Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Marc/06

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Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 195-202).
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saint Marc


CHAPITRE VI


JÉSUS EST SANS HONNEUR DANS SA PATRIE (Matth. xiii, 53 sv.). — MISSION DES APÔTRES (Matth. x, 5 sv. Luc, ix, 1 sv.). — SAINT JEAN-BAPTISTE DÉCAPITÉ (Matth. xiv, 1 sv. Luc, ix, 7). — MULTIPLICATION DES CINQ PAINS (Matth. xiv, 13 ; Luc, ix, 10 ; Jean, vi, 1). — JÉSUS MARCHE SUR LES EAUX (Matth. xiv, 22 ; Jean, vi, 16). — MALADES GUÉRIS PAR LE CONTACT DE SON VÊTEMENT (Matth. xiv), 31).


Étant parti de là[1], Jésus vint dans son pays[2], et ses disciples le suivirent. Un jour de sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue ; et beaucoup de ceux qui l’entendaient, admirant sa doctrine, disaient : D’où lui viennent toutes ces choses ? Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, et d’où vient que tant de merveilles se font par ses mains ? N’est-ce pas là le charpentier[3], fils de Marie, frère de Jacques, de Joseph, de Jude et de Simon[4] ? Ses sœurs ne sont-elles pas ici parmi nous ? Et ils se scandalisaient de lui. Jésus leur dit : Un prophète n’est sans honneur que dans sa patrie, dans sa maison, et dans sa famille. Et il ne put faire là aucun miracle[5], si ce n’est qu’il guérit quelques malades en leur imposant les mains. Et il s’étonnait de leur incrédulité[6] ; il allait cependant enseigner dans les villes d’alentour.

7 Alors, appelant les Douze, Jésus commença à les envoyer deux à deux, et il leur donna puissance sur les esprits impurs. Il leur commanda de ne rien porter en chemin qu’un bâton seulement[7], ni sac, ni pain, ni argent dans leur ceinture ; mais de marcher avec des sandales, et de ne se point munir de deux tuniques. Et il leur dit : En quelque maison que vous entriez, demeurez-y jusqu’à ce que vous partiez de ce lieu. Et quiconque refusera de vous recevoir et de vous écouter, sortez de là et secouez la poussière de vos pieds en témoignage contre eux. Étant donc partis, ils prêchaient qu’on fit pénitence, chassaient beaucoup de démons, oignaient d’huile beaucoup de malades[8], et ils étaient guéris.

14 Or, le roi Hérode entendait parler de Jésus (car son nom était devenu célèbre), et il disait : Jean-Baptiste est ressuscité d’entre les morts, c’est pourquoi des miracles sont opérés par lui. Mais d’autres disaient : C’est Élie ; et d’autres : C’est un prophète, semblable aux anciens prophètes. Ce qu’Hérode ayant entendu, il dit : Jean, que j’ai fait décapiter[9], est ressuscité d’entre les morts. Car ce roi avait envoyé prendre Jean[10], et l’avait fait mettre en prison chargé de fers, à cause d’Hérodiade, femme de Philippe, son frère, qu’il avait épousée ; parce que Jean disait à Hérode : Il ne vous est pas permis d’avoir la femme de votre frère. Aussi Hérodiade lui tendait des embûches[11], et voulait le faire périr ; mais elle ne le pouvait pas. Car Hérode, sachant que c’était un homme juste et saint, le vénérait et veillait sur sa vie ; il faisait beaucoup de choses d’après ses conseils et l’écoutait volontiers. Mais un jour opportun arriva, le jour de la naissance d’Hérode, où il fit un festin aux grands de sa cour, aux tribuns militaires et aux principaux de la Galilée. La fille d’Hérodiade étant entrée, dansa[12], et plut tellement à Hérode et à ceux qui étaient à table avec lui, que le roi dit à la jeune fille : Demande-moi ce que tu voudras, et je te le donnerai. Et il ajouta avec serment : Quoi que ce soit que tu me demandes, je te le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume[13]. Elle sortit[14], et dit à sa mère : Que demanderai-je ? Sa mère lui répondit : La tête de Jean-Baptiste. Aussitôt, revenant près du roi en grande hâte, elle lui fit cette demande : Je veux que vous me donniez tout à l’heure, dans un plateau, la tête de Jean-Baptiste. Le roi en fut contristé : néanmoins, à cause de son serment et de ceux qui étaient à table avec lui, il ne voulut point l’affliger d’un refus[15]. Il envoya un de ses gardes[16] et lui commanda d’apporter la tête de Jean dans un plateau ; et le garde, l’ayant décapité dans la prison, apporta sa tête dans un plateau, et la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. Ce que les disciples de Jean ayant appris, ils vinrent prendre son corps et le déposèrent dans un sépulcre.

30 De retour près de Jésus, les Apôtres lui rendirent compte de tout ce qu’ils avaient fait et de tout ce qu’ils avaient enseigné. Et il leur dit : Venez à l’écart, dans un lieu désert, et prenez un peu de repos. Car il y avait un tel concours de personnes qui venaient et s’en allaient, que les Apôtres n’avaient pas même le temps de manger. Et, montant dans une barque, ils se retirèrent à l’écart dans un lieu désert.

33 On les vit s’éloigner et plusieurs le surent[17], et ils accoururent au même lieu par terre de toutes les villes voisines, et arrivèrent avant eux. Et lorsque Jésus sortit de sa solitude[18], il vit une grande multitude, et il en eut compassion, parce qu’ils étaient comme des brebis sans pasteur, et il commença à leur enseigner beaucoup de choses. Mais lorsque déjà le jour était avancé, ses disciples vinrent lui dire : Ce lieu est désert, et la nuit approche. Renvoyez-les, afin qu’ils aillent dans les hameaux et les villages voisins, et y achètent de quoi manger. Il leur répondit : Donnez-leur vous-mêmes à manger. Et ils lui dirent : Irons-nous donc acheter pour deux cents deniers de pain, afin de leur donner à manger ? Il leur demanda : Combien avez-vous de pains ? Allez et voyez. Et, s’en étant instruits, ils lui vinrent dire : Cinq pains et deux poissons. Alors il leur commanda de les faire tous asseoir, en diverses bandes, sur l’herbe verte ; et ils s’assirent par groupes de cent et de cinquante. Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et levant les yeux au ciel il les bénit[19], puis il rompit les pains et les donna à ses disciples, pour qu’ils les présentassent au peuple ; et il partagea entre tous les deux poissons. Tous mangèrent et furent rassasiés, et ils remportèrent douze corbeilles pleines des morceaux restés des pains et des poissons. Or, ceux qui mangèrent étaient au nombre de cinq mille hommes.

45 Aussitôt Jésus obligea ses disciples de monter dans la barque, et de passer avant lui de l’autre côté du lac[20], vers Bethsaïde[21], pendant qu’il renverrait le peuple. Et après qu’il l’eut renvoyé, il s’en alla sur la montagne pour prier. Le soir étant venu, la barque était au milieu de la mer, et lui seul à terre. Et voyant qu’ils avaient beaucoup de peine à ramer (car le vent leur était contraire), vers la quatrième veille de la nuit[22], il vint à eux marchant sur la mer ; et il voulait les devancer[23]. Mais eux, le voyant marcher sur la mer, crurent que c’était un fantôme et poussèrent un cri. Car tous l’avaient aperçu et étaient effrayés. Aussitôt il leur parla et leur dit : Ayez confiance, c’est moi, ne craignez point. Il monta ensuite avec eux dans la barque, et le vent cessa, et leur étonnement était au comble[24] ; car ils n’avaient pas compris le miracle des pains, parce que leur cœur était aveuglé[25].

53 Après avoir traversé le lac, ils vinrent au territoire de Génésareth et y abordèrent. Et dès qu’ils furent sortis de la barque, les gens du pays reconnurent Jésus[26]. Et parcourant toute la contrée, ils lui apportèrent les malades dans des lits, partout où ils entendaient dire qu’il était. Et en quelque lieu qu’il entrât, dans les villages, dans les hameaux et dans les villes, ils mettaient les malades sur les places publiques, et le priaient de les laisser seulement toucher la houppe de son manteau ; et tous ceux qui la touchaient étaient guéris[27].

  1. De Capharnaüm.
  2. À Nazareth. Ici et Matth. xiii, 54, Nazareth est justement appelée la patrie de Notre-Seigneur, qui avait passé dans cette ville les trente premières années de sa vie. Sa naissance à Bethléem, où il ne resta que quelques jours, était un pur accident, providentiel, il est vrai, et capital dans les desseins de Dieu, mais que beaucoup pouvaient ignorer ou avoir oublié après un si long temps. Cette manière de parler n’exclut donc en aucune façon la naissance de Jésus à Bethléem, racontée par saint Matthieu, clairement indiquée par saint Luc (iv, 16), et supposée par saint Jean (vii, 42). Lorsque l’empereur Adrien, né quarante-trois ans après la mort de Jésus-Christ, voulut profaner le berceau du Dieu des Chrétiens, ce ne fut pas à Nazareth, mais à Bethléem, qu’il fit construire un sanctuaire d’Adonis, sur l’emplacement même de la grotte sacrée, — Ce qui suit (1-16) arriva dans les premiers mois de l’an 28 de l’ère vulgaire.
  3. Notre-Seigneur lui-même exerça cette profession jusqu’à l’âge de trente ans.
  4. Voyez Frères de Jésus dans le Vocabulaire.
  5. Non que Jésus manquât de puissance mais parce que les habitants de Nazareth manquaient de foi. Deux choses, en effet, dit très-bien Victor d’Antioche, sont nécessaires à la perpétration du miracle : la puissance dans celui qui l’opère, et la foi dans celui qui en est l’objet ; l’absence de l’un de ces deux éléments paralyse l’autre.
  6. Ce que raconte saint Luc chap. iv, 22, s’était passé un an auparavant. Voy. ibid. 28, 29.
  7. Saint Matthieu et saint Luc : Ni bâton. Plusieurs explications ont été données pour concilier saint Marc avec les deux autres synoptiques. Allioli : Les Apôtres pouvaient avoir un bâton ; mais, s’ils venaient à le perdre, ils ne devaient pas se mettre en peine de s’en procurer un autre. Patrizzi : Beaucoup de manuscrits grecs et de Pères lisent dans saint Matthieu et saint Luc : des bâtons. Victor d’Antioche : Notre-Seigneur a pu permettre dans la suite ce qu’il avait défendu d’abord, et saint Marc seul aurait mentionné cette permission. Corn. Lapierre : Saint Matthieu et saint Luc parlent d’un bâton capable de servir d’arme défensive ; saint Marc, d’un bâton destiné uniquement à servir d’appui.
  8. « Cette onction sacrée des malades (l’Extrême-Onction) a été instituée par le Christ, Notre-Seigneur, comme un sacrement véritable et proprement dit de la Loi Nouvelle, insinué par saint Marc (vi, 13), recommandé aux fidèles et promulgué par saint Jacques. » Concile de Trente, Sess. xiv, c. 1.
  9. Après l’été de l’an 27 de l’ère vulgaire.
  10. Après l’automne de l’an 26 de l’ère vulgaire.
  11. Josèphe parle du mariage adultère d’Hérode, et dépeint Hérodiade comme une intrigante qui exerçait une grande influence sur ce faible monarque et le portait à faire des folies.
  12. À cette époque, les danses mimiques, importées de la Grèce, étaient en vogue dans l’empire romain ; elles avaient passé dans les mœurs des princes juifs, et les festins se terminaient toujours par ce divertissement.
  13. On sait que la promesse de la moitié du royaume était une formule de serment en usage dans l’antiquité.
  14. Les femmes n’assistaient point aux repas officiels.
  15. L’histoire rapporte plusieurs faits semblables, par exemple, quand Agrippine fit exécuter Paulina Lollia. Antoine se faisait apporter la tête des proscrits pendant ses repas, et Fulvia prit la tête de Cicéron sur ses genoux, pour lui percer la langue avec des aiguilles (Dion Cassius).
  16. Les gardes du roi étaient jadis chargés des exécutions.
  17. Le bruit de leur départ et du lieu où ils se dirigeaient se répandit.
  18. Voyez Jean, vi, 3, 5. Patrizzi : de la barque.
  19. C’est ce que tous les Israélites avaient coutume de faire avant de prendre leur repas.
  20. La raison en est sans doute Jean, vi, 15.
  21. Après avoir abordé à Capharnaüm, ibid. 17.
  22. Un peu avant le lever du soleil.
  23. Jésus fit comme s’il voulait passer outre à côté d’eux.
  24. « Nous voyons dans l’Écriture que tantôt l’Église est bâtie sur une pierre immobile (Luc, vi, 48), et tantôt comme un navire qui flotte au milieu des ondes au gré des vents et des tempêtes : si bien qu’il paraît qu’il n’est rien de plus faible que cette Église, puisqu’elle est ainsi agitée ; et qu’il n’est rien aussi de plus fort, puisqu’on ne la peut jamais renverser, et qu’elle demeure toujours immuable, malgré les efforts de l’enfer. L’Évangile nous la représente ici parmi les flots, portée de çà et de là par un vent contraire. Et, ce qui est plus surprenant, c’est que Jésus, qui est son appui, semble l’abandonner à la tempête, il s’approche et il veut passer, comme si son péril ne le touchait pas. Toutefois, ne croyez pas qu’il l’oublie : il permettra bien que les flots l’agitent, mais non pas qu’ils la submergent, ni qu’ils l’engloutissent. Il commande aux vents, et ils s’apaisent ; il entre dans le navire, et il arrive sûrement au port : afin que nous entendions qu’il n’y a rien à craindre pour l’Église, parce que le Fils de Dieu la protège. » Bossuet.
  25. Le miracle de la multiplication des pains n’avait pas suffi pour leur montrer dans Jésus un Dieu. Mais ce nouveau prodige dissipa leur aveuglement : voyez Matth. xiv, 33.
  26. Patrizzi : surent qu’il était revenu dans leur pays ; la nouvelle s’en répandit promptement.
  27. Les faits racontés dans les vers. 55 et 56, se sont passés aux environs de Pâque, l’an 28 de l’ère vulgaire ; car il ne semble pas que, cette année-là, Jésus ait été célébrer cette fête à Jérusalem. Patrizzi.