Les Siècles morts/Les Paroles de Schemouël-bèn-Mikah

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 101-118).
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Le soir descend. Une place de Jérusalem, sous la colline du Temple. Plusieurs jeunes hommes sont arrêtés devant une maison neuve, dont la façade est sculptée et peinte selon la mode récente. Sur une des parois, des groupes de danseuses s’enlacent au milieu d’un encadrement de lotus et de grenades ; sur l’autre, des poissons, des oiseaux, des gerbes de blé ; et au centre, une scène de banquet.


LES JEUNES HOMMES.

Salut, ami ! Viens, l’heure est douce.
Déjà dans le ciel endormi
Le trait d’or d’Apollon s’émousse,
Dorothéos, nouvel ami !
Séléné, propice à l’ivresse,
De ses voiles d’argent caresse

La ville austère où tu grandis.
Vendangeur des amours légères,
Viens aux lèvres des étrangères
Cueillir les baisers interdits !

Clos le vin d’Ên-guédi dans les outres scellées,
        Pour nos festins, ô vigneron !
Pour ceindre nos cheveux de roses assemblées,
        Esclaves, dépouillez Schâron !

Viens ! tu verras nos Dieux antiques,
Dans l’ivoire ou l’airain sculptés,
Resplendissant sous les portiques,
Sourire aux jeunes voluptés.
Dorothéos, un Dieu t’accable ;
Barbare, jaloux, implacable,
Il dort en son temple fermé.
Si la vie, hélas ! n’est qu’un rêve,
Redoute, enfant (car l’heure est brève),
De mourir sans avoir aimé.

Les flambeaux ont brillé, les coupes d’or sont pleines,
        Les lits prêts aux hymens joyeux ;
Et ta place est choisie, à nos festins hellènes,
        Auprès des femmes aux doux yeux.


La porte s’ouvre. Dorothéos, jeune Juif hellénisant, apparaît sur le seuil. Il est vêtu d’une tunique de soie teinte : sa tête est couronnée de lierre. Derrière lui, par l’entre-bâillement de la porte, ses amis aperçoivent dans l’ombre une courtisane étrangère.



DOROTHÉOS.

Passez, amis, passez ! Si la vie est pareille
A quelque fruit pourpré qui se dessèche enfin,
J’en ai pressé le jus sur ma lèvre vermeille ;
J’ai satisfait ma soif et j’ai nourri ma faim.
Le joug religieux qu’avaient forgé mes pères
Ne charge plus mon col de son poids importun.
Je marche libre et seul en mes vergers prospères,
Loin du chemin banal et du sentier commun.
Vos Dieux de marbre blanc peuplent le vestibule
De la riche demeure où mon rêve se plaît,
Et Sosyklès lui-même a sculpté la fibule
De mon manteau tissé de byssos violet.
La science hellénique et la sage parole
Ont fleuri dans mon âme, en mes jours studieux,
Quand suivant Hermippos aux jardins de l’École
Et concevant l’essence et l’unité des Dieux,
En notre Adonaï je voyais transparaître
Ta sombre majesté, Kronos vindicatif.
O visions, divins songes, formes de l’Être,
Vaines réalités du monde primitif,
Dieux, Déesses, Esprits semblables à nos anges,
Salut ! Temples muets, temples de marbre et d’or,
Je vous ai consacrés à des cultes étranges,
A des Dieux fraternels que je salue encor !



LES JEUNES HOMMES.

Jeune homme ; la Sagesse idéale et féconde
Comme un faisceau de myrrhe embaume tes discours.
Ta pensée est pareille à la source profonde
D’où s’échappe en chantant un fleuve au large cours.
Peut-être tu dis vrai ; mais pour toi qu’a vu naître
Jérusalem où gît, avec son Dieu jaloux,
Le cœur pétrifié d’Israël, quel vieux Maître
À ton âme docile ouvrit un ciel plus doux ?

Ta parole est fleurie, et certes
Au bord de tes lèvres disertes
Une abeille s’attarderait.
Toi qu’Hellas enchante et convie,
De sa beauté calme et ravie
Respire le parfum discret.


DOROTHÉOS.

Naguère il enivra ma jeunesse attentive,
Amis, lorsque, lassé de l’austérité juive,
Je tournai vers l’Egypte un cœur inassouvi ;
Lorsque, nouveau convive accueilli dans les fêtes,
Je vis étinceler les tables toujours prêtes
Du festin magnifique au monde entier servi.

J’ai vu, j’ai vu la mer harmonieuse et tendre
Baigner d’un flot d’azur la Cité d’Alexandre ;
Le soleil ébloui mourir sur des toits d’or,
Et, quand montait la nuit transparente et sans voiles.
Le firmament dans l’onde égrener ses étoiles
Comme un tribut céleste au Dieu Philopator.

Alexandrie ! ô ville ! ô splendeurs ! ô merveilles !
Je vois toujours errer, sous les portes vermeilles,
Ta litière d’argent, blonde Agathokléa ;
Et pour le bain du soir, Reine des courtisanes,
Tu viens suspendre encor, près des eaux diaphanes,
Ta robe tyrienne au tronc d’un perséa.
Pour moi les vins ambrés ont fumé dans les coupes :
Pour moi, dans les palais, les danseuses par groupes.
Les aulètes lascifs, les mimes demi-nus
Ont des banquets trop longs consolé l’agonie.
O songes, ô désirs, soirs d’ivresse infinie,
Votre ombre même est douce à qui vous a connus !

Et voici qu’au retour vers la maison natale,
J’ai gravi sans émoi la colline où s’étale
Jérusalem, plus, sombre et plus morne à mes yeux.
Qu’importe la patrie ou la Loi qui l’étaie
Puisque, libre et léger, mon cœur franchit la haie
Qu’alentour de la Loi plantèrent les aïeux ?



LES JEUNES HOMMES.

Quel remords, quelle crainte éloigne de ses frères
        Dorothéos déjà lassé ?
Redoutant la vengeance et les destins contraires,
        A-t-il peur d’un Dieu courroucé ?

Cependant le front ceint de lierre,
Heureux, paré comme un époux,
De sa demeure hospitalière
Il referme le seuil jaloux.
Peut-être, soumis et fidèle,
Comme au fond d’une citadelle
Garde-t-il un trésor sans prix ?
Peut-être une main fine trame
Un filet d’amour pour son âme,
Un bandeau pour ses yeux épris ?

Quelle est dans la maison l’ombre qui fuit plus vite
Que le ramier des bois sous les traits d’un archer ?
Quel oiseau disparu dont l’effroi nous évite,
Colombe prisonnière et prompte à se cacher ?

Puisses-tu, toi qui nous exiles,
Ne jamais, en tes vœux changeants,
Ami, des voluptés faciles
Regretter les Dieux indulgents !



DOROTHÉOS.

Ne les irritez pas, enfants, contre moi-même !
Ma retraite est pieuse et les honore aussi ;
Ne troublez point la paix d’un rêve ignoré : j’aime !
L’amour seul est mon hôte, et mon âme est ici.

Celle qui m’a charmé, fille d’Alexandrie,
Reflète en ses yeux d’or le ciel Égyptien.
Un lotus rose meurt sur sa gorge fleurie ;
Sa tunique de gaze, errante et sans lien,
Comme un brouillard nacré s’entr’ouvre sur sa hanche :
Deux serpents ciselés mordent ses bras jumeaux.
Prêtresse du Mystère, elle est pâle ; elle penche
Sa bouche sur ma bouche en murmurant des mots.
Elle sait les secrets, les philtres, les paroles
Qui suscitent l’amour et calment les remords,
Et va cueillir, la nuit, au fond des nécropoles,
L’herbe des voluptés sur les tombeaux des morts.
Initiant ma lèvre à des plaisirs funestes,
Elle pleure, frémit, fuit mes baisers impurs,
Et dans l’ombre, en dormant, évoque avec des gestes
Des spectres indécis et des astres obscurs.

Esclave aventureux de sa beauté tragique,
J’ai voué mes destins aux funèbres amours,
Et dans le vert miroir de son regard magique,
Avec les longs désirs, puisé l’oubli des jours.


J’aime ! que la maison lui soit joyeuse et chère !
Des tapis syriens couvrent le pavé froid ;
Sur la cour du milieu flotte l’ombre légère
D’un voile qui palpite aux clous d’airain du toit.
Le bronze étincelant clôt la porte sonore ;
Le plafond joint le cèdre au précieux santal ;
Sur l’enduit des parois l’habile Apollodore
A peint Médée errante et son amour fatal.
Pour mon amante, ici, le porphyre, les marbres,
L’onyx, le granit rose et l’ivoire incrusté
Semblent faire apparaître et vivre sous les arbres
Un peuple de héros épris de sa beauté.

Passez, passez, amis ! Cherchez s’il en est d’autres
Qui des plaisirs connus goûtent le vin vieilli.
Pour moi, ne craignant rien, ni -mon Dieu, ni les vôtres,
Je vis, j’oublie et j’aime, et mon cœur est rempli.

Schemouël-bèn-Mikah sort de l’ombre. Il est vieux ; ses regards luisent d’un éclat fiévreux. Il porte le costume des Hassidim, semblable à celui des anciens Nazirs : tunique de couleur foncée, ceinture de cuir fauve et manteau de poils noirs. Ses cheveux incultes pendent sur ses épaules.

Schemouël, dédaignant le groupe des jeunes hommes, marche droit vers Dorothéos et le regarde fixement.



SCHEMOUËL-BÈN-MIKAH.

Hanan-bèn-Onia, ton cœur lâche est plus vide
Que le trou qu’un enfant creuse en un sable avide.
Ta parole entendue est comme un vent mauvais
Et les cieux sont témoins du Dieu que tu bravais.
Moi, le sombre gardien de la Loi manuscrite,
Je sais que, las d’attendre, Adonaï s’irrite,
Et que l’impiété, l’outrage et l’abandon
Ont en un lac de sang changé l’Eau du Pardon.
Tout croule. O vieilles mœurs ! ô vieilles lois ! Toi-même,
De quel nom réprouvé, de quel nom de blasphème,
Hanan, te nommaient donc ceux qui parlaient ici ?
Quel poison versaient-ils en ton cœur endurci,
Lorsque, sortant du Temple, à l’heure où la prière
Meurt devant le Très-Haut dans une ombre dernière,
Près de ton seuil impur j’entendis leur vain bruit
De rires et de chants troubler l’air de la nuit ?
Mais je viens, rude et tel qu’aux jours expiatoires
Éliyahou vengeur, surgi des gorges noires,
Exhaussait sa stature et d’un geste brutal
Chassait comme des chiens les prêtres de Baal.


LES JEUNES HOMMES.

Ta parole, ô vieillard, est certes plus lugubre
Que le cri du hibou dans un porche abattu.

L’air joyeux des cités est un air insalubre
Au montagnard grossier, de poils rugueux vêtu.
Adieu, Dorothéos ! Accueille
L’hôte abject et souillé que guide un triste Dieu.
Si la joie est pareille au rameau qui s’effeuille,
Prends garde : le vent souffle ! Adieu !


Ils s’éloignent. Schemouël-bèn-Mikak tend les bras vers eux et crie d’une voix furieuse :


SCHEMOUËL-BÈN-MIKAH.

Que l’ombre soit maudite, ô chiens, où vous entraîne
L’inéluctable main du Seigneur ! Que sa haine,
Comme un feu dévorant, de ses éclats soudains,
Avant l’aube du jour, brûle vos cœurs mondains,
Empoisonne vos mets, verse dans vos breuvages
Le fiel et l’acre sang des animaux sauvages,
Comme autrefois Qorah, dans un gouffre béant
Engloutisse vos corps livrés au noir néant,
Et sans trêve, ici-bas, vous suivant à la trace,
Pendant sept âges d’homme accable votre race
Des maux prophétisés et des fléaux accrus !

S’adressant à Dorothéos.

Hanan, mon fils ! avec tes amis disparus,
Avec le chant profane et l’écho de la lyre,
De ton mobile esprit fuit le triste délire.

Adonaï t’appelle et, m'envoyant vers toi,
Rebâtit sous tes yeux le Rempart de la Loi.
Il te cerne depuis qu’au Temple présentée,
Tomba sous le couteau ta chair ensanglantée ;
Depuis qu’au temps prescrit, ta mère, en chancelant,
Pour l’holocauste pur offrit l’agneau bêlant ;
Depuis que le Seigneur a, dans sa prescience,
Marqué le peuple élu du sceau de l’Alliance,
Et depuis qu’héritiers des antiques nabis,
Les Pieux au désert, lacérant leurs habits,
Couvrant leurs reins domptés d’un sac de poils, plus sombres
Que des roseaux tordus consumés dans les ombres,
Ont devant l’Éternel consacré leurs cheveux
Et des graves Nazirs ressuscité les vœux.

Réveille-toi, Mosché ! Zéroubbabel, contemple
La rouille de l’oubli sur la porte du Temple !
Ils sont venus les jours où se redressera
Sur l’autel des Parfums, érigé par Ezra,
Le simulacre impur des idoles de pierre.
Voici que, titubant et couronné de lierre,
Sur un char triomphal de tigres attelé,
L’abject Dionysos dans l’ivresse a foulé
Les chemins d’Israël et le haut des collines.
Voici que, dédaignant les vieilles disciplines,
Les jeunes hommes nus, frottés d’huile et rivaux,
Ont lutté corps à corps aux gymnases nouveaux
Et, pour les jeux publics désertant les Écoles,
Suspendu leurs lauriers aux socles des idoles.
Sacrilège !

j’ai vu des ouvriers hardis
Faire du marbre dur jaillir des corps maudits,
Et fouillant le granit d’une main trop savante,
Imiter les contours de la forme vivante,
De celle, Adonaï, que ton souffle anima,
Lorsque dans Gan-Éden, par ton ordre, germa
De l’argile divine un être à ton imagé !

Adorez ! courbez-vous ! priez ! rendez hommage
A des Dieux de métal ou de bois ! Émouvez
D’immobiles Seigneurs à leurs autels rivés !
Parlez à des Dieux sourds, montrez vos fronts livides
A des Dieux impuissants dont les regards sont vides !
Criez : — Nos Dieux sont beaux, jeunes, forts, radieux ;
Ils ont des bras, des cœurs, des lèvres et des yeux ;
D’eux seuls ruisselle à flots la vie inépuisable !... —
Insensés ! où sont-ils ? Regardez sous le sable,
Interrogez les eaux, cherchez sous les limons,
Sous l’écrasement vaste et terrible des monts :
L’Éternel en passant a balayé leur cendre !

Lui seul est le Seigneur. C’est Lui qui vient surprendre
L’impie et le charnel en leurs œuvres de nuit.
Tout ce qui vit ou meurt, tout ce qui sauve ou nuit,
L’eau, le feu bienfaisant, le sel et l’huile fine,
Et le sang des raisins et la fleur de farine,
Les vents tumultueux, chargés de ses fureurs,
La grêle, le déluge et les fauves flaireurs,
Et les crocs des lions, et les dents des vipères,

Toute chose est son œuvre ! O temps, heures prospères,
Jours de deuil, jours passés, qui pour l’homme avez lui,
Dons égaux du Seigneur, qu’êtes-vous devant Lui,
Sinon des rations que sa main distribue ?

Hanan ! Hanan ! la coupe abominable est bue.
Lâche postérité des aïeux vénérés,
Dans la foi, la science et la Thora murés,
Hanan-bèn-Onia, qu’as-tu fait des préceptes ?
Les cultes du vainqueur, ses mœurs, tu les acceptes,
Comme un convive heureux toujours prêt à manger,
Quel que soit le festin ; les mets de l’étranger.
Avarice, impudeur, mensonge, idolâtrie,
Tousses vices d’Hellas et tous ceux de Syrie,
De Baal en ton cœur sont les mornes suppôts.
Quel schabbath dans tes champs marque un divin repos ?
Sous le toit paternel une étrangère habite ;
Femme de Mizraïm où femme Moabite,
Qu’importe ? si par elle opprobre et trahison,
Comme des serpents noirs, rampent dans la maison.

Hanan ! Hanan ! qu’en vain l’Égyptienne impure
Te fasse de ses bras une lourde ceinture ;
Qu’en vain, de ses baisers brûlant ta lèvre en feu,
Elle triomphe et chante, et ronge peu à peu
Ta misérable chair dans l’orgie et la honte :
Adonaï se lasse et se courrouce, et compte
Les jours de patience, et les trouve accomplis !

Éclate, ô flamme ! va ! Consume sur leurs lits
Les couples monstrueux forniquant dans la fange !
Flamme, sois sans pitié, cours, purifie et venge !
A l’appel du Seigneur volez, ô noirs corbeaux ;
Glapissez, ô chacals ! O mort, que les tombeaux,
Trop étroits et pareils à des cuves trop pleines,
De chairs et d’ossements débordent dans les plaines !
Israël, que tes fils, dans l’horreur enfantés,
Tombent comme des fruits sous les vents irrités !
Que le sang du massacre empourpre l’eau des fleuves,
Et que la guerre, au loin multipliant les veuves,
Ne laisse d’Amaleq jusques au Libanon
Qu’un désert embrasé, sans refuge et sans nom !

Alors, Adonaï, dans la céleste aurore,
Dans la foudre et l’éclair, tu surgiras encore,
Solitaire, éternel, juste et rebâtissant
Sur des fondements neufs un rempart plus puissant
D’où ton peuple pieux, à l’abri dans l’enceinte,
Reconnaissant ton signe au fond de l’ombre sainte,
Te verra monter seul, foulant sous ton talon
Les Dieux évanouis qu’emporte l’aquilon.



DOROTHÉOS.

Vieillard, les temps sont morts où les anciens Prophètes,
Messagers d’Élohim, ainsi que lui jaloux,
Sortaient de la montagne et, pareils à des loups,
D’un hurlement sinistre épouvantaient les fêtes.

Emplis de ta fureur les bois et les ravins ;
Dans le cœur du bouvier ou de l’esclave sème
La haine de la vie avec l’âpre anathème :
Mais fuis la ville heureuse où tes discours sont vains.

La Sagesse et l’Amour nous portent sur leurs ailes
Vers la pure clarté de la divine Hellas,
Lumière pacifique, encor lointaine, hélas !
Rayon d’or éclairant les formes immortelles.

Jeunes adorateurs de la noble Beauté,
Un art mystérieux évoque dans nos rêves
D’harmonieux palais, des bosquets et des grèves
Où des couples fuyants s’aiment en liberté.

Nos esprits inquiets, lassés des règles graves,
Ont secoué la chaîne et rompu leur prison,
Et soudain éblouis d’un plus vaste horizon,
Vers des cieux plus humains ont volé sans entraves.


Ils ont vu tous les Dieux, fils d’un songe éternel,
Dans la gloire naissant, mourir sous les insultes ;
Mais ils n’ont distingué dans la rumeur des cultes
Qu’un même et vain soupir vers l’Être universel.

Laissons les Dieux anciens aux combats d’autres âges ;
Vivons ! Il est des Dieux hospitaliers et beaux,
Illuminant l’azur de bienveillants flambeaux.
Leur demeure idéale est la raison des sages.

Ivres de longs baisers et de lèvres en fleurs,
Aimons l’Ame divine en la splendeur des choses,
Dans l’ombre et le soleil, dans la brise et les roses,
Dans les parfums flottants, les sons et les couleurs.

Aimons-la dans la forme infaillible et parfaite,
Dans la fière beauté des femmes au grand cœur,
Dans le marbre assoupli par un ciseau vainqueur,
Dans la Lyre pieuse et les vers du Poète.

Indulgents et charmés, sans crainte et sans effort,
Abordons lentement au seuil de la vieillesse,
Ainsi qu’un nautonier, pliant sa voile, laisse
Sa barque au fil de l’eau descendre vers le port ;

Afin qu’en exhalant notre haleine dernière,
Le regret des jours clos n’attriste point le soir
On, libres de désirs, nous viendrons sans espoir
A la Terre féconde unir notre poussière !


Pendant que Dorothéos parlait, Schemouël-bèn-Mikah a disparu. Tout à coup Dorothéos l’aperçoit à la clarté de la lune, sur la colline du Temple, et debout sur la porte principale. Le front couvert de son manteau, les bras tendus en avant, le Prophète jette à Jérusalem et à ses habitants une imprécation suprême.



SCHEMOUËL-BÈN-MIKAH.

Voix sur Jérusalem ! Malheur sur la Cité !
Que le cri de malheur monte et soit écouté ;
Car voilà ce qu’au fond de l’ombre taciturne
Le Vengeur éternel dit au Veilleur nocturne :

— Peuple, un joug étranger plaît à ton col : attends
Le joug de désespoir que forgeront les temps.
Ziôn, le feu s’éteint sur l’Autel solitaire :
Le feu qui flamboiera jusqu’au bout de la terre
Roulera comme un fleuve et ne tarira plus !

Loin du Temple détruit et des murs vermoulus,
Peuple, comme un troupeau dispersé par l’orage,
Tu marcheras épars dans la haine et l’outrage.
Persécuté, meurtri, sanglant, courbant le dos
Sous le cuir de la meule et les grossiers fardeaux,
Louche, envieux, glissant dans l’ombre tentatrice
Vers l’autel souterrain qu’adore l’Avarice,
Usant tes maigres doigts à des labeurs sans noms
Et des iniquités rivant les noirs chaînons,

Tu t’anéantiras, honte et mépris des races,
Chair vouée en naissant à des bûchers voraces,
Bouc d’expiation plus vil que les pourceaux,
Sous ton or innombrable écroulé par monceaux !

Alors les nations, témoins des jours funestes,
De leurs pieds oublieux. Peuple, foulant les restes,
Tournant leurs yeux pensifs vers ton berceau maudit,
Hériteront du Dieu qu’Iehouda perdit,
Et dérobant ton feu pour allumer leurs lampes,
Des temples mensongers encombreront les rampes
Et crieront : — Il n’est plus pour l’infâme Israël
De part au Sacrifice et de place à l’Autel ! —