Les Premiers Poètes du vers libre/01

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Mercure de France (p. 5-8).


Appelé à faire en Sorbonne quelques conférences sur les maîtres du symbolisme, j’ai pensé qu’après avoir parlé de Mallarmé, de Verlaine et de Rimbaud, il serait intéressant d’essayer d’élucider ce point d’histoire littéraire : l’instauration du vers libre. Ce faisant, je ne m’écartais aucunement de mon programme ; les poètes que l’on a appelés Symbolistes n’ont certainement pas tous usé du vers libre, notre grand Mallarmé moins que tout autre ; l’instauration du vers libre n’en est pas moins une des caractéristiques du mouvement symboliste ; quel qu’ait pu être (je n’ai pas à le rechercher ici) l’apport du symbolisme dans l’histoire de la poésie française, une chose au moins est évidente : c’est à leurs aînés du symbolisme que les poètes du XXe siècle doivent le vers libre.

La question, d’autre part, est de celles qui appellent une étude approfondie, et, pour tout dire, qui ont le plus certainement besoin d’être mises au point ; il suffit, pour s’en rendre compte, de constater combien d’erreurs ont été commises par la plupart de ceux qui s’en sont occupés. Spectateur et acteur moi-même dans les événements que j’entreprenais de raconter, j’ai pu utiliser quelques documents et beaucoup de souvenirs personnels, tout en éprouvant à quel point il peut être ardu d’étudier les questions auxquelles on a été mêlé et qui sont les plus proches de nous ; je me suis efforcé d’y mettre toute la méthode et le soin minutieux nécessaire. Non seulement j’ai tenu à voir ou à revoir toutes les pièces du procès, collections de revues, premières éditions, articles ; mais j’ai fait appel aux souvenirs et à la collaboration des survivants, le seul d’entre eux à qui je n’aie pu m’adresser ayant fourni son témoignage en maint article que je me suis fait un devoir d’examiner avec la scrupuleuse attention critique que la Sorbonne sait enseigner aux siens ; j’ai demandé enfin, par la voix du Mercure de France, à toutes les personnes qui auraient des renseignements à me fournir ou des objections à me présenter de vouloir bien me les adresser.

Cette étude sera uniquement historique ; je veux dire qu’elle n’a pas pour objet d’expliquer quelle a été la place du vers libre dans l’évolution de la technique poétique, moins encore d’exposer à quels phénomènes phonétiques il répond, mais seulement de rechercher comment, aux environs de l’année 1886, il est apparu dans notre littérature. À chaque jour sa tâche ; ainsi limitée, celle que j’ai assumée est suffisamment considérable. Il importe toutefois d’essayer préalablement de définir ce qu’est le vers libre, non pas tant pour en donner une définition théorique que pour déterminer en quoi il se différencie du vers traditionnel plus ou moins libéré, — une définition pratique à laquelle tout le monde puisse se rallier et se référer.

Aussi bien, une telle définition est-elle plus nécessaire qu’on ne pourrait le présumer. Un grand journal, un journal infiniment sérieux, n’a-t-il pas imprimé, à propos de ces conférences, octobre 1920, que Mallarmé, Verlaine et Rimbaud étaient des poètes du vers libre ? Mallarmé vers-libriste ! Sans aller jusqu’à cette énormité, il est courant d’entendre qualifier vers libres des vers qui ne sont que des vers traditionnels plus ou moins agrémentés de licences. Pour donner une idée de la confusion qui règne à ce sujet, voici deux critiques, deux écrivains qui ont fait leurs preuves, et qui, dans leurs lettres, m’alléguaient récemment :

Camille Mauclair : les vers libres des Complaintes de Jules Laforgue, et les vers libres de René Ghil !

Ernest Raynaud, pourtant si bien documenté sur les choses du symbolisme et si finement clairvoyant : les vers libres de Charles Cros, qui n’a jamais écrit que des vers réguliers !

Quant à Verlaine, bien qu’il ait bataillé contre la nouvelle prosodie, combien de critiques parlent encore de ses vers libres, sous prétexte qu’il a composé des vers de onze et treize syllabes et des alexandrins sans césure à l’hémistiche !

Les dénominations que l’usage impose ne sont jamais adéquates ; il serait pourtant vain de vouloir les remplacer par de meilleures, comme le prétend Robert de Souza. Une dénomination est une étiquette ; elle n’est pas une définition. Acceptons donc les trois désignations que l’usage semble avoir consacrées : vers régulier, vers libéré, vers libre, et essayons d’en préciser la signification.