Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Marc/14

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Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 232-239).
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saint Marc


CHAPITRE XIV


COMPLOT DES JUIFS (Matth. xxv, 1 sv. Luc, xxiii, 1 sv.). — PARFUM RÉPANDU SUR LA TÊTE DE JÉSUS (Matth. ibid. ; Jean, xii, 1-8). — JUDAS PROMET DE LE LIVRER (ibid.). — DERNIÈRE CÈNE ; INSTITUTION DE L'EUCHARISTIE (ibid.). — RENIEMENT DE SAINT PIERRE PRÉDIT (ibid. Jean, xviii, 1). — AGONIE AU JARDIN DES OLIVIERS (Matth. xxvi, 36 sv. Luc, xxii, 40 sv.). — JÉSUS TRAHI PAR JUDAS ET CONDUIT CHEZ CAÏPHE (ibid. Jean, xviii, 3 sv.). — PIERRE LE RENIE ET FAIT PÉNITENCE (ibid.).


1 C’était la Pâque et les Azymes deux jours après : et les Princes des prêtres et les Scribes cherchaient comment ils se saisiraient de Jésus par ruse, et le feraient mourir. Mais, disaient-ils, que ce ne soit pas pendant la fête, de peur qu’il ne s’élève quelque tumulte parmi le peuple.

3 Comme il était à Béthanie[1], dans la maison de Simon le lépreux, à table, une femme s’approcha, tenant un vase d’albâtre plein d’un parfum de nard pur d’un grand prix ; et ayant rompu le vase[2], elle répandit le parfum sur sa tête. Plusieurs s’indignèrent en eux-mêmes, disant : A quoi bon perdre ainsi ce parfum ? On aurait pu le vendre plus de trois cents deniers, et le donner aux pauvres. Et ils se courrouçaient contre elle. Mais Jésus dit : Laissez-la, pourquoi l’inquiétez-vous ? C’est une bonne action qu’elle a faite à mon égard. Car vous avez toujours les pauvres avec vous, et toutes les fois que vous voudrez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. Ce que cette femme a pu, elle l’a fait ; elle a d’avance parfumé mon corps pour la sépulture. En vérité, je vous le dis, dans le monde entier, partout où sera prêché cet Évangile, on racontera ce qu’elle a fait, et elle en sera louée.

10 Et Judas Iscariote, un des Douze, s’en alla vers les Princes des prêtres pour le leur livrer[3]. L’ayant écouté, ils se réjouirent, et promirent de lui donner de l’argent. Et il cherchait une occasion favorable pour le leur livrer.

12 Le premier jour des Azymes[4], où l’on immolait la Pâque, ses disciples lui dirent : Où voulez-vous que nous vous préparions ce qu’il faut pour manger l’Agneau pascal ? Et il envoya deux de ses disciples, et leur dit : Allez dans la ville, vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau, suivez-le. Et quelque part qu’il entre, dites au maître de la maison : Le Maître vous mande : Où est le lieu où je dois manger l’Agneau pascal avec mes disciples ? Et il vous montrera une grande salle meublée : préparez-nous là le repas pascal. Ses disciples s’en allèrent et vinrent dans la ville ; et ils trouvèrent les choses comme il leur avait dit, et ils préparèrent la Pâque.

17 Sur le soir, il vint avec les Douze. Pendant qu’ils étaient à table et mangeaient, Jésus leur dit : Je vous le dis en vérité, un de vous, qui mange avec moi, me trahira[5]. Et ils commencèrent à s’attrister et à lui dire chacun : Est-ce moi[6] ? Il leur répondit : C’est l’un des Douze qui met avec moi la main dans le plat. Pour le Fils de l’homme, il s’en va, ainsi qu’il est écrit de lui : mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi ! Il vaudrait mieux pour cet homme qu’il ne fût pas né.

22 Et pendant qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, et l’ayant béni, il le rompit et le leur donna, en disant : Prenez, ceci est mon corps. Et, ayant pris le calice et rendu grâces, il le leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : Ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, qui sera répandu pour un grand nombre[7]. En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai nouveau dans le royaume de Dieu[8]. Et après le chant de l’hymne, ils s’en allèrent sur la montagne des Oliviers.

27 Alors Jésus leur dit : Vous serez tous scandalisés cette nuit à cause de moi, car il est écrit : « Je frapperai le pasteur, et les brebis seront dispersées. » Mais après que je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée. Pierre lui dit : Quand tous se scandaliseraient à cause de vous, moi jamais. Jésus lui dit : Je te le dis en vérité, aujourd’hui, cette nuit même, avant que le coq ait chanté deux fois[9], trois fois tu me renieras. Mais Pierre insistait encore plus : Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renierai point. Et tous les autres disciples dirent la même chose.

32 Ils vinrent ensuite en un lieu appelé Gethsémani[10], et il dit à ses disciples : Demeurez ici pendant que je prierai. Et ayant pris avec lui Pierre, Jacques et Jean, il commença à être dans la crainte et l’abattement. Et il leur dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort ; demeurez ici, et veillez.

35 Et s’étant un peu avancé, il se prosterna contre terre, et il priait que cette heure, s’il se pouvait, s’éloignât de lui. Et il dit : Abba[11], Père, tout vous est possible, éloignez de moi ce calice ; cependant, non ce que je veux, mais ce que vous voulez. Il vint ensuite à ses disciples[12], et les trouvant endormis, il dit à Pierre : Simon, vous dormez ! N’avez-vous pu veiller une heure ? Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation. L’esprit est prompt, mais la chair est faible. Il s’en alla de nouveau, et pria, disant les mêmes paroles.

40 Étant revenu, il les trouva encore endormis (car leurs yeux étaient appesantis), et ils ne savaient que lui répondre. Il vint une troisième fois, et leur dit : Dormez maintenant, et reposez-vous. C’est assez, l’heure est venue ; voici que le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. Levez-vous, allons ; celui qui doit me trahir est près d’ici.

43 Il parlait encore, lorsque Judas Iscariote, un des Douze, arriva, et avec lui une grande troupe armée d’épées et de bâtons, envoyée par les Princes des prêtres, les Scribes et les Anciens. Or le traître leur avait donné ce signe : Celui que je baiserai, c’est lui, saisissez-le, et emmenez-le avec précaution. Étant venu, aussitôt il s’approcha de lui, disant : Salut, Maître ; et il le baisa. Les autres mirent la main sur lui, et le saisirent[13]. Un de ceux qui étaient là, tirant une épée, en frappa un des serviteurs du Grand-Prêtre, et il lui coupa une oreille. Jésus, prenant la parole, leur dit : Vous êtes venus, comme à un voleur, avec des épées et des bâtons pour me prendre. J’étais tous les jours[14]parmi vous, enseignant dans le temple, et vous ne m’avez point pris. Mais il fallait que les Écritures s’accomplissent. Alors ses disciples l’abandonnant, s’enfuirent tous. Un jeune bomme le suivait, couvert d’un linceul[15] ; ils se saisirent de lui, mais, laissant le linceul, il s’enfuit nu de leurs mains.

53 Ils menèrent Jésus chez le Grand-Prêtre[16], où s’assemblèrent tous les Prêtres, les Scribes et les Anciens. Pierre le suivit de loin jusque dans la cour du Grand-Prêtre, et, assis près du feu avec les serviteurs, il se chauffait. Cependant les Princes des prêtres et tout le conseil cherchaient un témoignage contre Jésus pour le faire mourir, et ils n’en trouvaient point. Car 56. plusieurs rendaient de faux témoignages contre lui, mais les témoignages ne s’accordaient pas. Enfin quelques-uns se levant, portèrent contre lui ce faux témoignage : Nous l’avons entendu dire : « Je détruirai ce temple bâti de la main des hommes ; et en trois jours j’en rebâtirai un autre qui ne sera point de la main des hommes[17]. » Mais sur cela même leur témoignage ne s’accordait point. Alors le Grand-Prêtre se levant au milieu de l’assemblée, interrogea Jésus, disant : Vous ne répondez rien à ce que ceux-ci déposent contre vous ? Mais Jésus se taisait, et il ne répondit rien. Le Grand-Prêtre l’interrogea de nouveau, et lui dit : Êtes vous le Christ, le Fils du Dieu béni ? Jésus lui dit : Je le suis, et vous verrez le Fils de l’homme, assis à la droite de la majesté de Dieu, et venant sur les nuées du ciel. Alors le Grand-Prêtre, déchirant ses vêtements[18], dit : Qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Vous avez entendu le blasphème, que vous en semble ? Tous jugèrent qu’il était digne de mort. Et quelques-uns commencèrent à cracher sur lui, et à voiler sa face, et à le frapper du poing, en lui disant : Prophétise ; et les valets le souffletaient.

66 Pendant que Pierre était en bas dans la cour, une servante du Grand-Prêtre vint ; et ayant vu Pierre qui se chauffait, le regardant, elle dit : Vous aussi, vous étiez avec Jésus de Nazareth. Mais il le nia, en disant : Je ne sais ni ne comprends ce que vous dites. Et comme 69. il sortait dans le vestibule[19], le coq chanta. La servante l’ayant encore aperçu dit à ceux qui étaient présents : Celui-ci est de ces gens-là. Mais il le nia de nouveau. Un peu après, ceux qui étaient là dirent à Pierre : Vous êtes certainement un d’entre eux, car vous aussi vous êtes Galiléen[20]. Alors il commença à dire avec imprécation et avec serment : Je ne connais point cet homme dont vous parlez. Et aussitôt le coq chanta encore. Et Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite « : Avant que le coq chante deux fois, trois fois tu me renieras ; » et il se mit à pleurer.

  1. Ce qui est raconté au verset 3 sv. arriva le samedi précédent, 12 mars. Saint Marc le place ici, comme expliquant ce qui poussa Judas à livrer son Maître à ses ennemis, et reliant les vers. 1-2 avec les vers. 10-11.
  2. D’après un antique usage qui consistait à briser la vaisselle dont on s’était servi pour traiter un personnage distingué.
  3. Mercredi 13 nisan, 16 mars.
  4. Notre-Seigneur prédit trois fois dans le cénacle la trahison de Judas : 1° pendant le souper Matth. xxvi, 21-23 ; Marc, xiv, 18-21 ; 2° après l’institution de l’Eucharistie. Luc, xxii, 21-23 ; 3° Jean, xiii, 21-26.
  5. Le premier des sept jours des Azymes était le 15 nisan. Mais comme on commençait dès la veille à s’abstenir de pain fermenté, dans l’usage on appela ainsi le 14 nisan, qui tombait cette année-là le jeudi 17 mars.
  6. En grec : Est-ce moi ? Et un autre : Est-ce moi ?
  7. Le vers. 24 doit se placer après les mots rendu grâces du vers. 23.
  8. Voy. Matth. xxvi, 19, note.
  9. Le coq chante deux fois pendant la nuit, la première fois après le milieu de la nuit, la seconde au point du jour. Dans l’usage ordinaire, c’est ce dernier chant qu’on appelle proprement chant du coq, et c’est ainsi que parlent les autres Évangélistes ; ils ne sont donc pas en désaccord avec saint Marc.
  10. Gethsémani, c’est-à-dire, pressoir d’olives ou à huile, était un enclos ou verger, planté d’oliviers, à l’est de Jérusalem, où le Sauveur allait habituellement passer la nuit quand il avait, durant le jour, enseigné dans le temple. Aussi Judas connaissait parfaitement ce lieu. On montre encore de nos jours, dans la proximité du pont qui mène de la porte St-Étienne au mont des Oliviers, au-delà du torrent de Cédron, sous le nom de Djesmanié, un enclos où se trouvent quelques vieux oliviers, et que l’on donne avec raison comme l’ancien Gethsémani.
  11. Abba, nom syro-chaldaïque qui signifie père.
  12. Les trois disciples nommés vers. 33.
  13. Ce verset, dans l’ordre des faits, vient après le vers. 49.
  14. Tous les jours qui viennent de s’écouler.
  15. Sans doute quelque gardien ou valet de la ferme de Gethsémani, réveillé au bruit de tout ce monde. Saint Marc mentionne cet incident pour montrer quel danger il y avait à suivre Jésus cette nuit-là.
  16. 1° Caïphe, le grand-prêtre de cette année (Jean, xviii, 13), et Anne, son beau-père, avaient tous deux le titre de grand-prêtre. 2° Anne et Caïphe vivaient habituellement, ou se trouvaient cette nuit-là, pour la manducation de l’Agneau pascal, dans la même maison. Ces deux points admis (voy. la note du vers. 68), S. Matthieu xxvi, 57, S. Marc ici, et S. Jean xviii, 13, se concilient sans peine. Patrizzi.
  17. Voy. Jean, ii, 19.
  18. Signe, chez les Juifs, d’une grande douleur ou d’une vive indignation.
  19. Le vestibule était l’entrée du palais ; on le traversait pour entrer dans la cour. — Où et quand eurent lieu les trois reniements de saint Pierre ? Le premier arriva certainement avant que Notre-Seigneur ne fût conduit devant Caïphe (Jean, xviii, 17). Mais la comparaison des quatre Évangiles fait naître quelques difficultés par rapport aux deux autres. La solution la plus simple est d’admettre avec le Père Patrizzi, qu’Anne et Caïphe se trouvaient dans la même maison. En effet, il est bien remarquable que les Évangélistes, dans le récit qu’ils font des trois fautes de saint Pierre, supposent à peu près le même lieu, et qu’ils ne disent pas que Jésus fut envoyé par Anne dans la maison de Caïphe, mais chez ou devant Caïphe. Ainsi les trois reniements ont eu lieu dans la cour et sous le vestibule de la maison où se trouvaient Caïphe et Anne : le 1er avant le premier chant du coq (voy. vers. 30) ; le 2e, un peu après, et le 3e environ une heure après le 2e, immédiatement avant le second chant du coq, pendant que Jésus était devant Caïphe.
  20. Le grec ajoute : Et votre langage, votre accent, s’accorde avec celui des Galiléens.