Les Princesses d’Amour/X

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 195-202).

X

ÉVENTAIL DE RAYONS


Mitzu-Vogi (Éventail de Rayons) était célèbre, parmi les grandes oïrans, autant par sa beauté, sa coquetterie effrénée et son luxe, que par les raffinements de ses amours, et, surtout, son arrogance, cruelle ou câline. Elle feignait, de feindre qu’elle n’aimait pas, ou simulait, des élans de passion désordonnée, qui affolaient ses amants, sans que jamais son cœur, à elle, eût un battement plus vif. Les fortunes, elle les dévorait, puis rejetait, loin d’elle, l’homme ruiné, comme la pelure d’un kaki.

Un jour, on lui annonça, qu’une femme demandait à la voir, pour lui présenter des flèches à cheveux, en corail, d’un rare travail. Comme elle désirait, justement, acheter des ornements de cette espèce, Éventail de Rayons laissa entrer la marchande.

Une femme, amaigrie et pâle, s’avança, lui tendit, d’un geste brusque, le coffret aux épingles, qui tremblait dans sa main, tandis qu’elle attachait, sur la belle oïran un regard avide et presque affolé.

Celle-ci, un peu surprise, essayait les épingles, quand tout à coup, poussant un cri sourd, la femme tomba, évanouie, sur le sol.

On la soigna avec empressement ; mais, dès que l’inconnue reprit connaissance Éventail de Rayons, fit sortir toutes les suivantes.

À l’extrême distinction de la personne, à l’élégance sobre du costume, elle avait vite deviné que ce n’était pas là, une marchande.

— Noble femme, lui dit-elle, que venez-vous faire ici ? quelle souffrance vous fait si pâle, et que puis-je pour vous servir ?…

— Je venais vous supplier de me rendre mon époux, s’écria l’étrangère en sanglotant ; mais en voyant votre triomphante beauté, j’ai compris, combien l’on a de raisons, pour vous préférer à toutes, et que je n’ai qu’à mourir !…

— Dites-moi le nom de votre époux et je vous jure de ne plus le recevoir, répondit Éventail de Rayons. Gardez-vous de douter de ma parole : c’est le premier serment que je fais, sérieusement, je le tiendrai, soyez-en certaine. Et, maintenant, ne sanctifiez pas plus longtemps, par votre présence, ce lieu impur.

La triste épouse, s’en alla, un peu réconfortée.

Rigoureusement, la folle oïran tint sa promesse. Comme pour en fixer le souvenir, elle portait toujours, dans ses cheveux, les épingles de corail, que l’honnête femme lui avait laissées.

L’amant éconduit, malgré tous ses efforts, ne la revit plus.

Quelques mois plus tard, un matin, qu’Éventail de Rayons à l’ombre des grands arbres de son jardin, faisait de la musique, elle vit s’avancer, franchissant le petit ruisseau, sur le pont en laque pourpre, cette même femme, accompagnée de trois petits enfants.

Sa pâleur s’était accrue, et ses traits se creusaient davantage.

— J’avais bien deviné qu’on ne guérissait pas de vous, dit-elle, vous avez tenu votre promesse, mais au lieu de le calmer, cela n’a fait qu’empirer le mal. Le désespoir s’est emparé de votre amant, loin de vous il ne pense qu’à vous, et la jalousie le dévore si cruellement, à l’idée qu’il est exilé, tandis que d’autres vous approchent, que je viens vous rendre votre parole, vous supplier d’accorder encore vos bonnes grâces, au malheureux, qui s’en va mourir, afin de conserver un père, à ces pauvres petits-là.

Elle poussait les enfants, délicieusement gauches, vers la courtisane, toute stupéfaite, qui les attira contre elle, les contempla longuement. Peut-être, n’avait-elle jamais vu d’enfants.

Un voile de tristesse, sembla tomber sur son beau visage, éteignit son sourire et elle dit, comme à elle-même, après un long silence :

— Voilà donc cette chair tendre et suave, que nous dévorons, sans le savoir, en faisant fondre, au feu de nos baisers, la fortune des pères. Ô pauvres monstres inconscients que nous sommes !

Il sembla troublé de larmes, son regard, quand elle le posa, sur les yeux de l’épouse douloureuse, qui, par elle, avait tant pleuré.

— Puisque la jalousie le consume et qu’il ne peut s’en défendre, lui dit-elle, que l’infidèle époux, vienne, ici, demain. Il me verra, car il ne faut plus qu’il soit jaloux.

Le lendemain ce fut une morte, que l’amant éperdu, contempla ; toute blanche, sur le lit somptueux.

Éventail de Rayons avait bu du poison, après avoir tracé ces lignes, sur son éventail :

« Qu’est-ce que cela pèse, l’existence d’une courtisane, contre celle d’une noble famille ?

« J’ai fait mon devoir. Que votre femme et vos enfants, vous dictent le vôtre. »

— Cette mort est certainement la plus noble et la plus désintéressée, de toutes celles dont nous avons parlé, dit Ko-Mourasaki, en se levant, l’histoire nous fait beaucoup d’honneur, il me semble.

— Nous remercions notre reine de nous l’avoir contée, dit Jeune Saule.

Et comme l’heure des réceptions approchait, les oïrans, rappelèrent leurs suivantes, et après avoir pris congé de l’Oiseau-Fleur, sans rien omettre du cérémonial prescrit, descendirent, majestueusement, l’escalier, et se retirèrent.