eh ! non, madame, reprit l’officier, d’un ton méprisant, les Français ne reconnaissent pour ennemis que les étrangers qu’ils combattent. Chacun a sa manière d’aimer et de servir sa patrie ; et l’on peut choisir la plus mauvaise sans être puni de mort. Laissez-nous chasser d’abord les gens qui se mêlent de nos affaires, elles s’arrangeront ensuite d’elles-mêmes ; je ne vous donne pas dix ans pour voir toute la jeune noblesse de France, fière d’obéir aux commandements d’anciens généraux roturiers, marcher avec eux au combat et partager leur gloire.

L’arrivée d’un nouveau voyageur, recruté par le conducteur de la diligence, interrompit cette discussion, qui dégénérait en querelle. Tous les yeux se portèrent sur l’inconnu. Ses vêtements plus que simples annonçaient une humble profession ; mais son assurance, sa familiarité, et un certain air d’autorité qu’il prenait en parlant à tort et à travers, trahissait l’homme en place. En effet c’était le maire du village où nous venions de passer. Cordonnier de son état, bien fait de sa personne, l’avantage de savoir lire et écrire, l’avait porté naturellement aux grands emplois de sa municipalité. Il nous fit entendre avec toute la modestie d’un sot, que plusieurs de ses voisins, s’intéressant beaucoup à ce qu’il appelait son commerce, l’avaient considérablement augmenté, et qu’il pouvait se vanter de chausser tous les châteaux de son arrondissement. Ne doutant pas que le récit de ses succès en tous genres ne lui eût acquis la bienveillance de ces dames, il se permit de petites plaisanteries sur le plaisir qu’on pouvait trouver à mesurer un joli petit pied de femme ; et passant de ce sujet à plusieurs autres, il dit tant d’impertinences, que la pruderie de la marchande et la pudeur de la jeune femme en furent également blessées. Touché du supplice qu’éprouvait cette dernière, j’imposai silence au municipal grivois. Il s’en fâcha ; mais l’officier, s’étant mis de mon parti, il consentit à changer de conversation, à condition pourtant qu’il obtiendrait son pardon de cette jolie petite mère qui paraissait si courroucée. En disant ces mots, il s’emparait de sa main, et se disposait à l’embrasser, lorsque tirant ce butor par le collet de sa carmagnole, je le fis retomber à sa place d’une manière si brusque, que la voiture en retentit. Fort heureusement pour lui et peut-être pour moi, il prit très-bien ce badinage, et me dit : Que ne parliez-vous, citoyen ? est-ce que je pouvais deviner qu’on vous taquinait en embrassant la citoyenne ? Alors il nous fallut supporter une autre espèce de gaieté toute aussi désagréable en ce qu’elle portait sur l’intimité qu’il supposait exister entre la jeune femme et moi. Rien n’annonçait que cela fût impossible, et cependant ses manières, même celles de me témoigner sa reconnaissance pour mes procédés honnêtes, me recommandaient cette sorte de respect qui interdit toute familiarité. Je devinai qu’elle voyageait pour la première fois seule, et dans une voiture publique, aussi m’empressai-je de lui rendre tous les soins d’un vrai serviteur, en dépit des propos goguenards du cordonnier jaloux.

C’est ainsi que nous arrivâmes à Rennes, où une calèche élégante attendait notre jolie compagne de voyage ; j’eus l’honneur d’y transporter ses cartons, et de lui donner la main pour y monter. « Je ne vous fais pas d’adieux, me dit-elle en partant, j’espère avoir bientôt une autre occasion de vous remercier de votre extrême obligeance. » La vue de cet équipage interdit un peu notre maire de village ; car son âme républicaine n’était pas à l’abri de l’ascendant du luxe sur la simplicité. Grâce à son peu de rancune, nous nous quittâmes bons amis. Je retournai près de la voiture dans l’intention d’y saluer les autres voyageurs. Tous avaient disparu. J’aperçus seulement à quelque distance notre avocat à moitié étouffé dans les bras d’une grosse femme que je présumai être la sienne. Je me gardai bien d’interrompre de si tendres embrassements, et gagnant la première auberge, j’y défis mon paquet, préparai tout pour ma toilette du lendemain ; et j’affirmerais bien que jamais ambassadeur, la veille de sa présentation, ne fut plus inquiet de son costume, ni de l’effet qu’il devait produire.

     O vanas hominum mentes !