Les Méditations d’un prêtre libéral

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Les Méditations d’un prêtre libéral
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 677-692).
LES MÉDITATIONS
D’UN PRÊTRE LIBÉRAL

I. La Paix, méditations historiques et religieuses, 1 vol., par A. Gratry, prêtre de l’Oratoire. — II. Les Sources, 2 vol., par le même. — III. Commentaires sur l’Évangile selon saint Matthieu, 1 vol., par le même.

Il y a dans l’ordre spirituel de notre temps, — et n’est-ce pas l’histoire de tous les temps ? — il y a deux classes d’esprits qui agitent toutes ces questions religieuses et morales dont le monde, pour son honneur, est toujours tourmenté. Ils croient aux mêmes dogmes, aux mêmes symboles, ils vivent dans la même communion religieuse, et cependant ce sont des esprits de nature singulièrement différente, qui semblent suivre le même chemin sans se rencontrer, sans se connaître, étrangers les uns aux autres par leurs tendances et par leurs interprétations du catholicisme dans ses rapports avec les sociétés contemporaines. Pour les uns, le catholicisme, c’est l’absolu en tout, c’est l’immuable non-seulement dans le dogme, qui ne varie pas, mais dans tout ce qui passe et se renouvelle au sein des sociétés. Ils croient relever et servir bien efficacement leur foi en traitant la raison humaine comme la grande rebelle, comme la grande corruptrice de la civilisation, en représentant comme des étapes vers la décadence chaque victoire des peuples qui aspirent à renaître, chaque tentative des hommes qui cherchent à organiser leur vie civile dans des conditions d’indépendance vis-à-vis du pouvoir religieux. Ce qu’on nomme le progrès n’est à leurs yeux que le mirage trompeur d’un monde qui a perdu toute notion de la vraie grandeur. La liberté de conscience n’est qu’une funeste hérésie ; les chemins de fer eux-mêmes ont leur part d’anathèmes et deviennent des messagers de décomposition ou des châtimens. La philosophie n’est qu’un apprentissage de la révolte. Tout ce qui s’est fait de nos jours, surtout depuis la révolution française, n’est qu’une vaste conspiration contre la vérité. Toutes les grandes cultures littéraires par lesquelles s’est élevé et formé l’esprit humain depuis Homère et depuis Platon ne sont qu’un paganisme dégradant qu’il faut se hâter de chasser de l’éducation publique. En un mot, tout le mouvement qui s’accomplit sous nos yeux n’est qu’une immense et choquante déviation qu’ils flétrissent de quelque verset sibyllin renouvelé de Joseph de Maistre. Ils ne comprennent pas, ces esprits violens et absolus, qu’on puisse être à la fois libéral et catholique, qu’on allie le sentiment de nécessités toutes modernes à la croyance traditionnelle, c’est-à-dire qu’ils se font du catholicisme et de l’église un idéal abstrait devant lequel doivent s’abaisser tous les principes des sociétés nouvelles, et selon lequel les pouvoirs politiques, s’ils étaient intelligens, s’ils voulaient la paix, devraient se faire les porte-glaive de leurs doctrines, les régénérateurs du monde moderne par je ne sais quel retour à un passé regretté, par l’unité dans le silence, la soumission et l’immobilité. Le pape et l’empereur, c’est là leur idéal merveilleux ! De là leur préférence pour tous les absolutismes. Ils se prennent quelquefois au piège, et finissent par n’être pas plus libres après avoir aidé à sceller la liberté des autres; mais ils se consolent encore en se disant que c’est la faute des hommes, non du système. Plus sceptiques qu’ils ne croient, ils méconnaissent ce qu’il y a de vertu et de ressources pour la religion dans les luttes mêmes de la liberté et ce que peut une foi vraie, sincère, intelligente et active au milieu du déploiement des forces contemporaines. Ce sont, à vrai dire, des sectaires en guerre avec leur siècle, et l’effarouchant sans cesse au lieu de l’éclairer et de le conduire.

Il est au contraire une autre race d’esprits qui ne sont pas moins fermes dans leur croyance et fidèles au dogme dont ils sont quelquefois les gardiens, mais pour qui la religion n’est point cette ennemie intolérante et haineuse de tout ce qui s’élève et grandit au sein du monde où ils vivent, qui ne s’exercent pas à faire la maison du Père céleste si petite que seuls ils y puissent entrer, eux et leurs sectateurs. Ils ont ces deux traits de l’âme véritablement religieuse: ils savent comprendre et aimer. Au lieu de violenter et de conspuer la raison humaine dans ses tentatives pour s’ennoblir par la recherche de la vérité, ils l’honorent au contraire et reconnaissent son domaine légitime; ils ne songent pas à étouffer ses lumières naturelles sous un traditionalisme immobile et oppressif. C’est avec la raison éclairée et fortifiée par la foi qu’ils combattent la raison égarée et livrée à l’excès de ses entraînemens. Au lieu de retrancher de l’humanité toutes les anciennes cultures, les philosophies, les poésies antiques, ils admettent tout ce qui peut servir à la civilisation morale et intellectuelle, tout ce qui a fait la noblesse ou le charme de l’esprit humain. Au lieu de se cabrer contre la marche des choses, contre la liberté de conscience et les principes qu’invoquent les sociétés modernes, contre les garanties civiles et la séparation des pouvoirs, contre les sciences et l’industrie par lesquelles la surface du monde se transforme, ils cherchent le secret et la raison de tout ce mouvement irrésistible qui ne peut être assurément le gigantesque caprice d’un hasard ou un défi jeté à la Providence. Ce sont des chrétiens fervens, sérieusement convaincus, mais qui aiment le progrès, la justice et la liberté, qui ne croient pas tout perdu parce que des peuples revendiquent leurs droits, parce que les hommes aspirent à se gouverner eux-mêmes.

Ce n’est pas qu’ils ne soient sensibles aux maladies qui tourmentent un siècle agité par de tels ébranlemens, qu’ils ne s’alarment parfois des obscurités qui se font dans les âmes, de ces affaissemens soudains ou de ces recrudescences convulsives, de tous ces troubles enfin que laissent les grandes et profondes révolutions; mais ces maladies mêmes, qu’ils suivent d’un œil ému, ils les traitent avec sympathie, sans insulter le grand patient qui se débat depuis plus d’un demi- siècle : ils n’ont ni brutalités ni invectives pour cette société, qui est après tout leur patrie, au sein de laquelle ils vivent, et où ils sentent palpiter des instincts qu’il n’y a qu’à épurer et à diriger. Ce n’est pas non plus que cet immense mouvement d’industrie et de richesse qui emporte le monde leur semble sans péril, et qu’ils n’y voient une invasion redoutable des intérêts matériels débordant sur tout l’ordre spirituel; mais, sans nier le péril, sans fermer les yeux aux maladies du temps, pas plus qu’à la menace d’une prépondérance des choses matérielles, ils n’y voient qu’une nécessité de plus de combattre sans cesse par la parole, par la foi et par la science, de raviver toutes les sources morales, de stimuler l’énergie intellectuelle, et de rapprocher toutes ces forces en scellant leur alliance à la lumière de l’Évangile. Ils ne veulent pas faire rétrograder leur siècle et la société d’où ils sont : ils veulent défendre et faire vivre en eux le principe chrétien qui est leur essence et leur force.

Qu’est-ce donc, me demandais-je, qu’un prêtre libéral, si ce n’est un de ces esprits, animés d’une clairvoyante et généreuse inspiration, qui cherchent moins à entraver tout cet irrésistible mouvement humain qu’à le moraliser, à lui communiquer la sève féconde, qui s’efforcent d’agir sur leurs contemporains par l’intelligence et par l’amour? Et je me faisais justement cette question en tournant les pages de ces livres qui se sont succédé dans ces dernières années, qui se succèdent encore, — la Paix, les Sources, les Commentaires sur l’Evangile selon saint Mathieu, — œuvres d’un prêtre, d’un homme qui, à part la vocation intérieure, semble ne s’être retiré dans le recueillement de l’Oratoire renaissant, dans le silence de la vie méditative, que pour mieux entendre retentir au fond de lui-même le cri des cœurs malades, la plainte d’un siècle en travail. Nul peut-être mieux que le père Gratry ne représente par son caractère autant que par la nature de son esprit cette élite d’âmes religieuses qui, sans s’écarter du dogme, en s’y tenant au contraire ardemment fixées, ne craignent point cependant de se placer au centre des agitations morales de leur temps, de remuer, de sonder tous les problèmes, et ont par instans des audaces naïves d’interprétation. Ces âmes peuvent se tromper quelquefois dans leurs jugemens et dans leurs conjectures, elles vont trop haut et trop loin : elles ont des raffinemens, des subtilités, des entraînemens qui tiennent à la solitude où elles se renferment; mais elles ont ce que rien ne peut remplacer, la vie intérieure. Elles sont puissamment émues au spectacle de la marche mystérieuse des sociétés, et elles émeuvent, ne fût-ce que par leurs généreuses et sincères inquiétudes, par l’intensité passionnée de leur foi, par la candeur de leurs efforts. Dans tous les cas, elles n’ont rien des sectaires, rien surtout de ces autres esprits pharisaïques toujours portés à opposer l’immobilité traditionnelle, les interprétations odieuses ou absurdes, les condamnations, les répulsions, à ces deux choses que le père Gratry lui-même montre aux côtés de Jésus : « pitié de cœur et lumière de raison ! » Elles représentent une des faces du catholicisme contemporain, le catholicisme adoptant, sanctionnant ce qu’il y a de légitime dans les aspirations modernes, s’associant, au nom de l’Évangile lui-même, aux justes revendications, ce qu’on peut appeler, à vrai dire, un catholicisme libéral. C’est dans cette élite d’âmes religieuses, et au premier rang, que le père Gratry se plaçait dès l’origine, il y a quelques années déjà, en écrivant ses livres de la Logique, de la Connaissance de Dieu, de la Connaissance de l’Ame, en rassemblant les élémens d’une philosophie religieuse où la conviction du prêtre s’allie au sentiment le plus vif de la situation morale du monde, à l’analyse la plus animée de quelques-uns des systèmes contemporains, et ses œuvres d’aujourd’hui ne sont que la suite ou les épisodes de ce travail, tout mêlé de foi et de science, de dialectique et d’imagination.

Un souffle ardent circule dans ces pages de la Paix, des Sources, des Commentaires de l’Evangile selon saint Mathieu, soit que l’auteur contemple la confusion, les contradictions, les impossibilités de l’Europe actuelle et du monde, soit que, circonscrivant son observation, il s’étudie à diriger une âme dans les voies de l’éducation morale et de la science, soit qu’il se propose d’extraire l’esprit vivant, la substance féconde de l’Evangile en montrant dans l’idée chrétienne le principe et la garantie de tous les progrès. Les sujets sont différens : la Paix est presque une étude politique sous une forme à demi lyrique; les Sources sont un essai d’analyse morale et intellectuelle; au fond, l’inspiration est la même. L’idée familière de l’auteur, c’est que la réforme du monde, condition supérieure de la paix, ne peut se réaliser que par la régénération individuelle de l’homme, et que cette régénération même de l’individu ne peut s’accomplir que sous l’influence de l’idée chrétienne, d’où découlent toutes les notions de vérité et de justice. C’est l’idée du père Gratry comme de bien d’autres esprits, surtout depuis qu’on a vu ce que pèsent les institutions et les gouvernemens dès qu’un souffle de révolution se lève de quelque côté. Il faut donc préparer cette régénération individuelle par l’éducation intérieure, par l’apprentissage de la vie intellectuelle et morale, et c’est Là, si je ne me trompe, le sens de l’ingénieux essai des Sources.

Il y a un livre sérieux et charmant d’un moraliste espagnol, prêtre lui aussi, c’est l’Art d’arriver au vrai, de Balmès. Nulle œuvre peut-être ne décrit avec plus de finesse, d’animation et de bon sens cette éducation intérieure et les obstacles qu’elle rencontre, et tout ce qui s’élève de passions, de caprices entre l’esprit de l’homme et la vérité. Le livre des Sources est comme un art d’arriver au vrai, et chemin faisant l’auteur laisse assurément échapper plus d’une remarque ingénieuse. Qui de nous n’est quelque peu témoin de ce qu’il y a de trop exact dans ce que dit le père Gratry d’une certaine paresse qu’on a toujours à écrire? « Savez-vous, dit-il, pourquoi des esprits d’ailleurs très préparés restent souvent improductifs et n’écrivent pas? C’est parce qu’ils ne commencent jamais et attendent un élan qui ne vient que de l’œuvre. Ils ignorent cette incontestable vérité que, pour écrire, il faut prendre la plume, et que tant qu’on ne la prend pas, on n’écrit pas.» Cela semble naïf et ne laisse point d’avoir quelque degré d’exactitude et même de finesse. Le père Gratry, qui aime Joubert et qui le cite, qui s’en inspire presque, allais-je dire, quoiqu’il ne lui ressemble pas, a souvent de ces observations fines et justes sur la vie et les méthodes de l’esprit, sur les arts et sur les sciences, sur la manière de féconder l’intelligence en la préservant des dissipations qui l’attirent et l’émoussent, sur la vertu sacrée du recueillement et du silence. Les hommes de notre temps ne connaissent pas cette vertu ; ils aiment le bruit des affaires dans le jour, et le soir le bruit des plaisirs. Après la veille affairée ou enflammée, c’est le sommeil lourd ou fébrile, et jamais le vrai moment réparateur. « Le repos est le frère du silence, dit le père Gratry; nous manquons de repos comme de silence. Nous sommes stériles faute de repos plus encore que faute de travail... Je ne connais qu’un seul moyen de vrai repos dont nous ayons quelque peu conservé l’usage, ou plutôt l’abus : c’est la musique. Rien ne porte aussi puissamment au vrai repos que la musique véritable. Le rhythme musical régularise en nous le mouvement, et opère pour l’esprit et le cœur ce qu’opère pour le corps le sommeil... La vraie musique est sœur de la prière comme de la poésie. Son influence recueille, et, en ramenant vers la source, rend aussitôt à l’âme la sève des sentimens, des lumières, des élans... Mais nous, nous avons trouvé le moyen d’ôter presque toujours à la musique son caractère sacré, son sens cordial et intellectuel, pour en faire un exercice d’adresse, un prodige de vélocité et un brillant tapage qui ne repose pas même les nerfs, loin de reposer l’âme. »

Ce petit livre des Sources, qui traite à la fois de l’éducation de l’esprit et de la science du devoir, n’est au surplus en quelques parties qu’un fragment détaché de la Logique, comme un chapitre repris, resserré, condensé, où, sous une forme familière et vive, se retrouve la substance des idées de l’auteur, et, comme tout ce qu’écrit le père Gratry, il a ce cachet de l’homme qui, en exprimant des idées, se peint lui-même : «Pour écrire, dit-il, il ne faut pas seulement sa présence d’esprit, il faut son cœur, il faut l’homme tout entier ; c’est à soi-même qu’il en faut venir. » Et en effet le père Gratry se peint bien lui-même, tel qu’il est, avec sa nature délicate et vibrante, n’ayant rien d’abstrait, avec son ardeur de foi mêlée d’imagination et avec cette spontanéité d’impression d’une âme que tout émeut, qui subit même toutes les variations de l’atmosphère humaine en cherchant Dieu au bout. « Hier, dit-il quelque part, j’ai failli perdre un jour. J’étais malade, le temps était triste et mauvais. Il ne faisait ni assez clair ni assez chaud. Personne n’était auprès de moi. Aucune nouveauté dans la vie, nulle joie sur l’horizon. Forces physiques et force d’âme, idées, sentimens, convictions, tout s’affaissait comme une voile qui retombe sur le mât. Rien dans le ciel de l’âme que fantômes gris et ternes, comme quand les nuages de l’occident, qui tout à l’heure n’étaient que pourpre et or, se décolorent en deux minutes, et, réduits à eux-mêmes, ne sont plus que brouillards. Temps perdu, temps perdu! me disais-je. Et que de temps en effet dans ma vie entière j’ai perdu ainsi! C’est que nous oublions toujours cette fondamentale vérité que, lorsqu’il n’y a plus rien, il y a Dieu!... » Ainsi la recherche de la vérité, pour cet esprit éminent, est sans cesse tout un drame intérieur et personnel où l’imagination et le cœur marchent avec la foi.

Ce que j’aime en effet, ce que j’admire dans le père Gratry, ce n’est ni l’architecte d’un système qui relève de la critique philosophique, ni le théologien justiciable des théologiens, ni même le politique dont les combinaisons ne sont peut-être pas pour le moment des plus faciles à réaliser, c’est l’homme avec sa nature ardente et fine, ingénieuse et fière, pleine d’impétuosité dans la douceur, loyale et sincère avant tout, mêlant un mysticisme enflammé aux déductions algébriques et ayant toute la séduction d’une personnalité supérieure dans sa grâce. On sent chez le père Gratry une âme toujours agitée du travail intérieur et débordante; aussi la forme naturelle de sa pensée n’est-elle ni l’exposé dogmatique, ni le développement rigoureux d’un système : c’est la méditation, une méditation libre, toute en effusions, pleine d’élans, de retours, d’exaltations et de tristesses, une méditation embrassant tous les côtés du monde moral, remuant tous les problèmes de l’homme et de la société, de la vie intérieure aussi bien que de la vie publique des nations. Ce qu’il y a surtout chez ce penseur charmant et plein de feu, c’est un sentiment ému et aiguisé des crises présentes de la race humaine, et dans ce sentiment passionné on ne distingue pas seulement le prêtre, il y a l’homme qui a passé par la vie avant d’arriver à la solitude religieuse, qui a eu sa part de toutes les émotions de son siècle, qui a connu toutes les perplexités de l’esprit avant de se fixer dans la foi et dans la prière. Le père Gratry raconte lui-même que dans sa jeunesse, un soir, il eut un rêve ou plutôt une rêverie. Dans sa méditation nocturne, il comptait les succès qu’il avait obtenus et ceux qu’il pouvait obtenir encore. La vie venait vers lui souriante avec la fortune, peut-être avec la gloire et le cortège d’êtres chers peuplant la maison de famille, le père, la mère la bien-aimée et les enfans. Tout se succédait dans un tableau magnifique; mais voici bientôt le défilé funèbre : le père et la mère d’abord, puis la bien-aimée et les enfans. Le rêveur restait seul sans branches ni rejetons, morne et ressentant un trouble profond. En ce moment, le rêve se dissipait. Une existence tout entière venait de se dérouler en un instant; elle était assurément lumineuse et tranquille, et pourtant elle semblait encore vide, elle laissait une vague impression d’inquiétude. Quelle était donc l’énigme de cette vie, qui, même heureuse, ne satisfait point? Alors se révéla pour le jeune songeur tourmenté des « tristesses critiques, » suivant sa parole, la vocation religieuse. « C’est mon histoire, » dit l’auteur des Sources.

Je ne sais si tous les hommes font de ces rêves et sont susceptibles d’avoir une histoire semblable. Le père Gratry a pu du moins faire le rêve qu’il raconte, et c’est de là qu’il est sorti avec cette âme Où semblent passer des souvenirs, avec cette foi qui semble le prix d’une lutte. Une certaine tristesse intérieure et une croyance aussi ferme qu’ardente, c’est là en effet le caractère du père Gratry, et on ne peut s’empêcher d’être ému de cette certitude, de cette conviction qu’il exprime ainsi : « J’ai toujours sous mes yeux, dans mon lieu de travail, et plus encore dans ma pensée, l’image du globe, et j’essaie de soulever ce globe par l’intensité de ma foi. Je pense que je le soulève en effet, lui tout entier et non pas seulement les montagnes... » Et ailleurs : « S’il y avait aujourd’hui dans le monde douze hommes voyant clairement, voulant absolument ce que Dieu veut, ce qu’il veut aujourd’hui, et si ces hommes, avec une foi pleine, sans hésiter, prêchaient et poursuivaient ce but jusqu’à la mort, ces hommes seraient les ouvriers de ce qu’il faut nommer l’ère nouvelle. Ils transporteraient les montagnes qui arrêtent le passage de ce siècle vers un siècle meilleur. » Or ce que Dieu veut, ce que le père Gratry désire de toute l’ardeur de sa foi, c’est la justice et la liberté parmi les hommes et parmi les peuples, dans l’existence intérieure des sociétés comme dans les rapports entre les nations.

C’est là précisément ce qui charme dans cette nature à la fois expansive et recueillie, un amour ardent de la liberté et de la justice, de la liberté pour tous, de la justice pour tous, et au fond, à travers la diversité des communions religieuses, n’est-ce point là le trait le plus essentiel de toute âme véritablement libérale? Si vous voulez en effet apprécier ce qu’une âme a de vrai libéralisme, quel que soit le symbole de sa foi, il ne faut pas la voir seulement dans la revendication de ses propres droits, dans sa haine de l’oppression qui pèse sur elle, dans la plainte qu’elle exhale contre l’iniquité dont elle souffre : observez surtout et avant tout la mesure du respect qu’elle garde pour la liberté d’autrui. C’est là l’épreuve décisive. Malheureusement le monde est plein d’esprits qui se croient libéraux, qui veulent l’être, et qui ne le sont qu’à la surface, qui n’ont qu’un libéralisme partiel, incomplet, tout de circonstance. Ils veulent la liberté pour eux-mêmes, et ils s’irritent de celle que prennent les autres; ils sont tout près d’y voir une sédition. Libéraux quand ils sont vaincus, despotes quand ils ont la puissance, ils changent de langage en même temps que de rôle. Le révolutionnaire refusera la liberté à l’église partout où l’église le gênera, et des catholiques à leur tour imagineront cet euphémisme étrange de la liberté du bien, — comme si l’idée de la liberté se scindait, comme si tous les despotismes ne prétendaient pas également avoir le monopole du bien et punir le mal dans toute contradiction! Qu’on vienne à manquer de certains droits, on ne souffrira pas trop de voir ceux des autres diminués dans la même proportion, et on préférera l’égalité dans le silence. Ce qui manque le plus en un mot, c’est le respect de la liberté d’autrui, le sentiment de cette condition supérieure des sociétés modernes qui est la lutte avec ses vivacités, ses émotions, ses périls, si l’on veut, comme aussi avec sa noblesse et ses chocs éclatans d’où jaillit la vérité. Certes ce n’est point la passion qui manque au père Gratry; il a toutes les ardeurs de l’esprit, toutes les hardiesses du polémiste. Partout où lui apparaît un danger pour l’âme contemporaine, il s’y précipite de l’élan d’un cœur plein du désir du bien. L’erreur, le sophisme, les faiblesses du siècle, il les combat avec toutes les armes de la foi et de la raison; mais en même temps il a ce que j’appellerai le respect de la liberté, des droits, de la sincérité des autres. Prêtre défendant sa croyance, il ne se sent pas obligé de poursuivre d’implacables et injurieux anathèmes ceux qui doutent, ceux qui cherchent la vérité dans d’autres voies, et ceux-là surtout qui, sans être catholiques, n’ont pas cessé d’être chrétiens.

« Prenez garde, me disait un saint prêtre, — ainsi parle le père Gratry, — prenez garde avec les chrétiens séparés, ne leur ôtez pas la bonne foi... » Et en effet je ne sais si l’auteur de la Paix ne s’entendrait pas mieux avec des esprits comme Channing qu’avec certains catholiques. Le père Gratry a, si l’on peut ainsi s’exprimer, les colères de la douceur, et nul peut-être ne fait mieux comprendre que dans les choses morales et intellectuelles, comme en tout, la haine n’est pas toujours le contraire de l’amour. Il a surtout le sentiment de la vertu et du prix de la lutte, — la lutte pour faire triompher la vérité et la lutte encore après la victoire. — Eh quoi ! lui diront les sectateurs de la liberté du bien, les catholiques de « la religion vaine et littérale, » le jour où le règne du catholicisme serait rétabli dans la société, faudrait-il donc, par une naïveté étrange, laisser encore pulluler le doute, la négation, l’hérésie et les ténèbres? faudrait-il laisser le monde se déchirer de nouveau par la liberté de conscience? — Hommes de peu de foi, leur répondra le père Gratry, que voulez-vous? Voulez-vous invoquer encore toutes les ressources de la répression, depuis l’exil jusqu’au bûcher, pour étouffer la liberté de la conscience humaine? Voulez-vous demander à ce peuple reconquis à la foi de se maintenir pour toujours dans la vraie religion par la loi et la force du glaive ? « C’est ce qu’ont essayé les hommes, et cet essai a été la cause principale de la ruine de l’église et de la décadence évangélique. Pourquoi? Parce que si la vérité sans la charité n’est pas Dieu, mais une idole, comme on l’a si bien dit, il est vrai au même titre que la vérité sans la liberté n’est pas Dieu, n’est pas le Christ, mais une idole. Et certes les peuples qui ont maintenu par la force et la loi le credo littéral sur la surface de leur pays ont laissé s’écouler par le fond l’esprit, la sève, avec la liberté… » Que faire donc pour combattre le mal et l’erreur ? Il n’y a qu’un moyen, la lutte persévérante jusqu’à la fin, la veille perpétuelle. « Il faut la science, la parole lumineuse, la supériorité morale et intellectuelle, la force de la raison : voilà ce que je veux contre les pernicieux et mortels ennemis de la justice et de la vérité… »

La liberté dans la lutte des opinions et des croyances, c’est donc là le mot qui s’échappe de ces méditations ardentes, et c’est là un des côtés par lesquels le père Gratry est en intelligence avec son siècle. Il faut s’entendre pourtant. Quand on prononce ce grand mot, cela signifie-t-il, comme les sophistes semblent le croire quelquefois, que le bien et le mal n’existent plus, que la liberté est le droit de tout faire, de tout penser, de tout dire, indifféremment et impunément ? Une des notions par malheur le plus oubliées et le plus effacées de notre temps, c’est la notion de la responsabilité, — de la responsabilité qui existe pour les pouvoirs dans leur omnipotence comme pour les peuples dans leur liberté, comme pour les hommes dans leur indépendance intérieure, et c’est ce qui fait que l’histoire contemporaine n’est souvent qu’une énigme obscure et indéchiffrable. Ce qu’on oublie, ce que nul progrès ne peut changer, c’est que nulle faute, nulle violence faite au droit et à la justice, nul excès, et, puisque je parle d’un penseur religieux, nul péché ne peut se produire sans avoir des conséquences inévitables. Quelquefois les conséquences d’une faute sont foudroyantes pour un peuple immédiatement atteint dans sa sécurité et dans sa liberté, qu’il est réduit à reconquérir lentement et laborieusement ; d’autres fois aussi les effets sont plus compliqués et plus tardifs sans être moins réels, et de là cette responsabilité permanente et traditionnelle qui pèse sur les hommes, dont ceux-ci n’ont pas toujours l’intelligence, qu’ils appellent une fatalité quand ils se sentent surpris par les événemens. L’histoire de notre temps est pleine de cette démonstration vivante de la loi de responsabilité. Vous êtes-vous demandé jamais, au spectacle des perturbations de notre société, des anxiétés des esprits, des éclipses de la liberté, si ces crises ne tenaient pas à des excès, à des crimes, et si au glorieux héritage que nous avons recueilli de la révolution française il ne se mêlait pas des expiations secrètes qui ne sont point encore épuisées ? Lorsque les États-Unis se déchirent, lorsque tant de prospérités et de succès qu’on croyait sans limites sont noyés dans le sang de la guerre civile, est-ce que ce n’est pas la cruelle rançon d’une triste iniquité maintenue par la libre volonté des hommes? Lorsque aujourd’hui des nations tressaillent et se relèvent, heurtant du front le joug qui pèse sur elles, embarrassant par leur résurrection les dominateurs, qui ne trouvent plus qu’une cause de faiblesse là où ils avaient espéré trouver un agrandissement de puissance, est-ce que ce n’est pas le juste châtiment des abus de la conquête, de ce morcellement d’âmes et de territoires consacré dans des traités par la force victorieuse? C’est ainsi que tout s’enchaîne. Rien n’est indifférent, ni un acte, ni même une pensée. Oui sans doute, la liberté est la condition glorieuse de notre temps; mais la responsabilité la suit pas à pas, et la loi d’une justice supérieure s’accomplit à travers la marche des choses humaines. C’est donc la marque d’une âme sérieusement libérale de raviver sans cesse ce sentiment de responsabilité qui complète l’idée même de la liberté, sans lequel la liberté n’est ni féconde ni même durable, et n’est plus qu’une agitation stérile allant de crise en crise vers un but inconnu.

Il est un double sentiment qui se lie à tout ce mouvement d’idées, qui le complète et qui n’est pas moins vif chez le père Gratry : c’est le sentiment de l’impuissance de la force et le sentiment de la justice dans les rapports entre les nations contemporaines. La force a eu toujours sans doute et a peut-être plus que jamais de notre temps des adorateurs. Par intérêt, par crainte, par amour d’un repos qui perd dès lors sa dignité, on est porté à invoquer cette déesse aveugle, à lui demander de remettre l’ordre dans les sociétés agitées. C’est à qui l’appellera à son aide dans ses découragemens ou dans sa passion de dominer. Malheureusement ou heureusement la force ne crée rien par elle-même; elle tranche un conflit, elle amortit une crise trop aiguë, elle interrompt et détourne parfois brusquement la vie d’un peuple, elle n’a pas la puissance génératrice d’un ordre véritable. Et quand on parle de la force, il ne s’agit pas seulement d’une contrainte matérielle d’un moment, d’un emploi de l’épée qui peut être salutaire en certaines heures; il s’agit de toute œuvre de colère, de négation, de destruction et de haine qui n’est pas conçue dans une foi morale, et qui ne tient pas compte de la liberté, de la vérité et de la justice. La force a toujours aggravé les crises de notre siècle et a laissé des traces cruelles dans notre histoire. « Depuis bientôt deux siècles, dit le père Gratry, depuis deux siècles principalement, un germe de progrès, un développement nouveau du royaume de Dieu s’efforce d’occuper la terre, en Europe surtout et en France. Qu’est-ce donc qui écrase le germe devenu plus visible depuis un siècle, si ce n’est la violence? La violence dispersée d’abord et puis la violence concentrée, la violence dispersée dans la foule, puis concentrée dans la main des césars... Qu’ont produit dans notre patrie la plus grande, la plus violente des révolutions, et le plus grand, le plus puissant génie guerrier? Qu’ont produit ces deux forces dès qu’elles sont devenues violentes? Un retard de deux siècles pour le progrès du monde moderne. Oui, il y a parmi nous le germe, et puis la force violente qui brise le germe... La marche vers le progrès recommencera le jour où les nations européennes auront commencé à comprendre que la violence n’est pas la force, mais l’obstacle, et que la force c’est la justice, la liberté, la vérité, la douceur et la paix. »

La force violente, c’est dans l’ordre intérieur tantôt l’anarchie, tantôt le despotisme, et dans les rapports des peuples entre eux la suppression des droits légitimes, la domination abusive des uns sur les autres, toujours l’absence de la justice. Manifestement aujourd’hui en Europe il y a des justices qui ne sont point faites, il y a des plaies ouvertes, des situations contraintes, des empires caducs, des populations qui attendent, une multitude de questions enfin qui s’agitent à la fois dans une douloureuse et oppressive obscurité. Que la diplomatie fasse son œuvre dans cette obscurité, qu’elle mesure son action aux nécessités de chaque jour, aux possibilités et aux circonstances : elle ne peut faire rien de plus dans une époque où les événemens marchent tout seuls, échappant à toute direction ; mais en même temps c’est le rôle des penseurs d’embrasser du regard ce mouvement contemporain, d’en observer les grandeurs et les faiblesses, de sonder le secret d’une crise où sont engagés tous les intérêts du monde moderne. Je ne suis pas sûr que le père Gratry ait réussi à remplacer avantageusement l’empire turc, que je livre volontiers à ses sévérités ; je ne crois pas qu’il soit toujours suffisamment juste envers l’Angleterre : ce qui est certain, c’est qu’il a du moins un instinct énergique de cette situation générale qui est sous nos yeux, et qu’il la décrit avec un frémissement religieux où l’on distingue comme un retentissement d’espérances déçues, comme un reflet des souvenirs d’autrefois. Il y a en effet dans le livre de la Paix une page émouvante où l’auteur rappelle tout ce qui faisait battre le cœur de la génération à laquelle il appartient : « Nos jeunes frères qui entrent aujourd’hui dans la vie, dit-il, n’ont pas connu les espérances de la génération qui les a précédés, de ceux qui comme nous croyaient tous que le XIXe siècle ne finirait pas sans avoir aboli les monstrueuses iniquités qui souillent encore la terre. » Alors on allait combattre en Grèce, on chassait la barbarie d’Athènes et du Péloponèse et on croyait voir la reconstitution de l’Orient; alors aussi on protestait sans relâche pour la grande cause de la Pologne, et il eut été impossible de croire que le joug ne ferait que peser de plus en plus pendant trente ans sur les vaincus. Quelles espérances ne mettait-on pas dans la libre Angleterre, dans la grande et glorieuse république américaine du nord! Quant à la France, après avoir vu les soldats de l’Europe camper sur ses places, on voyait chez elle « renaître avec magnificence le travail, les lettres, les arts, la liberté, la justice et l’honneur. » Il s’est écoulé tout près d’un demi-siècle : qu’est-il resté de ces espérances qui enflammaient une génération? La plupart ne se sont pas réalisées ou ont été trompées, et après quarante ans l’Europe en est venue à cette situation où il y a partout le doute et l’inconnu, et que le père Gratry décrit en traits saisissans. « Quand donc l’Europe a-t-elle eu sous les armes quatre millions de soldats? dit-il. L’Europe entière se couvre de citadelles et se barde de fer. On invente tous les jours, avec la précipitation et l’inspiration de la fièvre, de nouvelles formes de destruction. On multiplie les flottes, on cuirasse les vaisseaux, on fait des citadelles flottantes. L’Angleterre, pour la première fois dans son histoire, va se ceindre de forteresses. C’est le XIXe siècle que l’Angleterre attendait pour cela! L’Allemagne savante, la Suisse paisible et neutre s’exercent au maniement des armes... Quant à la France, elle a depuis dix ans doublé son impôt de guerre, comme l’Angleterre depuis dix ans double le sien. La France emprunte des milliards pour la guerre, et l’Angleterre en fait autant. L’Autriche emprunte, la Russie emprunte, le Piémont emprunte. Tous, sans excepter les plus petits, tous empruntent, et toujours pour la guerre. Le Turc aussi veut emprunter en présence d’une partie de ses troupes sans solde depuis trois ans. Et ce qui est plus affreux encore que tous ces préparatifs matériels, c’est qu’en ce moment même de tous côtés la colère gronde, les esprits se divisent avec rage. »

Quel est donc le moyen de détourner ce conflit gigantesque? Il n’y en a qu’un, c’est la justice, c’est la reconnaissance du droit des nations, le respect de l’indépendance des peuples et de la patrie, qui est leur bien. « La justice rendue aux nations, voilà la ressource. Une nuit du 4 août pour les nations dans un congrès européen, voilà ce qui peut tout sauver et nous donner la paix! » Quoi donc ! nous, écrivains et laïques, simples volontaires de ces causes nationales et libérales, nous pensions peut-être quelquefois être seuls à soutenir de telles idées, et voici un prêtre d’un cœur profondément religieux, qui dans un langage plein d’émotion et de feu combat pour les mêmes opinions, qui trouve à la source de l’Évangile l’aliment et la sanction de sa foi à la liberté et aux droits des peuples, c’est-à-dire à la justice! L’amour de la justice est en effet le tourment de cet esprit sincère, qui s’afflige ou s’exalte avec la même passion, qui lui aussi a son idéal de politique sacrée. Et non-seulement dans cette conception nouvelle de liberté et de justice le père Gratry ne voit rien d’incompatible avec la tradition vraie, avec le rôle naturel de l’église, mais c’est l’église même qui dans sa pensée est appelée à être l’organe de ces idées d’équité et de grandeur morale. C’est une parole de l’Évangile, la parole de Jean à Hérode au sujet d’Hérodiade : « Vous n’avez pas le droit de garder cette femme, » c’est cette parole qui conduit l’auteur à ces applications nouvelles. « J’avoue, dit-il, que je ne lis jamais ces mots de l’Évangile : « Vous n’avez pas le droit de la garder, » sans penser… à tous ceux qui possèdent des hommes et surtout des nations. Il y a aux États-Unis cinq millions d’hommes que d’autres hommes possèdent contre la loi de Dieu : « Vous n’avez pas le droit de les garder ! » Il y a en Europe une nation divisée, possédée, égorgée… « Vous n’avez pas le droit de la garder ! » Il y a aujourd’hui d’autres peuples, petits ou grands, possédés par la force, sans compter l’Orient chrétien : « Vous n’avez pas le droit de les garder ! » Or qu’arriverait-il, je vous prie, si le vicaire de Jésus-Christ, élevant sa voix comme il l’a fait souvent dans le cours de l’histoire et nommant par leur nom chacun de ces tout-puissans criminels, disait : « Vous n’avez pas le droit de la garder ! » Certes il y aurait aujourd’hui comme alors des buveurs et des courtisans pour exciter le maître à tuer le prophète de la justice et de la vérité, il pourrait y avoir des catacombes pour l’église du Christ : Jésus irait encore se recueillir au désert pendant un temps ; mais aussi bien des miracles s’opéreraient alors, et l’on pourrait dire comme Hérode : « C’est une résurrection !… »

Qu’arriverait-il en effet, si tout ceci était une réalité ? Qu’arriverait-il, si, selon la pensée du père Gratry, l’église libre autant qu’autrefois, plus libre qu’autrefois, acceptait ce rôle de rendre témoignage d’une même voix et comme un seul homme contre tous les attentats et toutes les iniquités ? Je ne sais ce qui arriverait, je ne veux pas même presser l’opinion du père Gratry ; mais cette situation aurait sans doute d’étranges conséquences, et pour le moment, il me semble, la question de Rome se trouverait singulièrement simplifiée en un certain sens. Alors toutes ces questions de territoire actuel, de provinces pontificales détachées, d’inaliénabilité du domaine temporel, disparaîtraient pour ne laisser place qu’à cette autre grande question de la liberté religieuse et d’une indépendance nouvelle du saint-siège fondée sur une base moins périlleuse que la suspension du droit d’une nationalité cherchant à se concentrer dans son unité.

Après cela, je ne l’ignore pas, cet idéal de justice, de liberté, de vérité, présenté comme une noble lumière, n’est qu’un idéal auquel la réalité sera toujours loin de ressembler, même en tendant incessamment à s’en rapprocher. Le monde traîne après lui mille difficultés pratiques avec lesquelles il faut bien se résoudre à compter. Il y a de vieux intérêts qui se défendent avec âpreté, de vieilles traditions, de vieilles organisations qui s’obstinent avec la ténacité de tout ce qui dure depuis longtemps. Une multitude de passions, de préjugés, d’habitudes, s’agitent pêle-mêle, compliquant la marche des affaires humaines, et plus la civilisation s’avance, plus les complications s’accumulent et grandissent. Que de fois n’a-t-on pas effrayé le monde avec ce seul mot de nouveauté, et que de fois n’a-t-on pas ajourné un acte de justice sociale ou internationale, parce qu’il implique toute une transformation devant laquelle on s’arrête effaré ! De là ce travail de compromis permanens entre les intérêts anciens et les aspirations nouvelles, entre ce qui a été et ce qui doit être, entre le fait et le droit. La politique vit de ces compromis, elle se débat au milieu de ces difficultés qui retardent sa marche, elle conduit diplomatiquement les hommes et les peuples ; mais en même temps il y a un autre rôle moins diplomatique pour un certain ordre de penseurs tels que le père Gratry. Ce n’est point leur œuvre de négocier sans cesse avec la réalité. Ce qui fait leur originalité et leur puissance, c’est d’échapper à tous ces liens de la politique de tous les jours, de garder l’indépendance incorruptible de leur foi morale et de leur intelligence, de rappeler sans cesse que les révolutionnaires seuls ne sont pas subversifs, qu’il y a des gouvernemens qui peuvent l’être, qu’il y a souvent des factieux dans les conseils comme dans la rue, et que la vérité luit pour tout le monde.

Quoi qu’il en soit, ainsi marche cet esprit élevé et ardent, contemplant du seuil du sanctuaire, à la lueur de la lampe sacrée, le mouvement des choses, et faisant de tout l’objet d’une méditation émue, parfois saisi de grandes tristesses, de sévérités indignées, au spectacle des déviations et des influences mortelles qui semblent envahir le siècle, puis se reprenant à l’espérance et répétant : « Ce qui m’étonne, c’est de voir aujourd’hui des chrétiens désespérer du monde et du progrès des sociétés vers la justice. » Et cette lutte intérieure de l’espérance et du découragement, de la sévérité et de la sympathie, n’est-elle pas l’histoire de tous les esprits sincères? C’est la destinée de notre temps d’inspirer les sentimens les plus divers et de donner surtout par sa confusion puissante de trop faciles raisons à ses détracteurs, à tous ceux qui se découragent et désespèrent. On dirait, à n’observer que certains côtés, — et qui ne s’est point laissé aller parfois à ces impressions attristées? — que tout s’en va, le droit, le génie, le talent lui-même, la jeunesse, l’ingénuité des âmes, les nobles préoccupations de l’esprit, que la lumière morale et intellectuelle vacille et menace de disparaître dans le torrent des convoitises et des intérêts matériels, qu’il n’y a plus d’autre solennité pour le siècle que l’inauguration d’un chemin de fer, d’une voie de communication vers l’Indo-Chine ou d’un boulevard. Et cependant il faut dire comme le père Gratry : « Ce qui m’étonne, c’est qu’on désespère. »

Dans ce vaste mouvement qui s’accomplit, l’idée n’est point aussi absente qu’on le croit. La toute-puissance du droit, d’un droit nouveau si l’on veut, éclate dans certains événemens. La jeunesse n’est point tout entière à l’entraînement des jouissances, aux plaisirs frivoles, aux goûts turbulens; elle est aussi à la tâche rude et laborieuse, aux travaux sérieux, à l’étude, et à tout prendre elle peut différer de la jeunesse d’autres époques sans avoir moins de sève, sans être moins agitée du mystérieux tourment intérieur. Dans l’ensemble de la société, dans les mœurs, dans les lois, dans les rapports des hommes, n’entre-t-il point par degrés plus d’humanité, plus de douceur, plus de justice? Et si tout cela existe, est-ce donc un acheminement vers la décadence? La vérité est qu’on dépense souvent beaucoup de talent à prouver qu’il n’y a plus de talent, beaucoup de vigueur morale à démontrer qu’il n’y a plus de vie morale, et beaucoup d’esprit à prononcer l’oraison funèbre de l’esprit. Ce grand essor de forces et d’intérêts matériels a ses dangers et crée des conditions nouvelles, je le veux; mais cela empêche-t-il l’âme humaine de rester la motrice féconde? Je me souviens que j’assistais un jour à une de ces inaugurations de chemins de fer qui sont les solennités de notre temps. Lancées des deux extrémités de la grande voie, deux locomotives, traînant après elles de longs convois, devaient se rejoindre à un point central. Là était dressé un autel où un prêtre se tenait debout, et au moment voulu les deux puissantes machines ralentissaient leur marche en frémissant et venaient expirer en quelque sorte au pied de l’autel. Obéissant à l’intelligence qui les avait conduites jusque-là, elles venaient s’abaisser devant une main levée pour les bénir. N’est-ce point l’éternelle image de la soumission de la matière à l’idée, représentée par tout homme, prêtre, écrivain, penseur, chargé de rallumer, d’entretenir sans cesse la lumière intellectuelle et morale?


CH. DE MAZADE.