Les Précurseurs (Rolland)/Lettre ouverte au président Wilson

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Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 216-218).

XXIV

Lettre ouverte au président Wilson

Monsieur le Président,


Les peuples brisent leurs chaînes. L’heure sonne, par vous prévue et voulue. Qu’elle ne sonne pas en vain ! D’un bout à l’autre de l’Europe, se lève, parmi les peuples, la volonté de ressaisir le contrôle de leurs destinées et de s’unir pour former une Europe régénérée. Par dessus les frontières, leurs mains se cherchent, pour se joindre. Mais entre eux sont toujours les abîmes ouverts de méfiances et de malentendus. Il faut jeter un pont sur ce gouffre. Il faut rompre les fers de l’antique fatalité qui rive ces peuples aux guerres nationales et les fait, depuis des siècles, se ruer aveuglément à leur mutuelle destruction. Seuls, ils ne le peuvent point. Et ils appellent à l’aide. Mais vers qui se tourner ?

Vous seul, Monsieur le Président, parmi tous ceux qui sont chargés à présent du redoutable honneur de diriger la politique des nations, vous jouissez d’une autorité morale universelle. Tous vous font confiance. Répondez à l’appel de ces espoirs pathétiques ! Prenez ces mains qui se tendent, aidez-les à se rejoindre. Aidez ces peuples, qui tâtonnent, à trouver leur route, à fonder la charte nouvelle d’affranchissement et d’union, dont ils cherchent passionnément, confusément, les principes.

Songez-y : l’Europe menace de retomber dans les cercles de l’Enfer, qu’elle gravit depuis cinq années, en semant le chemin de son sang. Les peuples, en tous pays, manquent de confiance dans les classes gouvernantes. Vous êtes encore, à cette heure, le seul qui puisse parler aux unes comme aux autres — aux peuples, aux bourgeoisies, de toutes les nations — et être écouté d’elles, le seul qui puisse aujourd’hui (le pourrez-vous encore demain ?) être leur intermédiaire. Que cet intermédiaire vienne à manquer, et les masses humaines, disjointes, sans contrepoids, sont presque fatalement entraînées aux excès : les peuples à l’anarchie sanglante, et les partis de l’ordre ancien à la sanglante réaction. Guerres de classes, guerres de races, guerre entre les nations d’hier, guerre entre les nations qui viennent de se former aujourd’hui, convulsions sociales, aveugles, ne cherchant plus qu’à assouvir les haines, les convoitises, les rêves forcenés d’une heure de vie sans lendemain…

Héritier de Washington et d’Abraham Lincoln, prenez en main la cause, non d’un parti, d’un peuple, mais de tous ! Convoquez au Congrès de l’Humanité les représentants des peuples ! Présidez-le de toute l’autorité que vous assurent votre haute conscience morale et l’avenir puissant de l’immense Amérique ! Parlez, parlez à tous ! Le monde a faim d’une voix qui franchisse les frontières des nations et des classes. Soyez l’arbitre des peuples libres ! Et que l’avenir puisse vous saluer du nom de Réconciliateur !

Romain Rolland.


Villeneuve, 9 novembre 1918.

Le Populaire, Paris, 18 novembre 1918

Quelques jours après, Le Populaire publiait (4 décembre 1918) une lettre de Romain Rolland à Jean Longuet, où il exposait le fond de sa pensée et les raisons de son attitude à l’égard de Wilson. (La lettre a été reproduite par l’Humanité, dans son numéro du 14 décembre 1918, consacré au président Wilson).


« Je ne suis pas Wilsonien. Je vois trop que le message du Président, non moins habile que généreux, travaille (de bonne foi) à réaliser dans le monde la conception de la République bourgeoise, du type franco-américain.

Et cet idéal conservateur ne me suffit plus.

Mais, malgré nos préférences personnelles et nos réserves pour l’avenir, je crois que le plus pressant et le plus efficace est de soutenir l’action du président Wilson. Elle seule est capable d’imposer un frein aux appétits, aux ambitions et aux instincts violents, qui s’assiéront au banquet de la Paix. Elle est la seule chance d’arriver actuellement à un modus vivendi, provisoirement et relativement équitable en Europe. Car ce grand bourgeois incarne le plus pur, le plus désintéressé, le plus humain de la conscience de sa classe[1]. Nul n’est plus digne d’être l’Arbitre. »

  1. La suite des événements a montré que ce n’était pas beaucoup dire. L’abdication morale du président Wilson, abandonnant ses propres principes, sans avoir la franchise de le reconnaître, a marqué la ruine du grand idéalisme bourgeois qui assura, depuis un siècle et demi, malgré toutes les erreurs, le prestige et la force de la classe dirigeante Les conséquences d’un tel acte sont incalculables.
    (R. R., juin 1919.)