Les Martyrs/Préface

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Garnier frères (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome 4p. 3-12).

PRÉFACE
de la première et de la seconde édition

J’ai avancé, dans un premier ouvrage, que la religion chrétienne me paroissoit plus favorable que le paganisme au développement des caractères et au jeu des passions dans l’épopée. J’ai dit encore que le merveilleux de cette religion pouvoit peut-être lutter contre le merveilleux emprunté de la mythologie. Ce sont ces opinions, plus ou moins combattues, que je cherche à appuyer par un exemple.

Pour rendre le lecteur juge impartial de ce grand procès littéraire, il m’a semblé qu’il falloit chercher un sujet qui renfermât dans un même cadre le tableau des deux religions, la morale, les sacrifices, les pompes des deux cultes ; un sujet où le langage de la Genèse pût se faire entendre auprès de celui de l’Odyssée ; où le Jupiter d’Homère vînt se placer à côté du Jehovah de Milton, sans blesser la piété, le goût et la vraisemblance des mœurs.

Cette idée conçue, j’ai trouvé facilement l’époque historique de l’alliance des deux religions.

La scène s’ouvre au moment de la persécution excitée par Dioclétien, vers la fin du IIIe siècle. Le christianisme n’étoit point encore la religion dominante de l’empire romain, mais ses autels s’élevoient auprès des autels des idoles.

Les personnages sont pris dans les deux religions : je fais d’abord connoître ces personnages ; le récit montre ensuite l’état du christianisme dans le monde connu, à l’époque de l’action ; le reste de l’ouvrage développe cette action, qui se rattache par la catastrophe au massacre général des chrétiens.

Je me suis peut-être laissé éblouir par le sujet : il m’a semblé fécond. On voit en effet, au premier coup d’œil, qu’il met à ma disposition l’antiquité profane et sacrée. En outre, j’ai trouvé moyen, par le récit et par le cours des événements, d’amener la peinture des différentes provinces de l’empire romain ; j’ai conduit le lecteur chez les Francs et les Gaulois, au berceau de nos ancêtres. La Grèce, l’Italie, la Judée, l’Égypte, Sparte, Athènes, Rome, Naples, Jérusalem, Memphis, les vallons de l’Arcadie, les déserts de la Thébaïde, sont les autres points de vue ou les perspectives du tableau.

Les personnages sont presque tous historiques. On sait quel monstre fut Galérius. J’ai fait Dioclétien un peu meilleur et un peu plus grand qu’il ne le paroît dans les auteurs de son temps ; en cela j’ai prouvé mon impartialité. J’ai rejeté tout l’odieux de la persécution sur Galérius et sur Hiéroclès.

Lactance dit en propres mots :

Deinde… in Hieroclem, ex vicario præsidem, qui auctor et consiliarius ad faciendam persecutionem fuit[1].

« … Hiéroclès, qui fut l’instigateur et l’auteur de la persécution. »

Tillemont, après avoir parlé du conseil où l’on mit en délibération la mort des chrétiens, ajoute :

« Dioclétien consentit à remettre la chose au conseil, afin de se décharger de la haine de cette résolution sur ceux qui l’avoient conseillée. On appela à cette délibération quelques officiers de justice et de guerre, lesquels, soit par inclination propre, soit par complaisance, appuyèrent le sentiment de Galérius. Hiéroclès fut un des plus ardents à conseiller la persécution[2]. »

Ce gouverneur d’Alexandrie fit souffrir des maux affreux à l’Église, selon le témoignage de toute l’histoire. Hiéroclès étoit sophiste, et en massacrant les chrétiens il publia contre eux un ouvrage intitulé Philaléthès, ou Ami de la vérité. Eusèbe[3] en a réfuté une partie dans un traité que nous avons encore ; c’est aussi pour y répondre que Lactance a composé ses Institutions[4]. Pearson[5] a cru que l’Hiéroclès persécuteur des chrétiens étoit le même que l’auteur du Commentaire sur les vers dorés de Pythagore. Tillemont[6] semble se ranger à l’avis du savant évêque de Chester ; et Jonsius[7], qui veut retrouver dans l’Hiéroclès de la Bibliothèque de Photius l’Hiéroclès réfuté par Eusèbe[8], sert plutôt à confirmer qu’à détruire l’opinion de Pearson. Dacier, qui, comme l’observe Boileau, veut toujours faire un sage de l’écrivain qu’il traduit[9], combat le sentiment du savant Pearson ; mais les raisons de Dacier sont foibles, et il est probable que Hiéroclès, persécuteur et auteur du Philaléthès, est aussi l’auteur du Commentaire.

D’abord vicaire des préfets, Hiéroclès devint ensuite gouverneur de la Bithynie. Les Ménées[10], saint Épiphane[11], et les actes du martyre de saint Édèse[12], prouvent que Hiéroclès fut aussi gouverneur de l’Égypte, où il exerça de grandes cruautés.

Fleury, qui suit ici Lactance en parlant d’Hiéroclès, parle encore d’un autre sophiste qui écrivoit dans le même temps contre les chrétiens. Voici le portrait qu’il fait de ce sophiste inconnu :

« Dans le même temps que l’on abattait l’église de Nicomédie, il y eut deux auteurs qui publièrent des écrits contre la religion chrétienne. L’un étoit philosophe de profession, mais dont les mœurs étoient contraires à la doctrine : en public il commandoit la modération, la frugalité, la pauvreté ; mais il aimoit l’argent, le plaisir et la dépense, et faisoit meilleure chère chez lui qu’au palais : tous ses vices se couvroient par l’extérieur de ses cheveux et de son manteau… Il publia trois livres contre la religion chrétienne. Il disoit d’abord qu’il étoit du devoir d’un philosophe de remédier aux erreurs des hommes… ; qu’il vouloit montrer la lumière de la sagesse à ceux qui ne la voyoient pas, et les guérir de cette obstination qui les faisoit souffrir inutilement tant de tourments. Afin que l’on ne doutât pas du motif qui l’excitoit, il s’étendoit sur les louanges des princes, relevoit leur piété et leur sagesse, qui se signaloient même dans la défense de la religion, en réprimant une superstition impie et puérile[13].

La lâcheté de ce sophiste, qui attaquoit les chrétiens tandis qu’ils étoient sous le fer du bourreau, révolta les païens mêmes, et il ne reçut pas des empereurs la récompense qu’il en attendait[14].

Ce caractère, tracé par Lactance, prouve que je n’ai donné à Hiéroclès que les mœurs de son temps. Hiéroclès étoit lui-même sophiste, écrivain, orateur et persécuteur.

« L’autre auteur, dit Fleury, était du nombre des juges, et un de ceux qui avoient conseillé la persécution. On croit que c’étoit Hiéroclès, né en une petite ville de Carie, et depuis gouverneur d’Alexandrie. Il écrivit deux livres qu’il intitula Philaléthès, c’est-à-dire Ami de la vérité, et adressa son discours aux chrétiens mêmes, pour ne pas paroître les attaquer, mais leur donner de salutaires conseils. Il s’efforçoit de montrer de la contradiction dans les Écritures saintes, et en paroissoit si bien instruit, qu’il sembloit avoir été chrétien[15]. »

Je n’ai donc point calomnié Hiéroclès. Je respecte et honore la vraie philosophie. On pourra même observer que le mot de philosophe et de philosophie n’est pas une seule fois pris en mauvaise part dans mon ouvrage. Tout homme dont la conduite est noble, les sentiments élevés et généreux, qui ne descend jamais à des bassesses, qui garde au fond du cœur une légitime indépendance, me semble respectable, quelles que soient d’ailleurs ses opinions. Mais les sophistes de tous les pays et de tous les temps sont dignes de mépris, parce qu’en abusant des meilleures choses ils font prendre en horreur ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes.

Je viens aux anachronismes. Les plus grands hommes que l’Église ait produits ont presque tous paru entre la fin du iiie siècle et le commencement du ive. Pour faire passer ces illustres personnages sous les yeux du lecteur, j’ai été obligé de presser un peu les temps ; mais ces personnages, la plupart placés, ou même simplement nommés dans le récit, ne jouent point de rôles importants ; ils sont purement épisodiques, et ne tiennent presque point à l’action ; ils ne sont là que pour rappeler de beaux noms et réveiller de nobles souvenirs. Je crois que les lecteurs ne seront pas fâchés de rencontrer à Rome saint Jérôme et saint Augustin, de les voir, emportés par l’ardeur de la jeunesse, tomber dans ces fautes qu’ils ont pleurées si longtemps, et qu’ils ont peintes avec tant d’éloquence. Après tout, entre la mort de Dioclétien et la naissance de saint Jérôme, il n’y a que vingt-huit ans. D’ailleurs, en faisant parler et agir saint Jérôme et saint Augustin, j’ai toujours peint fidèlement les mœurs historiques. Ces deux grands hommes parlent et agissent dans les Martyrs comme ils ont parlé et comme ils ont agi, peu d’années après, dans les mêmes lieux et dans des circonstances semblables.

Je ne sais si je dois rappeler ici l’anachronisme de Pharamond et de ses fils. On voit, par Sidoine Apollinaire, par Grégoire de Tours, par l’Épitome de l’histoire des Francs, attribué à Frédegaire, par les Antiquités de Montfaucon, qu’il y a eu plusieurs Pharamond, plusieurs Clodion, plusieurs Mérovée. Les rois francs dont j’ai parlé ne seront donc pas, si l’on veut, ceux que nous connaissons sous ces noms, mais d’autres rois, leurs ancêtres.

J’ai placé la scène à Rome, et non pas à Nicomédie, séjour habituel de Dioclétien. Un lecteur moderne ne se représente guère un empereur romain autre part qu’à Rome. Il y a des choses que l’imagination ne peut séparer. Racine a observé avec raison, dans la préface d’Andromaque, qu’on ne sauroit donner un fils étranger à la veuve d’Hector. Au reste, l’exemple de Virgile, de Fénelon et de Voltaire, me servira d’excuse et d’autorité auprès de ceux qui blâmeroient ces anachronismes.

On m’avoit engagé à mettre des notes à mon ouvrage : peu de livres en effet en seraient plus susceptibles. J’ai trouvé dans les auteurs que j’ai consultés des choses généralement inconnues, et dont j’ai fait mon profit. Le lecteur qui ignore les sources pourroit prendre ces choses extraordinaires pour des visions de l’auteur : c’est ce qui est déjà arrivé au sujet d’Atala.

Voici quelques exemples de ces faits singuliers.

En ouvrant le sixième livre des Martyrs, on lit :

« La France est une contrée sauvage et couverte de forêts, qui commence au delà du Rhin, etc. »

Je m’appuie ici de l’autorité de saint Jérôme dans la Vie de saint Hilarion. J’ai de plus la carte de Peutinger[16], et je crois même qu’Ammien Marcellin donne le nom de France au pays des Francs.

Je fais mourir les deux Décius en combattant contre les Francs : ce n’est pas l’opinion commune, mais je suis la Chronique d’Alexandrie[17].

Dans un autre endroit, je parle du port de Nîmes. J’adopte alors pour un moment l’opinion de ceux qui croient que la Tour-Magne étoit un phare.

Pour le cercueil d’Alexandre, on peut consulter Quinte-Curce, Strabon, Diodore de Sicile, etc. La couleur des yeux des Francs, la peinture verte dont les Lombards couvraient leurs joues, sont des faits puisés dans les lettres et dans les poésies de Sidoine.

Pour la description des fêtes romaines, les prostitutions publiques, le luxe de l’amphithéâtre, les cinq cents lions, l’eau safranée, etc., on peut lire Cicéron, Suétone, Tacite, Florus ; les écrivains de l’Histoire Auguste sont remplis de ces détails.

Quant aux curiosités géographiques touchant les Gaules, la Grèce, la Syrie, l’Égypte, elles sont tirées de Jules César, de Diodore de Sicile, de Pline, de Strabon, de Pausanias, de l’Anonyme de Ravenne, de Pomponius Méla, de la Collection des panégyristes, de Libanius dans son Discours à Constantin, et dans son livre intitulé Basilicus, de Sidoine Apollinaire, enfin de mes propres ouvrages.

Pour les mœurs des Francs, des Gaulois et des autres barbares, j’ai lu avec attention, outre les auteurs déjà cités, la Chronique d’Idace, Priscus, Panitès (Fragments sur les ambassades), Julien (première Oraison et le livre des Césars), Agathias et Procope sur les armes des Francs, Grégoire de Tours et les Chroniques, Salvien, Orose, le vénérable Bède, Isidore de Séville, Saxo Grammaticus, l’Edda, l’introduction à l’Histoire de Charles-Quint, les Remarques de Blair sur Ossian, Peloutier, Histoire des Celtes, divers articles de Du Cange, Joinville et Froissard.

Les mœurs des chrétiens primitifs, la formule des actes des martyrs, les différentes cérémonies, la description des églises, sont tirées d’Eusèbe, de Socrate, de Sozomène, de Lactance, des Apologistes, des Actes des Martyrs, de tous les Pères, de Tillemont et de Fleury.

Je prie donc le lecteur, quand il rencontrera quelque chose qui l’arrêtera, de vouloir bien supposer que cette chose n’est pas de mon invention, et que je n’ai eu d’autre vue que de rappeler un trait de mœurs curieux, un monument remarquable, un fait ignoré. Quelquefois aussi, en peignant un personnage de l’époque que j’ai choisie, j’ai fait entrer dans ma peinture un mot, une pensée, tirés des écrits de ce même personnage : non que ce mot et cette pensée fussent dignes d’être cités comme un modèle de beauté et de goût, mais parce qu’ils fixent les temps et les caractères. Tout cela auroit pu sans doute servir de matière à des notes. Mais avant de grossir les volumes, il faut d’abord savoir si mon livre sera lu et si le public ne le trouvera pas déjà trop long.

J’ai commencé les Martyrs à Rome, dès l’année 1802, quelques mois après la publication du Génie du Christianisme. Depuis cette époque je n’ai pas cessé d’y travailler. Les dépouillements que j’ai faits de divers auteurs sont si considérables, que pour les seuls livres des Francs et des Gaulois j’ai rassemblé les matériaux de deux gros volumes. J’ai consulté des amis de goûts différents et de différents principes en littérature. Enfin, non content de toutes ces études, de tous ces sacrifices, de tous ces scrupules, je me suis embarqué, et j’ai été voir les sites que je voulois peindre. Quand mon ouvrage n’auroit d’ailleurs aucun autre mérite, il auroit du moins l’intérêt d’un voyage fait aux lieux les plus fameux de l’histoire. J’ai commencé mes courses aux ruines de Sparte, et je ne les ai finies qu’aux débris de Carthage, en passant par Argos, Corinthe, Athènes, Constantinople, Jérusalem et Memphis. Ainsi, en lisant les descriptions qui se trouvent dans les Martyrs, le lecteur peut être assuré que ce sont des portraits ressemblants, et non des descriptions vagues et ambitieuses. Quelques-unes de ces descriptions sont même tout à fait nouvelles : aucun voyageur moderne, du moins que je sache[18], n’a donné le tableau de la Messénie, d’une partie de l’Arcadie et de la vallée de la Laconie. Chandler, Wheler, Spon, Le Roy, M. de Choiseul, n’ont point visité Sparte ; M. Fauvel et quelques Anglais ont dernièrement pénétré jusqu’à cette ville célèbre, mais ils n’ont point encore publié le résultat de leurs travaux. La peinture de Jérusalem et de la mer Morte est également fidèle. L’église du Saint-Sépulcre, la Voie douloureuse (Via dolorosa), sont telles que je les représente. Le fruit que mon héroïne cueille au bord de la mer Morte, et dont on a nié l’existence, se trouve partout à deux ou trois lieues au midi de Jéricho ; l’arbre qui le porte est une espèce de citronnier. J’ai moi-même apporté plusieurs de ces fruits en France[19].

Voilà ce que j’ai fait pour rendre les Martyrs un peu moins indignes de l’attention publique. Heureux si le souffle poétique qui anime les ruines d’Athènes et de Jérusalem se fait sentir dans mon ouvrage ! Je n’ai point parlé de mes études et de mes voyages par une vaine ostentation, mais pour montrer la juste défiance que j’ai de mes talents et les soins que je prends d’y suppléer par tous les moyens qui sont à ma disposition. On doit voir aussi dans ces travaux mon respect pour le public et l’importance que j’attache à tout ce qui concerne de près ou de loin les intérêts de la religion.

Il ne me reste plus qu’à parler du genre de cet ouvrage. Je ne prendrai aucun parti dans une question si longtemps débattue ; je me contenterai de rapporter les autorités.

On demande s’il peut y avoir des poëmes en prose : question qui au fond pourroit bien n’être qu’une dispute de mots.

Aristote, dont les jugements sont des lois, dit positivement que l’épopée peut être écrite en prose ou en vers :

Ἡ δὲ Ἐποποιία μόνον τοῖς λόγοις ψίλοις, ἡ τοῖς μέτροις[20].

Et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’il donne au vers homérique, ou vers simple, un nom qui le rapproche de la prose, φιλομετρία, comme il dit de la prose poétique, φιλοὶ λόγοι.

Denys d’Halicarnasse, dont l’autorité est également respectée, dit :

« Il est possible qu’un discours en prose ressemble à un beau poème ou à de doux vers ; un poème et des chants lyriques peuvent ressembler à une prose oratoire. »

Πῶς γράφεται λέξις ἄμετρος ὁμοία καλῷ ποιήματι ἢ μέλει , καὶ πῶς ποίημα γε ἢ μέλος πεζῇ λέξει καλῇ παραπλήσιον[21].

Le même auteur cite des vers charmants de Simonide sur Danaé, et il ajoute :

« Ces vers paraissent tout à fait semblables à une belle prose[22]. »

Strabon confond de la même manière les vers et la prose[23].

Le siècle de Louis XIV, nourri de l’antiquité, paroît avoir adopté le même sentiment sur l’épopée en prose. Lorsque le Télémaque parut, on ne fit aucune difficulté de lui donner le nom de poème. Il fut connu d’abord sous le titre des Aventures de Télémaque, ou Suite du IVe livre de l’Odyssée. Or, la suite d’un poëme ne peut être qu’un poëme. Boileau, qui, d’ailleurs, juge le Télémaque avec une rigueur que la postérité n’a point sanctionnée, le compare à l’Odyssée, et appelle Fénelon un poëte.

« Il y a, dit-il, de l’agrément dans ce livre, et une imitation de l’Odyssée que j’approuve fort. L’avidité avec laquelle on le lit fait bien voir que, si l’on traduisoit Homère en beaux mots, il feroit l’effet qu’il doit faire et qu’il a toujours fait… Le Mentor du Télémaque dit de fort bonnes choses, quoique un peu hardies, et enfin M. de Cambrai me paroît beaucoup meilleur poète que théologien[24]. »

Dix-huit mois après la mort de Fénelon, Louis de Sacy, donnant son approbation à une édition du Télémaque, appelle cet ouvrage un poème épique, quoique en prose.

Ramsay lui donne le même nom.

L’abbé de Chanterac, cet ami intime de Fénelon, écrivant au cardinal Gabrieli, s’exprime de la sorte :

« Notre prélat avait autrefois composé cet ouvrage (le Télémaque) en suivant le même plan qu’Homère dans son Iliade et son Odyssée, ou Virgile dans son Énéide. Ce livre pourroit être regardé comme un poëme : il n’y manque que le rhythme. L’auteur avoit voulu lui donner le charme et l’harmonie du style poétique[25]. »

Enfin, écoutons Fénelon lui-même :

« Pour Télémaque, c’est une narration fabuleuse en forme de poëme héroïque, comme ceux d’Homère et de Virgile[26]. »

Voilà qui est formel[27].

Faydit[28] et Gueudeville[29] furent les premiers critiques qui contestèrent au Télémaque le titre de poëme contre l’autorité d’Aristote et de leur siècle : c’est un fait assez singulier. Depuis cette époque, Voltaire et La Harpe ont déclaré qu’il n’y avait point de poëme en prose : ils étoient fatigués et dégoûtés par les imitations que l’on avoit faites du Télémaque. Mais cela est-il bien juste ? Parce qu’on fait tous les jours de mauvais vers, faut-il condamner tous les vers ? et n’y a-t-il pas des épopées en vers d’un ennui mortel ?

Si le Télémaque n’est pas un poëme, que sera-t-il ? Un roman ? Certainement le Télémaque diffère encore plus du roman que du poëme, dans le sens où nous entendons aujourd’hui ces deux mots.

Voilà l’état de la question : je laisse la décision aux habiles. Je passerai, si l’on veut, condamnation sur le genre de mon ouvrage ; je répéterai volontiers ce que j’ai dit dans la préface d’Atala : vingt beaux vers d’Homère, de Virgile ou de Racine, seront toujours incomparablement au-dessus de la plus belle prose du monde. Après cela, je prie les poëtes de me pardonner d’avoir invoqué les Filles de Mémoire pour m’aider à chanter les Martyrs. Platon, cité par Plutarque, dit qu’il emprunte le nombre à la poésie, comme un char pour s’envoler au ciel. J’aurois bien voulu monter aussi sur ce char, mais j’ai peur que la divinité qui m’inspire ne soit une de ces Muses inconnues sur l’Hélicon, qui n’ont point d’ailes, et qui vont à pied, comme dit Horace, Musa pedestris.

  1. De Mortib. persec., cap. XVI.
  2. Mém. ecclés., t. V, p. 20, édit. in-4o. Paris.
  3. Eusebii Cæsariensis in Hieroclem Liber, cum Philostrato editus. Paris, 1608.
  4. Lact., Instit., lib. V, cap. II.
  5. Dans ses prolégomènes sur les ouvrages d’Hiéroclès, impr. en 1673, t. II, p. 3-19.
  6. Mém. ecclés., t. V, 2eédit., in-4o. Paris, 1702.
  7. De Scriptoribus historiæ philosophicæ, Francof., 1659, lib. III, cap. XVIII.
  8. Pour soutenir son opinion, Jonsius dit que cet Eusèbe n’est pas celui de Césarée.
  9. Bolœana.
  10. Menœa magna Groecorum, p. 177, Venet., 1525.
  11. Epiphanii Panarium adversus hæreses, p. 717. Lutetiæ, 1622.
  12. De Martyr. Palest., cap. IV. Euseb.
  13. Hist. ecclés., liv. VIII, t. II, p. 420, édit in-8o. Paris, 1717.
  14. Lact., Instit., lib. V, cap. IV, p. 470.
  15. Hist. ecclés., lib. VIII, t. II, in-8o.
  16. Peutingeriana Tabula itineraria. Vienne, 1753, in-fol.
  17. Chronicon Paschale. Parisiis, 1688, in-fol.
  18. Coronelli, Pellegrin, La Guilletière, et plusieurs autres Vénitiens, ont parlé de Lacédémone, mais de la manière la plus vague et la moins satisfaisante. M. de Pouqueville, excellent pour tout ce qu’il a vu, paroît avoir été trompé sur Misitra, qui n’est point Sparte. Misitra est bâtie à deux lieues de l’Eurotas, sur une croupe du Taygète. Les ruines de Sparte se trouvent à un village appelé Magoula.
  19. Ce voyage, uniquement entrepris pour voir et peindre les lieux où je voulois placer la scène des Martyrs, m’a nécessairement fourni une foule d’observations étrangères à mon sujet : j’ai recueilli des faits importants sur la géographie de la Grèce, sur l’emplacement de Sparte, sur Argos, Mycènes, Corinthe, Athènes, etc. Pergame, dans la Mysie, Jérusalem, la mer Morte, l’Égypte, Carthage, dont les ruines sont beaucoup plus curieuses qu’on ne le croit généralement, occupent une partie considérable de mon journal. Ce journal, dépouillé des descriptions qui se trouvent dans les Martyrs, pourroit encore avoir quelque intérêt. Je le publierai peut-être un jour sous le titre d’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, en passant par la Grèce, et revenant par l’Égypte, la Barbarie et l’Espagne.
  20. Arist., de Art. poet., p. 2. Paris, 1645, in-8o.
  21. Dion. Halic., t. II, p. 51, cap. XXV.
  22. Dion. Halic., t. II, p. 60.
  23. Strab., lib. I, p. 12, fol. 1597.
  24. Lettres de Boileau et de Brossette, t. I, p. 46.
  25. Histoire de Fénelon, par M. de Beausset, t. II, p. 194.
  26. Id., p. 196, Manuscrits de Fénelon.
  27. À ces autorités je joindrai ici celle de Blair : elle n’est pas sans appel pour des François, mais elle constate l’opinion des étrangers sur le Télémaque ; elle est d’un très-grand poids dans tout ce qui concerne la littérature ancienne, et enfin le docteur Blair est de tous les critiques anglois celui qui se rapproche le plus de notre goût et de nos jugements littéraires.

    « In reviewing the epic poets, it were unjust to make no mention of the amiable author of the Adventures of Telemachus. His work, though not composed in verse, is justly entitled to be held a poem. The measured poetical prose in which it is written, is remarkably harmonious, and gives the style nearly as much elevation as the french language is capable of supporting, even in regular verses. »

    « En passant en revue les poëtes épiques, il seroit injuste de ne pas faire mention de l’aimable auteur des Aventures de Télémaque. Quoique son ouvrage ne soit pas composé en vers, on peut à juste titre le regarder comme un poëme. La prose poétique et mesurée du Télémaque est singulièrement harmonieuse, et elle donne au style presque autant d’élévation que la langue française peut en supporter, même en vers (Lect. On Rhet., by H. Blair., t. III, p. 276.).

  28. La Télémacomanie.
  29. Critique générale du Télémaque.