Les Malheurs d’un amant heureux (Gay - 1873)/45

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 211-216).


XLV


Il était midi. Stephania, bien faible encore, s’était fait transporter sur un canapé auprès de la fenêtre de sa terrasse. Là, elle respirait un air embaumé qui la soulageait un peu de son oppression. Tenant à la main la dernière lettre de Gustave, elle pleurait son absence, tandis que Léonore lui parlait de la douleur qu’il avait témoignée en s’éloignant de sa chère Stephania, et la flattait de l’espérance si douce de le revoir bientôt. Sans croire à ce prochain bonheur, elle en accueillait la supposition avec complaisance, comme on se livre parfois aux charmes d’un rêve enchanteur qu’on sait bien n’être qu’un mensonge.

— Tu crois donc qu’il m’aime ? disait-elle à sa cousine. Et, se rappelant alors les moments qui devaient lui en donner l’assurance, elle chercha dans le passé des secours pour le présent, et tomba dans une profonde rêverie.

Mais quel bruit se fait entendre ?… quelle voix vient frapper son oreille ?… est-ce lui qu’elle va revoir ?… est-ce l’objet de cet amour si tendre que le ciel rend à ses vœux ? est-ce Gustave enfin ?… Non, c’est un insensé que la colère transporte ; c’est un furieux, dont les traits, altérés par le désespoir, ne sont plus reconnaissantes. C’est un tigre qui s’élance sur sa proie…

— Monstre, s’écrie-t-il, rends-moi Athénaïs, où je la venge à l’instant.

— Athénaïs ! répète Stephania en voyant l’épée nue qui menace son sein. Athénaïs !

— Oui, rends-la-moi avant de l’immoler à ton odieux amour. Qu’en as-tu fait, barbare ? A-t-elle déjà subi la mort que tu lui préparais ?

— C’en est trop, dit Stephania en se laissant tomber sur le bras de Léonore.

Gustave ne voit pas qu’elle succombe.

— Où sont les agents de ton crime ? poursuit-il ; que je les punisse avant toi ; que j’assouvisse sur vous tous la rage qui me dévore… Parle, te dis-je, ou crains tout de moi…

Mais la terreur et l’indignation avaient rendu Stephania immobile.

— Ton silence m’en dit assez. Oui, tu viens d’accomplir ton affreuse menace ; ton lâche cœur a cru se mettre à couvert du soupçon en la faisant assassiner dans une émeute ; tu as pensé que, trompé par cet événement funeste, je viendrais m’en consoler près de toi ; mais renonce à cette atroce espérance, et apprends que ta victime emporte avec elle au tombeau mon bonheur et ma vie. Avant de la venger, avant de mourir, je prétends, par mes aveux, commencer ton supplice. Non, je ne t’ai jamais aimée ; elle seule a possédé mon cœur ; elle seule le possédera toujours. Tu en étais indigne ; et mon ingratitude pour toi n’était que le pressentiment de l’horreur que tu devais m’inspirer aujourd’hui. Va, misérable, je te livre au remords, au mépris, et je vais demander à d’autres raison de ton infamie.

À ces mots, Gustave sortit de la chambre de Stephania dans un état d’égarement effroyable. Il demandait d’une voix terrible qu’on le conduisit vers M. Rughesi, sans se rappeler qu’il était à Venise. Ensuite, l’épée nue à la main, il parcourait tous les appartements de la maison pour rencontrer Rinaldo, et l’amener tout sanglant aux pieds de Stephania. Frémissant des excès où pouvait le conduire un pareil délire, je me jetai sur lui au moment où il s’y attendait le moins, et, saisissant son épée :

— On vous prend pour un assassin, lui dis-je ; revenez à vous, suivez-moi.

Le ton d’autorité que je pris en lui adressant ces mots l’interdit. Je lui remontrai l’indécence de l’esclandre qu’il faisait dans la maison de M. Rughesi, et l’impossibilité d’y obtenir, avec de telles manières, le moindre renseignement sur madame de Verseuil. Comme je prononçais ce nom, un domestique de la maison nous dit :

— Suivez-moi, suivez-moi ; je sais ce que vous cherchez.

Et au même instant il nous ouvre la porte de la chambre de M. Rughesi, et le premier objet qui frappe les yeux de Gustave, c’est Athénaïs, assise paisiblement à côté de son mari.

— La voilà ! s’écrie le général en allant au-devant de Gustave ; la voilà ! et c’est aux soins ingénieux, à l’hospitalité de cette bonne madame Rughesi que nous devons sa vie ; ah ! combien je regrette de ne pouvoir lui exprimer ma reconnaissance ; mais elle est encore souffrante, et je crains de l’importuner. Quelle âme divine ! penser ainsi à sauver une amie quand elle était à la mort !

Et, pendant ce discours, Gustave, les yeux fixés sur Athénaïs, restait immobile.

— Approchez, lui dit-elle en lui tendant la main ; venez me féliciter d’avoir si miraculeusement échappé au plus grand danger qui ait jamais menacé ma vie.

Mais Gustave, accablé sous le poids de ses sensations, se laissa tomber sur un siége sans pouvoir proférer un seul mot. Athénaïs, qui attribuait cette vive émotion au plaisir de la retrouver, voulut donner à Gustave le temps de se remettre, pendant qu’elle lui raconterait comment ce Rinaldo, qui l’avait d’abord tant effrayée, ne s’était montré quelques moments son bourreau que pour devenir plus sûrement son libérateur ; et comment Stephania, ayant appris que les révoltés se portaient vers l’hôtel de Rome, avait engagé Rinaldo à paraître leur complice, à marcher à leur tête, — et à s’emparer de moi, ajouta madame de Verseuil, pour me conduire secrètement chez elle. C’est ici que, mourante d’effroi, j’ai reçu d’elle et de tous ses gens la plus douce hospitalité ; mais il était essentiel de laisser ignorer ma retraite, car on menaçait de mort tous ceux qui donnaient asile aux Français. C’est pourquoi je vous ai causé une plus longue inquiétude ; mais la voilà dissipée. Oubliez mes dangers. Vraiment, je suis tentée de les bénir, en voyant combien j’étais déjà tendrement regrettée. Le regard qui suivit ces derniers mots tomba sur Gustave sans le ranimer.

Absorbé dans les plus sombres réflexions, déjà livré aux remords de l’horrible injustice qu’il venait de commettre, il n’entendait rien de ce qu’Athénaïs lui adressait d’affectueux, et lui répondait avec peine quelques mots au hasard, qui, n’ayant aucun sens, trahissaient encore plus le trouble de son âme.

Enfin, M. de Verseuil prit la parole pour raconter les événements du jour, et comment Bonaparte, instruit des horreurs dont la révolte avait été le prétexte, venait de prendre les mesures les plus rigoureuses pour empêcher le retour de ces désordres et en punir les auteurs.

— Il marche ce soir même sur Pavie, ajouta-t-il ; c’est là qu’est le foyer de l’insurrection, et je crois que les chefs en vont payer cher la première tentative. Lannes est déjà parti en avant pour incendier le village de Binasco. Le général en chef m’a commis avec Despinois à la garde de cette place, et c’est vous, dit-il en se retournant vers Gustave, qui lui porterez demain, à Pavie, nos dépêches. En attendant, rendez-vous au palais pour y prendre de nouveaux ordres, et faites part au général du retour de ma femme. Je vais la reconduire à l’hôtel de Rome ; il ne faut pas gêner plus longtemps madame Rughesi ; demain, nous reviendrons la remercier. Mais ne perdez pas de temps : Bonaparte pourrait avoir besoin de nous cette nuit même ; il faut nous tenir prêts.

Ce devoir à remplir pouvait seul rendre Gustave à lui-même ; il se leva sur-le-champ, vint me prendre, et me dit de l’accompagner au palais ducal ; mais à peine étions-nous au bout de la rue, qu’il me prit le bras avec violence et dit :

— Je suis un monstre ! Elle en mourra !

Puis, revenant sur ses pas, il se précipite vers la porte, veut entrer ; plusieurs domestiques se présentent et lui déclarent que l’ordre vient d’être donné de ne laisser monter personne.

— Dites à madame que c’est moi, leur répond Gustave d’un ton impérieux.

— Ah ! monsieur, elle n’est en état de rien entendre ; et d’ailleurs, le docteur Corona vient de nous défendre expressément de vous laisser pénétrer dans la maison.

En disant ces mots, le domestique referma la porte, et Gustave s’enfuit alors, poursuivi par une ombre vengeresse.

Je le rejoignis auprès de la cathédrale ; il était appuyé sur un des piliers du portail, et, pâle, haletant, il se soutenait à peine. Je l’engageai à s’asseoir un instant sur les marches de l’église, et à se contraindre un peu mieux, car son air égaré nous faisait remarquer de tous les passants.

— Vous ne pouvez, lui dis-je, vous présenter en cet état aux yeux du général en chef ; il croirait que vous venez lui apprendre le massacre de toute l’armée. Ayez plus de courage ; pensez au bonheur que le ciel vient de vous rendre, et croyez qu’il peut aussi vous épargner le malheur que vous redoutez. Pensez surtout que l’intérêt de la patrie veut qu’on lui sacrifie tous les autres, et ne vous laissez point abattre par de vains regrets.

Après m’avoir écouté en silence, Gustave me serra la main, prit un air plus calme, et s’achemina vers le palais.

En l’apercevant, Bonaparte, frappé de l’altération de ses traits, lui dit :

— Je vois que la trahison de ces brigands vous indigne autant qu’elle le doit. Mais, soyez tranquille, la journée de demain nous vengera.

Alors il entra dans tous les détails de la surveillance qu’il voulait qu’on exerçât sur les Milanais, et donna des ordres secrets à mon maître pour être transmis à son général. Ensuite, ayant appris que madame de Verseuil était retrouvée, il ajouta :

— Puisque votre général n’a plus d’inquiétude pour sa famille, et que les mutins de cette ville sont déjà mis à la raison, dites-lui de venir me rejoindre, demain soir, à Pavie. C’est là que j’aurai besoin de nos plus braves officiers : car il faut encore plus de courage pour punir que pour vaincre.

Après avoir rendu compte de cet entretien au général de Verseuil, Gustave se retira dans la chambre que j’avais retenue pour lui à l’hôtel de Rome. La fatigue et la fièvre l’obligèrent à se mettre au lit. Mais, avant tout, il m’ordonna d’aller m’informer de la santé de madame Rughesi, et de tenter tous les moyens de parvenir jusqu’à elle.

— Si tu la vois, me dit-il, si elle n’a pas déjà succombé au coup affreux que je lui ai porté, peins-lui les remords qui me déchirent ; dis-lui que si je n’obtiens d’elle le pardon de ma barbarie, j’irai m’en punir à ses yeux.

— Calmez-vous, lui répondis-je ; croyez que l’exagération même de votre tort en deviendra l’excuse, et que vous pourrez le lui faire oublier par de tendres soins.

— Non, je l’ai tuée, reprit-il avec l’accent du désespoir ; son cœur si sensible, si dévoué, n’aura pu supporter mes barbares aveux, mes atroces accusations, et il ne me reste plus qu’à la pleurer. Ah ! qu’elle vive pour se venger de mon ingratitude ; qu’elle vive pour me haïr autant que je m’abhorre : c’est l’unique grâce que j’ose demander au ciel.

À toutes ces plaintes inspirées par la crainte et le repentir, j’opposai vainement des paroles consolantes. Les plus saintes affections, les plus chers souvenirs étaient sans puissance sur la douleur de Gustave ; car il n’est pas de consolation pour le malheur dont on s’accuse.