Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/34

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 149-152).


XXXIV


En m’engageant dans le récit de quelques faits de cette campagne fameuse, je n’ai pas la prétention d’en vouloir décrire les événements mémorables. Je laisse à nos graves historiens le soin de transmettre à la postérité ces miracles de gloire, et je leur souhaite une éloquence digne du sujet. Le talent qu’exige une si grande entreprise intimidera d’abord les hommes les plus capables d’y réussir, et c’est à ceux dont la médiocrité ne doute de rien que nous devrons probablement les premiers essais en ce genre ; mais le temps, qui met tout à sa place, fera justice de ces petites chroniques, et couronnera l’ouvrage que médite sans doute en ce moment quelque grand écrivain. Le héros qui fit si souvent retentir le monde du bruit de ses exploits ne peut manquer d’écho pour les redire, et nous avons le droit d’espérer que tant de grands hommes trouveront un Plutarque.

Ainsi donc, je me contenterai d’être le simple narrateur des faits relatifs à mon maître. C’est sur la peinture des mœurs de cette époque, sur le récit de ces petits détails, trop souvent dédaignés par nos historiens, que je fonde tout l’intérêt de ces Mémoires. Les personnes qui ont vécu dans ce temps de désordre et de gloire reconnaîtront la vérité de mes tableaux, et me sauront peut-être bon gré d’avoir peint ce mélange de grandeur, de burlesque, de grossièreté et d’élégance, dont aucun siècle n’avait encore offert l’image.

Après trois jours de marche dans les montagnes, nous arrivâmes à minuit près de Céva, au moment où le général Masséna se disposait à passer le Tanaro.

— Vous arrivez tout juste, dit-il au général Verseuil, pour prendre votre part de l’affaire de demain, je crois qu’elle sera chaude, car la position de l’ennemi est formidable. Environné de deux rivières rapides et profondes, il a coupé tous les ponts et garni les bords de fortes batteries. Nous aurons de la peine à le débusquer de là.

— Surtout avec des troupes aussi fatiguées que les miennes, répondit le général Verseuil.

— Vous n’avez pourtant pas fait beaucoup de chemin.

— Non ; mais avec des chevaux mal nourris et des soldats pieds nus, on ne marche pas vite, et l’on arrive éreinté.

— Allons, allons, ne parlez pas de cela, reprit Masséna. Je vais tâcher de vous faire donner quelques provisions et un logement dans les granges du village de Lazegno. Là, vous pourrez dormir quelques heures, et nous vous dépêcherons ensuite vers le général en chef.

En disant ces mots, Masséna donna ses ordres à un aide de camp, qui nous caserna dans les granges promises, comme on range des moutons dans une bergerie. Le coin le moins sale fut réservé aux officiers et à leur suite ; et là nous trouvâmes, sur de la paille fraîche, un profond sommeil et l’oubli de nos fatigues.

Un roulement de tambour nous arracha trop tôt aux douceurs du repos. Il fallut s’habiller à la hâte et remonter à cheval. Le général Colli, craignant l’issue d’un combat décisif, venait d’opérer sa retraite sur Mondovi. Un officier de Bonaparte eu apportait à l’instant même la nouvelle, avec l’ordre de se porter, sans perdre de temps, sur les pas de l’ennemi.

— Que penses-tu de ce début ? me dit Gustave en mettant son habit.

— Eh mais ! cela s’engage assez bien, répondis-je ; et, si la victoire se charge du dénoûment, ce sera le mieux du monde.

— Pourvu que nous puissions rencontrer l’ennemi.

— Ah ! quand il fuirait ainsi devant nous jusqu’à Rome, il n’y aurait pas grand mal.

— Ni grande gloire non plus ; et c’est de la gloire qu’il nous faut pour faire oublier nos troubles et nos crimes à l’Europe.

La raison était sans réplique, et je tombai d’accord qu’il fallait couvrir nos échafauds de lauriers.

L’occasion d’en cueillir ne se fit pas attendre. Le bruit du canon nous servait de guide, et nous rejoignîmes la division du général Serrurier à l’instant où elle atteignait l’arrière-garde de l’ennemi, sur les hauteurs en avant de Vico. Là s’engagea le combat, et je dois confesser l’impression terrible que je ressentis au bruit des premières décharges de mousqueterie qui se firent entendre. Certes, si j’étais mort alors d’un boulet de canon, j’aurais laissé une pauvre opinion de mon courage, et cependant il m’a, depuis, assez souvent secondé pour pouvoir en répondre. Au reste, j’ai entendu plusieurs fois raconter à nos plus braves guerriers le tremblement involontaire qui s’était emparé d’eux à leur première bataille ; et ils avaient sur moi l’avantage d’agir, de tuer par-ci par-là, de se défendre enfin, distractions fort nécessaires en pareilles circonstances. Ma situation était bien plus cruelle : Posté sur une hauteur à portée du canon, sans qu’il me fût permis de me mêler aux combattants, je suivais des yeux les mouvements des deux armées, et croyais toujours reconnaître, dans l’officier frappé d’un coup mortel, le fils de madame de Révanne. Chaque instant redoublait cette inquiétude, que les cris de la victoire ne firent pas même cesser ; car, notre division s’étant mise à la poursuite de l’armée piémontaise, ce n’est qu’à Mondovi que je retrouvai Gustave couvert de sueur, de poussière, son mouchoir autour du bras et un drapeau à la main. En le revoyant, je ne pus me défendre d’un sentiment de joie qui remplit mes yeux de larmes. Il s’en aperçut, et, me sautant au cou :

— Brave garçon, me dit-il, tu pensais à ma mère ; sois tranquille, elle sera contente de moi.

— Mais vous êtes blessé ! m’écriai-je.

— Ce n’est rien : quelques égratignures.

Comme il finissait ces mots, le général Berthier lui fit dire que le général en chef le demandait ; et Gustave, tout troublé de l’idée de paraître ainsi devant ce grand capitaine, voulait se rajuster un peu.

— Gardez-vous-en bien, lui dis-je ; on ne quitte point sa parure avant la fin de la fête.

Alors, ressaisissant son drapeau, il suivit l’officier qui devait le conduire vers Bonaparte.

Ce ne fut pas sans beaucoup de peine qu’ils parvinrent jusqu’à lui. Le peuple, les soldats, obstruaient tous les passages. Chacun voulait voir ce nouveau César, qui n’avait qu’à se montrer pour vaincre. Mêlé dans la foule, j’entendais les réflexions les plus contraires :

— Quel homme inconcevable ! disaient les uns.

Maledetto bambino ! murmuraient les autres.

— C’est un dieu !

Quest’ è il diavolo !

Et tous ces discours étaient couverts par les cris de Vive Bonaparte !

— J’envoie demain vingt drapeaux à Paris, dit-il à Gustave ; je sais comment vous en avez reconquis un, que nos soldats blessés ne pouvaient plus défendre : ce trait sera mentionné. N’est-ce pas là votre première affaire ?

— Oui, mon général.

— Eh bien, tenez ce qu’elle promet, et vous serez bientôt digne de commander à ces braves, ajouta-t-il en montrant les troupes qui l’entouraient.

Puis, s’adressant à d’autres officiers, il leur donna des encouragements, des ordres, et leur inspira tant de confiance dans leur propre valeur, qu’il laissa dans tous les esprits la ferme assurance des nouveaux succès qui allaient bientôt nous livrer l’Italie.