Les Siècles morts/Les Martyrs

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 41-44).

 
Quand, des cirques romains assiégeant les gradins,
Un peuple furieux, aux jours des sombres fêtes,
Déchirait l’air pesant de hurlements soudains,
Sous le vélum pourpré qui palpitait aux faites ;

Quand les lions captifs dans les cages de fer
Répondaient aux clameurs des plèbes jamais lasses :
Quand, plus vaste et plus haut que l’orage et la mer.
Montait jusqu’à César le cri des populaces :

Alors, chassés à coups de lances et de fouets,
Sacrés troupeaux voués aux grandes hécatombes,
Vous surgissiez du fond des souterrains, muets
Et blancs comme des morts qui sortiraient des tombes.


Parmi les corps géants des Germains égorgés,
Parmi les blonds Gaulois râlant dans la poussière.
Autour de la spina confusément rangés,
Vous rêviez, éblouis, à la palme dernière.

Fidèles au Dieu mort, vous voyiez resplendir
Dans le trépas prochain l’espérance et la gloire,
Tandis que humant l’air sanglant, prêts à bondir,
Les lions affamés rampaient dans l’ombre noire.

Chocs monstrueux ! mêlée atroce ! bonds ardents !
Femmes, enfants, vieillards, apôtres et pontifes,
Pâture convulsive où s’acharnent les dents,
Chairs vives, flancs ouverts palpitant sous les griffes,

Cadavres pantelants par lambeaux dispersés,
Étreintes d’où jaillit le sang fumant des vierges,
Flots rouges submergeant les murs éclaboussés
Comme un torrent gonflé qui déborde ses berges.

Et si, repus enfin, les fauves chevelus
Se couchaient pour dormir sur les corps de vos frères,
L’inconsolé regret de vivre un jour de plus
Mordait, ô survivants ! vos âmes téméraires.

Combattants fraternels oubliés par la mort,
Altérés de l’ivresse amère des tortures,
Vos yeux, levés au ciel, pleuraient l’injuste sort
Et vos bras se tendaient vers les douleurs futures.


Et quand le cirque au loin se hérissait de pieux
Acérés et de croix et de bûchers en flammes,
L’extase et le désir charmaient vos cœurs joyeux
Et vos chants saluaient l’espoir des morts infâmes.

Et sur les hauts gibets, convulsés et râlants,
Pasteurs ! les poings cloués, vous bénissiez encore,
Et vous jetiez sans peur, ô Vierges aux seins blancs,
Vos saintes nudités au feu qui les dévore.

Candides Légions, ô Martyrs inconnus,
Plus forts que l’épouvante et les affres charnelles,
Quels rêves innocents, quels songes ingénus
De délice et de paix flottaient dans vos prunelles ?

Vers quels cieux révélés preniez-vous votre essor,
Loin du monde mauvais, de la nuit et des fanges ?
Dans quel miraculeux palais d’azur et d’or,
Élus ensanglantés, vous attendaient les Anges ?

Jésus, sanglant aussi, vous accueille, ô Héros
Dont les corps profanés, au travers de l’arène,
Méconnaissables, noirs, traînés avec des crocs,
Sombrent dans la Cloaque abjecte et souterraine !

Vivaces floraisons que la Foi fit sortir
Du berceau vacillant de la naissante Église !
Fleurs de pourpre germant aux pieds du Dieu-Martyr,
Dans les sillons chrétiens que le sang fertilise !


Gloire à vous qui, vainqueurs des combats surhumains »
Dédaigniez le haillon d’une chair corruptible
Et, libres de la vie, avez reçu des mains
D’un Ange inattendu la palme indestructible !

Gloire à ceux qui, d’orgueil et de vigueur vêtus,
Contre un jour éternel changeant une heure brève,
Invincibles témoins des robustes Vertus,
Ont souffert comme vous et sont morts pour un rêve !