Les Origines de la poésie chrétienne/02

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Les Origines de la poésie chrétienne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 59-87).
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LES ORIGINES
DE LA POÉSIE CHRÉTIENNE

II.

L’ÉGLISE ET L’ART ANTIQUE.


A. Ebert, Geschichte der christlich-lateinischen Literatur, Leipzig 1874.


I.

Tous les élémens dont la poésie chrétienne devait se composer un jour ont été créés pendant les deux premiers siècles de l’église ; on rencontre déjà dans les ouvrages de ce temps ces légendes merveilleuses, ces symboles gracieux, ces discussions passionnées, ces croyances riantes ou terribles qui ont inspiré jusqu’ici les poètes chrétiens[1]. Il ne restait plus qu’à leur trouver une forme qui leur convînt, et c’est ce qui ne fut pas aisé. La forme et le fond, l’expression et la pensée, sont des choses à la fois inséparables et très différentes, qu’il n’est pas toujours facile de faire marcher ensemble, quoiqu’elles ne puissent pas aller l’une sans l’autre. La perfection consiste à les mettre d’accord, et les grands siècles littéraires sont ceux où la pensée parvient à s’exprimer dans un style qui lui est tout à fait approprié. Ce qui rend cette harmonie assez rare, c’est que la loi d’après laquelle ces deux élémens se développent n’est pas tout à fait la même. L’histoire de la poésie chrétienne le fait bien voir : le fond y fut créé tout d’abord, comme d’un jet, et l’on mit plusieurs siècles à trouver la forme.

Il semblait naturel que la doctrine nouvelle se produisît sous une forme qui fût nouvelle aussi. Puisqu’elle affectait de se séparer avec éclat du monde ancien, ne devait-elle pas rompre aussi avec l’art antique ? L’Évangile avait dit : « Le vin nouveau sera mis dans des outres neuves, et le vêtement neuf sera raccommodé avec un morceau de drap neuf. » N’était-ce pas une invitation à chercher pour cet art naissant une forme qui n’empruntât rien au passé ? C’est aussi ce qu’on essaya de faire d’abord. Le plus ancien de tous les poètes chrétiens, un littérateur médiocre, mais un homme de foi sincère et d’ardente piété, eut l’idée hardie de chercher à faire des vers en dehors de toutes les règles reçues et contrairement aux habitudes de tous les lettrés de son temps.

Il s’appelait Commodien. Son nom n’est pas resté célèbre, et il est probable que beaucoup de nos lecteurs l’entendent pour la première fois. On ne sait s’il était très connu de son vivant ; mais, comme sa tentative ne réussit guère, il tomba dans un oubli profond après sa mort. C’est à peine s’il se trouve mentionné chez un biographe du Ve siècle, qui ne lui accorde en passant que quelques mots fort dédaigneux. Cependant, par une fortune assez remarquable, tandis que tant de chefs-d’œuvre d’écrivains illustres se perdaient, les ouvrages de ce poète ignoré ont survécu. Un savant du XVIIe siècle publia d’abord un poème composé de petites pièces en acrostiches, qui contenaient des préceptes de morale et des enseignemens religieux. L’auteur de ces bizarres productions, quoiqu’il prêche partout l’humilité, avait tenu à se faire connaître, et l’un de ses derniers acrostiches renfermait son nom ; il s’appelle lui-même Commodien, mendiant du Christ (Commodianus, mendicus Christi). Un nouvel ouvrage, plus important que le premier, a été récemment découvert en Angleterre dans la riche bibliothèque de sir Thomas Phillipps à Middle-Hill. Cette fois l’auteur n’avait pas pris la précaution de se nommer ; le manuscrit, fort gâté vers les dernières pages, se terminait par ces mots, qu’avait ajoutés le copiste : « ici finit le traité du saint évêque… » Le nom ne pouvait plus se lire[2], mais il était aisé de le deviner à la versification et au style : c’était encore Commodien.

Ces deux poèmes nous donnent sur ce personnage quelques détails qu’il est bon de recueillir : il était né dans une ville de Palestine, à Gaza ; cette origine, on le verra, n’a pas été sans influence sur ses opinions, et nous retrouverons chez lui l’ardeur de sentimens et la vigueur de haine de ses compatriotes les poètes sibyllins. Est-ce en Orient qu’il a vécu ? L’auteur d’une savante histoire de la littérature chrétienne, M. Ebert, le suppose, mais il me semble difficile de le croire : comme il voulait être populaire et qu’il écrivait en latin, il a dû vivre dans un pays où le latin était la langue commune. On a même conjecturé qu’il habitait l’Afrique, où cette forme de vers sans mesure qu’il a choisie était fort répandue. Il avait été élevé dans la religion ancienne, et, comme il était dans sa nature de ne rien faire à demi, il est probable qu’il fut païen ardent avant de devenir chrétien passionné. Il dut sa conversion au hasard ou plutôt à la grâce : un jour que l’Évangile lui était tombé sous la main, il y jeta les yeux ; « aussitôt, dit-il, la lumière m’éclaira. » Engagé dès lors dans la doctrine nouvelle, il n’oublia jamais et ne chercha pas à cacher le souvenir de ses anciennes erreurs ; au contraire il semble prendre plaisir à s’humilier en les rappelant. « Ne me prenez pas pour un juste, dit-il sans cesse à ceux qu’il enseigne, je suis sorti de l’égout. » On nous dit qu’il essayait surtout de leur apprendre l’amour des pauvres. C’était pour lui la vertu suprême ; il la prêchait à tout le monde, et, pour rendre ses conseils plus efficaces, il s’était fait pauvre lui-même : c’est au moins ainsi que j’explique ce nom de « mendiant du Christ » qu’il s’était donné. Il devint pourtant évêque, on ne sait comment ni dans quel pays, et l’on ne sait pas non plus ce qu’il a fait pendant son épiscopat. Les renseignemens qu’on a sur lui sont, comme on le voit, fort incomplets ; ils laissent pourtant deviner une figure originale, comme il devait s’en trouver davantage dans ces temps primitifs, où les croyances étaient plus libres, la foi plus vivante et moins réglée.

Le caractère des œuvres répond à celui de l’auteur : c’est d’ordinaire un apôtre un peu rude et qui traite sans ménagement ceux qu’il veut convertir. Il est vif, ironique, emporté. Sa plaisanterie ne se pique pas d’être délicate, il a le rire bruyant et populaire. Par exemple il s’amuse beaucoup de la façon dont les païens représentent Mercure, avec son caducée à la main et sa sacoche au cou : « Courez vite, bonnes gens, dit-il à ses adorateurs, et tendez la main pour qu’il y verse son petit sac. Soyez sûrs qu’il va vous jeter quelque écu, et dansez d’avance de bonheur, comme si vous l’aviez déjà reçu. » La mésaventure d’Apollon avec Daphné le comble de joie ; il ne comprend pas qu’un dieu n’arrive pas à triompher d’une mortelle. « Le sot ! dit-il, il aime pour rien, gratis amat stultus ! » Il se demande comment il se fait qu’une divinité qui a des ailes se laisse ainsi vaincre à la course. « Si c’était un dieu véritable, il aurait pris le chemin des airs et serait arrivé le premier. Au contraire, c’est elle qui rentre chez elle avant lui, et le dieu reste à la porte. » Avec les Juifs, il discute, il cite ses autorités, il allègue pour les convaincre les premiers chapitres de la Genèse « et le psaume quarantième de David, » ce qui produit un effet assez étrange en vers ; mais tout en discutant il se fâche. Il appelle ses adversaires des vaniteux, des entêtés, et prétend que « Dieu leur a rendu le sens épais. » Quant aux chrétiens judaïsans, il les adjure de ne pas rester indécis, comme ils le sont, entre les deux doctrines, et leur montre qu’il leur sera impossible de les accorder ensemble et de les pratiquer toutes les deux : « Deux routes s’ouvrent devant toi ; choisis celle que tu veux suivre. Tu ne peux pas te fendre par le milieu, pour que chacun de tes pieds prenne un des deux chemins. »

On ne sera pas surpris qu’avec ces sentimens il soit très sévère aux gens du monde. Il se moque des avocats, il maltraite les gens riches, dont il dit « qu’ils se nourrissent du sang des autres et qu’ils ne sont heureux que s’ils peuvent vivre comme des porcs à l’engrais. » Sa verve s’exerce aussi aux dépens des femmes, qu’il accuse de trop aimer la toilette. « Tu te pares devant un miroir, dit-il à l’une d’elles ; tu frises ta chevelure et la fais retomber en boucles sur ton front ; tu te mets des onguens sur les joues pour avoir des couleurs fausses ; tu teins tes cheveux de façon à couvrir ta tête entière d’une crinière noire : crois-moi, tout cela n’est pas nécessaire à une femme honnête. » Elles ont des complices que Commodien n’épargne pas. Il nous apprend qu’il y avait déjà au IIIe siècle, dans cette jeunesse de l’église, des directeurs accommodans qu’on attendrissait par de petits cadeaux, qui avaient peur de blesser les personnes du monde en leur présentant un christianisme trop rigoureux, qui leur permettaient d’aller au théâtre, d’applaudir « leurs chers histrions, » d’écouter et de retenir des airs de musique. On pense bien que cette morale relâchée ne lui convient pas. Il ne cherche à ménager personne, et présente volontiers la doctrine qu’il prêche du côté le plus rebutant. Il ne veut pas qu’on tienne aux affections de la terre, même les plus légitimes, et défend de pleurer ses enfans quand on les a perdus ; dans une société où la préoccupation générale était de se préparer d’avance un tombeau, il se moque de ceux qui songent trop à leurs funérailles, qui se consolent de mourir en pensant à la foule qui suivra leur convoi et viendra dîner sur leur tombe. Il lui plaît de se mettre en hostilité avec l’opinion générale, de blâmer ce qu’elle préfère, et d’approuver ce qu’elle condamne. « Soyez fous pour le monde, et ne vous occupez d’être sages que pour Dieu. » C’est sa maxime ordinaire et le résumé de son enseignement. Ceux qui se conformeront à ces préceptes sont sûrs d’arriver au ciel ; ceux qui s’en écartent « s’en iront dans le lieu où il y a des gémissemens éternels. » Dans toutes ses discussions, l’enfer est sa grande menace et son dernier argument. Aux infidèles, aux chrétiens douteux et tièdes, aux mondains, aux mauvais riches, il répète sans cesse : « Prenez garde de ne pas brûler un jour dans la fournaise de feu ! »

C’est le même sentiment qui lui inspira l’une des parties les plus importantes et les plus curieuses de son étrange poème. Pendant qu’il l’écrivait, vers l’an 250, une persécution, à la fois plus cruelle et plus habile que les autres, éclata contre l’église. L’empereur Dèce, pour avoir enfin raison de la communauté chrétienne, qui avait si obstinément résisté à ses prédécesseurs, eut l’idée de la frapper systématiquement dans ses chefs et de l’atteindre à la fois dans tout l’empire. L’attaque, venant après une longue paix, fut terrible. Devant ces brutalités de la force, la foule des fidèles tremblait et se cachait ; les énergiques, les violens, comme Commodien, se préparaient à souffrir, et, pour se donner du cœur par l’espoir de la vengeance, ils refaisaient l’Apocalypse. C’était assez son habitude, on vient de le voir, de menacer ses ennemis du feu éternel ; il est naturel qu’en ces circonstances il ait pris plaisir à prédire que la fin du monde était proche, et que Dieu ne tarderait pas à punir Rome de ses injustices. Il n’y a guère de persécution qui n’ait donné naissance à quelque apocalypse nouvelle : celle de Commodien ne diffère des autres que parce qu’il imagine deux antechrists au lieu d’un ; c’était une manière d’accorder ensemble deux traditions différentes[3]. L’un d’eux est l’empereur Néron, c’est-à-dire l’antechrist même de saint Jean, ressuscité par la colère de Dieu, et auquel tout l’Occident est abandonné ; l’autre est le vieux Bélial des Juifs, qui doit ravager l’Orient, vaincre Néron lui-même et détruire Rome ; mais il sera défait à son tour par « le peuple des justes, » reste des tribus fidèles que Dieu tient en réserve par-delà l’Eu-phrate, aux extrémités du monde, pour le ramener aux derniers jours. Dans un beau passage, le poète décrit leur retour triomphal : « Tout verdit devant leurs pas, tout se réjouit de leur présence. Toute créature est heureuse de leur faire un bon accueil. Des fontaines jaillissent partout, prêtes à les désaltérer, les nuées leur font de l’ombre de peur qu’ils ne soient gênés par le soleil, et, pour leur épargner la fatigue, les montagnes elles-mêmes s’abaissent devant eux. » Ils sont vainqueurs de l’antechrist sans combattre, et leur victoire commence une ère de prospérité qui doit durer mille ans. Selon l’usage de ces sortes d’ouvrages, Rome est fort durement traitée. Les temps étaient alors mauvais pour elle et pouvaient donner quelque espoir à ses ennemis que sa ruine approchait. Au nord les Goths, sous lesquels elle devait un jour succomber, se préparaient à passer le Danube ; à l’est, le roi des Perses, Sapor, attaquait l’Arménie. Commodien ne doute pas que cette double menace n’annonce la fin de la domination romaine, et il y applaudit d’avance. « Qu’il disparaisse à jamais, dit-il, cet empire où régnait l’iniquité, qui, par les tributs qu’il levait partout sans pitié, avait fait maigrir le monde, » et il ajoute d’un air de triomphe : « elle pleure pendant l’éternité, elle qui se vantait d’être éternelle ! »

Luget in æternum, quæ se jactabat æterna !

C’est assurément un beau vers, si l’on ne regarde que la vigueur de la pensée ; mais en réalité est-ce un vers ? La quantité, comme on voit, n’y est guère respectée, et ce n’est point par hasard qu’elle est violée, c’est par système : Commodien fait profession de n’en pas tenir compte. Pour nous, dont l’oreille est habituée à la métrique savante de Virgile et d’Horace, cet oubli des règles élémentaires de la versification latine nous choque, et nous sommes d’abord tentés de n’y voir que l’ignorance d’un écolier ou le caprice d’un barbare. C’est pourtant autre chose, et ces fautes grossières, dont notre goût s’indigne, ont plus d’importance et méritent plus d’attention qu’il ne le semble. Elles sont sans doute l’indice d’un art qui finit, mais elles annoncent aussi un art qui commence. Je voudrais montrer en quelques mots à quel travail sérieux et profond se rattachait cette tentative étrange de Commodien et ce qu’elle faisait prévoir pour l’avenir.

Quand on dit que le vers est une musique, on ne fait pas seulement une métaphore, on donne une définition exacte de la poésie. Dans tous les pays, la musique du langage provient de l’alternance des sons, et les sons diffèrent entre eux parce qu’ils sont plus longs ou plus courts, plus aigus ou plus graves : de là deux principes d’harmonie dans les langues, la quantité et l’accent. Les Grecs n’étaient guère sensibles qu’à la quantité ; leurs vers se mesuraient par une succession de syllabes brèves ou longues : aussi sont-ils plus variés et plus musicaux que les nôtres, les longues et les brèves pouvant se mêler ensemble de beaucoup de façons et former des combinaisons d’une richesse infinie. Chez les peuples modernes, c’est d’ordinaire l’accent qui l’emporte. La révolution qui, dans la poésie, a substitué l’un de ces principes à l’autre ne s’est définitivement accomplie qu’au début du moyen âge, mais dès l’antiquité même ils étaient quelquefois en lutte. Chez les Romains, la domination de la quantité ne fut jamais acceptée sans quelque résistance : tandis que les ouvrages composés pour les lettrés, l’Enéide de Virgile et les Epitres d’Horace, reproduisent les mètres grecs avec une aisance merveilleuse et une irréprochable fidélité, le peuple faisait des vers boiteux où l’influence de l’accent contrarie à chaque instant celle de la quantité, où l’on ne tient plus compte des finales, où la syllabe accentuée tend à devenir la syllabe longue. On remarque naturellement que ces fautes augmentent avec le temps, à mesure que le goût se perd, que les anciens usages s’effacent, que les étrangers et les provinciaux prennent plus d’importance dans l’empire ; elles deviennent pour ainsi dire la règle dans certains pays comme l’Afrique, éloignés du centre, où la littérature échappe plus aisément aux traditions du passé et se développe dans des conditions nouvelles.

On n’est pas surpris, quand on connaît Commodien, que cette manière libre et populaire de versifier lui ait beaucoup convenu. Ses goûts ne le portaient pas à pratiquer les grands écrivains et à respecter les traditions classiques. Il s’emporte quelque part contre ceux qui perdent leur temps à lire Térence, Virgile ou Cicéron ; quant à lui, ses inspirations et ses maîtres sont ailleurs. « Je ne suis point un poète, disait-il, je n’ai pas reçu la mission d’être un docteur, je me contente de livrer à tous les vents les prédictions des prophètes. » Ces prophéties, qu’il veut reproduire et répandre, ce sont celles des sibylles : on a fait voir comment, de l’Égypte et de l’Asie, elles avaient pénétré dans les pays où l’on parlait latin ; là, comme on ne pouvait pas les comprendre dans l’original, on en avait fait des traductions grossières, tout à fait accommodées aux goûts de la foule. C’est saint Augustin qui nous l’apprend ; il raconte qu’un jour qu’il avait manifesté la curiosité de les lire, on les lui apporta « traduites par je ne sais quel poète ignorant, dans un latin barbare et en vers qui ne se tenaient pas sur leurs pieds. » Ces vers irréguliers, et inégaux, ces a quasi-vers, » comme on les appelait, ont probablement servi de modèle à Commodien. Ainsi pour la forme comme pour le fond c’est des chants sibyllins que sa poésie procède. Il n’a pas plus de souci de la quantité que ces « poètes ignorans » dont se moquait saint Augustin, et prend avec elle des libertés incroyables. La fin du vers ressemble seule d’un peu loin au vieil hexamètre[4] ; mais dans le reste la fantaisie du poète a distribué à son gré les longues et les brèves, sans tenir compte d’aucune autre règle que d’arriver à une longueur de lignes à peu près égale à celles qu’il avait lues chez Horace et Virgile. L’intérêt que présente pour nous cette versification barbare, c’est qu’elle contient déjà quelques-uns des procédés qui seront employés plus tard. La rime elle-même, qui était réservée à une si grande fortune, s’y rencontre quelquefois. Commodien est un précurseur du moyen âge ; il l’annonce et l’introduit près de trois siècles avant qu’il n’ait commencé d’exister. Il y a des génies qui sont en avance sur leur temps et pressentent les progrès de l’avenir ; lui au contraire semble prévoir la décadence et travaille à l’amener. Il est aisé d’imaginer, bien que personne ne nous l’ait dit, de quelle façon ses vers ont dû être accueillis de ses contemporains. Quoique fort inférieure à celle qui l’avait précédée, la société du IIIe siècle continuait à aimer avec passion les lettres et les arts. Elle ne produisait plus guère d’œuvres originales, ayant perdu le don charmant de créer, mais elle admirait et imitait sans se lasser les chefs-d’œuvre antiques. Ne tenir aucun compte des grands modèles quand on écrivait, négliger les règles les plus élémentaires de la poésie, faire des vers sans quantité et sans mesure, c’était donner à ses habitudes et à ses admirations le plus insolent démenti. Elle y arriva plus tard elle-même, mais seulement après plusieurs siècles d’effroyables calamités et quand elle eut subi l’invasion des barbares. C’était vraiment trop exiger d’elle que de vouloir qu’elle devançât volontairement ces temps malheureux, et que de son plein gré elle renonçât à toutes ces délicatesses d’un art dont elle était éprise. Le sacrifice était au-dessus de ses forces, et il est probable que cette apparition prématurée de la barbarie n’excita chez elle qu’un sentiment profond de colère ou de mépris.


II

L’exemple de Commodien et le peu de succès de sa tentative semblaient prouver qu’il n’était pas possible de renoncer tout à fait à l’art antique ; il fallait donc essayer de s’accommoder avec lui. Le christianisme pouvait le faire sans se démentir. Il ne s’était pas présenté au monde ancien comme un ennemi qui vient tout renverser ; au contraire il avait proclamé bien haut qu’il se tenait en dehors des intérêts de la terre et n’entendait rien changer à l’ordre établi. « Que chacun de vous, disait saint Paul, demeure en l’état où il était quand Dieu l’a appelé. » C’était une conduite habile et qui dut beaucoup aider à ses progrès. Cette vieille civilisation lui aurait opposé plus de résistance, s’il avait affiché la prétention de la détruire ; mais il se contenta de la transformer. Il en a gardé tous les élémens qui pouvaient se conserver et les a transmis au monde moderne.

Il n’y avait rien alors que cette société mît au-dessus des plaisirs de l’esprit. Le goût en était né en Grèce, il y avait quelque sept ou huit siècles, et les armées d’Alexandre l’avaient répandu dans tout l’Orient ; l’Occident le tenait de la conquête romaine : on nous dit que les rhéteurs et les grammairiens, marchant à la suite des légions, s’étaient établis dans les contrées les plus barbares[5]. Aucune nation, si rebelle qu’elle fût par sa nature ou ses préjugés à la civilisation hellénique, n’a pu tout à fait lui échapper. Les Juifs eux-mêmes, quand ils quittaient leur petite Palestine pour trafiquer en Égypte ou en Syrie, se mettaient à lire Homère et Platon et étaient tout surpris de s’y plaire. Dans toute l’étendue du monde gréco-romain, c’est-à-dire dans presque tout l’univers, on admirait les mêmes chefs-d’œuvre et l’on essayait de les imiter. Il y avait pour penser et pour écrire une sorte de type accepté qui faisait que la littérature était presque partout semblable. Le christianisme lui-même, l’eût-il voulu, n’aurait pas pu tout à fait se soustraire à cette uniformité. Nous en avons une preuve curieuse : dans l’épître de saint Clément, le plus ancien des écrits chrétiens que nous ayons conservés après ceux des apôtres, l’influence de la rhétorique grecque se fait déjà sentir. La façon dont Clément expose ses idées n’est plus celle de saint Paul, et l’on trouve chez lui de ces larges développemens comme en contenaient les discours des rhéteurs à la mode[6]. Le christianisme se résigna donc à souffrir à ses côtés cette puissance qu’il lui était malaisé de vaincre ; comme lui, elle a survécu à toutes les révolutions, elle a partagé avec lui et partage encore le gouvernement des esprits. Quand nous observons autour de nous notre monde occidental et les merveilles qu’il est en train d’accomplir, quand nous voulons savoir de quels élémens principaux se compose cette civilisation dont nous sommes si fiers, nous trouvons, comme base et fondement de tout le reste, deux legs du passé sans lesquels il nous est impossible de comprendre le présent et qui nous ont fait ce que nous sommes, le christianisme et les lettres anciennes.

Si ces deux élémens ne sont pas parvenus à s’exclure, ils ont eu grand’peine à s’accorder. Jamais ils n’ont pu ni s’éliminer tout à fait l’un l’autre, ni s’unir parfaitement entre eux, et l’on peut dire que leur lutte compose depuis dix-huit siècles l’histoire morale de l’humanité. Tantôt c’est l’élément religieux qui l’emporte, comme au moyen âge ; tantôt les lettres anciennes reprennent le dessus, comme à la renaissance ; quelquefois aussi l’on cherche une combinaison savante qui les réunisse ensemble et fasse à chacun sa part, comme dans notre XVIIe siècle, mais jamais ni les défaites ni les victoires ne sont décisives. La lutte dure encore, et nous l’avons vue de nos jours se ranimer avec plus d’ardeur. Elle est aussi ancienne que le christianisme même ; dès les premiers temps, il y a eu dans la société chrétienne deux courans faciles à distinguer qui l’entraînaient en sens inverse. Tandis que les uns se sentaient plus attirés vers l’art antique et, quoiqu’il eût été si longtemps la parure du mensonge, cherchaient à s’en servir pour la défense de la vérité, les autres s’en éloignaient avec horreur, et ne voulaient pas souffrir que la doctrine nouvelle empruntât rien à la civilisation ancienne. Précisément ces deux tendances contraires se retrouvent comme personnifiées pour nous dans les deux plus anciens écrivains qu’ait produits la littérature chrétienne en Occident ; en étudiant ensemble, en opposant l’un à l’autre Minucius Félix et Tertullien, il nous sera facile de reconnaître combien, sur ces questions, les chrétiens étaient alors divisés.

Nous ne savons de Minucius Félix que ce qu’il nous en dit lui-même, et il parle fort peu de lui. Il était un avocat distingué de Rome et vivait probablement vers la fin des Antonins. Nous n’avons conservé de lui qu’un très court ouvrage, l’Octavius, où il défend la religion chrétienne, qu’il avait embrassée. Cet écrit est fait pour les gens du monde et de nature à leur plaire. L’apologie n’y est pas présentée sous une forme froide et dialectique ; c’est un petit drame, plein de détails agréables et vivans. Minucius et l’un de ses plus chers amis, Octavius, longtemps séparés, se retrouvent à Rome ; après deux jours passés dans des conversations infinies, ils vont se promener sur la plage d’Ostie en compagnie d’un ami commun, Cæcilius, qui est resté païen. Pendant qu’au lever du jour ils suivent le bord de la mer « caressée par l’air frais du matin qui ranime leurs forces, et joyeux de fouler le sable humide qui cède sous leurs pas, » Cæcilius, ayant aperçu une statue de Sérapis, la salue, selon l’usage, en approchant sa main de ses lèvres et lui envoyant un baiser. Octavius, qui le voit faire, se retourne vers Minucius et lui dit : « Vraiment ce n’est pas bien, mon cher ami, d’abandonner un homme qui vous aime et ne vous quitte jamais dans les égaremens d’une vulgaire ignorance, de lui permettre, en un si beau jour, d’adresser ses hommages à des pierres, surtout quand vous savez que vous n’êtes pas moins responsable que lui de sa honteuse erreur. » La promenade continue ensuite sur ces bords charmans ; on va et l’on vient entre tous ces vaisseaux tirés sur le sable qui font un spectacle animé, on regarde les enfans qui s’amusent à faire ricocher des cailloux sur les flots ; mais Cæcilius ne prend plus part à l’entretien, il reste sérieux et préoccupé, il n’a plus de plaisir à entendre, ni de goût à regarder. Est-ce déjà la grâce qui pénètre son cœur en silence, ou éprouve-t-il seulement quelque tristesse de ne plus se sentir d’accord avec ses amis ? Il veut enfin qu’on s’explique ; il faut qu’il leur dise toutes les raisons qui l’attachent à ses anciennes croyances et qu’il sache, d’eux pourquoi ils les ont quittées. Arrivé au bout du môle, on s’assied sur les grosses pierres qui protègent le port, et la discussion commence.

Elle est aimable et grave à la fois : ce sont des amis qui causent et non des théologiens qui discutent. Ils écoutent sans colère, même quand ils ne se ménagent pas, et répondent sans aigreur. Quoique païen très décidé, Cæcilius n’est point un fanatique. Il a moins de passions que de préjugés, et raisonne plutôt en homme du monde et en politique qu’en dévot. Son grand motif de défendre l’ancien culte, c’est qu’il existe et qu’il est depuis longtemps accepté de tout le monde. Il en veut surtout aux chrétiens de renoncer aux opinions reçues et de déranger les habitudes prises. Quel ennui, vers le milieu de la vie, d’avoir à changer de croyances et d’être forcé d’agiter de nouveau des questions qu’on croyait vidées ! Pourquoi prendre plaisir à poser ces problèmes redoutables qu’il est si doux de laisser dormir en paix ou tout au moins de cantonner dans l’école ? Les chrétiens les font descendre dans la rue, ils les mettent à la portée de tout le monde, ils les livrent aux plus violentes discussions. Toute cette agitation, tous ces bruits gênent ce sage mondain et troublent son repos ; mais, s’il répugne d’abord à la vérité par cette paresse d’esprit qui nous attache aux opinions anciennes, on sent qu’il ne lui opposera pas une résistance invincible. A la fin de l’entretien, il est gagné ; il nous dit bien qu’il lui reste quelques objections à faire qu’on remet au lendemain ; mais la victoire d’Octavius n’en est pas moins certaine, ou plutôt, suivant la remarque de l’auteur, qui veut ménager tous les amours-propres, ils sont vainqueurs tous les deux, car, si Octavius a triomphé de Cæcilius, Cæcilius à son tour a triomphé de l’erreur.

Dans ce petit livre, qui a dû passer par tant de mains, l’exposition de la foi nouvelle est faite avec beaucoup d’art. On sent que Minucius a toujours devant les yeux le public lettré auquel il s’adresse. Il tient avant tout à lui plaire. Il a grand soin d’éviter non-seulement ce qui peut le choquer, mais ce qui risque de le surprendre. Jamais il ne cite les livres sacrés, il glisse sur les dogmes qui ne sont propres qu’au christianisme, tandis qu’au contraire il insiste sur les croyances qui lui sont communes avec d’autres doctrines. Il développe avec complaisance ces grandes idées de la Providence, de la fraternité universelle, de la vie future, de l’unité de Dieu, sur lesquelles les sages de toutes les écoles étaient alors bien près de s’entendre ; on dirait qu’il cherche une sorte de terrain commun où pourront se réunir tous les gens sensés. Volontiers il réduirait le christianisme à n’être qu’une morale plus parfaite : « Chez nous, dit-il, c’est le plus juste qui passe pour le plus religieux. » Il dirige bien encore quelques attaques contre la philosophie, il raille en passant Socrate, qu’il nomme « le bouffon d’Athènes. » Il rappelle que ceux qui prêchent la vertu ne sont pas toujours exacts à la pratiquer, et que, lorsqu’ils tonnent contre les vices, ils ont l’air d’exercer leur éloquence contre eux-mêmes, adversus vitia sua facundos. Ce sont là des reproches si répétés qu’ils sont, devenus inoffensifs et qu’on ne les redit plus sans sourire : en réalité, Minucius estime beaucoup la philosophie, et cherche à la mettre de son côté. Il lui semble que par momens les anciens philosophes s’accordent si bien avec les chrétiens qu’on pourrait prétendre « ou que les chrétiens d’aujourd’hui sont des philosophes, ou que les philosophes d’autrefois étaient des chrétiens. » Il tient surtout à convaincre ceux qui le lisent que le christianisme n’est point l’irréconciliable ennemi du monde, et qu’on n’est pas contraint, quand on l’embrasse, de renoncer aux sentimens de la nature et aux devoirs de la société. Son Octavius, ce chrétien modèle qu’il a choisi pour exposer la nouvelle doctrine, est le plus tendre des amis, si uni à ceux qu’il aime qu’il ne fait qu’un avec eux. « Vous diriez une même âme divisée en plusieurs corps, » C’est aussi un fort bon mari, un excellent père, qui ne quitte sa maison qu’à regret, qui a grand’peine à se séparer de ses petits enfans. Enfin pour montrer que le christianisme ne force pas à rompre avec le métier qu’on exerçait, l’auteur a soin de faire observer que l’entretien se passe pendant les vacances d’automne. C’est seulement « quand l’approche des vendanges donne quelque relâche aux tribunaux » que l’avocat chrétien se permet de s’éloigner de Rome et d’aller chercher au bord de la mer un peu de repos et de santé. Voilà comment il répond à ceux qui reprochaient aux disciples du Christ de s’isoler du reste des hommes, d’être insociables et inutiles, et de se mettre eux-mêmes en dehors de l’humanité !

Il est aisé de voir ce qu’il pense de la littérature de son pays, quoiqu’il n’ait pas pris la peine de le dire. Il en est nourri et ne chercheras à le dissimuler : c’est un élève des anciens qui se fait honneur de ses maîtres ; loin qu’il ressemble jamais à ces littérateurs honteux, qui affectent de paraître des ignorans, on voit qu’il est heureux de bien parler, peut-être même le laisse-t-il un peu trop voir. Sa phrase est brillante et quelquefois brillantée ; il balance sa période avec trop de soin, il a trop d’esprit dans ses épithètes, il ne se tient pas assez en garde contre le précieux et le maniéré. En un mot, c’est un contemporain d’Apulée et de Fronton, qui professe des doctrines très différentes, mais qui, pour le style, est de leur école. Peut-être n’y avait-il pas d’autre moyen-de plaire à cette société de beaux esprits prétentieux : Minucius a parlé leur langue pour se faire écouter d’eux. Il a beaucoup lu Sénèque et l’imite volontiers. Son petit livre est plein de passages qui nous font penser aux plus beaux endroits des lettres à Lucilius. Il est grand admirateur de Cicéron, auquel l. emprunte le plan même de son ouvrage[7] comme lui, il veut rendre la vérité attrayante et se plaît à esquisser un charmant paysage pour y placer son entretien. Le grand seigneur républicain aimait à se représenter avec ses nobles amis discutant des questions de morale sous les majestueux ombrages de ses belles villas de Tusculum ou de Formies ; le petit avocat de Rome a choisi les bords de la mer et ces larges horizons d’Ostie qui devaient fournir plus tard à saint Augustin l’une, des plus belles scènes de ses Confessions. Quand on lit ce charmant ouvrage, qui par les Tusculanes remonte jusqu’au Phèdre, et semble éclairé d’un rayon de la Grèce y on voit, bien que l’auteur imaginait une sorte de christianisme souriant et sympathique, qui devait pénétrer dans Rome sans faire de bruit et la renouveler sans secousse, qui serait heureux de garder de cette société brillante ce qui méritait d’en survivre, qui n’éprouverait : pas le besoin de proscrire les lettres et les arts, mais les emploierait à son usage et les. sanctifierait en s’en servant, qui respecterait, enfin les dehors de cette vieille civilisation en faisant circuler en elle la sève de l’esprit nouveau. Tel était sans doute le rêve que formait Minucius, et avec lui tous ces lettrés incorrigibles qui s’étaient laissé toucher par la doctrine du Christ, mais conservaient au fond de leur âme les souvenirs et les admirations de leur studieuse jeunesse, qui, tout en lisant avec ferveur l’Évangile, ne pouvaient entièrement oublier qu’ils avaient commencé par lire Homère et Cicéron.

Ces sentimens n’étaient pas ceux de Tertullien : jamais deux contemporains ne se sont moins ressemblés que Minucius et lui. Ils n’ont rien de commun que l’ardeur et la sincérité de leur foi ; pour tout le reste, ils diffèrent. Cette religion, dont ils souhaitent tous les deux le triomphe avec une égale passion, ils veulent la répandre par des moyens contraires. L’un conseille une sorte d’entente et d’accord avec la société païenne, l’autre exige qu’on rompe avec elle sans pitié, et tient tous ces accommodemens pour des crimes.

Tertullien pourtant, comme Minucius, avait été élevé dans le respect et la pratique des lettres anciennes. Il commença par fréquenter les écoles des rhéteurs et des philosophes et ne dut pas s’y déplaire, car nous voyons que plus tard, devenu jurisconsulte renommé, il ne renonçait pas tout à fait aux jeux d’esprit de sa jeunesse. Il vivait à Carthage, sorte de colonie gréco-romaine au milieu de l’Afrique, très futile à la fois et très lettrée, où la foule passait son temps dans les théâtres, à regarder les pantomimes ou à entendre discourir de beaux parleurs. Parmi cette jeunesse spirituelle et indolente, à laquelle il disait un jour : « C’est votre affaire la plus importante que de n’avoir rien à faire, » et qui occupait ses loisirs à composer ou à lire de petits vers maniérés[8], il s’était fait un nom par de spirituelles boutades. On avait conservé de lui, nous dit saint Jérôme, un ouvrage adressé à un philosophe de ses amis contre les femmes et le mariage, « qui était plein de rhétorique et de lieux-communs. » Il devint naturellement plus sérieux quand il eut embrassé la foi nouvelle, mais il n’alla pas du premier coup à l’extrême ; on a lieu de penser que dans les premiers temps il goûtait assez ce christianisme philosophique qui plaisait tant à Minucius : c’est au moins ce qu’on peut conclure de ce curieux traité du Manteau, qu’il a sans doute composé peu de temps après sa conversion. Voici à quelle occasion il fut écrit : en devenant chrétien, Tertullien avait renoncé à porter la toge pour prendre le pallium, c’est-à-dire le manteau grec, que portaient d’ordinaire les philosophes. C’était un usage assez fréquent parmi les nouveaux convertis, et qui prouve que, dans ces temps reculés, le christianisme et la philosophie se ménageaient encore. Ce changement de costume fit du bruit à Carthage. Beaucoup de ceux que le fougueux jeune homme avait blessés de ses railleries affectèrent de s’indigner. N’était-ce pas un scandale de voir un jurisconsulte, un Romain, le fils d’un centurion consulaire, remplacer la noble toge par le petit manteau des Grecs ? À ces attaques, qui durent être violentes, Tertullien répondit par un traité spirituel et piquant, mais « plein de rhétorique et de lieux-communs » comme le premier. Il y accumule, pour se défendre, les souvenirs d’une érudition très profane, et allègue par exemple, à propos de son changement d’habit, l’histoire peu édifiante d’Hercule et d’Omphale. Quand on lui reproche le dessein qu’il a formé de s’éloigner des affaires publiques, il se contente de répondre : « Épicure et Zénon, ces deux grands maîtres, ont fait profession de vivre comme moi. Quel droit avez-vous de reprendre chez moi ce que vous louez chez eux ? » Voilà des autorités dont il n’aurait guère aimé à se servir quelques années plus tard. Un peu plus loin, il ajoute que, quoiqu’il ne prenne point part aux affaires de son pays, il n’en est pas moins utile à ses concitoyens. « Toutes les fois, dit-il, que je me rencontre en un endroit un peu plus élevé, près d’un autel, je monte quelques marches et ne manque pas d’ouvrir la bouche. Mes discours ne chatouillent pas les oreilles, ils n’éveillent pas la curiosité et ne font pas rire les auditeurs : c’est affaire aux orateurs et aux charlatans. Je montre à ceux qui m’écoutent leurs défauts et leur apprends comme il faut vivre. » Il a tort de prétendre qu’il ne fait rien pour plaire aux curieux ; sa prédication, dont il nous trace une esquisse, se compose de petits tableaux égayés par des anecdotes piquantes. La gourmandise l’amène à parler d’Hortensius, qui fit servir le premier un paon à son dîner pontifical, la débauche le fait souvenir d’Antoine et de ses orgies chez Cléopâtre, la cruauté lui rappelle ce Védius Pollion qui nourrissait ses poissons de chair humaine. C’est tout à fait la manière dont s’expriment les moralistes païens ; nous reconnaissons leurs argumens, leurs exemples, et jusqu’à leur style : l’auteur ne dédaigne pas d’employer souvent ce tour épigrammatique et subtil dont on se servait depuis Sénèque pour faire des leçons aux gens du monde. Le chrétien ne se montre entièrement que dans les dernières lignes du traité. « Manteau, dit l’auteur, c’est à toi que je parle maintenant. Tu pensais seulement couvrir les sectateurs de Zénon et d’Épicure, sache que tu couvres les chrétiens, qui sont les disciples du fils de Dieu. La philosophie que cet incomparable maître leur a enseignée est toute divine, et celle de Zénon et d’Épicure purement-humaine, c’est-à-dire défectueuse et pleine d’erreurs. Si tu es susceptible de quelque sorte de joie et d’allégresse, en voilà le plus grand sujet que tu puisses avoir. Fais donc paraître ta joie au dehors et montre à tes ennemis leurs injustices. Ils n’ont plus rien à te reprocher depuis que tu couvres les épaules d’un chrétien, c’est-à-dire d’un disciple de Jésus-Christ, qui est la vérité même et le protecteur de l’innocence. Tant que je trouverai grâce devant lui, je me moquerai des attaques de tous les autres. »

Ce curieux traité nous indique le point d’où Tertullien est parti : on peut croire qu’au moment où il l’écrivait il n’était pas loin des opinions de Minucius ; mais il ne devait pas s’en tenir là. Nous avons la plus grande partie de son œuvre, et il nous est aisé de mesurer le chemin qu’il a fait en quelques années. C’était une de ces natures opiniâtres et obstinées, qui marchent toujours en droite ligne jusqu’aux conséquences extrêmes de leurs principes, et qui ne s’arrêtent que lorsqu’elles sont arrivées au terme, un de ces hommes dont Saint-Simon disait « qu’ils sont d’une suite enragée. » A mesure qu’il se pénètre davantage du christianisme, il devient plus étranger à tout le reste. Enfermé de plus en plus dans une doctrine inflexible, il la raffine, il l’épure, il l’exagère, il l’isole, il creuse tous les jours le fossé qui la sépare des autres opinions, il se plaît à lui faire des abords impraticables et à la placer à des hauteurs inaccessibles. A la fin, il devient si rigoureux et si pointilleux dans sa foi que le christianisme ordinaire, celui de la foule pt des gens sensés, ne lui suffit plus ; il faut qu’il se retire dans une église étroite et jalouse où des fanatiques passent leur temps à s’approuver eux-mêmes et à excommunier les autres, parmi des illuminés et des prophétesses qui devinent la pensée des gens qui les consultent ou leur suggèrent des remèdes pour leurs maladies, qui croient converser avec losanges et voir dans les nuages la Jérusalem céleste toute prête à descendre du ciel sur la terre[9].

La raison qui poussa Tertullien à la plus grande partie de ses exagérations est aisée à comprendre : il avait horreur de l’idolâtrie, et la société au milieu de laquelle il vivait en était imprégnée ; de là la haine implacable qu’il ressentit pour elle. Dans le monde ancien, la religion se mêlait à tout : tous les actes de la vie privée, toutes les fonctions de la vie publique étaient sous la protection de quelque divinité et donnaient lieu à des prières et à des sacrifices. Ce fut assurément un des plus cruels supplices des chrétiens de ce temps d’être toujours partagés entre leurs croyances nouvelles et les obligations que leur imposait la famille ou la cité, de ne pas voir clairement la limite où devaient s’arrêter leurs concessions, ce qu’ils pouvaient faire et ce qu’ils devaient refuser. « Parmi ces rochers et ces bas-fonds, leur disait Tertullien, au milieu de ces écueils cachés et de ces vagues menaçantes, que la foi navigue, en ouvrant ses voiles à l’esprit de Dieu. » Mais il ne fut pas toujours aussi sage. Il finit par déclarer que le seul moyen d’éviter le naufrage, c’était de se tenir loin de la mer. Pour échapper à la contagion, de l’idolâtrie, il ne trouva rien de mieux que d’exiger qu’on s’isolât de la société civile et qu’on n’eût presque aucun rapport avec elle. — Il restait à savoir si c’était possible.

Tertullien lui-même semble en comprendre toute la difficulté, puisqu’il commence par faire une concession grave. La vie civile se composait, chez les Romains, de devoirs publics et privés (officia publica et privata) ; il accorde qu’un chrétien peut accomplir ces derniers sans être infidèle à sa foi. Il assistera donc aux fiançailles et aux noces d’un de ses amis, il se rendra chez lui le neuvième jour après la naissance de son enfant, lorsqu’en présence de la famille on le purifie et on lui donne le nom qu’il doit porter, il prendra part aux fêtes qu’on célèbre dans la maison quand il revêt la robe virile. Ce sont pourtant des cérémonies auxquelles la religion est mêlée et qui se célèbrent avec des sacrifices et des prières ; mais Tertullien met beaucoup de complaisance à trouver une raison qui justifie ceux qui y assistent, Il Après tout, dit-il, on n’est pas venu tout exprès pour le sacrifice ; c’est tout à fait par hasard et sans le vouloir qu’on en est témoin. Si l’on ne s’en va pas, c’est par égard pour les amis et non pour l’idole. » La raison est un peu futile pour un aussi grave théologien et pourrait à la rigueur s’appliquer à tout ; mais il ne veut pas qu’on l’applique aux « devoirs publics. » Ceux-là lui semblent plus entachés d’idolâtrie que les autres, et il ne peut admettre qu’un chrétien les accomplisse sans renier sa foi. Il se tiendra donc loin de ces réjouissances bruyantes « où la joie publique s’exprime par le déshonneur public. » Il ne s’assiéra pas à ces festins « qui changent Rome en taverne et dont les suites font respirer un air infecté, curiis et decurtis ructantibus acessit aer. » Quand toute la ville se précipite au théâtre, il restera chez lui. C’était demander beaucoup à des gens épris de spectacles[10] ; aussi, pour leur donner le courage de supporter cette privation, insiste-t-il sur les dédommagemens que Dieu leur réserve : qu’ils songent à ce grand jour du jugement suprême où tout l’univers sera consumé du même feu. « C’est alors qu’il fera bon d’entendre les acteurs de tragédie ; ils pousseront dans leur propre malheur des cris plus lamentables et plus éclatans que ceux dont ils faisaient autrefois retentir le théâtre. C’est alors qu’il sera facile d’admirer l’agilité des histrions se démenant dans les flammes, alors qu’il faudra voir les cochers du cirque tout cramoisis et entourés de feu dans la route ardente, les gladiateurs percés, non de javelots, mais de traits enflammés qui les pénétreront de toutes parts. » Que sont les spectacles que l’empereur donne à ses sujets devant ceux que Dieu prépare à ses élus ! Quand on se représente ces joies en esprit, qu’on souffre facilement d’être privé des autres ! Ce qui est plus grave encore, c’est qu’il ne veut pas qu’à l’anniversaire des fêtes de César ou quand on annonce une victoire de ses armées on allume des lampes, on couronne sa porte de festons : n’aurait-on pas l’air, en le faisant, de rendre hommage à la déesse Cardea et au dieu Limentinus, ou d’adorer le vieux Janus, sous la protection duquel toutes les portes étaient placées ? D’ordinaire les chrétiens, qui se savaient suspects d’être tièdes pour l’empereur et pour l’empire, ne manquaient pas cette occasion de prouver qu’ils étaient des sujets fidèles ; ils allumaient plus de lampes et plaçaient devant leurs maisons plus de fleurs que tout le monde pour imposer silence à la calomnie. Tertullien blâme sévèrement cette faiblesse. Loin de chercher à désarmer par sa complaisance les ennemis de sa foi, il paraît tenir à leur déplaire, et il semble qu’il lui soit agréable d’être accusé. « O calomnie, dit-il, sœur du martyre, qui prouves et attestes que je suis chrétien, ce que tu dis de moi est à ma louange ! »

Il était grave pourtant de braver ainsi l’opinion. La nouvelle doctrine avait été accueillie par beaucoup de défiances et de préventions : on accusait partout les chrétiens d’être des révolutionnaires, des « ennemis du genre humain, » qui détestaient tout ce qu’on aime, qui fuyaient tout ce qu’on recherche, qui aspiraient à tout changer, des destructeurs de la famille et de la cité. Tertullien comprenait la gravité de ces reproches, puisqu’il y répondit dans son Apologie. Il rappelait que les chrétiens ne vivent pas loin des hommes, comme les brahmanes ou les gymnosophistes de l’Inde (on ne prévoyait pas encore l’institution des moines et la fondation des couvens), qu’ils n’habitent pas les forêts et « ne s’exilent pas de la vie. » Malheureusement, après avoir détruit ces accusations dans un de ses livres, il les justifie dans les autres. Presque tous contiennent des défis et des menaces au monde ancien. Il n’y avait rien que l’antiquité honorât plus que le mariage et la fécondité. Comme la cité reposait sur la famille, c’était le plus saint des devoirs de se marier ; l’époux sans enfant passait pour être haï des dieux, et le célibataire était puni comme un ennemi public. Tertullien, au contraire, n’a d’estime que pour le célibat. Cette préférence, qui se retrouve chez tous les pères de l’église, est exprimée chez lui avec d’incroyables exagérations. « L’ancienne loi disait : Croissez et multipliez ; la nouvelle dit : La fin des temps approche, contenez-vous. » Le mariage n’est pour lui qu’une concession humiliante qu’on a faite à la faiblesse de la chair. Il consent à le tolérer, mais après l’avoir accablé d’outrages. Il fait un devoir de le restreindre. On se mariera une fois, si l’on ne peut faire autrement, mais les secondes noces sont un adultère. Quant aux enfans, il est mieux de n’en pas avoir ; on a bien assez à faire de veiller à son propre salut. « Pourquoi le Seigneur a-t-il dit : Malheur au sein qui a conçu et aux mamelles qui ont nourri ? C’est qu’au jour du jugement les enfans seront un grand embarras. » Quand on n’en a pas, « on est bien plus prêt à répondre à la trompette de l’ange. » Imprudentes paroles, que Minucius se serait bien gardé de prononcer[11], et qui pouvaient sembler une insulte à toutes les traditions de la vieille Rome ! Ailleurs il fait la revue des diverses professions où la foi du chrétien lui paraît courir quelque danger ; il y en a très peu qui trouvent grâce devant sa sévérité. On ne peut être ni maître d’école, il faudrait faire lire et admirer les ouvrages des païens, ni appariteur des magistrats, on serait forcé de les accompagner aux temples, ni serviteur d’un païen zélé, il pourrait nous commander quelque acte coupable ; quant à être négociant, Tertullien y répugne beaucoup : que de risques ne court pas la vertu dans ces boutiques où, selon le mot de Bossuet, il se débite plus de mensonges que de marchandises ! Alors comment le pauvre fera-t-il pour gagner sa vie ? C’est ce qui occupe médiocrement Tertullien. A tous ceux qui s’en mettent trop en peine, il adresse cette foudroyante réponse : « Que dites-vous ? — Je serai pauvre ? — Mais le Seigneur a dit : Bienheureux les pauvres ! — Je n’aurai pas de quoi vivre. — Mais il est écrit : Ne vous inquiétez pas des alimens. — Il faut que j’établisse mes enfans, que je pense à ma postérité. — Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière est un mauvais travailleur. — Mais j’avais dans le monde un certain rang. — On ne peut servir deux maîtres. Tu veux être le disciple du Seigneur, prends ta croix et suis le Seigneur. Parens, épouse, enfans, il faut tout quitter pour Dieu. Quand Jacques et Jean furent emmenés par Jésus-Christ et qu’ils laissèrent là leur père et leur barque, lorsque Matthieu se leva de son comptoir de percepteur et trouva que même la sépulture de son père le retarderait trop, aucun d’eux a-t-il répondu à Jésus, qui les appelait : Je n’aurai pas de quoi vivre ? »

Beaucoup de ces opinions étaient de nature à inquiéter les hommes d’état ; mais voici ce qui devait leur causer encore plus d’alarmes et de colère. Tertullien se demande s’il convient qu’un chrétien s’occupe des affaires publiques : peut-il par exemple être magistrat ? Il ne répond qu’en énumérant avec complaisance les dangers qui menacent la foi dans ces postes périlleux et les démentis qu’on sera forcé de donner tous les jours à ses croyances ; puis il conclut en disant : « C’est à vous maintenant de voir si vous pouvez devenir magistrat et rester chrétien. » Ailleurs il s’exprime d’une manière plus nette et plus expressive encore : « Il n’y a rien qui nous soit plus étranger que les affaires de l’état ; nous ne reconnaissons qu’une république, qui est celle de tout le monde, l’univers. » De pareils principes étaient pleins de danger. C’était le temps où l’on commençait à trouver bien lourdes les charges de la vie publique et où l’on cherchait à S’y soustraire. La désertion des dignités municipales et politiques devenait tous les jours plus générale, si bien que, pour l’arrêter, le législateur fut contraint de punir d’amendes et de confiscations ceux qui les refusaient, et qu’on en vint à inventer un nouveau genre de supplice : on condamna certaines classes de citoyens aux honneurs forcés. Une question plus grave encore par ses conséquences était celle qui concernait le service militaire. Un chrétien pouvait-il être soldat ? Les plus rigoureux, c’est-à-dire alors les plus écoutés, ne le croyaient pas, et leurs opinions jetaient dans les âmes des inquiétudes et des scrupules qui devaient nuire au service. Du temps de Tertullien, après une victoire de l’empereur, des récompenses ayant été distribuées à son armée, chaque soldat était venu les recevoir à son tour avec une couronne sur la tête ; un seul se présenta tenant la couronne à la main. Il était chrétien et n’avait pas voulu se vêtir comme les prêtres des idoles quand ils allaient faire un sacrifice. Beaucoup le blâmèrent de cette bravade imprudente : n’allait-elle pas réveiller la colère de l’empereur et ranimer les persécutions ? Tertullien n’hésita pas à prendre sa défense dans un petit écrit, où il disait en propres termes : « La même vie ne peut appartenir à Dieu et à César. En ôtant à Pierre son épée, Jésus a désarmé pour jamais tous les soldats. » C’est ce que l’empereur et les politiques ne pouvaient pas supporter. Ils l’auraient souffert peut-être d’une secte obscure qui n’aurait compté que quelques rares adhérens ; mais depuis un siècle le christianisme s’étendait à tout l’empire. Il se vantait lui-même de ses progrès et en tirait volontiers la preuve que sa mission était divine. « Nous sommes d’hier, disait Tertullien dans un passage célèbre, et déjà nous remplissons vos cités, vos îles, vos châteaux-forts, vos municipes, vos hameaux, vos camps eux-mêmes, vos tribus, vos décuries, le palais de vos princes, le sénat, le forum : nous ne vous laissons que vos temples. » C’était donc plus de la moitié de l’empire qui échappait à l’empereur et refusait de s’enrôler dans les légions, quand on n’avait pas assez de l’empire entier pour arrêter les barbares.

C’est ainsi que Tertullien en était venu, en haine de l’idolâtrie, jusqu’à vouloir rompre avec la société civile ; on comprend quels sentimens il devait éprouver pour la littérature et l’art antique, dont la mythologie avait été longtemps l’unique inspiration. Là aussi il se fait un plaisir de braver l’opinion ; il condamne tout ce qu’elle approuve, il déteste ce qu’elle aime avec passion. Comme pour faire violence à ce goût du beau qui était l’âme des sociétés anciennes, il veut découvrir dans les livres saints que le Christ était laid et triomphe de cette découverte. Il défend d’abord aux artistes de représenter des sujets mythologiques ; puis, s’appuyant sur ces mots de l’Écriture : « tu ne fabriqueras pas d’idole ni aucune ressemblance de ce qui est au ciel, sur la terre ou dans la mer, » il arrive à leur défendre tout à fait de reproduire la forme humaine. Ils en seront quittes pour faire de leur talent un autre usage qui leur demandera moins de soin et de peine. « Celui qui d’un tilleul a su tirer le dieu Mars ne sera pas embarrassé pour faire une armoire. » Le statuaire sculptera des chapiteaux et des fûts de colonnes, le peintre badigeonnera les murailles. Voilà l’avenir qu’il réserve aux beaux-arts ! Quant aux lettres, il n’y paraît pas tenir davantage. La vieille poésie, dont tant de gens étaient charmés, ne lui semble qu’un « ramas de strophes ampoulées. » Il ne devait pas mieux goûter les grands prosateurs ; en tout cas, il ne les imite guère. Il n’a aucun souci de cette élégance si chère à Minucius. Son style est puissant, mais vulgaires il aime les métaphores hardies, les images crues, les mots grossiers ; il emploie plus volontiers le langage du peuple que celui de la bonne compagnie[12]. Il nous annonce lui-même qu’il ne s’adresse pas aux lettrés, aux savans, « à ceux qui viennent rejeter en public les restes mal digérés d’une science acquise, sous les portiques et dans les académies ; » il veut plutôt convaincre les âmes simples, naïves, ignorantes, « qui n’ont rien appris que ce qu’on sait dans les rues et dans les boutiques. » Il se méfie de tout ce qui vient des écoles et des bibliothèques. Ces philosophes, dont il citait volontiers le nom dans sa jeunesse pendant qu’il écrivait son traité du Manteau, ne lui paraissent plus que des marchands de sagesse, sapientiœ caupones ; il en veut naturellement à « ce malheureux Aristote » d’avoir inventé la dialectique, science perfide, aussi bonne à détruire qu’à édifier ; il est plein de colère contre ceux qui cherchent quelque biais pour accommoder l’ancienne philosophie avec l’Évangile, et qui arrivent ainsi à créer « un christianisme platonicien et aristotélicien. » Tous ces compromis lui sont suspects, et on peut être assuré qu’il était aussi contraire que possible aux gens qui voulaient unir de quelque façon la doctrine nouvelle avec l’art antique.


III

Cette union devait pourtant se faire en dépit de Tertullien et de ses adeptes. Des deux courans que j’ai signalés et entre lesquels se divisait la société chrétienne, c’est celui qui portait vers l’entente et la conciliation qui devait être à la fin le plus fort. L’état de l’église au IIIe siècle explique cette victoire. Les rêves des millénaires commençaient alors à se dissiper ; on se lassait d’attendre ce dernier jour qui n’arrivait pas. Tant qu’on avait cru que la fin des temps était proche et que le règne du Christ allait commencer, on n’avait guère le goût de s’attacher à la terre et d’y faire un établissement solide ; mais, puisqu’on ne pouvait pas mourir, il fallait bien songer à vivre. Or on ne vit, on ne dure, on ne devient d’ordinaire fort et puissant que par des concessions et des compromis, en s’appropriant tous les élémens de force et de durée qui se trouvent épars sur le sol où l’on s’établit.

Il fallait d’abord que le christianisme attirât à lui les classes élevées qui gouvernaient l’empire. Ses conquêtes à l’origine avaient été plus humbles, et ses adversaires lui reprochaient volontiers de ne s’adresser qu’aux ignorans et qu’aux pauvres. Dès le IIe siècle, nous le voyons occupé d’atteindre aussi la société distinguée, les gens d’école et d’académie : c’est à eux qu’il s’adresse surtout par ses apologistes ; mais pour avoir les lettrés, il ne fallait pas afficher le mépris des lettres. On ne pouvait espérer d’être écouté d’eux qu’en leur parlant une langue soignée et châtiée qui n’offensât pas leurs oreilles. Le bon goût est un maître très tyrannique, qui ne souffre pas d’insulte, et la vérité même le choque quand elle n’est pas bien présentée. Saint Augustin raconte que ce qui l’éloigna longtemps du christianisme, c’est qu’il trouvait les livres sacrés trop mal écrits. Il était bon aussi, pour plaire à ces esprits délicats élevés dans l’étude et l’admiration de Platon et d’Aristote, de montrer les rapports qu’on pouvait découvrir entre les anciennes écoles et la nouvelle doctrine. Tertullien nous dit qu’on le faisait beaucoup de son temps. Il y avait alors des théologiens, et en grand nombre, occupés à étudier les écrits des philosophes pour prouver aux païens « que le christianisme n’inventait rien de nouveau et d’extraordinaire, et que toutes les vérités qu’il proclamait pouvaient se mettre sous le patronage de la sagesse antique[13]. » Il importait enfin par-dessus tout que l’église ne parût pas être une ennemie irréconciliable de l’empire, qui ne pouvait pas vivre avec lui et qui en souhaitait la ruine. Les gens qui composaient cette société distinguée étaient d’ordinaire conservateurs et patriotes, très fiers d’être Romains, et fort effrayés de ce qui pouvait arriver, si quelque malheur emportait un jour le pouvoir impérial. Ces menaces dont les oracles sibyllins sont remplis, cette haine furieuse contre Rome, ces descriptions triomphantes de son dernier jour, devaient les indigner ; mais il s’en fallait de beaucoup que les sentimens qu’exprime avec tant de vivacité cette poésie populaire fussent partagés par tous les chrétiens. L’épiscopat surtout, qui prenait tous les jours plus d’importance, manifestait des dispositions contraires. Les évêques, hommes de gouvernement et d’autorité, ont songé de très bonne heure à tendre la main au pouvoir civil, à l’aider de leur influence, et à lui demander en échange sa protection. Ils l’ont eux-mêmes introduit dans leurs discordes intérieures ; ils n’ont pas attendu que l’empereur fût chrétien pour invoquer son appui dans leurs différends. Quand il s’agit de déposer Paul de Samosate et de l’éloigner de son église, les évêques d’Asie n’hésitèrent pas à réclamer l’aide d’Aurélien, quoiqu’il fût païen zélé et qu’il eût persécuté les fidèles. Tertullien affirme quelque part avec une incroyable intrépidité « que les césars ne pourront jamais être chrétiens. » Les évêques espéraient bien dès le IIe siècle qu’ils le seraient un jour. Méliton de Sardes, l’un des plus anciens apologistes, s’adressant à Marc-Aurèle, lui faisait remarquer que la « philosophie chrétienne » est née en même temps que l’empire[14], qu’elle a grandi avec lui, que la bonne harmonie n’a été troublée entre eux que sous un Néron et un Domitien, que les bons princes l’ont protégée, et qu’ils en ont été récompensés par la victoire et les conquêtes. Ne peut-on pas voir dans ces paroles engageantes comme une ébauche et une annonce lointaine de cette alliance du trône et de l’autel qui a été si souvent le rêve de l’église ? C’est à Rome surtout que ces transactions et cette alliance devaient trouver beaucoup de partisans. Le christianisme oriental participe du génie des Grecs, il est subtil et raffiné, plus libre dans son allure, plus audacieux et plus original dans ses recherches ; en Occident, la nouvelle doctrine a pris les qualités de la race romaine : elle est devenue plus amie de l’ordre, de la discipline, de l’autorité. La première fois que l’église de Rome prend la parole, dans l’épître de saint Clément, elle fait entendre un appel pressant à la concorde et à l’unité. « Pourquoi, dit-elle, les discussions, les luttes, les schismes éclatent-ils entre nous ? N’avons-nous pas le même Christ et le même Dieu ? Pourquoi partager et déchirer les membres du Christ ? .. Considérez les soldats qui sont rangés sous les drapeaux, avec quel ordre, qu’elle obéissance, quelle soumission ils accomplissent ce qu’on leur commande ! Comme chacun reste à son rang et écoute la voix de ses chefs ! » Voilà l’idéal que cette église aura toujours devant les yeux[15]. De plus, la communauté romaine a été de bonne heure riche et puissante. Elle possédait de grandes réserves d’argent, d’immenses sépultures qu’il fallait entretenir et accroître, tout un personnel de prêtres et de diacres à diriger. Aussi demandait-elle surtout aux évêques qu’elle choisissait des qualités d’administration et de gouvernement. Ne la voyons-nous pas, dans des circonstances graves, à la veille d’une persécution, élever sur la chaire de saint Pierre un ancien banquier, l’affranchi Calliste ? C’est ce qui fait que cette grande église n’a peut-être pas compté parmi ses évêques autant d’écrivains illustres et de savans théologiens qu’Antioche et Alexandrie ; en revanche, elle a eu plus de véritables « pasteurs de peuple » qui ont jeté moins d’éclat, mais ont rendu plus de services. Ces gens sages, modérés, habiles, étaient disposés à tout faire pour ne pas inquiéter le pouvoir civil. M. de Rossi a montré que, pour conserver la propriété de leurs cimetières, ils se soumirent aux exigences de la loi, qu’ils consentirent à être inscrits sur les registres de la police, comme toutes les associations autorisées, et qu’ils en subirent la surveillance. On sait aussi que les exagérations de Tertullien y obtinrent peu de crédit, et que ses doctrines y furent si mal reçues, qu’on accusa plus tard les tracasseries du clergé romain de l’avoir jeté dans l’hérésie. — C’est de cette disposition d’esprit que devait naître l’alliance de la doctrine nouvelle avec l’art ancien.

Pour la sculpture et la peinture, l’accord s’était fait de bonne heure et sans soulever, à ce qu’il semble, beaucoup de résistances. Le soin qu’on avait des sépultures et le désir de les orner rendit les chrétiens moins difficiles. On est fort surpris de trouver dans les catacombes de grands sarcophages de marbre décorés de motifs profanes et de scènes mythologiques. Il est vrai qu’ils ne pouvaient pas être travaillés sur place, et l’on a fait remarquer que, comme tout le monde pouvait les voir dans les ateliers de Rome où on les sculptait, il était plus difficile d’y traiter des sujets religieux ; mais les fresques elles-mêmes, quoique exécutées dans les galeries intérieures, loin des yeux infidèles, ne sont pas toujours entièrement chrétiennes. Les artistes ne répugnaient pas à emprunter à l’art païen quelques-uns de ses types les. plus purs qui pouvaient allégoriquement s’appliquer à la religion nouvelle, et personne n’en était choqué. On sait que le bon pasteur est imité du Mercure Criophore, ce qui ne l’a pas empêché de devenir l’une des figures sous lesquelles l’imagination chrétienne aimait le plus à se représenter le Christ[16]. Dans le cimetière de Domitilla, on trouve une admirable peinture d’Orphée jouant de la lyre, qui est évidemment l’imitation d’une œuvre antique ; c’est encore une image du Christ qui, par sa prédication, attire les âmes à sa doctrine. Ces ouvrages, qui sont païens par leur origine, le sont aussi très souvent par les détails et l’exécution ; tout y révèle une main exercée, ils ont pour auteurs des artistes élevés dans l’étude des chefs-d’œuvre antiques, et qui avaient passé leur jeunesse à les admirer et à les copier. Devenus chrétiens, ils les admiraient encore, et ils continuaient même quelquefois à les reproduire. Après avoir peint pour les catacombes l’image du bon pasteur ou ces belles figures d’orantes, si nobles et si pures, ils ne croyaient pas commettre un grand crime en dessinant les scènes gracieuses de la mythologie, qui avaient d’abord inspiré leur pinceau, ou ces beaux types de dieux antiques qui leur rappelaient les merveilles de leurs maîtres. Tertullien s’en indigne, et quand l’artiste coupable allègue pour se défendre que, s’il peint des idoles, au moins il ne les adore pas, le sévère docteur lui répond : « Je soutiens que tu les adores, toi par qui seul elles existent pour être adorées. Tu es pour les faux dieux bien plus qu’un prêtre, puisque c’est par toi qu’ils trouvent des prêtres ; c’est ton travail qui fait leur gloire. Tu prétends ne pas adorer les dieux que tu fais, mais ils te reconnaissent pour leur adorateur, eux à qui tu immoles la plus riche, la plus grasse des victimes, en leur sacrifiant ton salut. » Il ne paraît pas que cette violente indignation fût partagée par la communauté chrétienne, puisque Tertullien nous dit lui-même que quelques-uns de ces artistes furent élevés au sacerdoce, sans renoncer à leur métier. C’est la preuve que dans les arts du dessin et dans la sculpture ce mélange du sacré et du profane ne causait plus beaucoup de scandale, et que les croyances nouvelles consentaient à s’aider des souvenirs de l’art antique.

Il en fut bientôt de même dans les lettres. L’école africaine, qui avait donné Tertullien au christianisme, ne tarda pas à s’éloigner des doctrines de ce maître rigoureux. Quoique saint Cyprien se glorifie d’être son élève, il ne l’imite pas dans ses exagérations. Il est en toute chose pour les opinions moyennes. Il tient à bien écrire, et montre qu’il a pratiqué Sénèque et Cicéron. Dans un de ses traités les plus agréables, la Lettre à Donatus, il s’est plu, comme Minucius, à imaginer un entretien, et n’oublie pas non plus de nous dépeindre le lieu de la scène. C’est un beau jardin d’où la vue s’étend sur un horizon qui réjouit les yeux (oblectante obtutu oculos amœnamus), et les personnages ont soin de se placer sous un berceau a où la vigne forme un portique verdoyant avec un toit de feuilles. » Les successeurs de saint Cyprien, Arnobe et Lactance, vont plus loin encore. Ce sont tous les deux des professeurs qui ont longtemps enseigné la rhétorique et qui s’en souviennent. Ils appartiennent à cette école de théologiens complaisans dont j’ai parlé, qui voulaient montrer que la philosophie ne devait pas être l’ennemie du christianisme, qu’elle l’avait pressenti et préparé et qu’il fallait trouver quelque moyen de les unir ensemble. Lactance surtout est prêt à lui faire toute sorte d’avances et de concessions. On sait que dans l’antiquité les sectes philosophiques différaient surtout entre elles par leur manière de définir le souverain bien. Lactance reprend ces définitions diverses, montrant qu’elles sont toutes inexactes et incomplètes ; puis il arrive à celle qu’a donnée le christianisme, qui consiste à dire que le souverain bien est la contemplation de Dieu, et prouve qu’elle est la seule véritable. De cette façon, il semblait faire rentrer la religion nouvelle dans le cadre des philosophies antiques ; elle n’était plus, pour ainsi dire, qu’une dernière secte qui corrigeait ou complétait les autres. Le païen qui l’embrassait n’avait rien à désapprendre, et l’enseignement nouveau devenait pour lui le couronnement des études qu’il avait faites dans sa jeunesse. En même temps Lactance est fort occupé de bien écrire ; c’est un disciple de Cicéron qui veut faire honneur à son maître. Du reste ce souci du style était général dans l’église depuis le milieu du IIIe siècle. Nous avons une lettre adressée par les clercs de Rome à saint Cyprien : la forme en est remarquablement soignée, et nous y trouvons déjà cette élégance et cette harmonie qui ont été jusqu’ici une tradition dans la chancellerie romaine.

Il était naturel que la poésie, qui est plus particulièrement faite pour le plaisir des délicats, fût encore moins difficile que l’éloquence. Les poètes se livrèrent donc, comme les orateurs, sans scrupule et sans réserve à l’imitation des vieux modèles ; plus qu’eux encore, ils essayèrent de trouver dans l’art antique une expression pour les idées nouvelles. Le Phénix de Lactance est le plus ancien poème chrétien que nous ayons conservé après ceux de Commodien[17]. C’est un petit ouvrage qui n’aurait qu’assez peu d’importance, s’il ne nous indiquait quel chemin on avait fait en un demi-siècle. Les vers du « mendiant du Christ » sont d’un barbare, ceux de Lactance d’un élève fidèle des poètes classiques. Il a suivi l’exemple que lui donnaient les sculpteurs et les peintres de son temps ; comme eux, il a choisi parmi les fables antiques celle qui pouvait le plus aisément s’accommoder aux croyances chrétiennes. Cette légende du phénix qui renaît de ses cendres, après avoir été probablement à l’origine un mythe astronomique, une allégorie du temps qui ne finit pas, de l’année qui recommence aussitôt que sa course est achevée, devint plus tard, comme les autres mythes, une de ces charmantes histoires que les poètes aimaient à mettre en vers et dont s’amusaient les curieux : Ovide la raconte sans y attacher plus d’importance qu’à la métamorphose de Daphné en laurier ou de Biblis en fontaine. Les chrétiens y virent une image de l’âme humaine qui survit à la mort, et pour qui la mort est un rajeunissement et une renaissance. C’est la leçon que Lactance veut tirer de cette histoire. Il représente le phénix quand il touche au terme de sa longue vie, quittant la forêt qui lui sert de demeure ; de l’extrême Orient, il arrive dans le pays « où il doit périr pour renaître. » Là il se construit avec les parfums les plus précieux, la myrrhe, le baume, le cinname, ce qui doit être à la fois sa tombe et son berceau. Il se place sur ce bûcher odorant qu’enflamme un rayon de soleil, et de ses dépouilles consumées renaît un phénix nouveau, semblable à l’ancien, mais plus, beau et plus brillant de jeunesse ; à peine né, il s’élance dans le ciel, et tous les oiseaux lui font cortège, comme à leur roi, lorsque prenant son vol il s’en retourne vers la forêt sacrée. Lactance termine son récit en félicitant le phénix de sa destinée : « Il est heureux, dit-il, il ne connaît pas l’hymen. C’est la mort qui est l’hymen. pour lui, la mort qui lui tient lieu des plaisirs impurs de l’amour. Pour pouvoir renaître, il souhaite de mourir, et c’est à la mort qu’il doit le bienfait d’une éternelle vie. » Dans ce passage, le chrétien se laisse voir, mais partout ailleurs il semble qu’il ait tenu à se cacher. On peut dire que rien ou presque rien ne l’y trahit : cette pensée même, que de la mort doit sortir la vie, n’appartient pas uniquement au christianisme ; les néoplatoniciens la développaient avec complaisance dans leurs ouvrages, et on la retrouve exprimée dans les inscriptions et les fresques d’une catacombe mithriaque. Lactance, il faut l’avouer, ne l’a pas présentée de telle manière qu’on reconnaisse du premier coup en le lisant quelle religion l’inspirait. Des doutes ont pu s’élever sur le culte auquel appartenait l’auteur de ce petit ouvrage. La recherche des pensées et l’élégance des vers indiquent un imitateur des anciens poètes ; les allusions qui sont faites aux divinités de la fable et aux légendes de la mythologie pourraient nous laisser croire que nous avons affaire à quelque adorateur des dieux antiques. C’est un chrétien pourtant, mais un chrétien si rempli des souvenirs du passé, si charmé de l’ancienne littérature, et qui en imite si fidèlement les formes, que ses opinions personnelles s’effacent quelquefois sous ces imitations et ces souvenirs. N’est-il pas étrange que, bien que croyant sincère, il ne soit pas arrivé, dans un sujet qui touche à la religion, à affirmer plus nettement sa foi ?

Ainsi les violences de Tertullien ont été inutiles ; l’alliance s’est faite malgré lui entre l’église et l’art antique. Au commencement du IVe siècle, au moment où le christianisme monte sur le trône des césars avec Constantin, il paraît céder au charme de ce vieux monde, dont il va prendre la direction. Peut-être même y cède-t-il un peu trop au début. La prose et la poésie ne semblent pas d’abord se soucier assez de rester chrétiennes. Il y a trop de Cicéron dans Lactance, trop de Virgile dans Juvencus ; mais cet excès fut vite corrigé. Ce fut le rôle du grand siècle de Théodose de trouver en tout la mesure et de faire à chacun des élémens sa part. L’originalité du grand poète de ce temps, de Prudence, est d’être à la fois classique et chrétien, et de l’être avec aisance, sans effort, comme naturellement, d’unir des qualités qui semblaient s’exclure, de faire des vers antiques sur des sujets nouveaux, sans que l’idée gêne le style ou que le style altère l’idée. Le jour où, voulant consacrer ses dernières années à chanter la gloire de Dieu, il donna au public le recueil de ses œuvres, on peut dire que la poésie chrétienne, après plusieurs siècles d’hésitations et d’erreurs, avait enfin trouvé la forme qui lui convenait ; mais souvenons-nous qu’elle n’y est arrivée que par une transaction et un compromis. C’est ce qu’on oublie trop d’ordinaire. Nous avons vu de nos jours des exagérés condamner toute la poésie depuis la renaissance, sans excepter nos écrivains du XVIIe siècle, parce qu’ils se permettaient de mêler aux idées chrétiennes les souvenirs et les procédés de l’art païen. Pour être juste, il faut comprendre dans l’anathème les poètes de l’époque de Théodose. Ils sont coupables du même crime, ils s’inspiraient de l’ancienne littérature de Rome, ils en imitaient les procédés, et c’est du mélange de cette vieille littérature avec les croyances nouvelles qu’est née l’a poésie chrétienne. On se gardait bien, au IIIe et au IVe siècle, de rompre entièrement avec le passé. On ne mettait pas toute une portion de l’humanité hors de la raison et de la sagesse. On ne se donnait pas la peine de tout détruire pour jouir du plaisir insolent de tout renouveler. On aimait mieux, dans cette antiquité, attirer à soi ce qui n’était pas décidément contraire. Saint Justin considérait Socrate comme une sorte de chrétien avant le Christ. Lactance disait de Sénèque : « Il est des nôtres. » Sans aller jusqu’à mettre Cicéron dans le ciel, comme on le fit à La renaissance, on le rangeait avec Socrate parmi les précurseurs : n’était-ce pas la lecture d’un de ses livres qui avait commencé la conversion de saint Augustin ? Quant à Virgile, on allait bientôt en faire un prophète. C’est ainsi qu’au lieu de creuser la distance qui séparait la religion nouvelle du monde ancien, on cherchait à les réunir, et ce travail n’a pas été inutile, puisque c’est du mélange de la civilisation antique avec le christianisme que notre société moderne s’est formée.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1875.
  2. Depuis, avec plus de patience, on est parvenu à découvrir sur le manuscrit les premières syllabes du nom de Commodien. L’ouvrage a été publié pour la première fois dans le premier volume du Spicitegium solesmense de dorn Pitra.
  3. Cette apocalypse a été étudiée avec beaucoup de soin par M. Edmond Schérer, dans ses Mélanges de critique religieuse. Depuis M. Ebert a publié un travail important sur le même ouvrage dans les mémoires de l’académie de Saxe. Il y arrive aux mêmes conclusions que M. Schérer, qu’il ne parait pas avoir connu, ou du moins qu’il n’a pas cité.
  4. Une des particularités du vers hexamètre, c’est qu’en général, dans les deux derniers pieds, l’accent et la quantité se confondent. Dans les deux mots tegmine fagi, l’accent est sur la première syllabe aussi bien que le temps fort. C’est pour cela que les deux derniers pieds des vers de Commodien ressemblent souvent à ceux de l’hexamètre régulier. En réalité, il ne tient compte que de l’accent, c’est-à-dire d’un seul des deux élémens qui sont réunis à la fin du vers classique. Pour lui, facti de ligno sonne tout à fait comme primus ab oris, et dominus dixit comme tegmine fagi. Voyez sur ces questions si importantes et si mal connues le Traité d’accentuation latine de MM. Weill et Benlœw, et l’étude sur le Rôle de l’accent latin dans la langue française, de M. Gaston Paris.
  5. Gallia causidicos docuit facunda Britancos ;
    De conducendo loquitur jam rhetore Thule.
  6. Voyez surtout aux chapitres 20 et 33 le tableau des bienfaits de Dieu envers les hommes.
  7. M. Ebert a montré que l’Octavius était composé sur la modèle du De Natura deorum de Cicéron. Voyez Geschichte der christlich-lateinischen Literatur, p. 27.
  8. Comme sont par exemple les petits vers d’Apulée sur la poudre dentifrice, de Dentifricio.
  9. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié l’étude si solide et si intéressante de M. Réville sur Tertullien montaniste (Revue du 1er novembre 1864) ? j’y renvoie ceux qui voudront bien connaître ce curieux personnage.
  10. Les païens, ne pouvant comprendre comment les chrétiens consentaient à se priver des jeux publics, supposaient qu’ils voulaient rendre leur vie plus triste afin de braver plus aisément le martyre.
  11. Minucius au contraire avait pris plaisir a décrire, dans un des passages les plus travaillés de son livre, la joie qu’un père éprouve à entendre les premiers mots bégayés par son enfant.
  12. M. Ebert affirme que les mots étranges, employés si souvent par Tertullien, et qu’on croyait être des africanismes, c’est-à-dire des termes qu’il aurait pris au dialecte de son pays ; ont été simplement empruntés par lui à la langue populaire.
  13. De Test, animæ, I. Per quæ recognosci possit nihil nos aut novum aut portentosum suscepisse, de quo non etiam communes et publicæ litteræ nobis patrocinentur. — N’est-il pas étrange que ce procédé dont se servent aujourd’hui les ennemis du christianisme fût alors employé par ceux qui voulaient le défendre ?
  14. Remarquons cette façon dont l’évêque de Sardes désigne le christianisme : on dirait qu’il veut faire croire que ce n’est qu’une école philosophique comme une autre. Il était fort habile de s’exprimer ainsi en s’adressant à Marc-Aurèle, l’empereur philosophe.
  15. Le besoin d’union et de discipline était si fort chez les Romains, que même dans la philosophie, qui vit de discussions, où la vigueur et la vie se manifestent précisément par la multiplicité des sectes différentes, ils ne pouvaient pas souffrir cette diversité d’opinions. Quand ils venaient à Athènes, où toutes les doctrines se disputaient à plaisir, ils étaient affligés de voir qu’elles ne pouvaient pas s’entendre. Cicéron raconte qu’un proconsul eut l’idée de faire cesser cet état fâcheux. Il réunit les chefs des diverses écoles et leur offrit naïvement ses bons offices pour les mettre d’accord. Ce moyen administratif de rétablir l’unité fut employé plus tard par l’empereur Constance. Fâché de voir que les pères du concile de Rimini n’arrivaient pas à s’entendre, il envoya l’ordre à son préfet Taurus de ne pas les laisser partir qu’ils ne se fussent accordés, et lui promit le consulat s’il y réussissait. Le plus curieux, c’est qu’il y réussit.
  16. Dans les actes du martyre de sainte Perpétue, il est dit qu’elle eut une vision, qu’elle vit un jardin immense, et dans ce jardin un homme en habit de pasteur. C’étaient le Christ et le paradis. M. de Rossi, dans sa Rome souterraine, a traité en détail toutes les questions qui concernent les origines de l’art chrétien. Ceux qui ne pourront pas recourir à l’ouvrage même de M. de Rossi peuvent consulter l’abrégé qui en a été fait par MM. Northcote et Brownlow. Cet ouvrage a été traduit en français par M. Allard, et la seconde édition en a paru cette année même.
  17. Je n’hésite pas à croire, avec M. Ebert, que le Phénix est bien de Lactance. Les manuscrits le lui attribuent. Grégoire de Tours l’en reconnaît l’auteur. Nous savons de plus que Lactance aimait la poésie, et il nous dit lui-même qu’il avait composé d’autres vers.