Les Républiques de l’isthme américain

La bibliothèque libre.
LES REPUBLIQUES
DE
L'ISTHME AMERICAIN

A travers l’Amérique centrale : le Nicaragua et le canal interocéanique, par M. Félix Belly, publié avec une carte originale du Nicaragua) 2 vol. in-8o ; Paris, Librairie de la Suisse romande, 1867.


I

Transformer le rêve de Christophe Colomb en réalité, tracer enfin la route océanique par laquelle les navires pourront voguer directement des ports d’Europe aux rivages de la Chine et des Indes, c’est là un problème qui depuis le XVIe siècle n’a pas cessé de séduire les esprits entreprenans. Les premiers navigateurs, cherchant vainement un passage, avaient pénétré dans toutes les baies de l’isthme. de l’Amérique centrale et remontera plupart des rivières ; puis, lorsqu’il devint évident que cette étrange langue de terre si gracieusement reployée entre les deux océans sur un espace de 2,200 kilomètres, si bizarrement rétrécie de distance en distance par des golfes profonds, n’en était pas moins une barrière continue, on dut songer à la franchir au moyen d’un canal de navigation. En 1528 déjà, Cortez faisait explorer l’isthme de Tehuantepec entre le golfe du Mexique et la mer du Sud pour savoir s’il lui serait possible d’y créer un détroit artificiel. Plus tard, il est vrai, lorsque la tyrannie jalouse de la mère-patrie eut si bien régularisé le commerce par le monopole que toute idée d’innovation eût été considérée comme un crime, personne n’eut la hardiesse de-proposer la construction d’un canal entre les deux océans ; d’ailleurs Philippe II avait interdit sous peine de mort de s’occuper d’un pareil projet, « car, ainsi que le disait un de ses courtisans, si Dieu avait désiré qu’il existât un détroit, il n’aurait pas manqué de l’ouvrir lui-même. » Vers le milieu du XVIIe siècle seulement, il se trouva un homme assez courageux pour oser de nouveau, en violation des lois divines, demander le percement de l’isthme de Tehuantepec ; mais depuis le grand voyage de Humboldt, et surtout depuis que les anciennes colonies américaines, devenues terre libre, sont dégagées des entraves commerciales qui en faisaient un simple fief de quelques maisons de Séville et de Cadix, les projets se sont succédé en foule, les uns rédigés au hasard sur des cartes de fantaisie, les autres étudiés avec tout le soin que permettait la connaissance du pays et présentés par des hommes de valeur scientifique.

Les parties de l’Amérique centrale à travers lesquelles les ingénieurs ont fait ainsi passer à l’envi leurs divers tracés de canaux à écluses ou sans écluses comprennent sans exception tous les étranglemens de la grande terre de jonction qui rattache le Mexique à la Colombie. L’isthme de Tehuantepec, celui du Honduras, la baie de Chiriqui et le golfe Dulce, la rivière de Chagres et Panama, le Darien, ce faible pédoncule qui relie le continent du nord à la masse énorme du continent méridional, enfin le bassin de l’Atrato et de plusieurs de ses tributaires, ont été tous prônés comme les endroits où devrait nécessairement s’ouvrir la porte commerciale entre les deux mers ; mais, de toutes les régions proposées pour l’ouverture d’un canal de navigation, nulle n’est plus connue que la remarquable dépression dans laquelle se trouvent le lac de Nicaragua et son émissaire le rio San-Juan. Dès l’année 1823, l’assemblée constituante de la confédération de l’Amérique centrale était saisie d’un projet de jonction des deux océans par le Nicaragua, et depuis cette époque les demandes de concession du canal, venues de l’Europe ou des États-Dois, ont été fort nombreuses. Parmi les premières, il faut surtout mentionner celle de M. Belly. Les lecteurs de la Revue n’ont sans doute point oublié les charmantes descriptions que M. Belly leur a données de quelques-uns de ses voyages dans l’Amérique centrale[1]. Pour notre part, nous nous rappelons, comme si nous les avions vues nous-mêmes en sa compagnie, les hautes berges alluviales du rio Sarapiqui, toutes bordées de grands arbres aux rameaux entremêlés de lianes ; il nous semble que nous avons parcouru avec lui ce beau plateau de Costa-Rica, dominé par la superbe rangée de ses vingt-cinq volcans, et que nous avons traversé dans sa barque la mer intérieure du Nicaragua en contemplant le profil harmonieux des montagnes jumelles de l’île d’Omotepe. Si M. Belly sait décrire ces magnifiques contrées de l’Amérique tropicale de manière à nous les faire aimer comme si nous les avions visitées, c’est qu’il les aime lui-même avec passion et nous en dit la beauté d’une parole émue. Toutefois ce n’est point le désir de voir ces grands paysages de la nature qui avait conduit M. Belly dans les républiques des isthmes américains. Il ne voulait rien moins qu’être le créateur de ces nouvelles portes d’Hercule entre l’Europe et les Indes. M. Belly eut la joie de faire signer le 1er mai 1858 par les deux présidens du Nicaragua et du Costa-Rica, M. Tomas Martinez et M. Rafaël Mora, une convention qui lui donnait l’espoir de le devenir.

Le traité fut conclu un an, jour pour jour, après la capitulation du flibustier Walker et dans cette même ville de Rivas que les boulets de l’armée libératrice avaient transformée en un amas de décombres. L’avenir se présentait sous des auspices favorables. La paix et la confiance succédaient à une guerre atroce, et les deux petites républiques alliées se sentaient assez fortes pour offrir libéralement à toutes les nations une grande avenue commerciale sur leur territoire. M. Belly se mit à l’œuvre avec courage dès qu’il crut pouvoir compter sur les capitaux nécessaires pour commencer l’entreprise. En février 1859, il s’établissait au fort de San-Carlos, à l’endroit où le rio San-Juan s’échappe du lac de Nicaragua ; il y construisait des ateliers, des fours, des entrepôts ; il y perçait des rues, et c’est de là qu’il envoyait sur le fleuve et sur les bords du lac des groupes d’explorateurs chargés de mesurer les distances et les pentes et de reconnaître le tracé du canal futur. Dans sa pensée, le modeste village de San-Carlos, auquel il avait donné le nom de Felicia, comme pour se rendre les destins favorables, devait se transformer un jour en une autre Constantinople, surveillant le détroit des deux océans et servant de marché central à tous les peuples du monde. Et pourtant ces beaux rêves s’évanouirent. Brusquement arrêté dans ses travaux par le désarroi financier de la compagnie, M. Belly dut abandonner San-Carlos, et quelques années plus tard, quand il visita de nouveau le Nicaragua, il eut la douleur de ne plus retrouver que la ruine et le silence là où il avait cru jeter les fondemens d’une cité populeuse : les plantes folles et les arbrisseaux obstruaient les ru.es et recouvraient les murailles en débris[2].

Le projet de M. Belly est donc allé rejoindre dans l’histoire du passé ceux de ses devanciers, et sans nul doute, quand il sera repris dans un avenir plus ou moins éloigné, il aura subi de profondes modifications. Une chose est certaine, c’est que le percement de l’un des isthmes américains par un grand canal interocéanique analogue au canal de Suez ne pourrait s’accomplir sans d’énormes dépenses. D’après M. Jules Flachat, les sommes que demanderait la plus facile de ces entreprises, celle du Nicaragua, atteindraient au moins le total de 320 millions, et la voie navigable la plus coûteuse, celle qui emprunterait le cours de l’Atrato et du Truando, reviendrait à 750 millions de francs. Ce serait un budget bien minime, s’il s’agissait d’acheter des armes, de fondre des balles et des boulets pour quelque guerre d’extermination ; mais c’est une somme impossible à trouver pour une œuvre d’intérêt universel, dont le résultat serait de rapprocher les continens les uns des autres et de hâter le jour de la grande réconciliation humaine. Il est donc probable que de longues années s’écouleront encore avant que l’un des isthmes américains livre passage aux flottes de commerce, et pourtant, si les sommes prodiguées sur les marchés financiers dans la constitution de sociétés fantastiques avaient été employées à la grande œuvre de la jonction des deux mers, il n’est pas douteux qu’elle ne fût maintenant accomplie.

D’ailleurs, avant de creuser une sorte de détroit de navigation entre l’Atlantique et le Pacifique, on pourrait entreprendre bien des travaux secondaires qui seraient néanmoins de la plus haute importance pour le commerce du monde et pour la prospérité de l’Amérique centrale. Au Nicaragua surtout, il serait relativement facile d’ouvrir un canal provisoire de communication. Jadis les bricks espagnols remontaient librement jusque dans le lac par le rio San-Juan, en se laissant pousser par les vents alizés ; maintenant encore les bateaux à vapeur triomphent sans peine du courant des rapides, car la chute totale, sur une longueur de 160 kilomètres, est de 38 mètres seulement. Dût-on même se borner à nettoyer le port de Greytown, à l’entrée du fleuve, et à rectifier le cours du San-Juan aux endroits difficiles, on ouvrirait ainsi l’accès du lac de Nicaragua aux navires de 300 ou 400 tonneaux. Il resterait ensuite, pour atteindre le Pacifique, à percer l’étroite langue de terre de Granada ; toutefois c’est là une œuvre qui ne saurait effrayer les ingénieurs. A l’ouest de l’île de Zapatera, qui protège une rade où les embarcations seraient parfaitement abritées du terrible ressac produit sur la côte par le souffle continu des vents alizés, M. de Sonnenstern a découvert un passage d’une trentaine de kilomètres, dont le point le plus élevé se trouve seulement à 7 mètres 1/2 au-dessus du lac de Nicaragua et à 45 mètres environ au-dessus du niveau des deux océans : c’est dans cette dépression, ouverte à peu près à moitié chemin entre Granada et Rivas, qu’il serait le plus facile de tracer le premier canal à écluses à travers le seuil qui sépare les deux grands bassins maritimes du globe.

De nos jours, on le sait, les chemins de fer, qui déjà se sont à peu près emparés du monopole pour le transport des voyageurs, ne sont pas moins utiles que les canaux pour l’expédition des marchandises, et même leur sont graduellement préférés par suite des avantages considérables que la vitesse et l’économie de temps offrent au commerce. Ce phénomène économique, dont il existe un si grand nombre d’exemples en Europe et aux États-Unis, ne pourrait manquer de se produire également sur le territoire de l’Amérique centrale ; aussi, dans presque tous les isthmes, a-t-on substitué des projets de voies ferrées à ceux des canaux de navigation. Ces chemins de fer, qui seraient d’ailleurs beaucoup moins coûteux à établir, seraient certainement plus utiles que les canaux pour mobiliser les populations et faciliter le peuplement des terres encore inoccupées. Sous ce rapport, les services qu’ils rendraient aux diverses républiques hispano-américaines seraient d’autant plus importans que les habitans de ces pays sont presque partout agglomérés dans les régions de l’isthme situées sur le versant du Pacifique, et communiquent difficilement avec les rivages de la mer des Antilles. Les conditions physiques et le climat le voulaient ainsi. Il est vrai que la plupart des grands volcans dévastateurs se dressent dans le voisinage de la mer du Sud ; mais c’est là aussi que se trouvent les hautes plaines, dont la température est douce et modérée, et dont le sol est facile à débarrasser de sa végétation première ; dans les vallées et les basses terres du versant opposé, de même que sur les bords des grandes rivières, coulant presque toutes vers l’Atlantique, les forêts vierges sont trop épaisses, les marécages sont trop nombreux, l’air est trop chargé de tiède humidité pour que les habitans aient pu se grouper en nombre considérable : les pluies y sont beaucoup plus fréquentes, et l’année n’y offre pas, comme sur la côte occidentale de l’isthme, cette alternance régulière de saison sèche et de saison humide, si favorable au bien-être des animaux et à la salubrité d’un pays. Les Indiens, qui peuplaient en multitude les plateaux de l’Anahuac, de Cundinamarca, de Quito, avaient également pris possession des plaines élevées du Guatemala, du Salvador, du Costa-Rica, pour en cultiver les campagnes, y fonder leurs villes et y développer leur civilisation naissante. Les conquérans espagnols n’eurent ensuite qu’à se substituer aux anciens propriétaires du sol, et leurs descendans, mêlés à ceux des Indiens, occupent encore les mêmes contrées ; ils n’ont agrandi que très faiblement leur domaine aux dépens des solitudes voisines. Jusqu’à la guerre de l’indépendance et même encore en 1855, les anciennes colonies espagnoles de l’Amérique centrale ne pouvaient communiquer directement avec la mère-patrie et le reste de l’Europe que par le cours du rio San-Juan ou bien par d’étroits sentiers taillés dans les gorges des montagnes et les forêts marécageuses vers les rivages du golfe du Mexique. Le commerce maritime devait accomplir l’énorme détour du Cap-Horn, ou suivre l’antique voie des galions espagnols par les îles Philippines et le cap de Bonne-Espérance.

L’ouverture du chemin de fer de Colon à Panama, due à l’initiative des Américains du Nord, fournit enfin, il y a treize années, un nouveau débouché aux républiques de l’isthme. Des bateaux à vapeur touchant aux ports de la côte du Pacifique, San-José, la Union, Corinto, Puntarenas, transportent maintenant à Panama les voyageurs et les marchandises, et, grâce à la rapidité du trajet, cette petite voie ferrée de la Nouvelle-Grenade, qui fait pourtant payer si cher les services rendus, a donné brusquement une nouvelle direction au mouvement des échanges avec l’Europe et les États-Unis. Au lieu de gagner la mer des Antilles, qu’elles doivent traverser pourtant afin d’atteindre le lieu de destination, les denrées de l’Amérique tropicale se dirigent d’abord vers le Pacifique, et commencent ainsi leur voyage en sens inverse. Au Guatemala notamment, le port d’Izabal, situé à l’extrémité de la baie de Honduras, a perdu le monopole du commerce extérieur, qui lui était acquis presque en entier : pendant l’année 1865, il ne donnait plus passage qu’à la seizième partie du trafic guatémalien ; les caravanes de muletiers, cessant de se diriger à l’est vers l’Atlantique, avaient presque toutes pris le chemin de San-José, sur le rivage de la mer du Sud. Dans un avenir prochain, les habitans de l’Amérique centrale auront un moyen encore plus sûr et plus rapide pour se rendre à New-York et y transporter leurs produits, car les ouvriers yankees travaillent avec une ardeur étonnante à la création de ce chemin de fer, la plus hardie des constructions humaines, qui doit réunir San-Francisco à Saint-Louis du Missouri à travers la Sierra-Nevada et les Montagnes-Rocheuses, et pas un jour ne s’écoule sans qu’ils aient posé un ou plusieurs kilomètres de la voie. Il serait difficile de s’exagérer l’importance qu’aura pour les contrées de l’Amérique tropicale cette ligne nouvelle, qui les mettra soudain à 4,000 kilomètres plus près des pays les plus industrieux et les plus prospères de la zone tempérée ; mais, entre les deux chemins de fer de San-Francisco et de Panama, il n’en reste pas moins un espace de plus de 3,500 kilomètres dépourvu de voie ferrée interocéanique. Par un étrange résultat de la configuration géographique du pays, les villes principales du Guatemala, du Salvador, du Costa-Rica, sont commercialement plus rapprochées de San-Francisco, de Lima, d’Honolulu, qu’elles ne le sont des rivages de la mer des Antilles, dont les sépare une simple lisière de forêts.

Jusqu’à nos jours, aucune des tentatives faites sur plusieurs points pour ouvrir un second chemin de fer ou même une grande route carrossable à travers l’un des isthmes de l’Amérique centrale n’a été menée complètement à bonne fin. La route de Tehuantepec, où pendant quelques mois de l’année 1860 se sont hasardées les voitures publiques, et que devait remplacer un chemin de fer concédé à une compagnie louisianaise, est maintenant abandonnée, obstruée par les troncs renversés, envahie par la végétation. Le chemin de fer du Honduras, qui doit unir le golfe du Mexique à la baie de Fonseca, et qui a sur la voie de Tehuantepec l’inestimable avantage d’aboutir des deux côtés à d’excellens ports, n’existe qu’en projet ; c’est seulement dans les derniers jours de l’année 1867 que les ingénieurs sont partis pour prendre possession des terrains et commencer les travaux. Le chemin de fer futur, dont la neutralité est garantie par un traité spécial entre les États-Unis, l’Angleterre et la France, ne semble pas d’ailleurs devoir rencontrer de difficultés particulières ; les marais sont peu nombreux, le climat est salubre, le sol est l’un des plus fertiles du monde entier, et, grâce à cette extrême fécondité, pourra bientôt se couvrir de magnifiques cultures. De part et d’autre les montagnes s’écartent comme pour faciliter l’établissement de la voie. Sur toute la longueur du chemin, qui est de 350 kilomètres, il n’y aura point de tunnel à percer, et les rampes les plus fortes, qui montent vers le plateau de Comayagua, capitale de la république, ne dépassent pas 18 millimètres par mètre sur un parcours d’environ 4 lieues. Pour trouver les capitaux nécessaires à la construction de la première section de la voie, le gouvernement de la république a fait un emprunt de 25 millions de francs sur le marché de Londres, avec l’espoir de trouver le reste du capital d’établissement, soif environ 20 millions, par la vente des bois d’acajou que traversera le chemin de fer.

Au Nicaragua, la voie ferrée dont un capitaine anglais, M. Bedford Pym, a demandé la concession n’est guère plus avancée que celle du Honduras. Depuis une année à peine, un sentier frayé par quelques explorateurs au péril de leur vie parcourt la forêt vierge du port futur de Punta-Mico, sur l’Atlantique, à San-Miguelito, sur la rive orientale du lac de Nicaragua, et c’est au commencement de cette année seulement que des constructeurs de New-York se sont présentés pour entreprendre sérieusement les travaux. Au sud, le territoire du Costa-Rica, beaucoup plus étroit, mais aussi plus élevé en moyenne que celui du Nicaragua, n’est pas non plus traversé en entier par une grande voie de communication. En 1849 déjà, le gouvernement de la république avait concédé à un citoyen français, M. Gabriel Lafond, une vaste étendue de 144 lieues carrées, avec « fleuves, rivières, lacs, montagnes et mines, » à la condition qu’il ouvrirait de mer à mer une route carrossable ou même une voie ferrée ; mais le manque des capitaux nécessaires empêcha la réalisation des espérances conçues par les Costa-Ricains. L’admirable baie du Pacifique, appelée Golfo-Dulce, et, du côté de l’Atlantique, la baie non moins belle de Chiriqui, où des flottes entières vogueraient à l’aise, restent encore séparées par des forêts et des montagnes connues des seuls Indiens. De temps en temps on parle bien sur le marché de New-York de compagnies diverses qui seraient en instance pour obtenir la concession du chemin à tracer entre les deux baies ; mais on se demande s’il ne faut pas voir dans ces rumeurs de simples spéculations de bourse faites pour inquiéter les propriétaires de la ligne de Panama, qui possède maintenant le monopole du transit.

Il est désormais à peu près certain que le premier chemin de fer interocéanique du Costa-Rica traversera la contrée de l’est à l’ouest, en passant par les plateaux cultivés et populeux de Cartago et de San-José ; du reste, il n’aura guère qu’à suivre, en se développant seulement par de plus longs lacets, la route de chars, à peu près terminée, qui réunit les deux côtes. Dès que cette route, achevée depuis quinze ans sur le versant du Pacifique, aura traversé les derniers ravins et les marécages qui la séparent encore du rivage de l’Atlantique, on pourra facilement se rendre en deux jours d’une mer à l’autre sur une voiture légère, et dans six jours les marchandises les plus lourdes seront transportées de la côte orientale à la côte occidentale par-dessus un plateau de plus de 1,600 mètres d’altitude. Certes c’est un beau triomphe pour la petite république du Costa-Rica d’avoir pu faire construire à travers les forêts vierges et sur les pentes rapides des montagnes une route hardiment tracée qui ressemble à celles de nos Alpes, et les habitans du pays ont d’autant plus le droit d’en être fiers qu’ils la doivent uniquement à leurs propres efforts et n’ont pas emprunté à l’étranger un seul dollar pour cette entreprise. Quant au futur chemin de fer, c’est aux capitalistes de l’Amérique du Nord que le Costa-Rica demande les 60 millions de francs jugés nécessaires à l’œuvre, et c’est à New-York que s’est établie la compagnie concessionnaire, dont le célèbre explorateur John Fremont est l’un des principaux membres.

Suivant le projet de M. Kurtze, ingénieur en chef du Costa-Rica, la nouvelle voie ferrée partirait des quais de Limon, bon petit port de l’Atlantique où les navires trouvent jusqu’à 12 mètres d’eau et que protège contre les vents du nord un long banc de corail, s’élèverait ensuite vers le plateau de Cartago par la vallée de la Reventazon, et franchirait le seuil des deux mers au col d’Ochomogo, à 1,545 mètres de hauteur. Sur le versant du Pacifique, le chemin de fer parcourrait les campagnes si fertiles de San-José, puis descendrait sur les bords du Rio-Grande pour atteindre le rivage de la mer à l’excellent port de Caldera, ainsi nommé à cause des nombreuses sources thermales qui jaillissent dans les environs. Les rampes démontée et de descente, réparties sur une longueur totale de 198 kilomètres, seraient presque toutes d’une inclinaison modérée, sauf à l’ouest du plateau de San-José, où la pente d’une section de 19 kilomètres dépasserait 24 millièmes ; toutefois les ingénieurs modernes ont appris en Europe et en Amérique à triompher de déclivités encore plus fortes d’un quart ou même d’un tiers. La nouvelle voie interocéanique, à laquelle le gouvernement du Costa-Rica garantit un intérêt de 8 pour 100 et concède de vastes territoires, semble donc être relativement facile à construire, et nul doute qu’elle ne serve un jour à un trafic très considérable, car, dût-elle même être complètement négligée par le commerce général de mer à mer, elle n’en a pas moins d’avance le monopole absolu de tous les échanges de la république avec les autres pays du monde. En prévision de l’importance future de ce chemin de fer, les propriétaires s’empressent de défricher le sol des deux côtés de la voie, et les négocians de San-José, de Cartago, de New-York, achètent, pour y construire des entrepôts, les terrains encore déserts de Limon, déclaré port libre par un décret du 20 septembre 1867. Quoi qu’il advienne des grandes espérances conçues à cet égard, les hardis enfans de la Nouvelle-Angleterre ont donné au monde trop de gages de leur audace commerciale pour qu’ils puissent tarder longtemps à tirer profit, par la construction du chemin de fer du Costa-Rica ou même de plusieurs autres voies ferrées, des immenses richesses et de l’admirable position géographique de l’Amérique centrale.


II

Il vaudrait mieux toutefois que les républiques de l’isthme eussent elles-mêmes assez d’énergie et de ressources pour prendre l’initiative de ces œuvres industrielles. Au lieu d’attendre de capitalistes étrangers des voies de communication qui donnent un débouché aux produits de leurs plantations et de leurs mines, elles auraient le bonheur de prendre les devans et d’ouvrir sur leur territoire les grandes routes commerciales nécessaires aux échanges du monde. Pareille ambition ne serait point chimérique en des pays comme le Guatemala, le Salvador, le Costa-Rica, si les populations savaient oublier leurs petites rivalités nationales et s’entendre pour la prospérité commune. Il importe donc de se rendre compte de l’état social et de la situation politique de ces jeunes états américains. Les documens à consulter sur ces questions importantes sont peu nombreux et presque tous fort incomplets. Aussi l’ouvrage de M. Belly, dont le premier volume est consacré à la description de l’Amérique centrale et plus spécialement à celle des trois républiques du Guatemala, du Nicaragua et du Costa-Rica, doit-il être considéré, indépendamment de sa valeur littéraire, comme un travail des plus précieux. Désormais nul de ceux qui auront seulement parcouru le livre de M. Belly n’aura le droit de parler des « agitations stériles » de l’Amérique centrale et de répéter comme par habitude cette vieille accusation dépourvue de preuves, que les populations hispano-indiennes « retombent dans la barbarie. » Il est vrai que tous les trésors n’affluent pas comme autrefois vers les églises, et que plusieurs d’entre elles sont délabrées : la plupart des anciens couvens tombent en ruine, les somptueux édifices construits pour les vice-rois et les gouverneurs sont lézardés ou détruits ; mais le nombre des habitans a doublé, les cultures sont plus riches et plus variées, le bien-être a pénétré dans les demeures du peuple, l’instruction, jadis absolument nulle, finit par atteindre jusqu’aux familles indiennes éparses dans la forêt. Les renseignemens statistiques donnés par M. Belly sont d’incontestables preuves des progrès accomplis par ces jeunes nations méconnues.

Le Guatemala est le plus important de tous les états de l’Amérique centrale par l’étendue de son territoire et le nombre des habitans, celui qui exerce la plus grande influence politique sur-les destinées communes des républiques de l’isthme, et dont la capitale est la plus animée, la plus populeuse, la plus riche en monumens ; malheureusement c’est aussi, parmi ces petites nations rivales, celle dont les institutions sont le moins conformes aux principes du droit, le moins favorables au développement rapide de l’intelligence et de la moralité populaires. Sous le régime espagnol, la ville de Guatemala était la résidence d’un vice-roi et le siège du tribunal de l’inquisition ; c’est de là que partaient les ordres pour maintenir le monopole commercial, la servitude politique, l’oppression religieuse dans toutes les régions de l’isthme ; c’est là que se constituait une aristocratie de sang et de fortune de plus en plus orgueilleuse, et que les oisifs, les ambitieux, les parasites, accouraient en foule pour obtenir leur part de jouissances et de domination. Il n’est donc pas étonnant que les antiques traditions coloniales se soient maintenues longtemps au Guatemala : or, ainsi que le dit M. Belly, « la tradition, c’est l’abus. » Plus favorisées parce qu’elles n’avaient eu ni cour somptueuse, ni puissante aristocratie, ni grandes villes de luxe et de plaisir, les autres républiques de l’isthme ont eu beaucoup moins à faire, après la proclamation de leur indépendance, pour entrer dans la carrière des progrès sociaux.

Cependant, si le Guatemala est encore dans l’Amérique centrale le boulevard du parti conservateur et le pays que la dictature militaire a le plus longtemps abaissé, on n’y jouit pas moins d’une liberté pratique bien supérieure à celle de presque tous nos vieux états d’Europe. Les citoyens, inviolables dans leurs demeures et sur la place publique, peuvent se réunir à toute heure et en tout lieu pour discuter leurs intérêts ; il n’existe même pas de police tracassière qui puisse les gêner dans l’exercice de leur droit. La presse, absolument libre, n’a rien à craindre des règlemens ni de la législation ; le journaliste n’a point à verser de cautionnement ni à payer de timbre ; la poste même transporte gratuitement les feuilles, car ces populations, qu’on dit encore plongées dans la barbarie native, n’ignorent point que la pensée humaine est sacrée, que le premier devoir d’un gouvernement est de se laisser juger par l’opinion. Les taxes sont très faibles, puisque, pour chaque habitant du Guatemala, ils s’élèvent à peine à la dixième partie des impôts acquittés en moyenne par le Français ou l’Italien ; mais, grâce à l’initiative individuelle, qui là-bas se développe librement sans être tour à tour sollicitée en paroles, puis réprimée par le pouvoir, les besoins les plus impérieux de la société, c’est-à-dire l’éducation et les travaux publics, n’ont point à souffrir de la pénurie du budget. C’est une association de membres volontaires, se gouvernant eux-mêmes et disposant de leurs capitaux, qui fonde les écoles, entretient l’université et les établissemens supérieurs d’instruction, enrichit les bibliothèques et les musées, distribue les graines, expose les instrumens et les produits agricoles et industriels ; c’est également une société libre, le Consulado del comercio, qui s’occupe du tracé des routes, du plan des édifices, des ponts, des jetées, et qui ne cesse d’insister auprès des communes et des particuliers pour l’exécution des travaux entrepris. Au Guatemala, il n’existe point de corps officiels, et les ingénieurs de l’état sont nommés directement par les citoyens eux-mêmes.

Les efforts de ces hommes vaillans qui prennent ainsi en main les intérêts de la nation tout entière sont très largement récompensés, car les progrès de la république en instruction et en bien-être sont des plus rapides. Quant à l’accroissement de la population, l’un des signes principaux de la prospérité d’un peuple, il n’est point de contrée, si ce n’est le Canada, le Paraguay, le Chili, qui puisse se comparer sous ce rapport au Guatemala. Dans tous les districts sans exception, les naissances sont beaucoup plus nombreuses que les décès : il est même des années particulièrement favorables pendant lesquelles la nativité dépasse la mortalité de 250 pour 100. En moyenne, l’on ne saurait évaluer à moins de 100 pour 100 l’excédant annuel des naissances, à moins de 35 pour 1,000 l’accroissement régulier de la population de douze en douze mois : le doublement du nombre des habitans se fait donc en vingt-cinq ans. Le recensement de 1825, opéré quelque temps après la proclamation de l’indépendance, avait trouvé dans la république un peu plus de 500,000 âmes ; le chiffre actuel doit être supérieur à 1,200,000. Malheureusement, il faut le dire, la fusion des races est encore bien loin d’être complète au Guatemala, et les Indiens, deux ou trois fois plus nombreux que les blancs d’origine espagnole, sont toujours considérés comme des êtres inférieurs, n’ayant guère du citoyen qu’un vain titre ; la plupart d’entre eux ne possèdent pas même le sol qu’ils cultivent, et sont tenus dans une sorte d’esclavage par les planteurs et les trafiquans qui leur ont fait des avances. Pauvres descendans de la race conquise, ils se distinguent de leurs conquérans non-seulement par la différence des traits et la nuance de la peau, mais aussi par la tristesse et l’humble douceur du regard. Ils habitent des villages séparés, d’ailleurs bien plus beaux que les cités brûlantes et poudreuses des blancs, car toutes leurs cabanes se groupent pittoresquement à l’ombre de grands massifs de verdure. La distinction si tranchée qui existe entre les deux races du Guatemala constitue certainement le danger le plus redoutable pour la paix et la prospérité de la république : c’est en réalité à cause de cet antagonisme des Indiens et des Espagnols que la guerre civile a si longtemps régné dans le pays ; c’est à cause des haines de vaincus à conquérans que Rafaël Carrera, le peon inculte, a pu devenir l’oppresseur de son pays et porter une guerre féroce dans les contrées voisines. L’exemple du Mexique est pourtant de nature à éclairer les citoyens intelligens du Guatemala. Ils connaissent le remède : c’est par les écoles aussi bien que par les mariages qu’ils pourront unir les deux races différentes en un même corps de nation.

Les républiques voisines, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua, le Costa-Rica, n’ont guère à souffrir depuis longtemps de cette fatale séparation entre les descendans des maîtres et ceux des esclaves. Dans ces contrées, les Indiens, relativement beaucoup moins nombreux que dans le Guatemala, se sont graduellement mélangés avec les blancs, et maintenant la population tout entière forme une masse à peu près homogène. La république du Salvador, qui par sa position est la moins favorisée de l’Amérique centrale, car elle n’a point de débouchés vers l’Atlantique, doit à l’intime fusion des races qui la peuplent d’être l’état le plus actif, le plus industrieux, le plus remarquable par l’initiative de ses habitans. C’est là que se défrichent le plus de terrains vierges et se construisent le plus de routes et de travaux d’art : quand on regarde la belle carte officielle dressée par M. de Sonnenstern, on est étonné du nombre des chemins carrossables qui parcourent le pays dans toutes les directions. C’est aussi dans cette contrée que les échanges avec la Californie ont provoqué le plus rapidement l’introduction de nouvelles cultures industrielles ; le café, le coton, se sont ajoutés comme denrées d’exportation à l’indigo, qui naguère était le seul produit fourni par le Salvador au commerce du monde. Récemment des négocians du ; paya ne parlaient de rien moins que de fonder dans la capitale un palais d’exposition universelle et permanente, et les traces de l’embranchement qui doit unir les principales villes de la république au futur chemin ; de fer de Comayagua sont terminés. Du reste la population du Salvador est assez dense déjà ; elle est de 600,000 habitans, c’est-à-dire que, relativement à sa faible superficie, évaluée à 1,800,000 hectares, la petite république est aussi peuplée que le Danemark, le Portugal, la Roumanie, et dépasse de beaucoup la Grèce. Pour les contrées du Nouveau-Monde, c’est là une proportion très élevée ; elle est au moins décuple de celle qu’offre le Honduras, la république de l’isthme la plus salubre, la plus fertile peut-être, la plus riche en espérance et la plus pauvre dans le présent.

Le Nicaragua est loin de présenter une proportion d’habitans aussi forte que le Salvador : il y a une quinzaine d’années, le seul district habité de la république était l’étroite bande de terrain compris : entre les eaux de la mer du Sud et la dépression que remplissent en partie les deux lacs de Nicaragua et de Managua ; toutes les villes importantes, espacées de distance en distance, étaient disposées suivant une ligne droite de 180 kilomètres de longueur des frontières costa-ricaines aux bords de la grande baie de Fonseca. Actuellement le Tipitapa, la rivière marécageuse qui réunit les deux lacs et qui limitait jadis du côté de l’orient les territoires peuplés est resté bien loin en arrière de la foule croissante des émigrans ; les nombreuses vallées des Chontalès, de Matagalpa, de la Nouvelle-Ségovie, si fertiles, si charmantes, si riches en eaux courantes, en minéraux et en produits naturels, sont désormais annexées au domaine de la république ; des colonies s’établissent sur les larges fleuves, naguère inconnus, qui descendent vers la mer dès Antilles ; des explorateurs de chemins de fer se hasardent dans les forêts que parcouraient seules des tribus d’Indiens à la chevelure ornée de plumes. Et pourtant la période pendant laquelle se sont accomplis ces progrès de la colonisation a été marquée au Nicaragua par une crise terrible, que l’on a crue longtemps devoir être fatale à l’existence de la république elle-même. Les guerres sanglantes qui ont désolé et qui désolent encore les deux Amériques n’ont point fait oublier l’atroce invasion de pillage et de meurtre commandée par le flibustier Walker. Missionnaire armé des principes de l’aristocratie esclavagiste du sud, le redoutable chef de bandes voulait commencer par la conquête du Nicaragua la fondation de ce « grand empire indien » où les planteurs américains espéraient trouver un jour l’inébranlable appui de leur puissance. En réalité, l’expédition de Walker était une guerre non avouée, mais d’autant plus honteuse, d’une partie des États-Unis contre les petits pays libres de l’Amérique centrale. En juin 1855, lorsque la lutte commença, la bande de Walker ne se composait que d’un faible nombre d’hommes, et prétendait simplement vouloir aider au triomphe du parti libéral dans le Nicaragua ; mais bientôt des renforts venus de l’Amérique du Nord mirent l’envahisseur à la tête d’une véritable armée. Les bateaux à vapeur de la compagnie américaine du transit ne cessaient de débarquer sur la plage de Granada des hommes et des munitions de guerre. A New-York, à la Nouvelle-Orléans, à San-Francisco, les agens recruteurs enrôlaient publiquement les soldats, et le gouvernement de Washington intervenait directement par ses agens diplomatiques et les commandans de ses flottes. Aussi Walker, fort de l’appui du parti qui dirigeait alors la politique des États-Unis, put-il se maintenir au Nicaragua pendant près de deux années ; il en vint même à se faire proclamer président, et ses premiers actes officiels furent de décréter le rétablissement de l’esclavage, cette institution sacrée, et de décider que les bienfaits de la traite des noirs allaient être rendus au pays ; on signifiait aux bonnes populations du Nicaragua qu’elles eussent désormais à se faire initier par la servitude à la civilisation supérieure des Anglo-Saxons. Enfin les petites républiques de l’Amérique centrale comprirent le danger qui les menaçait, et la lutte devint une guerre à mort. Trois mille hommes de milice costa-ricaine, commandés par le président Mora, descendirent de leur plateau, puis les contingens du Salvador et du Guatemala marchèrent à leur tour vers le territoire envahi : les bandes de flibustiers furent détruites ; mais, avant de capituler à Rivas, Walker eut la hideuse satisfaction de pouvoir incendier Granada, la capitale du Nicaragua, et d’y détruire toutes les richesses accumulées pendant trois siècles. Plus de douze mille envahisseurs, quinze mille peut-être, avaient péri en deux années de guerre, trente mille citoyens du Nicaragua avaient succombé, tués par les balles des carabines américaines ou bien emportés par le choléra qu’avaient produit la vie des camps, les horreurs des sièges et des champs de bataille : toute industrie avait disparu, l’agriculture elle-même semblait complètement perdue. Cependant le Nicaragua s’est relevé de cette terrible crise : la population totale, qui en 1846 était d’environ 264,000 habitans, s’est accrue de plus de 80,000 âmes dans l’espace des vingt dernières années ; l’excédant annuel des naissances sur les décès n’est pas moindre de 125 pour 100, et par suite le nombre des citoyens se double à chaque génération. Les villes incendiées se sont relevées de leurs ruines, de nouveaux groupes de population se sont formés des colonies, où l’on admet libéralement jusqu’à d’anciens soldats de Walker, se fondent sur les bords des grandes rivières qui débouchent dans l’Atlantique ; on ouvre des mines, on défriche des terres pour les plantations de coton et de café ; l’industrie locale s’enrichit d’instrumens et même de machines à vapeur, le bien-être s’accroît rapidement ; les finances nationales, débarrassées de toute dette extérieure, sont dans un état prospère. Il est vrai que le budget du pouvoir exécutif tout entier ne dépasse pas 60,000 francs ; dans les premiers mois de gêne qui suivirent l’invasion de Walker, le général Martinez devait se contenter pour tout fauteuil présidentiel d’un simple cadre de bois revêtu d’une peau de bœuf, et renvoyait son cheval à la campagne parce qu’il n’était pas assez riche pour le nourrir. C’est ce même président, le héros de la guerre d’indépendance contre les flibustiers, qui répondait à des conseils d’usurpation par un manifeste où se trouvent les paroles suivantes : « Je ne suis pas l’homme des coups d’état. Je ne recherche pas les aventures pour me couvrir d’une gloire éphémère aux dépens de mes semblables. Bien moins encore je suis un homme de sang, et il faudrait en répandre beaucoup pour imposer par la violence une nouvelle forme de gouvernement. Je ne crois pas que, pour avoir rendu quelques services à ma patrie dans des temps difficiles, j’aie acquis le droit d’en faire mon patrimoine personnel. Je crois au contraire que mon devoir est de donner l’exemple d’un saint respect pour ses lois. »

Certes il est bien naturel que le président Martinez ait été fidèle à sa parole et n’ait pas voulu se faire le meurtrier de son pays : on éprouve même une sorte de pudeur à relever cet acte de la plus simple probité ; mais il est bon de signaler un fait politique des plus touchans, et peut-être unique dans l’histoire moderne, qui s’est passé récemment au Costa-Rica, et qui prouve combien est fort dans ce pays l’amour du bien public. C’était au commencement de l’année 1863. Le président Montealegre allait rentrer dans la vie privée, et deux candidats, d’ailleurs fort honorables, demandaient à le remplacer. Les passions politiques et les rivalités personnelles, violemment excitées, menaçaient de dégénérer en lutte ouverte. Montealegre ne voulut pas descendre du siège présidentiel sans avoir rendu un dernier service au pays. Il convoqua les deux rivaux, leur exposa les dangers de la situation, et les adjura de se désister de leurs candidatures en faveur d’un vieillard aimé de tous, M. Jésus Jimenes. Ils renoncèrent sans hésiter à leurs prétentions respectives. Quelques jours après, dans une conférence solennelle. les hommes principaux de la république, oubliant leurs inimitiés, prenaient l’engagement d’unir leurs voix sur le nom respecté de Jimenes, et au jour de l’élection le vote fut presque unanime. Le peuple se rendit au scrutin comme à une véritable fête de famille.

Du reste, cette petite république du Costa-Rica est bien certainement l’un des coins les plus fortunés de la terre. Sans même s’élever jusqu’à la haute cime de l’un des volcans qui dominent au nord les campagnes cultivées de San-José, de Heredia, de Cartago, on peut apercevoir à la fois presque tout le territoire peuplé de l’état, et par-delà les cultures bien des régions désertes et même inexplorées. Les 160,000 habitans du Costa-Rîca se sont groupés sur une superficie d’au plus l,200 kilomètres carrés, à peine la surface d’un arrondissement français, et de très faibles essaims de population se sont dispersés au nord, sur la route du Nicaragua. C’est là bien peu de chose en comparaison des vastes et populeux royaumes de la vieille Europe ; mais si les Costa-Ricains sont le plus petit peuple civilisé, ils sont aussi a incontestablement, pense M. Belly, le peuple le plus sage, le plus honnête et le plus heureux. » Sans doute le régime colonial a laissé bien des traces dans le pays, et la constitution nationale est loin d’être complètement d’accord avec l’idéal moderne ; les prêtres catholiques sont encore des fonctionnaires salariés par l’état, et les conditions de cens qu’il faut remplir pour être électeur au second degré, représentant, sénateur, secrétaire d’état, vice-président ou président de la république, ont pour résultat de maintenir une sorte d’aristocratie. Toutefois ces défauts de la constitution ne peuvent manquer de disparaître avec le temps, et même ont déjà partiellement disparu, puisqu’une instruction supérieure ou le professorat tient lieu de cens aux électeurs et aux membres du congrès. Il n’est peut-être pas de pays au monde où les mœurs soient en un si court espace de temps devenues plus républicaines qu’elles ne le sont au Costa-Rica ; « les idées de dictature, d’arbitraire légal, de gouvernement personnel, de prestige de pouvoir, d’inviolabilité administrative, n’y sont que des idées de l’autre monde ; la violation du secret des lettres, sous quelque prétexte que ce soit, y serait assimilée au vol par effraction et punie des travaux forcés ; le pays participe incessamment à ses propres affaires et contrôle rigoureusement ses finances ; ses droits sont toujours respectés, et sa volonté toujours obéie. » Grâce à leur climat heureux, à la merveilleuse fertilité de leur sol, à la profonde paix dont ils jouissent, et aux avantages que leur procure leur unique route de Puntarenas, les Costa-Ricains sont maintenant, toute proportion gardée, l’un des peuples les plus commerçans du monde. Sous le régime espagnol, le pays était extrêmement pauvre en dépit du nom que lui avaient donné les conquérans ; l’argent y était presque inconnu, et la monnaie usuelle consistait en grains de cacao. La proclamation de l’indépendance, la liberté politique, les progrès de l’instruction, le sentiment croissant de la dignité humaine, ont donné à la nation des habitudes de travail, et presque soudainement, pour ainsi dire, l’aisance, puis la richesse, ont succédé à la misère. Le commerce, à peu près nul en 1830, est maintenant aussi considérable par tête d’habitant que celui de la France elle-même. La récolte du café, qui, en 1833, ne dépassait pas 100 quintaux métriques, s’élève actuellement à 7 ou 8,000 tonnes par année, celle du sucre est de 30,000 à 40,000 tonnes ; les terres cultivées augmentent constamment de valeur, et chaque jour la zone des plantations empiète sur les savanes et sur la forêt vierge. La nation, assez riche pour subvenir sans emprunts à tous ses besoins, peut sous ce rapport servir d’exemple aux peuples civilisés, car son budget n’a point cessé d’être en équilibre, même quand elle dut faire appel à toutes ses ressources pour chasser Walker du Nicaragua. L’armée, composée d’environ 200 hommes qui gardent la frontière, est prise dans la milice des citoyens et ne coûte presque rien à l’état ; le gouvernement n’a point de dettes, ni flottante, ni consolidée, et tous les ans il peut appliquer à l’instruction et aux travaux publics la somme de 1,250,000 francs, très considérable relativement au petit nombre des habitans. Si telle est déjà la prospérité de la république alors qu’elle est rattachée au reste du monde par une seule route commerciale, que ne peut-on espérer d’elle pour un avenir prochain, quand elle sera traversée par un chemin de mer interocéanique et deviendra l’un des grands points de rencontre entre les nations de la terre !

Le mouvement de l’émigration européenne, qui a contribué pour une si forte part à la puissance des États-Unis, ne pourra manquer d’avoir aussi une influence des plus heureuses sur les destinées du Costa-Rica et des autres pays de l’Amérique centrale ; mais jusqu’à présent les expatriés de l’ancien monde ne se dirigent qu’en bien petit nombre vers les républiques de l’isthme. Ce n’est point le sol qui fait défaut ; le Honduras et le Nicaragua surtout possèdent des millions et des millions d’hectares de terres situées sous un climat des plus salubres, abondamment arrosées par des eaux courantes, fiches en mines et en produits naturels, et rendant au centuple la semence que leur confie l’agriculteur. Trente millions d’hommes pourraient vivre à l’aise sur ces magnifiques plateaux, quand même ils ne chercheraient point à profiter des avantages uniques offerts au commerce par l’admirable situation de l’Amérique tropicale, baignée par deux océans à la fois, et déployée comme un ruban de verdure entre deux continens. Il y a quelques années, les états de l’isthme auraient pu, s’ils l’avaient désiré, recevoir une multitude d’immigrans et augmenter dans de grandes proportions le total de leur population. C’était au commencement de l’année 1863, Lincoln venait de lancer la fameuse proclamation qui déclarait libres à jamais les esclaves des planteurs révoltés ; mais le timide et honnête président n’était point rassuré sur les suites de l’acte immense qu’il avait accompli. Inquiet sur le sort des quatre millions d’affranchis que le gouvernement s’engageait à défendre et à nourrir, et peut-être aussi prenant au sérieux les menaces des maîtres, qui déclaraient vouloir exterminer leurs nègres plutôt que de voir en eux des citoyens égaux, Lincoln fit demander aux divers états de l’isthme s’ils recevraient avec plaisir les noirs émancipés. Le refus des fiers Hispano-Américains fut unanime. M. Belly les blâme d’avoir ainsi rejeté le grand élément de prospérité nationale qui leur était offert ; cependant il nous semble incontestable que la justice et la dignité humaine ne pouvaient leur permettre d’agir autrement. Le territoire des républiques de l’isthme est ouvert à tous les étrangers qui abandonnent volontairement leur ancienne patrie, et les nègres y sont accueillis comme les blancs quand ils se présentent de leur plein gré ; mais une transportation en masse, qui n’aurait eu d’autre motif que l’aversion des Yankees pour les hommes de couleur, eût été un crime, et les républicains de l’Amérique centrale, qui sont eux-mêmes presque tous de sang mêlé, ne pouvaient se faire les complices de cette déportation en donnant le sol qui aurait servi de lieu d’exil à leurs frères. Les anciens esclaves des planteurs du sud ont refusé de quitter la terre où ils sont nés, et nulle autre volonté que la leur ne devait être consultée.

Bien que le nombre des étrangers soit encore relativement très faible dans les républiques de l’isthme, ils n’en exercent pas moins une influence considérable à cause des progrès dont le pays est redevable à plusieurs d’entre eux. Au Costa-Rica, où le premier Européen s’établit en 1823, et qu’habitent aujourd’hui près de six cents citoyens d’origine étrangère, ce sont des savans et des ingénieurs allemands qui ont rendu les plus grands services par des explorations géologiques, des tracés de routes, de meilleurs procédés de culture, la fondation de collèges et d’écoles : c’est un Allemand, M. Wallerstein, qui a introduit dans le pays les premiers plants de café ; un autre Allemand, M. de Bulow, fit venir d’outremer les premiers colons ; enfin c’est encore un Allemand, M. Kurtze, qui dirige la construction du chemin de fer. Dans les autres républiques, plusieurs savans de la même nation, MM. Wagner, de Scherzer, de Sonnenstern, ont aussi beaucoup fait pour l’émancipation intellectuelle des habitans ; mais, dans le mouvement d’immigration et de voyages qui modifie peu à peu l’ancienne population créole, ce sont les Américains venus de New-York et de San-Francisco qui, même en changeant toujours de résidence, jouent le rôle prépondérant : ce sont les intermédiaires des échanges sur le littoral, les concessionnaires des routes et des jetées, les constructeurs des hôtels, les chercheurs de mines, les bailleurs de fonds pour tous les projets. Quelques Anglais sont aussi à la tête d’entreprises considérables, et c’est à eux qu’on doit surtout l’exploitation des importans lavages d’or de Chontalès, dans le Nicaragua, et le peuplement de ce district, où doit pénétrer prochainement le chemin de fer de M. Bedford Pym. Enfin un certain nombre de planteurs français ont perfectionné diverses cultures, et se sont ainsi rendus utiles à leur pays d’adoption : il existe notamment dans un gracieux vallon tributaire du lac de Nicaragua une magnifique hacienda plantée en cacaoyers pour le compte d’une maison française et dirigée par un homme qui donne aux propriétaires voisins un exemple salutaire d’ordre et d’intelligence agricole. En général cependant, les rares Français qui se montrent dans les républiques-de l’Amérique centrale ne sauraient guère prétendre au rôle de civilisateurs, M. Belly est très sévère à leur égard, et, les comparant aux Anglais et aux Américains, se sent obligé de constater la supériorité évidente de ces derniers. Quoique dans ces derniers temps quelques amis des esclavagistes vaincus de l’Amérique du Nord aient déclaré sans preuves que les Yankees sont des Européens physiquement dégénérés, M. Belly affirme que, dans toutes les foules où il a vu des Français en présence d’Américains, ceux-ci étaient incontestablement les supérieurs par la taille, la grâce et la beauté. « Rien n’est plus triste, au point de vue plastique, que nos groupes chétifs, irréguliers, sans noblesse d’attitude, comparés avec les groupes superbes de cette fière famille anglo-saxonne qu’on rencontre sur tous les océans. Il y a peut-être un peu de dureté dans ces masques dédaigneux ; mais quelle fermeté de plans, quelle blancheur de teint, quelle abondance de cheveux, quel éclat de vie surtout et quelle vigueur morale dans ces hautes statures ! Disons-le franchement, ils sentent qu’ils sont des hommes libres, et nous sentons que nous ne le sommes pas ! » Heureusement pour la France, l’affinité des langues assure à ses œuvres littéraires et scientifiques une influence décisive chez tous les Hispano-Américains, et les grands souvenirs de la révolution ne les rendent que trop indulgens pour notre histoire contemporaine. Ils reconnaissent avec un sorte de piété filiale qu’ils doivent leur émancipation aux idées proclamées par les hommes de 89, et malgré toutes nos fautes politiques nous héritons en partie du sentiment de gratitude voué à nos ancêtres.

Par une bizarre vicissitude des choses, ce vieux peuple de France, qui vers la fin du siècle dernier affirmait les droits de l’homme avec tant de grandeur, est devancé de beaucoup dans la pratique de ces droits par les petits peuples de l’Amérique centrale que sa puissante voix a réveillés au-delà de l’océan. On peut dire, sans être injuste à leur égard. que ces races mêlées du Nouveau-Monde sont encore très inférieures à la nôtre par l’invention, la portée de l’esprit, la recherche des grands problèmes scientifiques et sociaux ; mais, beaucoup moins retardées que nous par la routine des siècles passés, il leur a été relativement facile d’entrer en jouissance de ces libertés qui devraient être le patrimoine commun des hommes. C’est là ce qui prête un charme tout particulier à ces sociétés naissantes : à côté des forêts inexplorées, des monts que nul pied humain n’a gravis, de toute une nature vierge offrant encore les beautés inviolées des premiers âges, vivent en groupes épars des populations qui se sont fait déjà le même idéal que les nations les plus civilisées, et qui savent y conformer leur vie politique. Certes nous comprenons bien la mélancolie avec laquelle M. Belly songe à cette heureuse terre où il a passé les jours les plus fortunés de son existence si remplie d’événemens. En achevant son livre, il reporte sa pensée vers la vallée de la Sapoa, que devait suivre son grand canal maritime ; il se revoit en rêve au milieu d’une famille gracieuse d’amis costa-ricains, sur une terrasse d’où il contemplait jadis avec ravissement les prairies en pente, le cours étincelant de la rivière, l’immense horizon des forêts, et dans le lointain la nappe bleue du Pacifique. C’est dans ce site charmant qu’il compte retrouver le calme de la vie, et, si quelque jour il voit enfin un bâtiment pionnier inaugurer entre les deux mers le détroit qu’il tenta vainement de percer, il se sentira consolé de son propre insuccès, et saluera de ses vœux la nouvelle ère ouverte pour le commerce et l’union fraternelle des peuples.


ELISEE RECLUS.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er août 1860.
  2. Il ne convient pas d’exposer ici les causes de ce désastre, raconté tout au long dans l’ouvrage de M. Belly. Un chapitre intitulé les Hommes et les Choses de mon temps contient à cet égard les détails les plus curieux pour ceux qui ne connaissent pas encore les agissemens du monde des spéculateurs et de leurs parasites.