Les Premiers Âges de notre planète/02

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LES
PREMIERS AGES
DE NOTRE PLANETE

II.
L'APPARITION DE LA VIE SUR LE GLOBE

I. Alex. de Humboldt : Cosmos, Essai d’une Description physique du globe, Paris 1846-1859, 5 vol. in-8o. — II. Hermann Burmeister : Geschichte der Schœpfung, 6e édit., Leipzig 1856.— III. Ph. de Filippi : Lettres sur la Création terrestre, Paris 1859. — IV. A. Snider : La Création et ses mystères dévoilés, Paris 1858, in-8o. — V. Alc. d’Orbigny : Cours élémentaire de Paléontologie et de Géologie stratigraphiques, Paris 1852, 3 vol. in-12.



I

On a vu comment la science conçoit aujourd’hui la formation du noyau terrestre, comment se sont produites les matières minérales qui le composent, et l’on a été ainsi conduit jusqu’au moment de l’apparition des êtres organisés : il reste à étudier ceux-ci. La vie végétative et animale est si abondamment répandue sur notre globe, qu’elle y apparaît plutôt comme une condition même de son existence que comme un phénomène accessoire. Plus on a exploré les continens, scruté le sol, sondé les mers et analysé les eaux, plus on y a découvert de plantes et d’animaux. Notre planète n’a pas de vie propre, ainsi que le supposaient les anciens, mais elle est le théâtre permanent de phénomènes vitaux qui se reproduisent à tous les degrés et sur la plus vaste échelle.

Le microscope nous a révélé des multitudes infinies de végétaux et d’êtres organisés jusque dans les contrées et dans les conditions en apparence les moins favorables à un tel développement. Près des deux pôles, là où de grands organismes ne sauraient subsister, règne encore une vie invisible à l’œil nu, et qui se dérobe sous un épais manteau de frimas. Dans le résidu de la fonte des glaces qui flottent en blocs arrondis au voisinage du cercle arctique, on a découvert plus de cinquante espèces de polygastriques siliceux et des coscinadisques dont les ovaires attestent, par leur couleur verte, qu’ils ont vécu et lutté avec succès contre les rigueurs d’un climat glacé. Non-seulement l’océan se teint parfois de couleurs qu’il doit à d’innombrables coquillages ou à des amas prodigieux de plantes répandus dans ses flots, mais aux endroits même où il paraît le plus transparent, il est encore rempli d’animaux de toute sorte. Le capitaine Scoresby a calculé qu’il ne faudrait pas moins de quatre-vingt mille personnes, travaillant sans relâche durant six mille ans, pour compter les êtres vivans que renferment deux railles cubiques d’eau de mer. La sonde a rencontré jusqu’à 500 mètres de profondeur une multitude d’espèces animales, des dimensions les plus petites, il est vrai. Les eaux marécageuses aussi bien que l’océan même cachent un nombre infini de vers aux formes les plus bizarres, et dans l’intérieur de la terre, dans les cavernes naturelles qu’il faut ouvrir à l’aide de la poudre, comme sur les plus hautes cimes des Alpes et des Andes, dans les sources thermales comme dans les neiges, on trouve des végétaux cryptogames ou des infusoires. Il n’y a pas jusqu’aux corps des animaux qui ne soient habités par une faune particulière. Que de vers intestinaux, d’entozoaires et de parasites ! Chaque espèce a les siens, et ces animaux microscopiques ont des organes générateurs, ils ont une structure particulière. On les a crus longtemps le résultat d’une génération spontanée provoquée par la mauvaise nourriture, le défaut d’aération ou toute autre cause d’insalubrité. Une étude plus attentive a démontré que les entozoaires, comme les parasites, se reproduisent d’après les mêmes lois qui régissent tout le règne organique. Chaque animal est donc comme un monde à part qui a sa faune et sa flore. Il y a des animalcules dans le sang de la grenouille et dans celui du saumon. Un célèbre physiologiste, Nordmann, a découvert que les humeurs de l’œil des poissons sont fréquemment remplies d’une espèce de vers armés de suçoirs, et que dans les ouïes de l’able existe un animalcule double, muni de deux têtes et de deux queues. Ce qui s’offre à nous comme une maladie de certaines plantes, de certains animaux, n’est que l’apparition d’un végétal parasite. Par exemple, la maladie meurtrière qui attaque le ver à soie, et qu’on connaît sous le nom de muscardine, est due au développement d’un petit cryptogame, le botrytis poradoxa.

L’air lui-même, qui paraît moins habité, fourmille d’une quantité de germes, transportés par les vents et soutenus par la vapeur d’eau. Les graines d’une foule de plantes sont bordées de membranes garnies d’aigrettes ou de chevelures qui leur permettent de voltiger dans les airs pendant un certain temps, jusqu’à ce qu’elles viennent s’abattre là où elles doivent germer. L’atmosphère contient en suspension des parcelles d’animaux et de plantes qui flottent en tous sens et les germes innombrables d’animalcules infusoires qui n’attendent qu’un milieu favorable pour se développer. On sait l’incroyable quantité de certains insectes qui apparaissent tout à coup en véritables nuées et obscurcissent souvent le ciel par leur prodigieuse accumulation. Tels sont les criquets voyageurs, qui, à certaines époques, se jettent par bandes épaisses sur les forêts de l’Amérique et en dévorent le feuillage. L’auteur d’intéressans souvenirs de voyage publiés par la Revue[1], M. Th. Lacordaire, raconte qu’il vit deux années consécutives, au printemps, la ville de Buenos-Ayres envahie par un coléoptère, l’harpalus cupripennis, arrivant par milliers à l’entrée de la nuit. Pendant une semaine que dura chaque fois cette invasion, il fallait tous les matins balayer les rues, où ces insectes s’étaient accumulés à une hauteur de plusieurs pieds au-dessus du sol.

Ce ne sont pas les petits animaux seulement qui encombrent l’air de leurs essaims. Les oiseaux sont en bien des endroits, surtout dans les forêts des contrées tropicales, singulièrement multipliés. Le plus grand ornithologiste de notre siècle, Audubon, observant un jour le passage des pigeons sur les bords de l’Ohio, compta en vingt et une minutes 163 colonnes de ces oiseaux voyageurs, et se livrant à une évaluation géométrique pour estimer le nombre des pigeons compris en moyenne dans chacune de ces bandes émigrantes, il arriva au chiffre incroyable de 2,115,150,000. Et voyez quel immense développement de la vie végétale exige cette population ailée ! Le même Audubon estime que la quantité de grains nécessaire pour subvenir chaque jour à une telle multitude n’est pas moindre de 8,712,000 boisseaux.

Les animaux et les végétaux ne sont pas seulement répandus sur la surface du globe et dans les couches contiguës de l’atmosphère : ils fournissent à la terre des moyens continuels d’accroissement ; les débris des plantes et des animaux contribuent à l’exhaussement du sol. Tout le monde sait quel amas prodigieux de terre végétale se forme à l’ombrage des forêts du Nouveau-Monde, quels dépôts profonds de tourbe s’opèrent dans les marais de certaines contrées basses et submergées. Les déjections des animaux, qui fournissent un engrais si puissant, constituent en certains lieux de véritables couches ; le guano, qui s’accumule à plusieurs mètres d’élévation sur les îles désertes de l’Océan-Pacifique ou dans les îlots de la Mer-Caspienne, est un véritable terrain d’origine purement animale. Les deux divisions du règne organique sont donc comme de vastes laboratoires où se préparent de nouvelles parties de l’écorce terrestre. Le végétal emprunte une portion de ses élémens à l’air, il transforme les matières minérales en matières organiques ; l’animal rend les siens à la terre, il décompose les matières organiques en matières minérales. Presque toutes les molécules qui séjournent sur la surface terrestre ont, depuis l’apparition de la vie, passé et repassé des milliers de fois par des organismes qui se les sont temporairement assimilés. Ces métamorphoses successives ont presque toujours été opérées au détriment de l’atmosphère, et la partie solidifiée, ou du moins rendue au sol, s’est lentement accrue. Les terrains s’exhaussent, les étangs se dessèchent, les estuaires s’envasent, et le fond des rivières s’élève.

Ce travail, qui se passe tous les jours sous nos yeux, date déjà de plusieurs myriades d’années. Le sol porte en bien des points la trace de son origine organique. La fossilisation est un phénomène qui s’est accompli sur la plus vaste échelle. Tantôt les corps organisés, après avoir été frappés de mort, se sont incrustés superficiellement, tantôt leur enveloppe osseuse, cornée ou testacée, s’est remplie de substance minérale. D’autres fois, des matières solides ont comme filtré à travers la masse organique. Enfin la structure intérieure des débris organisés se transforme en certains cas ; leurs molécules prennent un nouvel arrangement et perdent conséquemment quelques-unes de leurs propriétés physiques.

La matière organique n’est pas en effet toujours restée abandonnée à la surface du sol, de façon à livrer par la décomposition une grande partie de ses principes à l’air qui l’environne ; elle s’est plus souvent enfouie dans la terre immergée, et alors ses principes constituans ont résisté davantage. Il ne faut pas croire que ce soient seulement les débris des gros animaux ou des végétaux arborescens qui ont travaillé à l’exhaussement du sol, à l’accroissement de l’écorce terrestre ; les plus petits êtres semblent au contraire avoir le plus contribué à la construction graduelle de notre globe. Bon nombre d’animalcules microscopiques ont un corps nu et désarmé ; mais chez beaucoup d’autres le corps est défendu par une coquille pierreuse qui demeure intacte après la décomposition de la substance pulpeuse organique, et comme les générations de ces êtres extrêmement petits se succèdent avec une incroyable rapidité, il en résulte que leurs dépouilles restent accumulées dans le sol, et souvent en quantité si prodigieuse, qu’elles constituent à elles seules d’immenses dépôts.

Le professeur allemand Ehrenberg, en examinant au microscope la pierre siliceuse appelée tripoli, qu’on emploie sous forme de poudre pour polir les métaux, reconnut qu’elle est entièrement composée de squelettes ou carapaces d’infusoires unis ensemble sans aucun ciment visible. La petitesse de ces enveloppes est telle que chaque pouce cube de tripoli en renferme environ 4l millions, et cependant on trouve en certains lieux, par exemple à Bilin, en Bohême, des couches de tripoli de plus de 4 mètres d’épaisseur. Cela peut donner une idée du nombre incroyable d’existences qui ont eu pour effet d’accroître l’écorce de notre globe. Le soldat qui nettoie son casque à l’aide du tripoli met donc en poudre à chaque frottement 10 ou 12 millions de fossiles.

Les foraminifères, sorte d’animaux radiaires, qui ont encore de nombreux représentans microscopiques répandus dans les mers, se sont jadis produits par myriades et ont servi de ciment à la consolidation d’un certain nombre de couches terrestres. D’immenses amas de pierres calcaires, qui donnent naissance à des collines et même à des montagnes, ne sont que les dépouilles accumulées d’un genre particulier de foraminifères, les mummulites, dont quelques-uns rappellent pour la figure et les dimensions de véritables lentilles. Dans la Mer du Sud, des îles entières sont formées par des agrégations de polypiers. La craie blanche, qui occupe sur notre planète de si prodigieuses étendues, et qui constitue l’une des roches prédominantes de l’écorce du globe, est due en grande partie à la décomposition des testacés, des oursins et des coraux. On sait que les houilles, qui forment dans les deux mondes de si vastes et parfois de si profonds bassins, sont des accumulations de végétaux carbonisés analogues à nos tourbes. L’œil distingue encore les formes des tiges et des feuilles dans ces dépôts, qui ont exigé des milliers d’années. Les lignites ont pris naissance de la même façon.

C’est donc un immense détritus animal qui a doté la terre d’une grande partie du carbonate de chaux dont elle abonde. En explorant la mer près des formations madréporiques, les navigateurs ont reconnu l’existence de polypiers pierreux, même à de grandes profondeurs. La forte pression de la masse d’eau qui est au-dessus, la basse température de ces fonds, le défaut de lumière et de nourriture, s’opposent à ce que ces animaux rayonnés aient jamais pu vivre à de pareilles profondeurs. Ce n’est donc pas là qu’ils se sont formés ; ils y sont descendus par un abaissement graduel et insensible du terrain sur lequel ils reposaient. Le lit des mers s’est épaissi par le travail des animaux dont les débris ont accru la masse terrestre.

Parlerai-je des fossiles de toute sorte qu’on rencontre aux divers étages du sol ? Ils entrent pour une forte proportion dans la densité de la masse qui les englobe ; ils ont fourni, par leurs élémens décomposés, une partie de la matière minérale qui les entoure et les pénètre. Ainsi depuis des millions d’années le noyau terrestre tend à s’accroître, l’écorce s’épaissit rien que par la décomposition des végétaux et des animaux. Et voilà pourquoi on ne peut séparer l’existence et la production des êtres organisés de la formation du globe lui-même.


II

L’examen des couches terrestres nous atteste donc la haute antiquité du règne organique sur notre planète, et l’un des premiers soins des géologistes a été de dresser la chronologie des révolutions qui ont successivement modifié à la surface du globe la distribution des êtres. Comme on ne découvrait dans aucune formation ancienne les restes de l’homme, comme on ne voyait apparaître les mammifères que dans les terrains tertiaires, on admit naturellement que la création avait procédé selon l’échelle zoologique ascendante : on crut que la succession des animaux devait répondre à la gradation de l’organisme dans toute la série organisée. On fut ainsi entraîné à partager l’histoire de la terre en époques, marquées chacune par l’apparition de genres ou d’espèces d’un ordre de plus en plus élevé. Et la Bible exerçant encore sur les opinions une grande influence au temps où ces idées se produisaient, on chercha des correspondances entre la Genèse et les âges géologiques. Les six jours devinrent de grandes époques, car il était impossible d’entendre littéralement le mot iom, dont se sert le livre saint. Cependant la Genèse avait eu le soin, pour qu’on ne se méprît pas, de compter les jours selon la manière juive, et d’indiquer que chacun de ces jours commença par un soir et finit par un matin. Les géologistes ne s’embarrassèrent pas de la difficulté, et les théologiens adoptèrent pour la plupart une explication qui est aujourd’hui reproduite par bien des gens, et qu’on retrouve notamment dans le livre de M. Snider sur la Création et ses mystères dévoilés. Il suffit pourtant de lire la Bible sans aucun esprit de système pour se convaincre qu’il n’y est fait nulle mention d’époques, et que l’auteur sacré a eu encore moins la prétention de donner un exposé systématique de l’ordre suivi par le Créateur. La classification des naturalistes ne correspond en aucune façon à celle de la Genèse. Dans le récit biblique de la création, on voit les eaux se rassembler, afin que la partie solide, la terre, paraisse ; Elohim ordonne à la terre de se couvrir de végétaux et d’arbres fruitiers, et ce n’est qu’après l’apparition de ceux-ci que sont créées les étoiles, uniquement destinées, nous dit le livre saint, à éclairer le monde que nous habitons. Puis Elohim ordonne que les eaux pullulent d’êtres doués de vie, et que les airs se peuplent de volatiles. Il crée les grands cétacés et tous les animaux qui rampent dans les eaux. Suit l’apparition des animaux terrestres, des bestiaux, des reptiles et des bêtes sauvages. Enfin Elohim s’écrie : « Faisons l’homme selon notre image et notre ressemblance. » Assurément il n’y a rien là d’analogue à ces grandes divisions d’animaux radiés, mollusques, articulés, vertébrés, que nous présente la nature. On ne retrouve pas là dans leur ordre zoologique les poissons, les reptiles, les oiseaux et les mammifères. La division, car il n’y a point ici trace de classification véritable, adoptée par la Genèse, est celle qui s’offre à l’esprit d’un peuple enfant, n’ayant aucune notion d’histoire naturelle, et distinguant uniquement les animaux d’après les lieux qu’ils fréquentent et l’utilité qu’il en tire.

Chercher des époques dans la Bible, c’est donc perdre son temps. Il y a plus : ces époques telles que les concevaient les premiers géologistes, une étude plus attentive en a singulièrement modifié la succession et les caractères. Si l’on fait le relevé des animaux fossiles qui ont été découverts dans les quatre grandes formations des terrains antérieurs à l’époque moderne, on ne retrouve plus de chiffres qui s’adaptent à la théorie qu’on avait imaginée. Les crustacés, qui sont bien plus élevés dans l’échelle animale que les foraminifères, apparaissent déjà en très grand nombre dans les plus anciens dépôts, alors que l’on compte à peine un ou deux représentans de la dernière classe. Durant la période suivante, dite celle du trias, les crustacés ont presque disparu. Nous les voyons redevenir assez nombreux dans le cours de l’âge jurassique, décroître sensiblement pendant la période crétacée, puis se multiplier de nouveau dans l’âge tertiaire. Les reptiles se montrent aux époques les plus anciennes, bien qu’en petit nombre, et leur apparition se trouve ainsi contemporaine de celle des poissons et des mollusques céphalopodes et gastéropodes. Les oiseaux ne paraissent qu’avec la craie, quand déjà certains mammifères ont pris naissance depuis la période jurassique. Les poissons, comme les zoophytes, sont de tous les âges.

Si l’on entre dans un examen plus détaillé des espèces animales, ces anomalies apparentes deviennent encore plus visibles. La comparaison des différentes classes de mammifères fossiles nous montre les édentés et les pachydermes répondant à une période décroissante dans le développement des formes zoologiques, tandis que les autres ordres suivent une progression inverse. Les reptiles, qui occupent presque tous les étages géologiques, n’offrent point de progression croissante et régulière déformes, car les genres qui, à tous les âges, restent en arrière et s’éteignent sont trois fois plus nombreux que ceux qui arrivent à l’époque actuelle. Une division des reptiles, les serpens, d’un organisme inférieur aux sauriens et aux chéloniens ou tortues, ne se montre pourtant qu’avec les étages tertiaires. Les sauriens au contraire ont des représentans élevés, tels que les ichthyosaures, les plésiosaures, les iguanodons, dans des formations beaucoup plus anciennes. Les chéiroptères ou chauves-souris, qui offrent un type fort inférieur à celui des autres carnassiers terrestres, manquent dans le premier étage des terrains" tertiaires, sont encore rares dans le second et le troisième, et ne se sont multipliés qu’à l’époque moderne. Les cétacés, dont la Bible place l’apparition au cinquième jour, sont absens du premier étage tertiaire, ne se montrent qu’avec l’étage parisien, et sont en progression croissante dans la faune actuelle.

Voilà donc la théorie des créations zoologiques croissantes tout à fait bouleversée. Sans doute les mammifères ont apparu bien après les reptiles et les poissons ; mais, à travers tant d’anomalies, on ne peut plus saisir cette progression simple et régulière qu’on avait dans le principe cru reconnaître. C’est qu’on cherchait à la création des lois différentes de celles auxquelles elle a été subordonnée. On se représentait la nature s’essayant d’abord par des formes élémentaires, et n’arrivant que par degrés à ces organismes complexes qui caractérisent les animaux d’un ordre élevé. Or l’échelle des êtres est une conception purement idéale : il est impossible d’établir, dans la série animale, des échelons réguliers qui permettent de s’élever du zoophyte à l’homme. Toutes les familles zoologiques, comme les familles végétales, se tiennent les unes aux autres par des liens multipliés. Telle famille qui, à ne considérer qu’une fonction ou un détail de son organisme, occupe un rang élevé redescend par un autre côté à un degré assez bas. Les affinités s’entrecroisent, et le naturaliste éprouve un véritable embarras pour établir une classification, car une famille donnée, un genre même, peut se placer, par des motifs divers, entre des familles fort différentes. Ce que nous appelons élévation dans l’échelle animale n’offre pas d’ailleurs une idée bien précise : il y a des animaux fort petits, dont la structure est déjà très compliquée, bien que fondamentalement différente de la nôtre, et l’homme lui-même, si supérieur à tout le règne animal par l’ensemble de ses fonctions physiologiques et de ses facultés, est cependant primé, sous certains rapports secondaires, par des êtres qui lui paraissent subordonnés.

Une autre raison que celle de la gradation des organismes paraît avoir présidé à l’apparition des plantes et des animaux : c’est la nécessité d’une adaptation parfaite de l’animal au milieu dans lequel il doit vivre. Ces changemens si frappans qui se sont opérés dans le règne organique ont été régis par ceux auxquels fut soumis le globe lui-même. Tant que les conditions indispensables à l’existence et à la reproduction de tel ou tel animal, de telle ou telle plante, ne se sont pas produites, l’animal, la plante, n’ont pu exister ; mais aussitôt que l’état de notre planète a permis à ces êtres ou à ces végétaux de rencontrer des conditions convenables, on les voit apparaître. Qu’on examine chaque époque géologique, on remarquera que les conditions climatologiques et géographiques qu’elle dénote sont précisément celles qui conviennent à l’existence des animaux fossiles dont les restes se conservent dans les dépôts contemporains. Si, durant les premières périodes, malgré la variété des espèces, on entrevoit cependant une plus grande uniformité, c’est que le globe ne présentait pas autant d’opposition de climats et de configurations locales. Si beaucoup de genres, quelques-uns des plus élevés, n’avaient point encore fait leur apparition, s’ils se montrent notablement différens des genres actuels, c’est que les conditions biologiques n’étaient pas identiques à celles qui existent aujourd’hui, quoiqu’elles s’en rapprochassent à bien des égards.

Le globe, après la formation des mers, n’offrait encore que de rares continens, ou plutôt des îles semées çà et là au milieu d’un immense océan. La température de l’eau s’étant assez abaissée pour que la vie animale y pût prendre naissance, les premières créations zoologiques se manifestèrent. Dans les profondeurs des mers apparurent des mollusques brachiopodes bryozoaires, classe intermédiaire entre les mollusques proprement dits et les zoophytes, animaux qui vivent dans des cellules calcaires, s’agrégeant à la manière des polypiers. À côté se montrèrent des échinodermes crinoïdes qui se tenaient dans l’eau, la bouche en haut, attendant leur proie, tandis que les autres échinodermes, tels que les oursins et les astéries, vont chercher la leur en rampant sur le sol sous-marin. Des mollusques gastéropodes et lamellibranches, des céphalopodes, fréquentaient les eaux voisines des rivages. Les crustacés trilobites existaient en grand nombre. En rapprochant leurs formes des crustacés vivans, on reconnaît que ces animaux bizarres devaient séjourner loin des côtes ou dans les bas-fonds, nageant sur le dos, sans s’arrêter jamais, puisque leurs pieds ne pouvaient se fixer, et que le mouvement était nécessaire à leur respiration. Ils vivaient en familles nombreuses et constituaient l’une des populations les plus originales de l’océan primitif. Un grand nombre de polypiers ou de zoophytes se propageaient au sein des mêmes mers. Les poissons n’étaient encore représentés que par la famille des cestracionides, au corps allongé, au museau pointu, aux dents aplaties. On n’est point assuré qu’à cette époque, qui correspond à ce que les géologistes appellent terrain silurien inférieur, les terres fussent couvertes d’une végétation. Les débris de plantes découverts dans ce dépôt ne sont pas assez bien conservés pour qu’on distingue entre eux des espèces terrestres ; mais on reconnaît avec certitude de grandes plantes marines, qui flottaient sans doute au sein de l’océan comme nos fucus. On n’a aucune trace de poissons fossiles ayant habité les eaux douces ; ces poissons n’apparaissent que beaucoup plus tard, à l’époque dite tertiaire. Ainsi les terres ne semblent point avoir été arrosées alors par les cours d’eau qui les fertilisent aujourd’hui. Elles se trouvaient dans les mêmes conditions que certaines îles de la Mer du Sud, dont l’état rappelle encore, à beaucoup d’autres égards, cet âge primitif, par l’absence de reptiles, d’oiseaux et de mammifères. L’épaisseur de l’atmosphère permettait-elle à la lumière d’éclairer cette mer des premiers âges ? Plusieurs considérations nous le démontrent. D’abord les végétaux de l’ordre de ceux qu’on rencontre à l’étage silurien inférieur ne sauraient guère exister sans lumière ; ensuite les trilobites portent des yeux à facettes, et ces yeux, on les observe aujourd’hui chez les crustacés et les insectes ailés, animaux éminemment sensibles aux rayons lumineux et presque tous diurnes.

Un second étage, le silurien supérieur, nous présente des conditions à peu près analogues. C’est avec la période devonienne que commence véritablement un nouvel ordre de choses. Les terres semblent s’être agrandies, et bien que les végétaux qui apparurent alors soient encore peu connus, on en sait assez pour constater que des plantes croissaient déjà à la surface des continens émergés. Telles sont les belles fougères découvertes dans le vieux grès rouge d’Irlande et les plantes si curieuses que M. Richter, un paléontologiste allemand, a recueillies dans les schistes à cypridines des environs de Saalfeld. Les zoophytes, les échinodermes, les mollusques demeurent encore abondans ; ils comptent un grand nombre de représentans nouveaux. Divers genres de trilobites continuent à tenir la place des crustacés. Les poissons comptent à cette période d’assez nombreux représentans. C’est la classe de ceux que l’on appelle ganoïdes, animaux aux formes anguleuses, au squelette osseux, et dont les écailles ont la même structure que celle des dents. La famille des placoïdes, déjà représentée à l’époque antérieure par les cestracionides, peuple aussi les mers de ce second âge. Enfin les premiers reptiles apparaissent, représentés, à ce qu’il semble, par le genre sauropteris. Les annélides tubicoles font dans les mers devoniennes leur première apparition ; mais les continens ne nourrissaient encore aucun animal terrestre, à moins peut-être que des insectes ne voltigeassent déjà dans les plaines couvertes de fougères. Ces animaux se montrent en grand nombre à la période suivante, dite carbonifère ; les ordres des coléoptères, des orthoptères, des névroptères y sont représentés, ainsi que les arachnides, si voisins des insectes. On a découvert dans le terrain carbonifère de Bohême un scorpion fossile remarquablement bien conservé (cyclophthalmus Bucklandi).

La faune et la flore se sont aussi singulièrement enrichies pendant ce quatrième âge. Les poissons se rencontrent en grand nombre, ainsi que les mollusques, les échinodermes et les zoophytes. Les reptiles ont un autre représentant, le nothosaurus, qui avait peut-être déjà fait son apparition à l’âge devonien. Les plantes se comptent par centaines, et elles ont laissé leurs dépôts accumulés dans ces houilles dont les bassins semblent inépuisables : ce sont des cryptogames, des fougères, dont on distingue encore les frondes, les pétioles et les tiges. Ce sont surtout des plantes dicotylédones à graines nues. Plusieurs de ces familles végétales sont aujourd’hui complètement anéanties ; elles étaient aussi remarquables par l’élégance que par la variété, et le nombre total des essences ne s’élève pas à moins de 500. Il y avait moins de genres, mais un plus grand nombre d’espèces. Pour en donner une preuve, nous dirons que les fougères du terrain houiller comprennent en Europe environ 250 espèces, tandis qu’aujourd’hui on en compte seulement 50 dans la même partie du monde.

Le grand développement que prennent alors les continens explique l’accroissement des végétaux et la multiplication des êtres. Les conditions climatologiques et géographiques se sont modifiées, il en résulte des genres auparavant inconnus. Des changemens s’accomplissent dans la température, dans l’état hygrométrique et électrique, dans la distribution de la lumière, la répartition des terres et des eaux. Les animaux, comme les plantes, offrent une physionomie différente en relation avec cet ordre nouveau.

Nous ne suivrons pas la succession des terrains, et nous ne mettrons point sous les yeux du lecteur les tableaux différens offerts par chaque période. Il suffira de noter ici quelques faits généraux. Les sauriens, ces reptiles dont le type nous est fourni par les crocodiles et les lézards, se multiplient dans le terrain du lias, précisément parce que les eaux et les estuaires offraient alors des conditions éminemment favorables au genre de vie de ces animaux ; ils atteignaient une taille gigantesque et présentaient une incroyable variété de formes. Les uns avaient l’aspect d’un poisson, les autres étaient munis d’un long col, et pouvaient, comme les cygnes, tout en nageant à la surface, saisir au loin leur proie ; plusieurs étaient pourvus de longues ailes, comme les chauves-souris. Les poissons présentaient une épaisse armure, et plusieurs espèces devaient être singulièrement carnivores. Il y avait dans les eaux comme une exubérance de vie, parce qu’était arrivée l’époque la plus favorable à la croissance des sauriens et des poissons ; mais les continens ne présentaient pas les mêmes avantages. Si la végétation y était active, la vie supérieure ne s’y était pourtant point encore développée. Les oiseaux ne peuplaient pas l’air, et les mammifères n’habitaient pas les forêts. La faune terrestre demeurait limitée à des espèces inférieures, tandis que la faune marine atteignait à un degré d’organisation d’où elle n’a plus fait que déchoir. C’est seulement avec les couches de la craie que se sont produites les conditions nécessaires pour l’existence des oiseaux, autant du moins qu’on en peut juger par l’état encore fort imparfait de l’ornithologie fossile.

Les mammifères sont d’une date moins ancienne encore. Ils appartiennent tous à la période dite tertiaire, à l’exception toutefois des didelphes ou marsupiaux, qui paraissent dater de l’époque jurassique. C’est que les conditions d’existence de cette dernière classe si curieuse, qui forme à elle seule presqu’un ordre à part ayant des divisions correspondantes à celles des autres animaux monodelphes, sont tout à fait différentes de celles des véritables carnassiers. On les trouve en effet singulièrement multipliés dans l’Australie, où la plupart des autres mammifères n’existaient pas à l’origine. Les rongeurs, les pachydermes ouvrent la marche ; leurs restes se trouvent dans le plus ancien des étages tertiaires, tandis que les cétacés, les amphibies, les insectivores, les édentés, les ruminans manquent durant la première et souvent aussi durant la seconde époque de cet âge, où la terre s’approche des conditions actuelles. Les singes ou quadrumanes, dont on avait longtemps cherché en vain des fossiles, ont fini par se montrer. Si le principe de la perfection graduelle de l’organisme avait été vrai, les quadrumanes n’auraient dû se trouver que dans l’étage tout à fait supérieur des terrains tertiaires ; or il n’en est rien. Quand on divise la formation tertiaire en quatre étages, en commençant par l’étage nummulitique et en finissant par l’étage subapennin, on constate que les vestiges de quadrumanes datent du second étage, l’étage parisien, et sont déjà plus nombreux dans l’étage immédiatement supérieur. Un fait digne de remarque, c’est que les singes se trouvent aux dernières époques géologiques, distribués comme ils le sont aujourd’hui. Les singes dits de l’ancien continent, ou catarrhinins, reconnaissables à la disposition de leurs narines, dirigées en bas, à l’étroitesse de la cloison du nez et à la forme de leurs molaires, qui rappellent celles de l’homme, ne se sont trouvés à l’état fossile que dans l’ancien monde, tandis que les fossiles des singes du nouveau continent ou platyrrhinins, qui ont les narines séparées par une large cloison et ouvertes sur les côtés, n’existent qu’en Amérique. Ce fait nous démontre qu’à la période tertiaire, la distribution de certains animaux était à peu près la même que de nos jours, d’où il suit que les conditions biologiques nécessaires à l’existence de ces espèces n’ont pas changé durant cette longue période.

Toutefois des disparates s’observent à côté de ces analogies. Quoique l’âge tertiaire nous transporte dans un monde assez semblable à celui au sein duquel nous vivons, les fossiles dénotent des conditions parfois plus favorables au développement de certaines familles que celles de la terre actuelle. Les pachydermes, les édentés, les rongeurs même, atteignent des proportions et présentent une complexité de structure fort supérieures, pour le second, le troisième et le quatrième étage de la période tertiaire, à celles de ces mêmes familles telles qu’on les connaît aujourd’hui. Dans le troisième étage par exemple, on trouve des espèces tout à fait perdues, de proportions énormes ou gigantesques. Tel est le palœomys, rongeur dont les restes furent trouvés à Eppelsheim, le macrotherium, édenté dont les ossemens ont été découverts par M. Lartet, et qui tenait du pangolin et du paresseux, le dinotherium, animal aux défenses énormes, dont le crâne colossal atteint 1 mètre 10 centimètres. On ne connaît encore qu’un seul échantillon de la tête de ce proboscidien ; mais il suffit pour nous donner une idée de la force que devait avoir la trompe de l’animal. Notons encore, comme mammifères massifs, le taxodon, autre pachyderme, et le lophiodon, animal voisin du tapir, dont on compte de nombreux fossiles, mais qui n’a plus aucun représentant dans l’âge actuel. Le megalherium, le megalonyx, le mylodon, nous prouvent qu’à la quatrième période de l’âge tertiaire, la famille des édentés trouvait des conditions éminemment favorables à son développement. Rien n’est plus bizarre que ces animaux, dont le paresseux du Nouveau-Monde nous a conservé une image affaiblie. Le megalonyx avait les membres antérieurs d’une extraordinaire longueur, et pouvait s’appuyer tant sur sa queue forte et solide que sur ses membres postérieurs plus ramassés. Le mylodon, de proportions moins considérables que le megatheriuin, dont le squelette dépasse 4 mètres en longueur et dont les hanches seules ont 1 mètre 67 centimètres de large, offre cependant encore des proportions relativement très fortes. C’était, comme le megatherium, une sorte de paresseux (bradypus). De même que ce singulier édenté des forêts de l’Amérique méridionale, le mylodon ne pouvait facilement marcher sur un terrain horizontal, et se tenait de préférence sur les arbres, dont il dévorait les feuilles. Les dents plates et usées de cet animal fossile indiquent qu’elles ont broyé des végétaux, et ce qui est remarquable, c’est qu’on retrouve précisément ces édentés tardigrades fossiles dans la même région où vivent encore l’aï et l’unau. Donc pour cette famille, comme pour l’ordre des singes, la distribution géographique n’a guère changé ; les caractères spécifiques seuls se sont modifiés depuis, en s’abâtardissant. On ne peut s’expliquer cette disparition de la majeure partie des grands édentés et des grands pachydermes qu’en admettant que la configuration des lieux avait cessé, par suite des révolutions géologiques, d’être adaptée à leur genre de vie, que les plantes dont ils faisaient leur nourriture avaient été détruites dans les régions où ils se trouvaient fixés.

Des observations analogues à celles que nous fournissent les mammifères peuvent être faites dans la succession des terrains pour des classes zoologiques d’un ordre inférieur. Si aux époques primitives, ou, comme disent les naturalistes, palaeozoïques, les mollusques brachiopodes ont offert des formes plus nombreuses qu’on ne les a jamais rencontrées depuis, si les céphalopodes tentaculifères, dont on ne connaît aujourd’hui qu’un seul représentant, le nautile, fourmillaient, à la même époque, c’est que l’état des choses est devenu de moins en moins propre au développement et à la propagation de ces invertébrés ; les régions marines dans lesquelles ils pouvaient vivre, les conditions particulières d’existence qui leur étaient nécessaires se limitèrent, et, qu’on nous passe le mot, se raréfièrent de plus en plus. La terre n’offre donc pas une faune ou une flore analogue à la nôtre pendant les dernières époques, et cela, non par une loi de convergence vers un type de perfection auquel nous serions arrivés, mais simplement parce que les révolutions géologiques l’ont graduellement amenée à être ce qu’elle est aujourd’hui.

La relation qui existe entre les milieux et les êtres qui s’y développent enlève beaucoup d’intérêt et d’importance à une question que se sont bien souvent posée les naturalistes, à savoir s’il y a eu un ou plusieurs centres de création. La région où chaque espèce animale ou végétale a primitivement existé ne saurait être connue exactement ; même depuis que les plantes et les animaux sont tels qu’ils existent aujourd’hui, il y a eu des phénomènes d’émersion et de submersion qui ont modifié la distribution des terres, des altérations climatologiques qui ont contraint certaines espèces d’émigrer dans des contrées mieux adaptées à leur genre de vie, qui les ont cantonnées dans des régions plus étroites et plus circonscrites. Devant cette loi, qui confirme que là où les conditions propres à telle espèce se sont produites, cette espèce est apparue, il est assez indifférent de savoir s’il y a eu un ou plusieurs centres de formation. Pour répondre d’ailleurs à cette question, il faudrait posséder la carte détaillée de la terre aux diverses périodes et la série rigoureuse des révolutions qu’elle a traversées. Plusieurs centres de création ont pu exister pour une espèce, si plusieurs régions ont offert en même temps des conditions biologiques identiques pour cette espèce ; cela doit nous suffire. Mais chaque espèce a-t-elle toujours commencé par un seul individu, ou, s’il s’agit d’espèces dont les sexes sont séparés par un seul couple d’individus ? Question difficile, et à laquelle on ne saurait répondre d’une manière péremptoire. Les changemens qu’a subis la configuration des continens s’opposent à ce qu’on puisse percer le mystère de la distribution des espèces. Toutefois on peut encore donner ici la même réponse que précédemment et raisonner d’après le même principe. Telles plantes, tels animaux ayant apparu dès que les conditions qui les faisaient vivre se sont produites, telle espèce a pu avoir un ou plusieurs ancêtres, suivant que les causes qui ont déterminé la formation du premier individu ou du premier couple ont agi dans un ou plusieurs endroits.

Tout annonce que l’humanité n’est apparue que fort tard sur la terre ; on se dispute encore sur l’homme fossile, et l’on connaît le savant exposé que M. Littré a donné de la question[2]. Nous n’entrerons pas dans le débat ; il nous suffit de constater que les ossemens humains tenus par un certain nombre de personnes comme fossiles n’appartiennent qu’à la dernière époque. Peu importe ici de savoir s’ils datent de 6,000, de 8,000 ou de 20,000 ans, ou même davantage. L’homme est un des derniers venus de la création : donc les conditions propres à son existence ne se sont produites qu’après un très grand nombre de révolutions ; autrement il eût fait son apparition aux époques des terrains jurassiques, de la craie, des premiers âges tertiaires. Si ces conditions de l’humaine existence ne se sont d’abord rencontrées qu’en un seul point du globe, si la terre ne compta dans le principe qu’une région où l’homme trouvait une température convenable, une nourriture facile, des moyens de subsistance qui ne réclamaient aucun grand développement social et industriel, la famille humaine n’a pu avoir qu’un berceau. Si les conditions biologiques qui ont permis à notre organisme de naître et de se reproduire ne se sont rencontrées qu’en un lieu et à un moment, il n’y a eu qu’un couple primitif.

Peut-être les recherches dés ethnologistes et l’étude comparative des ossemens humains accumulés dans les cavernes et les alluvions éclaireront-elles cette question, plus importante pour l’histoire de nos destinées que pour la géologie proprement dite. L’unité de l’espèce humaine milite en faveur d’un centre unique ; mais quelle a été l’étendue de ce berceau primitif, sur lequel un savant philologue, M. Obry, a récemment publié un livre plein d’intérêt[3] ? C’est là un problème de géographie primordiale qu’il n’est pas aisé de résoudre. Les choses se comportent comme si notre espèce était issue d’un couple unique ; mais rien ne démontre dans la science qu’il en ait été ainsi, et le point du globe où l’humanité fit son apparition a pu être habité par plusieurs individus, sans que les hommes cessent pour cela d’être frères, leurs premiers parens ayant en réalité appartenu à la même famille. Nous sommes des êtres faits pour vivre en société, et l’on ne saurait concevoir l’homme existant seul, et n’échangeant avec ses semblables ni paroles ni services.


III

On a vu que la vie s’était déjà répandue sur le globe il y a des milliers d’années ; mais, quelque développée qu’elle s’offre à nous depuis les périodes les plus reculées, il faut toujours qu’elle ait commencé. La constitution du noyau terrestre nous indique une époque où aucun être organisé n’a pu exister. Comment cette vie, qui circule pour ainsi dire dans toutes les parties du monde, a-t-elle pris naissance ? Comment est-elle arrivée à produire ces organismes complexes qu’on admire chez tant d’animaux ? C’est là sans contredit le plus redoutable et le plus difficile problème que soulève l’histoire de notre planète.

Si l’on voyait tous les jours apparaître de nouveaux êtres organisés, il faudrait admettre qu’il y a dans la nature une force vitale incessamment agissante qui crée de toutes pièces les êtres vivans, et que d’un certain concours des principes végétaux ou animaux naît fatalement une plante ou un animal. Il n’en est rien : nous voyons toujours la plante naître d’une graine, d’un corps reproducteur engendré par une autre plante, l’animal sortir d’un œuf pondu par un autre animal, ou conçu dans un appareil intérieur qui n’est réellement que l’œuf fixé au sein de l’organisme. La force vitale n’existe que là où elle a été transmise ; une chaîne non interrompue d’êtres doués de vie se la sont successivement communiquée.

Pour comprendre la création des plantes ou des animaux, il était donc naturel de supposer une intervention directe du Tout-Puissant, et telle est la solution du problème que nous donne la Bible, et qu’ont admise les théologiens. S’il n’y avait eu qu’une seule création, on pourrait sans trop de difficulté adopter cette hypothèse, et recourir au miracle pour une question qui dépasse notre intelligence ; mais l’étude des couches terrestres nous a montré que la nature avait été sans cesse en voie de formation pour les êtres vivans et les végétaux. À l’intérieur du même terrain, on trouve assez souvent un ensemble de coquilles d’espèces différentes, se succédant d’une couche à l’autre, sans qu’il y ait discordance de stratification sans même que rien indique une perturbation générale ou locale. Les alternances du règne animal sont beaucoup plus nombreuses que celles du règne végétal. Les mêmes espèces de végétaux fossiles persistent parfois dans toute l’étendue d’un terrain, tandis que se succèdent plusieurs systèmes de couches différentes sous le rapport zoologique. En présence de pareils faits, il faut bien admettre que, dans les temps anciens du moins, la nature ne cessait pas de créer, car du moment qu’on admet que la cause suprême a dû intervenir directement un grand nombre de fois, il n’y a pas lieu de supposer que cette intervention ne se soit pas toujours exercée. Autrement dit, la nature n’a jamais perdu sa faculté de création ; mais comme il faut, pour que cette puissance se manifeste, que les conditions nécessaires à la vie des nouveaux êtres se soient préalablement produites, tant que l’état de la terre ou d’une région de la terre est demeuré le même sous le rapport biologique, de nouvelles plantes, de nouveaux êtres, n’ont pas dû apparaître. Et puisqu’à partir de l’âge que les géologistes appellent récent, bien qu’il compte plusieurs milliers d’années, la terre se trouve dans des conditions presque invariables, le règne organique n’a pu présenter de variations notables. En effet, quelque haut que l’on remonte dans l’histoire, ce qui ne nous amène pas du reste à plus de vingt-cinq ou trente siècles en arrière, on retrouve toujours les mêmes formes animales et végétales. Les monumens écrits ou figurés de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Palestine, de l’Inde, de la Chine, ne nous parlent que d’animaux semblables à ceux qui habitent encore les mêmes contrées. Non-seulement les genres, les espèces, n’ont pas varié, mais on reconnaît jusqu’aux variétés actuellement subsistantes. Les graines découvertes dans les tombeaux égyptiens sont celles des végétaux qui continuent de croître aux bords du Nil. Les races d’hommes qui ne constituent que des variétés d’un type unique ont déjà, dans ces mêmes pays, les caractères qui les distinguent aujourd’hui. Ce fait témoigne de la persistance des conditions climatologiques des lieux où on l’observe, mais il ne saurait infirmer le témoignage plus éloquent et plus décisif des fossiles. D’ailleurs nous remarquons tous les jours des variations dans les plantes et les animaux ; leurs caractères se modifient sous l’influence d’un sol et d’un ciel nouveaux, d’un genre de vie et d’un habitat différens. Il en résulte des espèces ou tout au moins des variétés nouvelles. Et pourtant, objectent certains naturalistes, ces altérations ne se produisent que dans des limites assez étroites ; le port, le feuillage, la taille d’une plante, peuvent se modifier ; la peau, le poil d’un animal éprouver des changemens de couleurs, les proportions du squelette varier légèrement ; toutefois l’organisation fondamentale demeure constamment identique. En d’autres termes, des variétés prennent naissance, mais des espèces, des genres nouveaux, ne se forment jamais, et la preuve, c’est que, quoi qu’on fasse, aucune génération ne saurait se produire entre des animaux d’espèce ou de genre réellement différens.

Le fait est incontestable, et il est à noter aussi que l’éloignement se produit parfois entre des animaux qui n’appartiennent réellement qu’à des variétés. Plus ces variétés sont devenues divergentes, moins les êtres ont eu de tendance à se rapprocher. Si donc, par suite de causes que nous ne pouvons apprécier, mais qui tiennent à des changemens dans les conditions biologiques, des animaux ont fini par prendre un organisme sensiblement différent, il est tout simple qu’aucune génération ne s’opère plus entre eux. L’harmonie qui doit exister pour que deux êtres donnent naissance à leurs semblables a disparu, et les animaux sont devenus réellement étrangers l’un à l’autre. L’existence des espèces et des genres ne prouve donc rien contre la possibilité d’altérations profondes dues à des changemens de conditions biologiques radicales ; elle montre seulement que, ces changemens une fois accomplis, il en résulte des êtres qui ne sauraient plus avoir entre eux de commerce fécond.

On se demande alors comment, si les genres et les espèces se sont produits par voie de modifications successives, sous l’empire des révolutions physiques, ils ont continué de subsister même après que ces conditions eurent évidemment changé, pourquoi des animaux semblables à ceux qui vivent autour de nous existaient déjà quand d’autres êtres étrangers au monde contemporain subsistaient et se propageaient. C’est qu’une fois qu’une espèce ou, si l’on veut, une variété s’est produite, il se développe en elle une force de persistance et de transmission qui lui permet de lutter, souvent un temps très long, contre les changemens climatologiques et biologiques à laquelle elle est soumise. L’observation nous en fournit tous les jours la preuve. Certaines variétés d’animaux, certaines races humaines qui se sont formées à des époques très modernes, continuent à se perpétuer, même dans les contrées où elles n’existaient pas primitivement. Un accident produit parfois une variété, et l’on est tout étonné de voir cette variété se transmettre ensuite par la génération, si bien qu’elle donne parfois le change aux naturalistes, et qu’on a pris souvent pour une espèce ce qui n’était qu’une variété.

Les métamorphoses graduelles des espèces ne sauraient être démontrées par l’observation de quelques siècles : l’exemple des faits contemporains ne peut ici être objecté ; mais la possibilité de ces métamorphoses paraît être la conséquence forcée de ce qui s’est passé aux âges antérieurs. Et qu’on ne dise pas qu’on devrait, s’il en était ainsi, rencontrer dans les couches terrestres des animaux en voie de transformation, car ces altérations n’ont pu être que fort lentes, et elles se sont produites chaque fois, non dans le cours de la vie de l’animal et de la plante, mais au moment même où une nouvelle plante, un nouvel animal étaient engendrés. Si ces métamorphoses se sont effectuées, les individus d’espèces nouvelles ont été engendrés par des parens d’espèces différentes. Encore aujourd’hui la nature nous offre quelques exemples de ce singulier phénomène. De l’œuf pondu par les méduses sort une larve ciliée semblable à un infusoire des plus simples, la larve ne tarde pas à se fixer, et se transforme tantôt en un polypier rameux, tantôt en un animal assez semblable aux hydres d’eau douce. Le polypier donne naissance à des bourgeons qui, en se développant, deviennent autant de polypes fixés sur un tronc commun ; mais quelques-uns de ces bourgeons prennent une forme qui leur est propre et reproduisent bientôt tous les caractères de la méduse primitive : ils s’isolent, acquièrent des organes génitaux, et, se détachant finalement du corps multiple qui les a vus naître, se rendent au loin pour fonder des colonies nouvelles. Quant à l’animal analogue à l’hydre d’eau douce dans lequel se transforme aussi la larve, il se partage spontanément en anneaux transversaux ; chacun de ceux-ci acquiert successivement les organes d’une méduse adulte, puis se sépare du tronc commun et jouit d’une vie indépendante. Parmi les vers intestinaux, les exemples de ces successions d’êtres de formes différentes s’engendrant les uns les autres ne sont pas rares, et ont été observés avec plus d’attention depuis peu. Les cestoïdes nous offrent dans leur développement des formes transitoires que prend l’animal en changeant de milieu. Le cysticerque, ver simple et agame qui réside dans les tissus, devient un ver rubanaire en passant dans le tube digestif de l’animal qui l’a dévoré. Chez les syllis, il y a production d’un animal différent de celui qui l’a engendré ; cet animal nouveau ne sert pour ainsi dire que de magasin aux élémens mâles ou femelles de la reproduction.

Il est vrai que ces transformations sont renfermées dans un cycle de métamorphoses, et qu’elles ne constituent en réalité qu’une même existence animale individuelle, ainsi que l’a fait voir M. de Quatrefages dans une curieuse série d’études publiée dans la Revue[4]. Ce sont non des générations hétérogènes, mais des générations alternantes, pour nous servir de l’expression de Steenstrup. L’infusoire ou le zoophyte passe en réalité par différens états que nous représentent ces animaux, en apparence différens. Après avoir longtemps vécu sous des formes transitoires, l’animal finit par arriver à l’état parfait dans lequel il engendre l’œuf, seul principe de vie. Les insectes nous offrent des phénomènes analogues. On voit l’œuf pondu donner naissance à une larve ou chenille : celle-ci se transforme ensuite en une nymphe ou chrysalide, d’où sort l’insecte véritable. Les méloïdes, qui vivent dans les cellules des abeilles, et ont été récemment observées par un patient entomologiste, M. Fabre, passent même par sept états ou métamorphoses. Ces méloïdes ou plutôt ces coléoptères sitarides déposent leurs œufs dans les galeries sinueuses qui conduisent aux cellules de la ruche. Leurs œufs forment des amas de particules si déliées, que le microscope n’en a pas découvert moins de 2,000 dans une masse à peine visible à l’œil nu. Une larve en sort, longue tout au plus de 1 millimètre. C’est celle que connaissaient jadis les naturalistes sous le nom de pou des abeilles ; elle s’attache en parasite au corps des mâles, arrivés à leur développement avant les femelles, et passe ensuite sur celles-ci, se nourrit au détriment de leurs œufs, dont elle pompe les liquides, et quand elle les a sucés jusqu’à n’en plus faire qu’une pellicule aride et légère, elle éprouve une sorte de mue et se change en un globule blanc de 2 millimètres de longueur, qui grandit bientôt jusqu’à 12 ou 15 millimètres. Ces embryons, car c’en sont de véritables, êtres privés d’yeux et de mouvement, se transforment peu à peu successivement en trois espèces de nymphes. Dans la première, on distingue encore les vestiges de la forme qu’avait la larve ; dans la dernière, les élytres et toutes les parties du coléoptère parfait se préparent ; enfin apparaît le silaris humeralis qui doit pondre les œufs. La larve et l’insecte sont en fait des animaux différens, qui ont chacun sa manière particulière de croître et de se développer. Dans les méloïdes, la seconde métamorphose est une sorte d’état embryonnaire constituant comme une nouvelle naissance pour l’animal. La larve n’est plus qu’un globule qui flotte sur le miel où il est tombé, à la façon d’un germe. Quoi qu’on puisse dire de pareilles transformations, elles n’en établissent pas moins la possibilité d’une génération hétérogène. Remarquons d’ailleurs que chez les méduses ce n’est point, comme chez les insectes, l’individu qui est soumis à une suite de métamorphoses ; ce sont les deux ordres d’êtres issus d’une même mère qui se reproduisent par des moyens différens.

La transformation de certaines espèces en d’autres aux âges géologiques antérieurs ne suffit cependant pas pour expliquer l’apparition même de la vie. Le grand problème se pose toujours : comment les premiers germes, végétaux ou animaux, même les plus élémentaires, ont-ils pu se produire sur une terre où tout était d’abord inanimé ?

La réponse la plus simple et la plus généralement admise est celle d’une intervention directe de la force créatrice. Comment expliquer la raison et le mode de cette intervention ? On l’ignore ; on constate seulement qu’à une époque infiniment reculée des végétaux et des animaux se sont montrés pour la première fois, et l’on en conclut que cette apparition a dû être l’effet de la volonté divine. Après la création des premiers êtres, le principe de la génération a commencé d’agir, et la Divinité s’est trouvée dispensée d’intervenir à tout instant. Une semblable explication n’a pas satisfait certains esprits ; les lois de la nature leur semblent présenter un caractère de permanence et de nécessité qui s’oppose à ce qu’on admette pour un moment donné une infraction formelle à ces lois. Rien ne se crée de rien, et si les êtres animés ont apparu, c’est, dit-on, qu’ils sont sortis d’autres êtres, animés ou inanimés. Au cas où ces derniers étaient animés, ils ne pouvaient appartenir à la terre, ils sortaient donc de germes apportés d’autres corps célestes.

Telle est la solution que propose l’auteur d’un livre qui nous a déjà occupé, M. Snider. « Toutes les fois que la matière vitale est arrivée sur notre terre en forme de molécules, et qu’elle y a trouvé, indépendamment de la chaleur, des principes homogènes à sa nature, elle s’est développée en prenant un accroissement plus ou moins rapide. Ainsi un atome provenant d’une molécule émanée d’un autre astre, et ayant le principe du blé, a formé un épi de blé ; un autre atome ayant le principe vital d’un insecte a donné naissance à un insecte semblable à lui. » C’est là une hypothèse ingénieuse peut-être, mais qu’assurément rien ne justifie. M. Snider tourne la difficulté en laissant aux physiciens qui habitent le soleil ou les planètes, les étoiles Sirius ou Orion, le soin d’expliquer comment la vie a commencé ; il leur renvoie la balle à une distance où certes nul n’ira la ramasser. Quant à la terre, elle a reçu, affirme-t-il, la vie d’ailleurs. Il n’y a donc plus lieu de rechercher par quel concours de forces plastiques le germe organique s’y est formé. Toutefois, suivant lui, notre planète a aussi sa puissance créatrice ; les êtres animés qui s’y développent sont à leur tour pour les autres corps célestes des sources de créations animales. Les particules qui s’exhalent des êtres vivans, et de l’homme en particulier, par la voie de la transpiration ou de l’expiration, se répandent dans l’espace, et deviennent les germes d’êtres semblables à ceux d’où ils s’échappent toutes les fois que les conditions biologiques, s’y prêtent.

Une semblable théorie aurait besoin d’une démonstration un peu plus rigoureuse que celle dont l’auteur se contente. Revenant indirectement à la prétendue génération spontanée des insectes parasites et infusoires, il fait un vain appel à la physique et à la chimie pour justifier ses hypothèses. Sa théorie des élémens, qu’il conçoit à la manière des anciens, bien qu’il les fasse naître des atomes représentés comme le point de départ de toutes choses, ne saurait résister aux objections des physiciens sérieux[5]. Une seule idée de son livre, qui n’a rien, à tout prendre, de radicalement impossible, mais que l’auteur n’a pas su présenter sous une forme suffisamment scientifique, mérite d’être méditée : c’est le transport de germes animés d’une planète à une autre au moment de là formation des nébuleuses. Il y a dans cette hypothèse bien des difficultés, et celui qui la met en avant ne s’est pas embarrassé même des plus grosses. Si à la rigueur on pouvait lui accorder que des germes d’infusoires aient été transportés dans l’espace avec la matière planétaire, comment supposer que des germes d’éléphant ou d’homme nous soient venus de la sorte, et ces germes, qui les a jamais vus ? Supposer que l’homme ou les mammifères soient sortis de toutes pièces d’une molécule, c’est au fond admettre un miracle aussi grand que la création instantanée des premiers animaux par la volonté divine.

D’autres naturalistes ne vont pas si loin chercher les causes qui ont donné naissance à la vie, et selon eux la matière inorganique ou organique a pu, dans certaines circonstances, se transformer en des êtres organisés et vivans. Ils ont produit en faveur de cette opinion des expériences dont l’exactitude a toujours été attaquée, et que parfois on a dû signaler à bon droit comme entièrement illusoires. Récemment un savant naturaliste de Rouen, M. Pouchet, a entrepris des expériences nouvelles dont les résultats sont certainement très spécieux. Après avoir fait bouillir de l’eau et l’avoir soustraite au contact de l’air, il l’a mise en rapport avec de l’oxygène pur et y a introduit une certaine quantité de foin qui avait été renfermé dans un flacon et chauffé pendant une demi-heure dans une étuve portée à plus de 100 degrés. L’infusion ainsi préparée fut convenablement, séquestrée, et au bout de quelques jours M. Pouchet vit s’y développer une quantité d’animalcules. Ces infusoires se montrèrent aussi après que le corps putrescible avait subi une température de 200 à 250 degrés, et même avait été partiellement ou totalement carbonisé. On ne saurait donc admettre, prétend M. Pouchet, que les animalcules que le foin pouvait déjà contenir, ou qui s’étaient introduits dans le flacon, aient résisté à une si forte chaleur, et les infusoires qui ont apparu devaient s’être formés de toutes pièces. Le naturaliste rouennais assure même qu’il a vu alors prendre naissance des animalcules nouveaux qu’il n’avait jamais rencontrés ailleurs. Les objections n’ont pas manqué à M. Pouchet. On lui a opposé la possibilité que les germes desséchés par une haute température aient pu ensuite être rappelés à la vie, et des expériences faites par M. Doyère prouvent en effet que cette révivification est très possible. On a dit que, l’air étant rempli de germes d’infusoires, ces germes microscopiques avaient dû naturellement pénétrer dans le flacon. M. Pouchet a examiné au microscope l’air circulant dans le laboratoire où il opérait, et il prétend n’y avoir pas trouvé de germes, n’avoir rien observé surtout de semblable à ce qu’il voyait au fond de sa bouteille.

La question en est encore là, et il ne nous appartient pas de la trancher. Avant de l’avoir résolue cependant, il est impossible de décider si l’apparition de la vie sur le globe a été un phénomène spontané. Sans doute ces animalcules, dont le mode de production demeure un problème, sont fort au-dessous des animaux des ordres supérieurs ; mais tout se lie dans la nature, et la séparation entre les règnes est beaucoup moins absolue qu’on ne serait de prime-abord tenté de l’admettre. Les anthéridies, qui peuplent les cellules du chara, plante acotylédonée, nous présentent un mouvement pareil à celui des infusoires. Ces corpuscules affectent la forme de filamens roulés sur eux-mêmes, qui se développent souvent en une ligne courbe ou onduleuse, à la façon des animaux microscopiques. Les sporanges[6] de quelques algues sont douées, à une certaine époque de leur existence qui suit immédiatement leur sortie de l’utricule-mère, de mouvemens analogues qui s’effectuent à l’aide de cils vibratoires s’agitant dans l’eau en manière de nageoires. Cette faculté de locomotion n’est que passagère ; bientôt le mouvement s’arrête ; la spore passe en quelque sorte de la vie animale à la végétale, et c’est alors qu’elle peut commencer à germer. Un autre fait qui vient à l’appui du caractère animal de ces corps reproducteurs, c’est qu’ils présentent une composition chimique quaternaire tout à fait semblable à celle des matières d’origine animale, et cette même composition s’observe dans la favilla, amas de petits corpuscules granuleux nageant dans un liquide que renferme le pollen ou poussière fécondante des végétaux.

Si donc on observe la vie végétale au moment de son apparition, on constate des phénomènes analogues à ceux de la vie animale.

Les différens ordres d’animaux ne sont pas mieux tranchés que ceux du règne végétal. Il y a des mammifères qui se rapprochent des poissons, comme les cétacés, et d’autres des oiseaux, comme les ornithorhynques ; il y a des reptiles qui tiennent des poissons, tels que les lépidosirens. Les têtards ou petits des batraciens ont des branchies comme les poissons, et chez quelques reptiles de cette classe, tels que les axolotls, ces branchies persistent après que l’animal a atteint l’âge adulte. Les mollusques bryozoaires tiennent des zoophytes, et les cirrhipèdes présentent à la fois de grands rapports avec les mollusques et les crustacés. Enfin les éponges se rapprochent tellement des plantes marines, que l’on a été longtemps dans l’incertitude sur leur nature animale. Natura non facit saltus, a dit le grand Linné. Tout se lie dans la succession des êtres, et si l’on admet la possibilité d’une transformation d’une espèce en une autre, il n’y a pas d’impossibilité radicale à ce qu’un animal, tel qu’un mollusque par exemple, soit sorti, dans certaines conditions, d’un zoophyte.

Les substances organisées à l’aide desquelles la vie s’entretient chez les plantes et les animaux peuvent-elles sortir de la simple combinaison, dans des conditions données, de corps simples ? Jadis on admettait une séparation profonde entre ces substances, telles que la gomme, le sucre, l’amidon, le ligneux, la fibrine, l’albumine et les matières minérales. L’intervention de la vie végétative ou animée semble en effet nécessaire pour que ces principes prennent naissance. Aujourd’hui cependant on entrevoit davantage comment s’effectue le passage des uns aux autres. L’analyse des substances organiques a fait de grands progrès. On commence à saisir les lois sur lesquelles repose la formation de ces matières, qui n’offraient d’abord aux chimistes qu’un perpétuel assemblage d’oxygène, d’hydrogène, de carbone et d’azote. On est parvenu à préparer des acides organiques en décomposant des élémens organiques plus complexes, et la synthèse a permis de remonter ainsi ce qu’on pourrait appeler l’échelle de formation des élémens organiques. C’est surtout grâce aux beaux travaux de M. Marcellin Berthelot que ce résultat a été obtenu. Qu’on parvienne à produire de toutes pièces, sans l’intervention de matières végétales, les substances organiques les plus simples, et on aura montré la possibilité d’arriver un jour à refaire par des moyens chimiques les substances qui s’élaborent dans les végétaux et les animaux. Or c’est à quoi a réussi M. Berthelot lui-même. On l’a vu d’abord fabriquer de l’alcool avec du gaz oléfiant (hydrogène bicarboné) ; mais le gaz oléfîant prend toujours naissance dans la décomposition par la chaleur des matières organiques peu oxygénées. Aussi le savant expérimentateur ne s’est-il pas contenté de ce premier résultat ; il a essayé de refaire du gaz oléfîant, et il y a réussi comme pour les autres carbures d’hydrogène qu’on croyait jusque-là formés par la destruction de combinaisons organiques préexistantes. Dans son laboratoire, il a fabriqué, par des moyens ingénieux et délicats, le plus simple des carbures d’hydrogène, en prenant soin de ne faire usage que de matières purement minérales ou de principes organiques déjà obtenus avec ces mêmes matières ; il a exclu même le charbon. Ayant démontré la formation de ces carbures d’hydrogène simples, il est parvenu à produire des composés oxygénés, qui sont devenus à leur tour entre ses mains le point de départ de carbures d’hydrogène plus compliqués que ceux qui leur avaient donné naissance ; puis, avec ces nouveaux carbures, M. Berthelot a formé des combinaisons oxygénées correspondantes, et il s’est élevé, par une série graduelle et régulière de transformations, à des composés de plus en plus compliqués. Cette synthèse des carbures d’hydrogène et des alcools est la porte ouverte à celle de tous les autres composés organiques. Une telle méthode permet d’aller au-delà, car à mesure que l’on s’élève à des composés plus compliqués, les réactions deviennent plus faciles et plus variées, et les ressources du chimiste augmentent à chaque pas nouveau. Pour arriver à cette magnifique recomposition des matières organiques, M. Berthelot a fait le plus heureux emploi d’un état particulier des corps appelé état naissant, c’est-à-dire d’une aptitude qu’ils montrent à entrer dans une combinaison nouvelle au moment où ils sortent d’une autre combinaison.

Le passage des substances inorganiques aux substances organiques est donc un fait démontré. On ne saurait pour cela en conclure qu’on ne doive pas faire appel à des forces vitales d’une nature particulière pour la formation des plantes et des animaux. Ces forces vitales ont certainement exigé, pour se développer, des conditions qui ne se rencontrent pas de nos jours, ou du moins qui échappent à notre observation. On peut admettre que la vie a varié dans ses manifestations héréditaires ; mais il est impossible de percer le mystère de la production de la vie, et encore moins celui de l’existence première de l’instinct, de l’intelligence vague des animaux, de l’intelligence consciente d’elle-même, qui est celle de l’homme.

Nous sommes arrivés à une période en apparence stable, parce que nous ne considérons la terre que pendant sa vie de quelques siècles ; cette stabilité ne saurait être admise pour un long temps. La terre se refroidit lentement, très lentement sans doute, mais elle se refroidit. Jadis les climats étaient autrement distribués qu’ils ne le sont de nos jours, bien que les formes animales fussent déjà ce qu’elles sont à présent. Le feu central finira par s’éteindre dans la longue série des âges. Le soleil pourra envoyer sur la terre encore la même quantité de chaleur ; mais les volcans auront cessé d’être en ignition. Les sources thermales n’existeront plus ; les couches superficielles de l’eau des lacs subalpins, celles des mers subiront les mêmes vicissitudes de température auxquelles sont aujourd’hui sujettes les couches superficielles du terrain. Les bords des lacs perdront leur belle végétation, et l’hiver se fera sentir dans les îles avec la même intensité que dans les contrées situées à l’intérieur des continens, sous le même parallèle et à la même élévation. Bien d’autres phénomènes se produiront encore que nous ne pouvons prévoir, et il en résultera certainement des changemens dans la distribution de la vie. L’homme lui-même travaille à cette transformation : il détruit les espèces sauvages, il multiplie les animaux domestiques, il développe les céréales et les plantes alimentaires au détriment d’une foule d’essences et de végétaux dont il ne tirait aucun profit. Rien n’est donc permanent sur notre planète ; les changemens s’y produisent à la longue, et comme nous suivons dans les couches anciennes du sol la trace de ces lentes transformations, nous concevons pour l’avenir la possibilité de transformations analogues. La science toutefois n’en peut rien connaître, et si l’histoire du passé est obscure et difficile, celle de la vie future est impénétrable comme Dieu même.


ALFRED MAURY.


  1. Voyez les livraisons du 15 décembre et 1er février 1832, du 1er janvier 1835.
  2. Dans la Revue du 1er mars 1858.
  3. Du Berceau de l’espèce humaine selon les Indiens, les Perses et les Hébreux ; 1858.
  4. livraisons du 1er et du 15 avril 1855, du 1er, 15 juin et 1er juillet 1856.
  5. M. Snider, tout en revenant sur bien des points à la physique ancienne, se rencontre cependant avec la science moderne sur diverses idées fondamentales.
  6. Capsules membraneuses qui renferment les organes reproducteurs de certains végétaux acotylédones.