Texte validé

Les Parfums (Maeterlinck)

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Les Parfums
paru dans l’édition du 1er mars 1907
.


LES PARFUMS


par Maurice Maeterlinck


Le Figaro — Paris
(article publié le 1er mars 1907.)



Les Parfums

Séparateur


L’exposition des « Fragonards » qu’admirent ces jours-ci les heureux visiteurs de la Côte d’Azur, en même temps que le printemps qui s’approche et les violettes qui s’ouvrent, peut un moment attirer notre attention sur la ville où naquit le peintre de l’Escarpolette ; la pittoresque petite cité déjà tout italienne, où naissent et s’élaborent les seuls parfums authentiques et précieux que nous possédions encore. C’est en effet, comme chacun sait, autour de Grasse, sur la bande de terre lumineuse qui s’étend de Cannes à Nice, que les dernières fleurs vivantes et sincères soutiennent une héroïque lutte contre les grossières odeurs chimiques d’Allemagne, lesquelles sont exactement aux parfums naturels ce que sont aux forêts et aux plaines de la vraie campagne, les forêts et les plaines peintes d’une salle de spectacle.



Vous êtes-vous jamais demandé ce qu’est en soi cette âme mystérieuse d’un grand nombre de fleurs, qui nous parle à travers leur parfum ? — Il est peu d’énigmes aussi insolubles. Nous ignorons à peu près entièrement l’intention de cette zone d’air férié et invisiblement magnifique que les corolles répandent autour d’elles. Il est fort douteux qu’elle serve principalement à attirer les insectes. D’abord, beaucoup de fleurs, parmi les plus odorantes, n’admettent pas la fécondation croisée, de sorte que la visite de l’abeille ou du papillon leur est indifférente ou importune. Ensuite, ce qui appelle les insectes c’est uniquement le pollen et le nectar, qui généralement n’ont pas d’odeur sensible. Aussi les voyons-nous négliger les fleurs les plus délicieusement parfumées, telles que la rose et l’œillet, pour assiéger en foule celles de l’érable ou du coudrier, dont l’arome est pour ainsi dire nul.

Avouons donc que nous ne savons pas encore en quoi les parfums sont utiles à la fleur, de même que nous ignorons pourquoi nous les percevons. L’odorat est effectivement le plus inexpliqué de nos sens. Il est évident que la vue, l’ouïe, le toucher et le goût sont indispensables à notre vie animale. Seule une longue éducation nous apprend à jouir avec désintéressement des formes, des couleurs et des sons. Du reste notre odorat exerce aussi d’importantes fonctions serviles. Il est le gardien de l’air que nous respirons, il est l’hygiéniste et le chimiste qui veille soigneusement sur la qualité des aliments offerts, toute émanation désagréable décelant la présence de germes suspects ou dangereux. Mais à côté de cette mission pratique il en a une autre qui ne répond à rien. Les parfums sont en tout point inutiles à notre vie physique. Trop violents, trop permanents, ils peuvent même lui devenir hostiles. Néanmoins nous possédons une faculté qui s’en réjouit et nous en apporte la bonne nouvelle avec autant d’enthousiasme et de conviction que s’il s’agissait de la découverte d’un fruit ou d’un breuvage délicieux. Cette inutilité mérite notre attention. Elle doit cacher un beau secret. Voici la seule occurrence où la nature nous procure un plaisir gratuit, une satisfaction qui n’orne pas un piège de la nécessité. L’odorat est l’unique sens de luxe qu’elle nous ait octroyé. Aussi bien semble-t-il presque étranger à notre corps, ne pas tenir fort étroitement à notre organisme. Est-ce un appareil qui se développe ou s’atrophie, une faculté qui s’endort ou s’éveille ? Tout porte à croire qu’il évolue de pair avec notre civilisation. Les anciens ne s’occupaient guère que des bonnes odeurs les plus brutales, les plus lourdes, les plus solides pour ainsi dire, musc, benjoin, myrrhe, encens, etc., et l’arome des fleurs est bien rarement mentionné dans les poèmes grecs et latins et dans la littérature hébraïque. Aujourd’hui, voyons-nous nos paysans, même dans leurs plus longs loisirs, songer à respirer une violette ou une rose ? N’est-ce pas, au contraire, le premier geste de l’habitant des grandes villes qui découvre une fleur ? Il y a donc quelque sujet d’admettre que l’odorat soit le dernier-né de nos sens, le seul peut-être qui ne soit pas « en voie de régression », comme disent pesamment les biologistes. C’est une raison pour nous y attacher, l’interroger et cultiver ses possibilités. Qui dira les surprises qu’il nous réserverait s’il égalait, par exemple, la perfection de l’œil, comme il fait chez le chien qui vit autant par le nez que par les yeux ?

Il y a là un monde inexploré. Ce sens mystérieux qui, au premier abord, paraît presque étranger à notre organisme, à le mieux considérer est peut-être celui qui le pénètre le plus intimement. Ne sommes-nous pas, avant tout, des êtres aériens ? L’air ne nous est-il pas l’élément le plus absolument et le plus promptement indispensable, et l’odorat n’est-il pas justement l’unique sens qui en perçoive quelques parties ? Les parfums qui sont les joyaux de cet air qui nous fait vivre ne l’ornent pas sans raison. Il ne serait pas surprenant que ce luxe incompris répondît à quelque chose de très profond et de très essentiel, et plutôt, comme nous venons de le voir, à quelque chose qui n’est pas encore qu’à quelque chose qui n’est plus. Il est fort possible que ce sens, le seul qui soit tourné vers l’avenir, saisisse déjà les manifestations les plus frappantes d’une forme ou d’un état heureux et salutaire de la matière qui nous réserve bien des surprises.

En attendant il en est encore aux perceptions les plus violentes, les moins subtiles. À peine s’il soupçonne, en s’aidant de l’imagination, les profonds et harmonieux effluves qui enveloppent évidemment les grands spectacles de l’atmosphère et de la lumière. Comme nous sommes sur le point de saisir ceux de la pluie ou du crépuscule, pourquoi n’arriverions-nous pas, un jour, à démêler et à fixer le parfum de la neige, de la glace, de la rosée du matin, des prémices de l’aube, du scintillement des étoiles ; car tout doit avoir son parfum, encore inconcevable, dans l’espace, même un rayon de lune, un murmure de l’eau, un nuage qui plane, un sourire de l’azur…



C’est donc dans la campagne qui environne Grasse que naissent les derniers parfums de notre vieille Europe. Le travail du paysan y est réglé sur une sorte de calendrier uniquement floral, où dominent, en mai et en juillet, deux adorables reines : la rose et le jasmin. Autour de ces deux souveraines de l’année, l’une couleur d’aurore, l’autre vêtue d’étoiles blanches, défilent, de janvier à décembre, les innombrables et promptes violettes, les tumultueuses jonquilles, les narcisses à l’œil émerveillé, les mimosas énormes, le réséda, l’œillet chargé de précieuses épices, le géranium impérieux, la fleur d’oranger tyranniquement virginale, la lavande, le genêt d’Espagne, la trop puissante tubéreuse et la cassie qui est une espèce d’acacia et porte une fleur pareille à une chenille orangée.

Il est d’abord assez déconcertant de voir les grands rustres épais et balourds, que la dure nécessité détourne partout ailleurs des sourires de la vie, prendre ainsi les fleurs au sérieux, manier soigneusement ces fragiles ornements de la terre, accomplir une besogne d’abeille ou de princesse et ployer sous le faix des violettes ou des jonquilles. Mais l’impression la plus frappante est celle de certains soirs ou de certains matins de la saison des roses ou du jasmin. On croirait que l’atmosphère de la terre vient de subitement changer, qu’elle a fait place à celle d’une planète infiniment heureuse, où le parfum n’est plus, comme ici-bas, fugitif, imprécis et précaire, mais stable, vaste, plein, permanent, généreux, normal, aliénable.



On a plus d’une fois tracé le tableau de cette industrie presque féerique qui occupe toute une ville laborieuse, posée au flanc d’une montagne comme une ruche ensoleillée. On a dit les magnifiques charretées de roses déversées au seuil des fumantes usines, les vastes salles où les trieuses nagent littéralement dans le flot des pétales, l’arrivée moins encombrante mais plus précieuse des violettes, des tubéreuses, de la cassie, du jasmin, en de larges corbeilles que les paysannes portent noblement sur la tête. On a enfin décrit les procédés divers par lesquels on arrache aux fleurs, selon leur caractère, pour les fixer dans le cristal les secrets merveilleux de leur cœur. On sait que les unes, les roses par exemple, sont pleines de complaisances et de bonne volonté et livrent leur arome avec simplicité. On les entasse en d’énormes chaudières, aussi hautes que celles de nos locomotives, où passe de la vapeur d’eau. Peu à peu leur huile essentielle, plus coûteuse qu’une gelée de perles, suinte goutte à goutte en un tube de verre étroit comme une plume d’oie, au bas de l’alambic pareil à quelque monstre qui donnerait péniblement naissance à une larme d’ambre.

Mais la plupart des fleurs laissent moins facilement emprisonner leur âme. Je ne parlerai pas ici, après tant d’autres, des tortures infiniment variées qu’on leur inflige pour les forcer d’abandonner enfin le trésor qu’elles cachent désespérément au fond de leur corolle. Il suffira, pour donner une idée de la ruse du bourreau et de l’obstination de certaines victimes, de rappeler le supplice de l’« enfleurage » à froid que subissent, avant de rompre le silence, la jonquille, le réséda, la tubéreuse et le jasmin. — Remarquons en passant que le parfum du jasmin est le seul qui soit inimitable, le seul qu’on ne puisse obtenir par le savant mélange d’autres odeurs.

On étale donc un lit de graisse épais de deux doigts sur de grandes plaques de verre, et le tout est recouvert d’une couche de fleurs. À la suite de quelles papelardes manœuvres, de quelles onctueuses promesses la graisse obtient-elle d’irrévocables confidences ? Toujours est-il que bientôt les pauvres fleurs trop confiantes n’ont plus rien à perdre. Chaque matin on les enlève, on les jette aux débris, et une nouvelle jonchée d’ingénues les remplace sur la couche insidieuse. Elles cèdent à leur tour, souffrent le même sort ; d’autres et d’autres les suivent. Ce n’est qu’au bout de trois mois, c’est-à-dire après avoir dévoré quatre-vingt-dix générations de fleurs, que la graisse avide et captieuse, saturée d’abandons et d’aveux embaumés, refuse de dépouiller de nouvelles victimes.

La violette, elle, résiste aux instances de la graisse froide ; il faut qu’on y joigne le supplice du feu. On chauffe donc le saindoux au bain-marie. À la suite de ce barbare traitement, l’humble et suave fleur des routes printanières perd peu à peu la force qui gardait son secret. Elle se rend, elle se donne, et son bourreau liquide, avant d’être repu, absorbe quatre fois son poids de pétales, ce qui fait que l’ignoble torture se prolonge durant toute la saison où les violettes s’épanouissent sous les oliviers.

Mais le drame n’est pas terminé. Il s’agit maintenant, qu’elle soit chaude ou froide, de faire rendre gorge à cette graisse avare qui entend retenir, de toutes ses énergies informes et évasives, le trésor absorbé. On y réussit non sans peine. Elle a des passions basses qui la perdent. On l’abreuve d’alcool, on l’enivre, elle finit par lâcher prise. À présent c’est l’alcool qui possède le mystère. À peine le détient-il qu’il prétend, lui aussi, n’en faire part à personne, le garder pour soi seul. On l’attaque à son tour, on le tourmente, on l’évapore, on le condense, — et la perle liquide, après tant d’aventures, pure, essentielle, inépuisable et presque impérissable, est enfin recueillie dans une ampoule de cristal.

Je n’énumérerai pas les procédés chimiques d’extraction, — aux éthers de pétrole, au sulfure de carbone, etc. Les grands parfumeurs de Grasse, fidèles aux traditions, répugnent à ces pratiques artificielles et presque déloyales qui ne donnent que d’âcres aromes et froissent l’âme de la fleur.


Maurice Maeterlinck.