Les Saisons (A. Theuriet)/Premier soleil

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Les Saisons (A. Theuriet)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 759-760).
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LES SAISONS

I. — PREMIER SOLEIL.


Jeunes tous deux, elle charmante,
Ils erraient aux bois en hiver ;
Sous sa voilette transparente
Luisaient ses yeux couleur de mer.

Dans la mousse et les feuilles sèches
Ils suivaient un étroit sentier,
Et sur leurs fronts pleuvaient les flèches
D’un soleil déjà printanier.

Pas une pousse verte encore
N’apparaissait dans le fourré ;
Mais on voyait comme une aurore
D’avril dans le ciel bleu nacré.

L’oiseau pépiant sur la branche,
Les langueurs de l’air attiédi,
Le son des cloches du dimanche
Qu’apportait le vent du midi,

Tout ne formait qu’une harmonie…
Ils marchaient, et l’enivrement
De cette musique infinie
En eux pénétrait lentement.

Soudain pâlissante, alourdie,
Sa tête blonde s’inclina :
« Le soleil m’a presque étourdie, »
Fit-elle, et son corps frissonna.

Ses longs cils, comme une dentelle,
S’abaissèrent sur ses grands yeux.

 « Ce n’est rien, poursuivons, dit-elle,
Je me sens forte, et je vais mieux… »

Sous la peau qui redevint rose
Le sang courut, son œil brilla,
Et sur sa bouche demi-close
Un sourire se réveilla.

Elle avait levé sa voilette,
Son sein tout ému palpitait ;
Une senteur de violette
De son corsage ouvert montait…

Lui, rempli d’audaces nouvelles,
Fut tenté de mettre un baiser
Sur ces yeux aux claires prunelles…
Mais il s’arrêta sans oser.

Le baiser resta sur sa lèvre ;
Il craignit de jeter d’abord
Cette note pleine de fièvre
Dans cet harmonieux accord,

Et sage, il sut avec délice
Savourer ce rare bonheur,
D’aspirer au bord du calice
Le parfum sans froisser la fleur.