Les Orateurs et l’opinion publique chez les Athéniens

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Les Orateurs et l’opinion publique chez les Athéniens
Paul Girard

Revue des Deux Mondes tome 142, 1897


LES
ORATEURS ET L'OPINION PUBLIQUE
CHEZ LES ATHÉNIENS

Il suffit de parcourir l’histoire de la littérature grecque pour être frappé de la place qu’y tient l’éloquence. C’est à Athènes surtout qu’elle se développe, après les guerres médiques. Athènes, à ce moment, est au comble de la puissance : placée par sa victoire sur les Perses à la tête d’une vaste confédération destinée à prévenir une nouvelle invasion barbare, maîtresse de la mer, par ses vaisseaux, forte au dedans, riche, aimant les fêtes, où la religion déploie sa magnificence, imposant à tous les Grecs l’ascendant de son génie, suivant la belle expression de Thucydide, « véritable école de l’Hellade, » elle offre ce spectacle, assez rare dans l’histoire, d’un peuple vraiment digne de sa haute fortune par la façon dont il la tourne au profit général de la civilisation. On sait de quel éclat y brillent alors les lettres et les arts. Pour ne parler que des lettres, le théâtre y produit les chefs-d’œuvre qu’on connaît. L’éloquence, de son côté, y fait de rapides progrès : par l’assemblée du peuple, où elle règne souverainement ; par les tribunaux, où chaque citoyen a le droit, non seulement de poursuivre lui-même la vengeance de ses propres injures, mais de dénoncer toute infraction aux lois, où les accusés ne sont point autorisés à confier à d’autres le soin de leur défense ; par le goût de plus en plus vif pour les discours d’apparat, qui prennent, à l’occasion, le ton d’une sorte de prédication patriotique et morale, elle grandit chaque jour en habileté et en crédit ; et ce n’est pas exagérer de voir en elle, au IVe siècle avant notre ère, la forme par excellence de la littérature en prose. C’est bien ainsi que la juge M. Alfred Croiset, dans le beau livre où il expose l’histoire de la prose attique depuis Périclès jusqu’à Alexandre[1]. Sans négliger les philosophes ni les historiens, — parmi les plus charmantes pages de ce volume, il faut compter celles qui sont consacrées à Platon ; parmi les plus solides ou les plus neuves, celles qui concernent Thucydide et Aristote, — c’est sur les orateurs qu’il insiste particulièrement, à cause de leur nombre et de la valeur des œuvres qu’ils nous ont laissées ; et il y a plaisir à pénétrer, sous la conduite d’un tel guide, dans la technique délicate de cet art soucieux des moindres effets, à le voir, avec le temps, multiplier ses ressources, croître en influence, s’emparer tous les jours plus impérieusement des esprits. Mais M. Croiset ne s’en tient pas à l’analyse des talens ; d’une plume alerte il fait revivre les hommes, avec leur caractère et leurs passions : il les montre tels qu’ils ont été, patriotes et corrompus, désintéressés et avides de pouvoir, se disputant la faveur du peuple et n’hésitant pas, pour lui être utiles, à encourir sa colère, lançant les uns contre les autres de ces accusations qui, en un jour, ruinent un parti, en proie à ces rivalités violentes qui déchirent Athènes pendant toute la durée de sa lutte contre Philippe, et qu’apaise seule la perte de la liberté. Il serait difficile de rien ajouter à une étude aussi complète : on se propose simplement, dans les pages qui suivent, de grouper quelques réflexions et quelques faits qui peuvent en être rapprochés.

Nous avons beau nous faire l’esprit antique, nous avons bien de la peine à comprendre ce qu’était, pour des Grecs, ce redoutable instrument d’action qu’on appelle l’éloquence. C’est que la parole n’est pas le moyen sur lequel nous comptons le plus pour répandre nos idées et les faire prévaloir ; nous en avons un autre, bien plus efficace, qui est l’article de journal ou de revue, au besoin le livre. La parole parlée, nous y avons recours pour donner le dernier assaut aux volontés rebelles, mais, la plupart du temps, la position résisterait, si elle n’avait été minée par la parole écrite : « c’est celle-là surtout qui opère et qui est, comme disaient les Grecs, « ouvrière de persuasion ». Il n’en était pas de même à Athènes ; sans doute, on y lisait, et il arriva que Démosthène, comme le remarque M. Croiset, confia à l’écriture telle de ses harangues, après l’avoir prononcée devant le peuple, pour permettre à ceux qui l’avaient entendue de la méditer à loisir, et en mieux imprégner les esprits, mais c’étaient là des exceptions ; les copies qui circulaient de ces discours étaient, d’ailleurs, nécessairement rares, les lecteurs peu nombreux ; un orateur ne pouvait attendre de cette publicité qu’un secours insignifiant pour sa politique. La véritable action de l’éloquence s’exerçait à la tribune ; c’est là qu’elle agissait par la voix, par le geste, par ces secrètes communications qui s’établissent, dans une foule, entre tous ceux qui la composent, et font que des centaines d’hommes, comme s’ils n’avaient qu’une âme, sont secoués en même temps des mêmes émotions.

On conçoit dès lors qu’elle fût, dans la cité, une puissance, dont les uns cherchaient à se rendre maîtres pour satisfaire, par elle, leurs ambitieux désirs, dont les autres avaient peur comme d’une ennemie perfide, qui procédait par surprise, et de qui les attaques, échappant à tout calcul, étaient impossibles à parer. Si nous réussissons à mettre en lumière cette double disposition des Athéniens à son égard, à montrer surtout l’espèce de terreur qu’elle leur inspirait et à en expliquer les causes, nous aurons, par là même, donné une exacte idée de l’importance extraordinaire qu’elle #avait à leurs yeux, et de son rôle dans leur vie, si différent de celui qu’elle joue dans la vie moderne.


I

Un personnage d’Aristophane, faisant allusion à la politique d’Athènes, dit naïvement quelque part : « Quoi que nous décidions d’absurde ou d’insensé, cela tourne toujours à notre avantage. » Nous ne savons pas si cet optimisme répondait à la réalité ; ce qui est certain, c’est que les Athéniens votaient souvent, dans leurs assemblées, les mesures les plus folles à l’instigation des orateurs, qui faisaient du peuple ce qu’ils voulaient ; d’où une sorte d’effroi chez ceux-là mêmes qui subissaient l’entraînement de leurs conseils, et nous saisissons là une des raisons de la crainte que l’éloquence répandait autour d’elle : on la redoutait à cause de ceux qui en faisaient usage, et qui en faisaient un usage à la fois tyrannique et mauvais. Qu’étaient-ils donc ces hommes qui exerçaient sur les esprits et sur les événemens un si despotique empire ? Pour les connaître, replaçons-les par la pensée dans leur cadre habituel, c’est-à-dire dans l’assemblée du peuple. Elle avait lieu quatre fois, à des intervalles à peu près réguliers, dans chacune de ces périodes d’environ trente-cinq jours qu’on appelait des prytanies, et qui formaient, au nombre de dix, les grandes divisions de l’année administrative. En dehors de ces assemblées ordinaires, prévues par la loi, il faut tenir compte des assemblées extraordinaires, convoquées hâtivement dans les circonstances graves. Les réunions populaires étaient donc, en somme, assez fréquentes à Athènes ; chacune d’elles n’en était pas moins un petit événement, et l’on comprend que la littérature s’en soit emparée pour tracer quelques-uns de ces tableaux de mœurs où excelle le génie réaliste des Athéniens. Aristophane, dans trois de ses pièces, en a fait d’amusantes parodies ; la tragédie elle-même, en apparence si indifférente aux choses contemporaines, en a tiré plus d’un développement, et Euripide notamment, sous couleur de décrire, dans son Oreste, une séance de l’assemblée d’Argos aux temps héroïques, reproduit fidèlement la physionomie d’une séance de l’assemblée athénienne, avec toutes les violences qui s’y donnaient carrière. Grâce à ces renseignemens et à quelques autres, nous pouvons nous représenter assez exactement ce qui s’y passait. Voici quels étaient les préliminaires, tout au moins, d’une assemblée ordinaire.

L’ordre du jour, affiché à l’avance, avait fait savoir aux citoyens sur quelles questions ils devaient être consultés. Au jour fixé, de grand matin, un signal hissé sur quelque édifice annonçait que la séance allait commencer ; mais on tardait à s’y rendre : les gens de la campagne, partis de leur village avant l’aube, et qui étaient venus à la ville moins pour délibérer sur les affaires de l’Etat que pour vendre les produits de leur domaine ou pour acheter les objets nécessaires à leurs travaux, les citadins eux-mêmes, l’esprit occupé d’intérêts personnels, de marchés à conclure, de créances à recouvrer, mettaient peu d’empressement à se porter vers le lieu où l’assemblée avait coutume de se tenir ; et c’était, pendant des heures, sur l’agora, un fourmillement et un bourdonnement de peuple dont peut donner une idée l’animation qui règne, à de certains jours, dans les bazars les plus fréquentés de l’Orient. Il fallait, pour rappeler tout ce monde au devoir civique que la police intervînt ; des archers, de ceux qui avaient pour fonction spéciale de veiller au maintien de l’ordre, tendaient une corde frottée de vermillon et rabattaient du côté de l’assemblée les retardataires, qui fuyaient, affolés, devant cette barrière mobile, car ils savaient que si leurs vêtemens portaient la trace du contact de la corde rouge, ils seraient punis d’une amende.

En même temps, les boutiques étaient fermées, les étalages enlevés, les entretiens rompus, les groupes dispersés, et quand la place était enfin vide, des barrages étaient dressés aux issues qui y donnaient accès, afin que nul n’y pût revenir. Le soleil était déjà haut, quand le peuple souverain, bousculé par ses sbires, faisait tumultueusement irruption dans l’enceinte à ciel ouvert où il allait recevoir les ambassadeurs étrangers, contracter de nouvelles alliances, casser ou proroger les principaux magistrats, prendre, en un mot, les plus graves résolutions politiques.

La séance proprement dite était précédée de l’accomplissement de certains rites. Dans une société où la religion était affaire d’Etat et où rien d’officiel ne se faisait sans son concours, il était naturel qu’une assemblée du peuple, c’est-à-dire un des actes les plus solennels de la vie publique, fût placée sous la protection des dieux. Dès l’aurore, probablement, le lieu de la réunion — le monticule connu sous le nom de Pnyx — avait été purifié par le sacrifice de jeunes porcs dont le sang, répandu sur une piste circulaire, avait servi à marquer la limite que devaient seuls franchir ceux auxquels leur âge et leur qualité de citoyen donnaient le droit d’assister à la délibération. Puis, quand la foule avait pris place, qu’elle avait occupé les bancs qui lui étaient destinés, qu’au brouhaha de son arrivée avait succédé un silence relatif, le héraut du peuple, — une manière de personnage, — après avoir brûlé de l’encens, récitait à haute voix une formule dans laquelle il invitait les citoyens présens à adresser leurs vœux aux divinités de l’Olympe, à celles qu’on adorait à Delphes et à Délos, où il appelait ensuite les malédictions du ciel sur ceux qui proposeraient de faire la paix avec les Perses ou qui favoriseraient le retour de la tyrannie, qui révéleraient à l’ennemi les secrets d’Etat, qui, revenant d’ambassade, abuseraient le peuple par de faux rapports, qui tromperaient les tribunaux, qui feraient ou qui recevraient des présens dans le dessein de nuire à la République, qui porteraient atteinte aux lois existantes. Il donnait alors lecture de l’un des projets de résolution rédigés par le conseil des Cinq-Cents, cette assemblée permanente, renouvelable chaque année par voie d’élection, qui, entre autres attributions, était chargée de préparer les décrets qu’un certain nombre de ses membres soumettaient aux suffrages du peuple, après quoi il adressait la question traditionnelle : « Qui demande la parole ? » À ce moment, entraient en scène les orateurs.


II

On croirait, à lire les auteurs, que quiconque prenait part à l’assemblée pouvait y parler. Légalement, en effet, la tribune était ouverte à tous ; la constitution n’en écartait aucun de ceux qui avaient quelque avis salutaire à développer. Cette égalité rendait les Athéniens très fiers ; leurs écrivains, même leurs poètes, la vantent à l’envi ; elle était, à les entendre, si profondément entrée dans les mœurs, qu’y attenter eût été un crime abominable. « Si quelqu’un, dit Démosthène, osait soutenir devant vous, juges, que ce sont les plus jeunes, ou les plus riches, ou ceux qui ont acquitté les contributions les plus fortes, en un mot, les citoyens d’une classe déterminée, analogue à celles que je viens de nommer, qui doivent parler devant le peuple, vous le condamneriez à mort, j’en ai l’assurance, comme le pire ennemi de la démocratie, et votre sentence serait juste. » Ce sont là de vaines déclamations qu’il ne faut pas prendre à la lettre. En fait, ceux qui abordaient la tribune étaient relativement peu nombreux et formaient une catégorie à part ; c’étaient les plus riches d’entre les Athéniens, ceux à qui leurs grands biens assuraient l’indépendance, aux mains de qui ils mettaient un moyen d’action efficace sous tous les régimes, puissant surtout dans une république, où le pouvoir est une proie que se disputent les partis, et une proie difficile à conquérir et à garder sans le secours de certaines ressources matérielles. De là, dans toutes les démocraties du monde, le rôle nécessaire et l’importance de l’argent. La République de Platon, qui est une chimère, fait seule exception à la règle. L’Athènes de l’histoire s’y conforma toujours. Le gouvernement y avait été, à l’origine, le privilège exclusif de la noblesse, c’est-à-dire d’une caste qui joignait aux, avantages de la fortune le prestige d’un passé souvent légendaire et des plus vénérables traditions. Quand, après Périclès, des hommes nouveaux s’en emparèrent, nous savons, par d’irrécusables témoignages, que ces hommes étaient riches, qu’ils groupaient autour d’eux une immense clientèle et avaient dans la cité un rang considérable. La foule, naturellement éprise d’égalité, ne concevait pas, semble-t-il, qu’il en pût être autrement, et Aristophane se fait l’interprète du sentiment populaire quand il prête ces excuses au héros d’une de ses pièces, paysan du Parnès, qui s’improvise orateur pour persuader aux Athéniens de conclure la paix avec Sparte : « Ne vous fâchez pas, spectateurs, si, malgré ma pauvreté, j’entreprends de parler devant vous des affaires de la ville. » Pouvait-on rien attendre d’un misérable ? Seul le discours d’un riche avait du poids ; les politiciens le savaient, et le premier soin de ceux, — car il y en eut, — qui entraient pauvres dans la carrière était de s’enrichir ; on verra tout à l’heure par quel moyen.

Ce qui restreignait encore le nombre des orateurs, c’était le long apprentissage par lequel on devait passer pour en mériter Je nom. Les ignorans comme Démade, ce batelier du Pirée qui dut à sa faconde naturelle et à son esprit de prendre rang parmi les conseillers ordinaires du peuple, furent toujours des exceptions ; il fallait, en général, pour faire figure dans l’assemblée, s’y être préparé longtemps à l’avance. Nous avons peu de lumières sur la façon dont se formait, à Athènes, un homme d’État : voici pourtant ce qu’il est permis d’avancer sur ce point.

Il faut mettre à part les grands propriétaires, ceux qui tenaient au sol par de vieilles attaches, et que l’habitude d’administrer de vastes domaines rendait plus aptes que d’autres à administrer la chose publique. La vie rurale ou provinciale est une excellente école de gouvernement ; non seulement on y apprend à bien conduire ses propres affaires, mais, en s’occupant de celles des autres, on y acquiert une solide expérience. C’est par la gestion des intérêts de la commune ou du département que commencent, chez nous, beaucoup de carrières politiques. Quelque chose d’analogue existait chez les Athéniens. Il y avait dans les campagnes des citoyens que leur genre de vie acheminait naturellement au rôle d’orateur : calculateurs précis et économes, sachant commandera de nombreux esclaves, mêlés de près aux affaires de leur dème, quand ils n’avaient pas eu à les diriger en qualité de démarque, plaideurs exercés, ayant puisé dans la chicane une connaissance profonde du droit, ils ne se trouvaient point dépaysés à la tribune, où ils apportaient, non une artificieuse rhétorique, mais une simple et vigoureuse éloquence d’affaires, nourrie de la pratique des choses et des hommes. Comme ils n’écrivaient pas, ou que rien n’a été conservé de leurs discours, l’histoire littéraire les ignore, mais plus d’un, en son temps, balança l’autorité de ceux qui ont écrit et dont nous admirons les œuvres : tel était cet Aristophon qui mourut centenaire, après avoir rempli de sa turbulente activité près de soixante années d’histoire grecque.

De pareils hommes abordaient la vie publique sans préparation spéciale ; aux autres, il fallait une sorte d’initiation. Quelques-uns allaient la demander à des emplois subalternes de scribe ; attachés à la personne d’un orateur en renom, ils lui servaient de secrétaire, préparaient les décrets qu’il devait proposer au peuple, l’assistaient dans les procès qu’il avait à soutenir en donnant lecture des pièces justificatives destinées à renforcer sa plaidoirie. Ces utiles fonctions étaient quelquefois remplies par des étrangers : un biographe anonyme nous apprend que Lycurgue, le contemporain de Démosthène, avait auprès de lui un certain Euclide d’Olynthe qui, possédant à fond la langue législative, lui rendit par là les plus signalés services. Mais des citoyens aussi les recherchaient ; c’est ainsi qu’Eschine fut successivement secrétaire de deux des politiques les plus fameux de son temps, Aristophon d’Azénia et Eubule. Le même Eschine, avant de devenir un des plus grands orateurs d’Athènes, avait été adjoint, en qualité de scribe, à différens magistrats d’ordre inférieur, jusqu’au jour où sa compétence spéciale et sa belle prestance l’avaient fait choisir pour être secrétaire du conseil et du peuple. On devine ce que ces stages plus ou moins prolongés dans de pareils postes pouvaient apprendre à un esprit ouvert, quel gain devait retirer une vive intelligence de ce quotidien maniement d’affaires, de ce commerce familier avec les hommes et les institutions.

Telle n’était pas, cependant, la forme habituelle de l’éducation d’un orateur. Comme l’influence dépendait presque uniquement de la parole, c’était l’art de la parole qu’il s’agissait avant tout d’acquérir ; pour s’y rendre habile, on se remettait aux mains d’un de ces professeurs, si nombreux à Athènes au ive siècle, qui prétendaient former les jeunes gens à la politique ; on apprenait de lui les secrets de l’éloquence, les tours insinuans qui pénètrent les âmes, les coups de surprise qui étonnent et livrent à discrétion les volontés vaincues. Par des compositions fictives, déclamées en présence du maître et de quelques condisciples, le futur homme d’État assouplissait son style, sa voix, son geste ; des manuels lui venaient en aide pour certains développemens : il trouvait dans des recueils, dont la popularité est attestée par maint témoignage, des modèles de péroraison et d’exorde, de sonores lieux communs qui paraient son discours et lui communiquaient une ampleur facile qu’il eût vainement, parfois, cherchée dans son propre fonds. Il s’en souvenait plus tard dans ses harangues réelles, et ne se faisait pas scrupule de recourir à ces morceaux d’école pour agir sur de vrais auditoires. Ces développemens tout faits étaient, il est vrai, plus spécialement à l’usage des plaideurs, qui, jetés dans des débats où la fortune, l’honneur, la vie même étaient en jeu, avaient besoin de ressources particulièrement puissantes pour convaincre ou pour attendrir. Mais les politiques y avaient recours, eux aussi, comme le prouvent ces exordes qui nous sont parvenus sous le nom de Démosthène, et qui conviennent tous à des discours prononcés devant le peuple.

Ceux que tentait la vie publique pouvaient choisir entre divers enseignemens. Le plus réputé de beaucoup était celui d’Isocrate, ce rhéteur abondant, ce savant constructeur de périodes, à qui il faut pardonner les raffinemens méticuleux et quelque peu vains de son art pour la passion avec laquelle il prêcha toute sa vie une utopie généreuse : l’étroite union de la politique et de la morale. On venait de l’étranger, et quelquefois de bien loin, suivre ses leçons, mais c’est d’Athènes qu’étaient la plupart de ses élèves, et « de son école, dit Cicéron, comme des flancs du cheval de Troie, sortit toute une armée d’orateurs. » Ceux qui préféraient ne paraître à la tribune qu’après s’être exercés dans le genre judiciaire, apprenaient de maîtres comme Isée le métier de logographe, c’est-à-dire de juriste à la disposition des plaideurs inexpérimentés, pour lesquels il fallait écrire des discours qu’ils pussent débiter eux-mêmes devant les juges et qui fissent triompher leur cause. Cette profession, très lucrative, attirait naturellement les jeunes gens dont la fortune était médiocre ; en même temps, la connaissance qu’elle donnait des lois et la souplesse à laquelle elle accoutumait les esprits, constituaient la meilleure des préparations aux luttes de l’assemblée. Beaucoup d’hommes d’Etat entraient par là dans la carrière et, même aux affaires, ne renonçaient point à une pratique à laquelle ils devaient en partie leur richesse et ce qu’il y avait peut-être de plus solide dans leur talent. On sollicitait, enfin, les conseils de certains orateurs, surtout des plus grands. Nous savons que Démosthène avait des élèves, qu’il se faisait fort d’armer pour toutes les batailles de la politique. Quelques-uns, par leur conduite, lui firent peu d’honneur ; ses ennemis ne manquent pas de l’en railler méchamment.

On voit à quel prix s’acquérait l’éloquence ; l’étude en était longue et dispendieuse ; il s’en fallait, par suite, qu’elle fût accessible à tous. Isocrate ne demandait guère moins de quatre années pour former un orateur, et s’il n’acceptait pas d’honoraires de ses disciples athéniens, les magnifiques cadeaux qu’ils lui faisaient suffiraient, en l’absence d’autres preuves, à nous éclairer sur leur condition : tous appartenaient à l’aristocratie d’Athènes, et c’était justement leur naissance et leur grande fortune qui les portaient à ambitionner de diriger les affaires de leur pays. Ainsi, les « conseillers du peuple », comme ils s’appelaient eux-mêmes, formaient une corporation puissante, d’autant plus redoutable qu’elle représentait une élite. On conçoit qu’avec les ressources dont elle disposait, elle régnât sur la cité en oligarchie souveraine ; essayons de préciser le caractère de sa tyrannie.


III

Quand un parti était au pouvoir, il était le maître à la fois de l’assemblée et des tribunaux. On sait qu’à Athènes les tribunaux étaient composés de jurés tirés au sort parmi les citoyens ; ces jurés siégeaient sous la présidence de tel ou tel magistrat, suivant la nature de la cause à juger ; leur nombre atteignait aisément plusieurs centaines. C’était devant eux que se terminaient, le plus souvent, les combats engagés dans l’assemblée du peuple. Un orateur avait-il, dans l’assemblée, dénoncé la conduite d’un adversaire, attaqué une proposition de décret comme illégale, l’affaire était soumise aux juges, qui décidaient souverainement ; mais leur décision était rarement impartiale, et la partie qui personnifiait, en politique, les idées du jour avait de grandes chances de l’emporter auprès de ces jurés, image en raccourci de l’assemblée populaire, dont ils gardaient toutes les passions, malgré le serment qu’ils avaient prêté de maintenir élevée au-dessus de leurs préférences ou de leurs rancunes la sérénité des lois. C’était donc, à côté de la politique pure, un instrument de domination très efficace que la justice. Aristote nous dit, dans sa Constitution d’Athènes, qu’après le gouvernement des Trente et le rétablissement du régime républicain par Thrasybule, la démocratie devint toute-puissante, grâce à l’assemblée et aux tribunaux. Cela signifie que les juges prirent sur la direction des affaires une influence égale à celle de l’assemblée. A celle-ci les orateurs qui avaient la faveur du peuple, faisaient voter toutes les mesures qu’il leur plaisait ; de ceux-là ils obtenaient la condamnation de leurs ennemis, soit en se portant eux-mêmes accusateurs, soit en chargeant de ce soin un ami ou un client. Lorsqu’on étudie leur rôle au IVe siècle, et déjà même au temps de Périclès, on ne peut séparer ces deux formes de leur activité ; l’orateur, à Athènes, ne s’en tient pas à la politique proprement dite : il est tout ensemble un homme d’Etat et un justicier.

Par là il possédait un pouvoir énorme qui, au dedans, s’étendait à tout, qui, au dehors, compromit plus d’une fois la fortune d’Athènes par la terreur qu’il inspirait aux généraux en campagne.

C’est un curieux conflit que celui qui existe en permanence, chez les Athéniens, entre orateurs et hommes de guerre. Comme ceux à qui le peuple confiait les fonctions de stratège faisaient à peu près tous partie de la noblesse ; un premier dissentiment naissait ainsi de leur origine, et de la sympathie qu’on leur prêtait pour les institutions aristocratiques de Sparte, pour lesquelles beaucoup, d’ailleurs, ne dissimulaient pas leurs préférences. On ne pouvait, cependant, s’empêcher de les élire à cause de leur science de l’art militaire, et aussi à cause de leur richesse : une des conditions pour être stratège était de posséder de grands domaines en Attique ; il était naturel qu’Athènes choisît pour conduire ses armées ceux qui étaient le plus intéressés à sa prospérité matérielle et au maintien de l’intégrité de son territoire. On les nommait donc, et on les prorogeait dans leur commandement, tout en suspectant sans cesse leur loyalisme. Mais ce qui surtout excitait contre eux le parti populaire et ses chefs, c’étaient leurs insuccès : le moindre échec était considéré comme une faute, et toute faute cachait une trahison. Le général malheureux ne savait que trop ce qui l’attendait au retour, et souvent il aimait mieux tenter l’impossible que d’avouer une impuissance qui devait se changer en crime aux yeux d’appréciateurs passionnés et prévenus. Ce fut, en 413, ce qui perdit l’armée de Sicile. Il faut lire dans Thucydide le navrant exposé des craintes de Nicias, à la pensée de lever le siège de Syracuse, qu’il sait ne pouvoir aboutir. Démoralisés par une série de défaites, épuisés par un long séjour, sous un soleil torride, dans cette plaine marécageuse où le vieil Anapos roule encore ses eaux malsaines parmi les touffes de papyrus, ses soldats le pressent de partir ; mais lui, qui les connaît, et qui connaît aussi les Athéniens de la ville, hésite, ou plutôt décide de rester encore, car, que pensera le peuple d’une désertion qu’il n’a point autorisée ? Ignorant l’état des choses, il fera sentir au général sa colère, et ces soldats mêmes qui gémissent sur leurs maux et souhaitent ardemment de revoir leurs foyers, retournés par les orateurs, seront les premiers à l’accuser et à crier qu’il a trahi.

Rien n’est lamentable, dans l’histoire d’Athènes, comme la situation faite aux généraux par les orateurs. Encore, au Ve siècle, ceux qui commandaient les armées étaient-ils eux-mêmes orateurs ; non seulement ils tenaient de la constitution le droit, dans certaines circonstances, de convoquer l’assemblée, mais ils y jouaient un rôle actif, y défendaient par la parole la politique qu’ils croyaient bonne, y repoussaient les attaques de leurs adversaires. Il n’en fut plus de même après la guerre du Péloponèse, quand la lassitude produite par trente années de combat, tant de fortunes à refaire, la défaveur croissante des exercices physiques, le goût de plus en plus vif pour les occupations intellectuelles, eurent détaché les citoyens de leurs devoirs de soldat. On vit alors se former, en opposition avec la population civile, une sorte de caste militaire, composée de ceux que leurs traditions de famille ou leur esprit aventureux portaient à vivre dans les camps. Etre général devint une profession qui absorbait tout le génie d’un homme. Les stratèges s’enfermèrent dans leur spécialité, qui était de guerroyer à la tête de leurs mercenaires, comme les civils dans la leur, qui était de prendre part à l’assemblée du peuple, d’y parler et de gouverner la république ; et ce fut une exception qu’un général sachant, comme Phocion, mener des troupes à la bataille et discourir du haut de la tribune. Il en devait résulter, entre gens de guerre et orateurs, une hostilité de plus en plus ardente, les uns animés d’un mépris grandissant pour ces habiles parleurs, ignorans des choses militaires, les autres de plus en plus pénétrés de leur importance et prétendant tout diriger, au dehors comme au dedans.

C’est une pente fatale des assemblées délibérantes que ces empiétemens, chaque jour plus indiscrets, sur le domaine de l’action ; le droit de contrôle s’y transforme en une ingérence tyrannique, qui fausse les rouages du gouvernement, ou qui les paralyse. En ce qui concerne la guerre, Athènes subit cette loi inévitable : les orateurs s’y érigèrent en juges des opérations militaires, et des généraux furent punis pour n’avoir pas exécuté tel mouvement proclamé nécessaire par les tacticiens de l’assemblée. Dès lors, il y eut des généraux populaires, qui se conciliaient les politiciens influens en les flattant, en les soudoyant même ; ceux-là trouvaient toujours des voix pour les excuser, et les plus lourdes fautes ne pouvaient entamer leur crédit. On en vit d’autres, moins aimés, se ménager des refuges contre les calomnies et les condamnations qui en étaient la conséquence, par les amitiés qu’ils contractaient avec des satrapes qui les soutenaient dans leurs disgrâces en leur offrant un emploi lucratif de leurs talens. Il y en eut qui firent alliance avec des princes étrangers et entrèrent même dans leur famille ; un poète comique peint les noces barbares d’Iphicrate avec la fille du roi thrace Cotys qui, en même temps qu’il l’avait pris pour gendre, lui avait fait présent d’une de ses villes. Sans doute, il faut faire ici la part d’un certain goût d’indépendance et d’aventures qui apparaît de très bonne heure chez les Athéniens, mais ces appuis cherchés au dehors, ces principautés que les généraux se taillaient dans leurs conquêtes, ou qu’ils recevaient en dot de rois devenus leurs parens, s’expliqueraient mal sans la crainte qu’ils avaient des orateurs, sans les procès, les amendes, les exils, sans tout cet arsenal de menaces et de châtimens que la démocratie. tenait contre eux en réserve et qui leur rendait le service insupportable.


IV

Cette surveillance étroite ne s’appliquait pas seulement aux choses extérieures. Nul pouvoir public n’étant constitué pour signaler les infractions aux lois, c’était aux particuliers de les faire connaître ; ce rôle appartenait surtout aux orateurs, que leur talent de parole semblait spécialement désigner pour le remplir. Ils s’en acquittaient avec une vigilance qui revêtait parfois un grand air de noblesse ; quoi de plus beau, en effet, du moins en apparence, que ce code placé sous la sauvegarde de tous, avec l’obligation imposée à chacun, dans son intérêt même, à la fois de. l’observer et de le défendre ?

La seconde partie de la tâche ne pouvait manquer de séduire les esprits généreux ; et c’est un lieu commun de l’éloquence athénienne que les services rendus à la cité par l’accusateur qui livre aux juges les coupables, comme il sied à un fidèle gardien de l’ordre public. Cela s’appelait emphatiquement « porter secours aux lois » ; ces mots, qui reviennent souvent dans les plaidoyers attiques, rendent bien le devoir civique qu’on croyait accomplir en recherchant les occasions de dénoncer les abus et d’assurer partout le triomphe de la légalité. On devine, cependant, à quels excès devait conduire un pareil système. Malgré la responsabilité qu’on encourait en accusant et les peines auxquelles on s’exposait en cas d’échec, la tentation était trop forte de se faire valoir auprès du peuple par une attention scrupuleuse à l’avertir des moindres manquemens, et les délations se multipliaient, faisant la lumière sur toute sorte de scandales, mais forgeant aussi des crimes imaginaires et réduisant les honnêtes gens à vivre dans une perpétuelle insécurité. L’empressement à dénoncer était d’autant plus grand qu’on avait chance, par là, de s’enrichir. Il existait notamment, à côté des orateurs, une catégorie d’hommes que l’on confondait facilement avec eux, et pour qui le métier de délateur était une source de revenus : c’étaient les sycophantes. N’ayant ni la suite dans les desseins ni la hauteur de vues des politiques de profession, sans idées générales sur la conduite des affaires, leur unique occupation était d’épier les personnages en vue pour essayer de les prendre en faute ; ils se faisaient payer très cher leur silence, ou, si l’on acceptait la lutte, c’étaient de leur part, dans l’assemblée, devant les tribunaux, des protestations de dévouement à la démocratie, un hypocrite étalage de civisme qui, trompant les naïfs, grandissaient leur influence et consolidaient leur pouvoir. Plus d’un, à force de chantage, arrivait à la fortune ; on en citait qui, dans leur jeunesse, avaient gardé les troupeaux et qui, venus à la ville aussi légers d’argent que de scrupules, y avaient, en peu de temps, amassé des richesses considérables.

Chose étrange ! ces calomniateurs n’étaient point jugés trop sévèrement à Athènes. On ne les aimait pas, mais on les souffrait comme un mal nécessaire. N’étaient-ils pas, à leur manière, des soutiens de l’État ? On les appelait les « chiens du peuple » ; ils faisaient bonne garde autour des lois ; et, comme ceux auxquels ils s’en prenaient de préférence étaient les riches, plus portés à s’affranchir de la règle commune, ils passaient aux yeux de la foulé pour être animés du plus pur esprit républicain. Tout en ressentant de l’éloignement pour leur personne et pour les louches menées dont ils vivaient, on tolérait leurs accusations incessantes et même, à l’occasion, on les approuvait. Les gens éclairés en avaient horreur. « Quand cesserons-nous, s’écrie Isocrate, de regarder les dénonciateurs comme les seuls amis du peuple, et comme ses ennemis, les modérés et les sages ? » Démosthène nous a laissé une peinture saisissante du délateur qui « paraît sur l’agora comme une vipère ou un scorpion, le dard dressé, et qui, allant de-ci de-là, cherche des yeux sur qui déchaîner le malheur, qui calomnier, qui poursuivre, qui terroriser pour en extorquer de l’argent. » Le sycophante, ajoute-t-il, est par nature un solitaire « qu’on ne voit jamais dans aucune réunion, ni chez les barbiers ni chez les parfumeurs, ni nulle part où l’on se groupe et où l’on cause. Farouche et insociable, n’ayant de commerce avec personne, il ne connaît ni l’amitié ni la bienveillance ni rien de ce qu’aiment et pratiquent les honnêtes gens. » En fait, ces surveillans jaloux de la légalité rendaient la république peu habitable. C’est, selon Aristote, un grand péril pour une démocratie que les dénonciations continuelles, car elles amènent les riches à se coaliser, malgré les divergences de vues ou d’intérêts qui les séparent ; la crainte commune les rapproche ; et ce rapprochement produit un changement de régime.

Si les Athéniens ne connurent pas cette extrémité, ou si les réactions, chez eux, furent passagères, il faut l’attribuer à leur prédilection ancienne et naturelle pour la forme démocratique. Il n’en est pas moins vrai qu’à deux reprises, comme le rappelle un client de Lysias, les attaques des sycophantes contre les riches précipitèrent Athènes dans l’oligarchie, en 411, par le triomphe éphémère des Quatre-Cents et en 404, par la courte, mais odieuse tyrannie des Trente. Bientôt, par une progression inévitable, la classe moyenne elle-même ne fut point épargnée, cette classe dans laquelle un personnage d’Euripide voit le plus solide rempart de l’Etat, parce qu’elle respecte, quel qu’il soit, l’ordre de choses établi. Vers la fin du IVe siècle, les délateurs étaient les maîtres de la cité : nous en avons la preuve dans le plaidoyer de Démosthène contre Aristogiton ; nul ne pouvait se dire à l’abri de leurs atteintes ; il fallut, pour les réduire, la ruine de la patrie.

J’ai dit que les orateurs étaient aisément confondus avec eux ; ce qui y aidait, c’est qu’ils se traitaient eux-mêmes de sycophantes, s’accusant réciproquement des fautes les plus graves, se renvoyant surtout sans cesse les uns aux autres le reproche de vénalité. On est profondément attristé, quand on pénètre dans le détail de leurs querelles, de la fréquence avec laquelle y revient l’accusation de corruption. Il est certain que l’argent jouait un grand rôle dans la vie publique des Athéniens ; il en était de même chez tous les Grecs. Plutarque nous apprend que Périclès avait ses fonds secrets, à l’aide desquels il achetait chaque année régulièrement, méthodiquement, les magistrats de Sparte ; par là il retarda l’explosion de la guerre qui devait anéantir la puissance athénienne et gagna le temps nécessaire pour permettre à son pays de se préparer à en soutenir les premiers chocs. Mais plus que partout ailleurs, il y avait à Athènes des consciences à vendre, parce que le pouvoir y était partagé entre plusieurs. On le savait au dehors ; et nous voyons dans Thucydide qu’au Ve siècle les alliés, en réalité les sujets des Athéniens, avaient à Athènes des patrons dont ils entretenaient le zèle en leur faisant passer de temps en temps des sommes importantes. Plus tard, ce sont des rois que nous trouvons parmi les cliens des hommes d’État athéniens : tels ces princes du Pont qui envoient tous les ans à l’un d’eux mille mesures de. blé, afin que, par son crédit, une statue leur soit élevée sur l’agora.

Mêmes tentatives au dedans, et mêmes tentatives heureuses, pour corrompre les orateurs. On obtenait, en les payant, qu’ils fissent voter ou rejeter tel décret par l’assemblée du peuple. Ces pratiques déplorables étaient si fort entrées dans les mœurs, que beaucoup de gens n’en étaient point choqués ; on admettait que la politique procurât certains profits, et une fortune acquise ou accrue dans le maniement des affaires, passait pour légitime. Le soupçon n’en planait pas moins sur toutes les têtes, prêt à se transformer en insinuations perfides, en dénonciations, en procès ; les plus compromis étaient les plus sévères, et leur bruyante vertu, qui ne perdait pas une occasion de se faire valoir, s’attaquait à tous, même aux innocens. Un orateur osait-il soutenir dans l’assemblée une opinion contraire à celle du plus grand nombre, il était vendu : c’est l’arme dont Cléon cherche à frapper Diodote dans la célèbre séance où s’agite le sort des habitans de Mitylène. Il fallait un vrai courage pour parler au nom de la minorité ; on y risquait, non seulement sa popularité, mais son honneur et sa fortune. La politique était un combat où la défaite pouvait entraîner la ruine totale, et d’où nul n’était assuré de sortir sans blessure, fût-il animé des meilleures intentions.

Il serait aisé de pousser au noir ce tableau déjà si sombre. Les traits qu’on vient de voir suffisent pour donner une idée de la puissance des orateurs et pour expliquer l’effroi qu’ils inspiraient. On conçoit qu’en présence de pareils excès, qui semblaient inséparables du régime populaire, bien qu’ils en fussent seulement l’abus, des philosophes aient rêvé de républiques où l’on n’eût point connu l’usage des assemblées. C’est ainsi qu’Aristote avance sérieusement que la meilleure démocratie serait une démocratie de laboureurs, parce que les citoyens, y étant occupés par les travaux des champs, n’auraient pas le loisir de se réunir, ou ne se réuniraient qu’à de rares intervalles.

Si l’on songe qu’à côté de la tyrannie qu’ils exerçaient, de leur ambition intéressée, de leur vénalité, de leur impudence, ces politiques avaient souvent des mœurs détestables, on achèvera de comprendre pourquoi ils étaient haïs des honnêtes gens. C’est, en effet, un étrange spectacle que celui de leur vie privée : aussi avides de plaisir que de pouvoir, ils ont pour maîtresses les courtisanes à la mode, ou se livrent à ces débauches que la Grèce même, si indulgente pour certains vices, n’a jamais hésité à condamner et à flétrir. Leur luxe est insolent ; ils l’étaient complaisamment dans les fêtes publiques, et vantent sur l’agora, parmi la foule éblouie de leurs cliens, les maisons qu’ils possèdent à la ville et à la campagne, leur riche mobilier, leur vaisselle d’or et d’argent. Ils adorent la réclame et la cultivent sous toutes ses formes. Il en est qui se font des têtes, comme celui qu’on surnomme le Crobyle, à cause de ses longs cheveux réunis en touffe sur la nuque, qui rappellent la coiffure des Athéniens d’autrefois. D’autres, à la tribune, se drapent comme des statues et parlent sans un geste, à la manière des anciens orateurs. Ces habitudes de cabotin, cette vanité insupportable, ce désir de paraître, d’attirer sur soi les regards, complètent comme il convient la physionomie de ces personnages qui semblent ne chercher dans la vie publique que des satisfactions d’intérêt ou d’amour-propre, d’autant plus âpres à la jouissance qu’ils la savent précaire et ne goûtent ainsi qu’un bonheur perpétuellement menacé.

V

Ce serait être injuste envers les Athéniens que de ne pas opposer à ces débordemens trop réels le rôle idéal qu’ils assignaient à l’orateur. Ils avaient de bonne heure connu l’éloquence et s’en étaient fait tout de suite une idée très haute ; mais justement pour cela, et parce qu’ils en voyaient l’efficacité dans le gouvernement, ils en vinrent bien vite à la considérer comme une force dont il fallait régler l’usage. Ce qu’ils ne purent régler, ce furent ses progrès ; elle les déborda de tous côtés par ses ressources rapidement accrues, par ses habiletés dont le secret échappait, dont les effets seuls étaient sensibles ; et nous touchons ici à la vraie cause de la toute-puissance des orateurs : c’était leur art surtout qui les faisait craindre. Leur immoralité, leur absence de scrupule, sautaient aux yeux ; mais leur action, souvent irrésistible, sur le peuple, la facilité avec laquelle ils retournaient l’opinion, voilà ce qu’on ne s’expliqua jamais bien à Athènes et ce qui mérite que nous nous y arrêtions.

Il est banal de rappeler que, déjà dans Homère, on sait se servir de la parole et que ce talent y est aussi prisé que la vigueur physique et le courage. A l’aurore de la vie grecque ou, du moins, dans le plus ancien tableau qui nous la représente, nous trouvons donc ce respect, cette admiration pour l’éloquence et pour les qualités intellectuelles qu’elle suppose, qui sont au nombre des traits caractéristiques de la race. Aux époques qui suivent, nous ne savons rien de ses destinées ni des sentimens qu’elle inspire ; il faut descendre jusqu’à Solon et aux Pisistratides pour entrevoir, dans les luttes qui troublent alors Athènes, de grands orateurs qui jouissent d’un renom mérité. L’éloquence a dès lors sa place dans la cité, et comme, à côté du bien qu’elle fait, apparaît le mal dont elle est capable, on la réglemente.

Remontaient-elles à Solon ces vieilles lois qui la concernaient et que nous connaissons par Eschine ? Ce qui est certain, c’est que très tôt, à Athènes, on légiféra sur les orateurs. La première chose à exiger d’eux était qu’ils eussent cette expérience qui ne s’acquiert que par un long usage des hommes et des choses ; aussi les jeunes gens étaient-ils écartés de la tribune ; dans les assemblées mêmes, la parole, sur chaque question, était donnée d’abord aux citoyens les plus âgés. « Qui veut parler, demandait le héraut, parmi les Athéniens qui ont plus de cinquante ans ? » Et quand ceux-là avaient exprimé leur avis, alors seulement venait le tour des autres. Mais surtout ce qui importait, c’était que l’orateur fût irréprochable dans ses mœurs. Les Athéniens n’ont pas connu le sophisme qui consiste à élever une barrière entre la vie privée et la vie publique de l’homme d’État ; s’ils eurent des conseillers indignes, ce fut par la force des choses et parce qu’il est difficile dans la pratique de ne pas jeter un voile sur certaines infamies, quand elles sont rachetées tant bien que mal par le talent où par d’incontestables services ; mais jamais ils n’érigèrent cette tolérance en principe : il leur semblait que celui qui prétend éclairer le peuple et le conduire, doit justifier cette prétention par la dignité de sa vie. Ils s’occupaient donc de la conduite privée des orateurs ; leurs lois, sur ce point, contenaient des dispositions dont l’ensemble constitue une morale un peu grosse, qui laisse assurément le champ ouvert à bien des vices, mais c’était quelque chose que ces devoirs élémentaires imposés à ceux qui, possédant sur la foule un immense pouvoir, étaient responsables de toutes ses décisions et, réellement, avaient charge d’âmes.

Ces devoirs, divers auteurs nous les énumèrent. Ce sont d’abord des devoirs de piété filiale : ne peut parler dans l’assemblée quiconque se livre à des voies de fait sur son père ou sur sa mère, ou refuse de les loger et de les nourrir, ou, à leur mort, n’a pas accompli en leur honneur les rites traditionnels. Viennent ensuite les devoirs civiques : nécessité d’avoir rempli toutes ses obligations militaires, pris part à toutes les campagnes auxquelles on a été appelé et de s’y être comporté ; bravement ; celui qui a jeté son bouclier pour fuir n’a plus le droit de paraître à la tribune. Elle est de même interdite au dissipateur qui a dévoré son patrimoine, au débauché qui a usé sa jeunesse dans des orgies sans nom. Tels sont, pour l’orateur, les principaux cas d’incapacité ; c’est dans ce sens qu’on scrute sa vie, quand on veut savoir s’il est digne de sa haute mission. N’avait-il accès à la tribune qu’après avoir subi un examen préalable, une dokimasie analogue à celle qui précédait l’entrée en charge des magistrats ? Sur ce détail, notre ignorance est complète. Il est possible qu’à l’origine on ait suivi une pareille procédure, mais il n’y en a plus trace au temps de Démosthène ; un homme d’État n’en pouvait pas moins toujours être arrêté dans sa carrière par une accusation de mauvaises mœurs qui, s’il était condamné, le chassait de la vie publique ; même en pleine corruption, l’action de débauche resta une arme formidable, souvent employée pour réduire un adversaire au silence, mais qui souvent aussi mit à nu des tares qu’il était utile de ne point ignorer.

Nous aurons achevé de donner une idée de la législation sur les orateurs, quand nous aurons dit que leur éloquence même était surveillée. D’abord, comme on l’a vu par la formule de malédiction que prononçait le héraut au commencement de chaque séance, certains sujets leur étaient interdits : telle était toute proposition tendant au rétablissement du régime tyrannique. La formule prévoyait aussi le cas de trahison, le discours de l’orateur payé pour nuire à son pays ; et, sur ce politicien néfaste, elle appelait la colère des dieux. A côté de ces anathèmes, il y avait des prescriptions légales qui réglaient la façon de se conduire dans l’assemblée, les bienséances qu’on y devait observer : défense, à la tribune, de s’écarter de la question, ou d’y revenir après l’avoir traitée, ou de toucher à plusieurs questions à la fois ; défense d’injurier ses adversaires, même de les interrompre ; défense de parler de sa place sur un sujet quelconque pendant la lecture de l’ordre du jour ; défense d’exercer aucune pression sur le président, par intimidation ou par voie de fait. Chacun de ces délits était puni d’une amende, ou, quand les choses avaient passé la mesure, le coupable était déféré au conseil des Cinq-Cents ou à l’assemblée suivante, qui décidait des poursuites contre lui.

On est frappé du contraste que révèlent les témoignages entre cette réglementation minutieuse et la réalité. En fait, les assemblées, à Athènes, étaient tumultueuses, et il s’y produisait des scènes d’une incroyable violence. On y voyait des orateurs lever la main sur le président ; un jour que Socrate dirigeait les débats, il fut, comme on sait, en butte aux invectives et aux menaces de tout un parti, parce qu’il refusait de mettre en délibération une mesure qu’il jugeait inique. Des oppositions se formaient au cours de la séance, tapageuses et irréductibles ; c’étaient tantôt les gens de la ville, tantôt les campagnards qui faisaient obstruction, et leur mécontentement se traduisait par des vociférations qui rendaient la tribune impraticable. On ne pouvait essayer de dominer ces cris en gardant le calme maintien jadis en usage ; la turbulence de l’auditoire entraîna celle des orateurs, et de là ces gestes véhémens dont nous parlent les écrivains anciens, ces manteaux entr’ouverts ou même jetés bas pour laisser aux bras toute leur liberté, cette mimique excessive, cette participation de tous les membres et de tous les muscles à l’action oratoire, ainsi transformée en une image du pugilat. Quand le désordre était à son comble, qu’orateur et auditeurs allaient on venir aux mains, les archers intervenaient et arrachai ont de la tribune, malgré ses protestations, l’auteur du scandale. Plus tard, ce furent les citoyens eux-mêmes qui firent la police dans les assemblées ; chaque tribu à tour de rôle était chargée de ce soin, mais on ne voit pas que les mœurs en soient devenues meilleures, ni que ce changement ait amené plus de dignité dans les débats.

Nous voilà loin de la réserve que commandait la loi, de l’eucosmie dont Eschine fait un si bel éloge, et sur laquelle aime à s’étendre sa facilité légèrement déclamatoire. Mais il suffit que les Athéniens aient souhaité cette décence, qu’un moment ils l’aient proclamée nécessaire, pour que nous leur prêtions un sentiment élevé du rôle de l’orateur. Jamais ils ne perdirent complètement de vue l’idéal qu’ils s’en étaient formé ; aux époques les plus troubles de leur histoire, on est surpris de voir observer chez eux certains règlemens sur la parole publique, qui subsistent au milieu de la confusion universelle et de la violation de la plupart des vieilles coutumes. Ils se souvenaient, dans tous les cas, devant les abus dont l’assemblée était le théâtre, qu’ils s’étaient fait jadis une autre idée du politique, et il est intéressant de noter cette survivance de leur ancien respect pour l’éloquence et pour la noble fonction qu’ils lui assignaient dans l’Etat.


VI

À ce respect était venue s’ajouter de bonne heure une véritable crainte. Il est impossible de fixer l’époque où cette disposition commence à apparaître ; ce qu’il y a de sûr, c’est que, vers la fin du Ve siècle, elle est à peu près générale : elle a pour origine l’influence profonde et décisive exercée sur l’esprit athénien par les sophistes.

On a souvent rappelé la rapidité extraordinaire avec laquelle se sont accomplies, à Athènes, les diverses transformations de la littérature et de l’art. Moins de trente années séparent la Médée d’Euripide de l’Orestie d’Eschyle ; et pourtant, quelle distance entre les deux œuvres ! La sculpture de Phidias ne ressemble que de loin à celle qui florissait en Attique avant la seconde invasion des Perses, et si nous connaissions la peinture du même temps, peut-être serions-nous frappés de différences plus sensibles encore. La même activité de pensée et d’invention se manifeste dans les changemens que subit alors l’éloquence. La sophistique en modifie profondément les procédés et l’esprit : non seulement elle lui fournit des armes nouvelles par les jours qu’elle lui ouvre sur les ressources du langage, mais elle lui enseigne qu’il n’y a que des apparences ; que l’homme est le contre et la mesure de tout ; que rien n’existe en dehors des opinions humaines ; que l’orateur doit donc ne s’attacher qu’au vraisemblable ; que son rôle est de créer des convictions passagères, des croyances appropriées aux besoins du moment, frêles édifices de certitude que lui-même pourra détruire, s’il le veut, de la même main légère et prodigieusement adroite qui en aura jeté les bases toutes provisoires.

On comprend le trouble qui s’empara des intelligences en présence de cet art qui niait l’absolu, qui défendait indifféremment le pour et le contre, et rendait acceptables les affirmations les plus contradictoires. Devant ces jongleries, que soutenait une prestigieuse dialectique, l’analyse se sentit bien vite impuissante ; et de ce sentiment naquit une vague terreur. Tant que la parole avait vaincu les âmes par des moyens aisément pénétrables, on n’avait pas songé à s’effrayer de ses succès ; du jour où le mystère plana sur sa tactique et où l’on ne vit que ses victoires, qui semblaient foudroyantes, elle parut une traîtrise et on en eut peur. Mais avec la peur, s’éveillèrent d’ardentes convoitises : ceux qui aspiraient à diriger les affaires brûlèrent d’apprendre des secrets qui conféraient une telle puissance, et ce sont ceux-là surtout que nous voyons se mettre à l’école des sophistes, ce sont ceux-là qui les entourent, impatiens d’être initiés à cette magie dont ils sont seuls à connaître les incantations et les sortilèges.

Il est facile de se convaincre, en lisant Platon, que ce fut là. la cause de la vogue extraordinaire de l’enseignement sophistique. Si ceux qui le donnaient n’avaient été que des spéculatifs, ils n’auraient point été suivis ni fêtés comme ils le furent ; mais c’était la pratique qui constituait leur domaine, et, dans la pratique, le gouvernement des hommes : c’est ce qui fit leur immense fortune. Quoi qu’il faille penser de leur morale, qui était la négation même de la morale, ils rendirent à l’hellénisme des services inappréciables par les horizons nouveaux qu’ils lui découvrirent et par l’agitation féconde où ils précipitèrent les esprits, sans compter que leur souci exclusif de l’homme, leur superbe confiance dans ses facultés, les brutales vérités qu’ils s’efforçaient de répandre, leur admiration pour la force et pour le bonheur, ne sont point dépourvus d’une grandeur insolente, qui séduit par son insolence même et par l’incommensurable orgueil qui y éclate. N’ont-ils pas trouvé la formule de la politique éternelle, qui proclame, en définitive, le droit du plus fort, et comment s’étonner que d’avides ambitions comme celles qui pullulaient alors à Athènes, aient fait à de tels principes un accueil enthousiaste ? On avait trop à en attendre pour ne pas courir aux leçons de ceux qui les enseignaient, et l’on y courait avec une sorte de fièvre, pour les belles espérances dont elles enchantaient les cœurs.

Mais le peuple, qui n’avait pas ces hautes visées, n’aimait pas les orateurs sortis des mains de ces maîtres habiles. Etait-il avéré qu’un plaideur avait été formé par eux, ou par un de ces rhéteurs dont l’enseignement rappelait leur méthode, immédiatement on s’en défiait comme d’un homme capable de toutes les tromperies, comme d’un charlatan qui excellait à présenter les choses sous des aspects imprévus, à tendre aux esprits d’invisibles pièges, à les envelopper dans les mailles d’une perfide argumentation. « Prenez garde, juges, disait l’adversaire, vous allez avoir affaire à un élève d’Isocrate, à un artisan de parole, qui a passé sa vie dans l’étude des discours. » Et les juges se tenaient sur la ‘défensive, soupçonneux et hostiles à l’égard de ce personnage qui savait, pour les duper, d’infaillibles ruses.

Une de ces ruses était si puissante, qu’un moment on en défendit l’emploi. On sait que, parmi les inventions des sophistes, du moins parmi celles qui concernaient la rhétorique, il faut ranger les lieux communs. Ils s’étaient de préférence attachés à ceux qui peuvent prendre place à la fin du discours, et l’on devait, notamment, à Prodicos de Céos un recueil de péroraisons pathétiques où il avait mis toute sa science du cœur humain. Mais on sentit bientôt le besoin de perfectionner cet artifice en y ajoutant une mise en scène théâtrale, conforme aux goûts de ce peuple méridional qu’était le peuple d’Athènes. Sur l’estrade du haut de laquelle parlait chacune des parties, on prit l’habitude de faire monter des enfans, un vieux père, des proches, des amis, et c’étaient des cris et des prières s’échappant tumultueusement de ces groupes lamentables et irritant les nerfs de l’auditoire jusqu’à lui arracher la sentence souhaitée. De pareilles scènes, contraires à la dignité et à la décence, n’étaient point autorisées devant l’Aréopage, où la mesure et la réserve dans les plaidoiries étaient de règle, et comme elles risquaient de fausser la justice, on en vint à les interdire même dans les tribunaux ordinaires, mais l’époque où cette décision fut prise nous est inconnue, et tout porte à croire qu’on en tint peu de compte. Le fait n’en mérite pas moins d’être noté. Pour nous, l’émotion la plus violente n’a rien de mystérieux ; nous pouvons regretter, quand elle est passée, les excès où elle nous a conduits, mais nous en démêlons parfaitement les causes, et ne nous en prenons qu’à nous-mêmes de la faiblesse qui nous y a fait céder. Les Athéniens, moins perspicaces, s’en prenaient à celui qui les avait émus, et de là, contre l’abus du pathétique dans les plaidoyers, cette mesure où l’on sent la colère et presque la vengeance : c’est que l’attendrissement provoqué par des paroles ou par quelque spectacle adroitement combiné pour le faire naître, n’était, à leurs yeux, qu’une surprise et comme un attentat déloyal à leur liberté ; si clairs que fussent les coups portés à leur sensibilité, ils soupçonnaient toujours, derrière, un guet-apens.

Les orateurs ne l’ignoraient pas, et ils n’ignoraient pas non plus la défiance qu’excitaient les tours de force de leur alerte dialectique. Il y avait là pour eux un péril : en usant ouvertement de toutes leurs ressources, ils couraient le risque d’indisposer les juges ; aussi les voyons-nous dissimuler leur puissance, et ce n’est pas le côté le moins curieux de leur éloquence que cette simplicité de ton qui se met à la portée de tous les esprits et se garde soigneusement de ce qui pourrait les effrayer. On connaît, dans cet art des précautions et des nuances, la supériorité de Lysias ; la plupart de ses discours ont un air d’innocence qui prévient d’abord en faveur de ceux qu’il fait parler. Mais le même souci de ne point effaroucher l’auditoire, la même attention à fuir les apparences de l’habileté, se retrouvent chez les autres auteurs de plaidoyers civils. Ils ne manquent presque jamais d’opposer à l’expérience de la partie adverse l’inexpérience de leur client. Quelle bonne fortune quand ce client est jeune ! Qu’il est facile, alors, de lui faire dire avec vraisemblance qu’il a toujours vécu loin des procès, et n’entend rien à la chicane, tandis que son adversaire est un plaideur consommé ! Ce dont il faut surtout persuader le tribunal, c’est qu’il n’a pas devant lui un orateur, ou, si l’on ne peut échapper à ce soupçon, si celui qui parle est un citoyen considérable, suspect de s’occuper de politique, son intérêt exige qu’il commence par s’en défendre. « Peut-être, juges, dit un client de Lysias, plusieurs d’entre vous, parce que j’affiche certaines prétentions, me croient-ils doué de quelque talent de bien dire ; or je suis si éloigné de savoir m’exprimer sur les choses qui ne me touchent pas, que je crains aujourd’hui, sur celles qui m’intéressent, de ne pouvoir parler comme il faudrait. »

Voilà pourquoi, dans ces discours, la narration a tant d’importance ; en présentant les faits dans leur suite naturelle, on ne risque pas de compromettre sa cause : un récit, en apparence, peut être fait par le premier venu ; ce qui inquiète, c’est le raisonnement, où excellent les professionnels de la parole ; ce sont surtout les grands éclats. On les évite ; on ménage l’excitabilité des auditeurs : il n’y a pas, dans tout Lysias, un seul mouvement oratoire ; à peine quelques passages où le ton s’échauffe, où le défenseur adresse un sobre appel à la pitié. Même quand la passion serait excusable de se faire jour, comme dans cette curieuse affaire d’adultère qui donne lieu au plaidoyer sur le meurtre d’Eratosthène, on la refoule, on ne laisse parler que la loi. Les derniers mots que prononcent les plaideurs ont une sérénité qui nous étonne. Pas un cri, pas un élan d’indignation ou de douleur : la souveraineté du tribunal, la confiance en son équité, telles sont les idées sur lesquelles ils aiment à finir ; il est difficile de rien imaginer de plus simple, rien qui prouve plus clairement la maîtrise de soi et l’empire de la raison.

La même prudence était nécessaire quand on parlait devant l’assemblée du peuple, car là aussi on avait affaire à des esprits prévenus contre les artifices du langage. Cependant, Cléon, dans le beau discours que lui prête Thucydide sur le châtiment à infliger aux habitans de Mytilène, accuse les Athéniens d’avoir un goût fâcheux pour la rhétorique. Les rudoyant avec l’autorité que lui donne son grand pouvoir, il leur fait honte d’être sensibles aux charmes d’une parole savante : « Dominés par le plaisir de l’oreille, vous ressemblez, leur dit-il, à des badauds assis pour écouter des sophistes, plutôt qu’à des citoyens délibérant sur les intérêts de la cité. » Évidemment ce reproche ne s’adressait qu’à une élite, à la partie la plus éclairée de l’assemblée, à celle que devait séduire bientôt l’éloquence de Gorgias, dont l’ambassade, au nom des Léontins, précisément peu de mois après l’affaire de Mytilène, allait prendre l’importance d’un événement littéraire en révélant aux Athéniens une technique oratoire toute nouvelle. Mais la foule ignorait ces plaisirs délicats, et trop de dextérité pour la convaincre, ou une dextérité trop apparente, l’effrayait. Aussi se défiait-elle des hommes d’État qui faisaient de l’éloquence une étude théorique ; à plus forte raison se défiait-elle de ceux qui l’enseignaient à d’autres. C’est ce qui fit qu’Antiphon, dont Thucydide vante la profonde sagesse politique, lui fut toujours suspect : comme il tenait école et préparait des jeunes gens à la vie publique, on le croyait en possession de recettes à l’aide desquelles il était facile de tout persuader. Connaissant ces dispositions du peuple à son égard, il redoutait lui-même de parler devant lui et ne paraissait dans l’assemblée qu’à contre-cœur. Voilà donc un orateur qui, pour être trop habile, se trouvait presque condamné à l’impuissance, ou dont l’influence était réduite à se faire occulte, à s’exercer surtout par l’intermédiaire de ses élèves. Est-il rien qui montre mieux que l’éloquence, pour avoir quelque crédit, devait s’efforcer de ne pas ressembler à de l’éloquence, et que le sentiment qu’elle inspirait à la majorité des Athéniens, c’était la terreur ?


VII

Au moment où va finir l’entretien du Phèdre, Socrate, quittant l’ombre du grand platane au pied duquel il a disserté tout le jour, au chant des cigales : « O Pan, dit-il, et vous tous, dieux qu’on adore en ce lieu, donnez-moi la beauté intérieure. » C’est la conclusion attendue et souhaitée du dialogue. Les deux amis ont examiné sous ses divers aspects la rhétorique, telle que l’entendent les contemporains, et ils en ont touché du doigt la vanité. Ils ont reconnu qu’elle ne repose sur rien, qu’elle ne vise qu’à persuader, sans s’inquiéter de savoir si ce qu’elle persuade est bon ; que son seul but est le succès, dégagé de toute préoccupation du bien ; qu’elle n’est donc qu’un empirisme et non une science, semblable à l’invention de Teuth, à l’écriture, cette fausse science qui ne produit que l’ignorance en favorisant l’oubli. Car savoir, grâce au secours de certains signes matériels, n’est pas savoir ; la vraie science consiste, non à se remémorer, mais à savoir toujours, à posséder au dedans de soi des principes toujours présens, d’où découle toute la conduite. Voilà pourquoi le sage aspire à la beauté intérieure : sur elle se modèleront naturellement tous ses actes, et. s’il est appelé à gouverner les hommes, sur elle se modèleront ses discours. Et il sera vraiment orateur : celui-là seul, en effet, mérite d’être appelé ainsi, dont la parole a le bien pour objet, et la véritable éloquence n’est qu’une des formes de la justice.

Or le peuple, sur ce point, pensait comme Socrate ; une sorte d’instinct l’y avait conduit de bonne heure, et l’effroi que, tout à coup, lui avait causé l’éloquence n’avait fait que le confirmer dans son opinion. Cet inconnu terrible qu’elle renfermait à ses yeux, et son indéniable puissance, cette faculté qu’elle possédait, sans autre ressource que des mots, de changer les volontés, cette promptitude avec laquelle elle bouleversait les âmes, les ravages qu’elle portait dans les aspirations et les désirs, tout cela n’apparaissait tolérable au vulgaire que si celui qui disposait de ce pouvoir formidable l’employait à faire triompher le juste. Et de la cette définition si populaire dans toute l’antiquité, et à laquelle Fénelon n’a fait que donner une forme heureuse : « L’homme digne d’être écouté est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. » La question était de savoir ce que c’est que la vertu, ou ce qu’il faut regarder, en politique, comme la justice. Le problème, posé il y a plus de deux mille ans, n’est guère moins obscur ni moins troublant qu’aux premiers jours.

A ne considérer que l’idéal du commun des hommes, Athènes n’avait-elle pas connu quelquefois l’orateur parfait ? On ne peut, ici, s’empêcher de songer à Périclès. Avec son sens profond de la politique, sa connaissance déliée de l’âme athénienne, sa hautaine gravité, sa volontaire impassibilité de visage, ce curieux mélange de modération et de calcul qui apparaît dans toute sa conduite, sa noblesse de caractère, son incorruptibilité attestée par Thucydide et par Plutarque, sa parole toute de raison, déjà nourrie de philosophie, mais poétique encore par la pensée et par le tour, religieuse à l’occasion, aimant à invoquer l’assistance des dieux, il semble réaliser le type du conseiller public, de l’homme qui, sachant plus que ses concitoyens et portant plus loin ses regards, leur dispense avec mesure les trésors de sa sagesse, en un temps où, comme on Fa justement remarqué, l’orateur est encore comparable au poète, où, de même que le poète éclaire les particuliers sur leurs devoirs, l’orateur trace les siens à la cité et laisse tomber du haut de la tribune de solennels et féconds avertissemens. Il s’en faut, cependant, que ce guide si prévoyant et si sûr de la démocratie athénienne trouve grâce devant Platon.

C’est que la vraie politique est celle qui rend le peuple meilleur et que les hommes mêmes qui ont le plus efficacement servi l’État ont manqué ce but, ou n’ont même pas cherché à l’atteindre. L’intérêt seul les a conduits, le leur d’abord, ensuite celui de la république, que les meilleurs ont identifié avec leur intérêt personnel. Or l’intérêt, en pareille matière, ne peut servir de règle ; même sous la forme épurée du patriotisme, il ne saurait produire qu’une justice étroite, qui autorise les pires iniquités. La seule règle est le bien, le bien absolu, que les gouvernans sont tenus d’avoir contemplé dans son essence et dont leur politique doit être le reflet.

La réalité ne pouvait que fortifier ce rêve ; elle formait avec lui un si violent contraste, qu’elle y devait enfoncer chaque jour plus avant les délicats auxquels elle faisait horreur. Ceux-ci fuyaient la vie publique. On connaît le passage célèbre de Platon sur le sage qui, « témoin de la folie de la foule et voyant ceux qui gouvernent ne s’attacher à rien de raisonnable, n’ayant d’ailleurs aucun allié capable de le seconder dans ses efforts pour sauver la justice, tout en lui assurant à lui-même le salut, tombé, pour ainsi dire, parmi des bêtes féroces dont il ne veut point partager les excès et à la rage desquelles il tenterait en vain de s’opposer, sûr d’être inutile à lui-même et aux autres, et de périr avant d’avoir pu rendre quelque service à sa ville et à ses amis, se retire loin de la vie publique, et se tient en repos. Uniquement occupé de ses propres affaires, et, comme un voyageur assailli par l’orage s’estime heureux de rencontrer un mur qui lui offre un abri contre le vent et la tempête, de même, n’apercevant partout qu’injustice, il met tout son bonheur à se garder, ici-bas, pur d’iniquités et de crimes et à quitter la vie, rempli de belles espérances, avec une douce sérénité. »

C’était là l’idéal de quelques penseurs. Et pourtant, dans cette peinture perce un regret amer, le regret de la vie active, le regret de ne pouvoir descendre dans l’arène pour y lutter et pour y vaincre. Ce calme est mensonger ; cette résignation n’est qu’une apparence : le sage platonicien souffre de se taire ; il envie ces politiques bruyans et sans scrupule qui règnent despotiquement sur la multitude et la mènent à l’aventure. Il sait si bien, lui, ce qu’il ferait d’elle, s’il en était le maître ! Et, après tout, son règne est-il impossible ? Y a-t-il un tel abîme entre le peuple et les sages ? S’il les connaissait mieux ; s’il ne les confondait pas avec ces faux philosophes qui ne cessent de le reprendre, dans l’excès indiscret de leur zèle ; s’il pouvait apprécier leur douceur, et ce détachement des médiocrités de la vie qui les entretient dans la contemplation des choses éternelles et divines, qui sait s’il ne viendrait pas se ranger sous leur direction pour marcher avec eux dans le chemin de la justice ?

En attendant, Platon l’avoue lui-même : le sage part de ce monde sans avoir rempli sa destinée, « faute d’un gouvernement où il ait trouvé sa place ». Précieuse confession, qui fait voir combien la politique obsède les esprits, et par politique il faut entendre le maniement des hommes, avec son redoutable auxiliaire, l’éloquence. On a beau la flétrir, cette éloquence, ou affecter, comme Isocrate, de mépriser ceux qui y excellent, nous ne sommes pas dupes : il y a dans ces attaques un dépit profond, un sentiment douloureux d’impuissance. C’est qu’elle est l’instrument de propagande par excellence, et qu’auprès d’elle, en somme, les leçons les plus sublimes de la philosophie, les conseils les plus habiles, les plus ingénieux de la rhétorique, ne sont rien ; pas un art, pas un talent ne vaut, pour répandre ses idées et façonner les âmes suivant un idéal amoureusement caressé durant toute une vie, cette mainmise impérieuse d’une intelligence unique sur des milliers de volontés. De là vient que les sages eux-mêmes, tout en paraissant dédaigner l’éloquence, au fond l’estiment, et déplorent de ne pouvoir la faire servir au triomphe de leur cause, car ils savent que la parole est toute-puissante dans la société où ils vivent, et que rien n’y résiste à la persuasion, cette « reine du monde », comme dit Euripide.


PAUL GIRARD.

  1. Histoire de la littérature grecque, par Alfred et Maurice Croiset ; t. IV, par Alfred Croiset.